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Charles et Éva/1/2

La bibliothèque libre.
Les Éditions Lumen, chez Thérien frères limitée (p. 61-69).

CHAPITRE II
ÉVA

Schenectady, ou Corlar, si l’on aime mieux lui conserver le nom par lequel le désignaient les Français, était un bourg situé à dix milles au nord-ouest d’Albany. Ses quatre-vingts maisons étaient renfermées dans une enceinte en forme de parallélogramme et percée de deux portes.

Les Canadiens et les Hurons venaient de laisser leur campement.

Il est passé neuf heures. La plupart des habitants, se livrant au sommeil, reposent paisiblement, bien loin de penser que l’ange de la mort plane en ce moment au-dessus d’eux et choisit les victimes qui doivent périr durant cette nuit terrible. Telle est leur confiance, ou plutôt leur imprudence, qu’il n’y a point de gardes aux portes de la place. Fatale imprévoyance que le plus grand nombre des habitants du lieu vont payer de leur sang !

À l’extrémité sud du bourg s’élevait alors une maison assez élégante et séparée de quelques centaines de pas des autres habitations.

Comme à cette heure, où tout semble dormir dans le bourg, une lumière se laisse voir à travers les volets mal fermés et que vous vous sentez peut-être quelque disposition à connaître les personnes qui habitent cette demeure isolée, entrons-y pour un moment, quitte ensuite à passer pour indiscret.

L’intérieur de la maison annonce tout d’abord l’élégance, le bien-être. Dans l’appartement éclairé d’où provient la lumière que nous venons d’apercevoir du dehors, se trouvent deux femmes, l’une au déclin, l’autre au début de la vie.

La première, que son costume peu recherché fait reconnaître pour la servante de l’autre, est assise auprès de la cheminée où pétille un bon feu. Le tricot qu’elle tient n’a pas l’air d’avancer bien vite dans ses mains que l’âge a rendues tremblantes. Elle interrompt à chaque instant son ouvrage pour jeter un regard plein de bonté sur la jeune fille assise auprès d’elle.

Cette dernière, qui peut avoir dix-huit ans (âge où les rêves des jeunes filles ont souvent des moustaches), s’accoude sur une table.

Devant la jeune personne est ouvert un livre sur lequel ses yeux bleus errent avec distraction. Son visage plaît, charme au premier coup d’œil ; on y remarque de suite un air de noble fierté, tempéré par une légère teinte de mélancolie. Quelques boucles de ses abondants cheveux blonds s’échappent furtivement de dessous un charmant petit bonnet qui a l’air de ne pouvoir se résoudre à cacher entièrement la luxuriante chevelure sur laquelle il a la faveur de reposer coquettement.

Des joues plutôt pâles que roses ; des lèvres vermeilles, encore vierges d’un baiser d’amour ; une peau veloutée sous laquelle la vie doit circuler à flots limpides ; une taille qui pourrait tenir entre dix doigts et flexible comme la tige d’une fleur balancée par une légère brise de mai ; deux petites mains potelées qui feraient le désespoir du peintre ayant à les reproduire sur la toile : voilà pour l’ensemble des traits et des formes de notre nouvelle connaissance.

Cette jeune personne se nommait Éva Moririer. Ses parents étaient Français ; mais comme son père était calviniste, il avait été forcé de s’expatrier lors de la révocation de l’édit de Nantes, et était venu chercher en Amérique un asile qui lui assurerait la pratique de sa religion.

La mère d’Éva était catholique et avait décidé son mari à ce que leur fille fût élevée dans la religion maternelle. Ses parents étaient morts un peu plus d’un an avant le jour où nous l’introduisons au lecteur, laissant une honnête aisance à leur fille unique. Le coup fut violent pour la jeune orpheline, qui depuis vivait retirée avec la vieille Charlotte, sa servante.

Évidemment, le livre qui est ouvert devant les yeux d’Éva n’attire que médiocrement son attention. Elle a plutôt l’air d’écouter le bruit que fait la neige crépitant sur les vitres et celui du vent qui s’engouffre par rafales dans la cheminée de l’appartement où elle se trouve.

En effet, quoi de plus mélancolique que ces longues soirées d’hiver, quand les fenêtres de nos demeures s’agitent sous les efforts d’un vent violent qui siffle sur tous les tons, expire comme le râle d’un mourant qui se débat contre l’agonie et dont les soupirs plaintifs font penser aux gémissements de ces âmes en peine des vieilles légendes ?

— Mon Dieu ! que ces hurlements du vent me font mal ! s’écria tout à coup la jeune fille, qui frissonna malgré elle, comme une rafale de vent, plus violente que les autres, venait de descendre en gémissant le long des parois intérieures de la cheminée.

La bonne vieille Charlotte, dont les propensions somnolentes étaient favorisées par le long silence qu’avait jusqu’alors gardé sa maîtresse, et dont la tête vénérable oscillait sur son cou amaigri, se redressa subitement à l’exclamation poussée par la jeune fille.

— Qu’avez-vous donc, Mademoiselle Éva ? lui demanda-t-elle d’un air inquiet.

— J’ai peur ! répondit celle-ci, dont les yeux se promenèrent avec inquiétude autour de la chambre. Je suis triste ce soir et j’éprouve je ne sais quel malaise ; il me semble qu’un malheur imprévu nous menace.

— Allons donc, allons donc, reprit la servante, ne vous laissez point impressionner ainsi. Vous avez sans doute lu, ce soir, quelque histoire de revenant qui, jointe à cette musique ennuyeuse que nous fait le vent, vous cause de vaines frayeurs. Allons, laissez-moi ce livre et couchez-vous promptement. Le sommeil va bientôt tout dissiper cela.

Éva se rendit à l’avis de sa ménagère et, quelques instants après, elle avait gagné son lit.

Mais son sommeil fut troublé par les rêves les plus bizarres et les plus fatigants. Des hommes à figures effroyables dansaient devant elle. Elle essayait de se dérober à leurs mains rougies de sang qui cherchaient à la saisir. Puis, ces spectres, se tenant tous par la main, commençaient autour d’elle une horrible danse ronde. Leurs rires de démons, leurs regards de feu, leurs mains sanglantes la poursuivaient partout où elle essayait de se réfugier.

Elle parvenait, dans son rêve, à ouvrir une fenêtre ; mais à peine se penchait-elle pour s’élancer au dehors, qu’un des hideux fantômes la saisissait par les cheveux et la rejetait au milieu de l’horrible cercle qui recommençait à tourner avec une vélocité diabolique.

Tout à coup elle fut réveillée en sursaut par une clameur immense qui s’éleva de la rue et domina le bruit de la tempête. Comme elle se jetait en bas de son lit, plusieurs éclairs, suivis d’autant de détonations, déchirèrent soudainement le sombre manteau de la nuit, tandis que la porte de la maison s’ébranlait sous de furieux coups de hache.

— Mon Dieu ! ayez pitié de nous ! s’écria Éva, qui tomba évanouie dans les bras de sa vieille ménagère, accourue auprès de sa maîtresse.