Charles et Éva/1/3

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Les Éditions Lumen, chez Thérien frères limitée (p. 71-79).

CHAPITRE III
CHARLES DUPUIS SE DESSINE

Celui qui, le 8 février au soir, aurait été placé en observation et aurait jeté ses regards par-dessus les palissades qui entouraient Schenectady, aurait pu voir, même à travers les tourbillons de neige, une masse noire s’agiter, ramper et s’étendre autour du bourg endormi. Son oreille aurait saisi des rumeurs confuses, de vagues murmures que le vent emportait.

Cette masse qui s’agitait presque sans bruit et entourait la ville d’un cercle sinistre, c’étaient nos deux cents Canadiens et Sauvages. Ils s’étaient bientôt aperçu que les habitants n’avaient point mis de sentinelles aux portes pour veiller à la sûreté commune ; aussi cernaient-ils la place pour y entrer par les deux extrémités. Ces murmures entrecoupés étaient les ordres que les officiers de chaque détachement donnaient à leurs hommes.

Quand la troupe commandée par M. de Sainte-Hélène fût arrivée à la porte opposée à celle près de laquelle M. de Mantet s’était arrêté, M. de Sainte-Hélène poussa un cri assez prolongé. Ce signal, que toute personne inattentive eût confondu avec les sifflements du vent, fut entendu de M. de Mantet, qui pénétra aussitôt dans la place tandis que l’autre détachement exécutait de son côté la même manœuvre.

Celui des habitants du bourg auquel il aurait été donné de voir en ce moment les assaillants, aurait cru être le jouet d’un songe affreux.

En effet, il devait être effrayant à voir ces hommes se glissant silencieusement dans les rues comme des fantômes et tout couverts de frimas. On aurait dit une légion d’esprits des ténèbres faisant une ronde nocturne.

L’ouragan qui redoublait de force et semblait par là favoriser singulièrement les Canadiens, couvrait le bruit de leurs pas et de leurs armes.

Quand le dernier homme du détachement de M. de Mantet eut dépassé la porte, celui-ci commanda la halte. Au même instant un cri, moins fort que le premier et plus rapproché, se fit entendre à l’autre bout de la place. C’était M. LeMoine de Sainte-Hélène avertissant le commandant qu’il était entré dans la place sans rencontrer d’obstacles.

M. de Mantet eut à peine entendu ce second signal qu’un sourire étrange illumina ses traits.

— Amis, s’écria-t-il en se tournant vers ses compagnons, voici l’heure des représailles ! En avant ! tout est pour nous !

Il tira en l’air un coup de pistolet. Au bruit de la détonation, les Canadiens et les Sauvages des deux détachements poussent une horrible clameur qui s’élève au-dessus du bruit de l’ouragan. Puis, tous se ruent avec furie sur les demeures des habitants endormis.

Quand on soulève le voile de la période de sang et de deuil qui enveloppa notre patrie à son berceau, quand la souvenance de tant de sang versé en représailles de part et d’autre passe lugubre devant les yeux, on se sent le cœur serré à la mémoire de ces temps orageux.

Laissons pour quelque temps le gros de l’expédition pour suivre une dizaine d’hommes qui se précipitent à pas de charge vers la maison habitée par Mlle Éva Moririer.

Charles Dupuis est à la tête de ce petit détachement. L’Aigle-Noir ainsi que Thomas Fournier, qui suit son maître comme s’il était son ombre, sont à ses côtés. Le vieux coureur des bois, qui fait d’énormes enjambées et jure comme un païen, n’a plus l’air de se souvenir d’être parti un vendredi.

— Enfonce-moi cette porte, Thomas, s’écria Charles qui venait d’arriver en face de la maison isolée. Mais encore une fois, vous autres, respectez les femmes et les enfants, et réservez vos coups pour ceux que vous trouverez les armes à la main.

Il avait à peine fini de parler que la hache de Thomas Fournier commençait son œuvre de destruction. Comme le brave homme y allait de bon cœur, sa besogne fut terminée en moins de temps que nous mettons à le dire ; et les verrous cédant sous ses coups redoublés, l’entrée fut bientôt libre. Alors Charles Dupuis s’élança en avant, le pistolet au poing et le poignard entre les dents.

Mais il eut à peine fait quelques pas dans l’obscurité, qu’il reçut un coup violent sur la tête, et s’affaissa sur lui-même. Le vieux Thomas poussa un cri de rage en voyant tomber son jeune maître, rejoignit en deux bonds une forme noire qu’il avait vu s’agiter dans l’ombre, et saisissant son fusil par le canon, il lui administra un furieux coup de crosse. L’individu ainsi frappé roula sur le sol en poussant un profond gémissement

Quand Charles Dupuis, qui n’était qu’étourdi, revint à lui, une lumière, que s’était procurée l’un de ses hommes, lui permit de reconnaître le lieu où il se trouvait et les êtres qui l’habitaient.

À deux pas de lui gisait, dans une mare de sang, la vieille servante d’Éva. Elle avait voulu défendre l’entrée de l’appartement de sa maîtresse, et, armée d’un gourdin, elle en avait frappé le jeune officier d’une main assez ferme, malgré son âge. Mais le coup de crosse que lui avait appliqué Thomas Fournier avait mis fin au dévouement et à la vie de la généreuse femme.

Charles Dupuis se remit tout aussitôt sur pied, et voyant l’Aigle-Noir occupé dans un coin à garrotter une femme, il s’approcha. Quand ses regards tombèrent sur Éva, il resta stupéfait. La pâleur répandue sur le visage de la jeune femme, la frayeur à laquelle elle était en proie, ne servaient qu’à la rendre plus belle. Les boucles soyeuses de sa chevelure en désordre inondaient ses blanches épaules et les voilaient à demi.

Le jeune officier fut tiré de sa muette contemplation par ces paroles de l’Aigle-Noir :

— La vierge pâle sera un bel ornement pour le wigwam du chef ; elle sera sa femme.

— Arrière, brute ! s’écria Charles, qui arma l’un de ses pistolets et ajusta l’Indien. Je te tue comme un chien, si tu ne laisses cette jeune fille et ne t’éloignes promptement d’ici.

— Quels droits mon frère a-t-il sur la vierge pâle qui est ma prisonnière ? demanda le sauvage.

— Je n’ai point de compte à te rendre, répliqua Charles, qui appuya le canon de son arme sur la poitrine du chef. Mais celui-ci, prompt comme l’éclair, releva le pistolet de sa main gauche, tandis que sa droite tirait de sa ceinture un couteau à scalper. Il allait en frapper celui qui venait si subitement déranger ses plans, quand il fut rudement saisi par derrière, pirouetta sur lui-même et alla tomber au fond de la chambre.

Quand il se releva, son bras droit pendait inerte à son côté. Thomas Fournier le lui avait presque disloqué d’un tour de main. Se voyant vaincu, le Huron s’éloigna en grommelant des menaces, et s’élança dans la rue en jetant un regard haineux aux deux Canadiens.

Cependant, Charles s’était agenouillé auprès de la jeune fille qui s’était évanouie — après avoir eu soin cependant de donner un regard de gratitude à son généreux protecteur — et dénouait les liens qui serraient à les broyer les frêles poignets de la jeune personne.

Voyant ses autres compagnons occupés au pillage de la maison, le jeune homme se débarrassa de sa lourde capote, en enveloppa sa jolie captive, et, saisissant ce léger fardeau dans ses bras, il s’élança au dehors en faisant signe à Thomas Fournier de le suivre.

À peine eurent-ils fait quelques pas qu’ils rencontrèrent un officier canadien, M. de Montigny, qui venait d’être blessé grièvement et que deux hommes soutenaient.

Charles l’ayant reconnu s’approcha :

— Comment ! avez-vous donc été blessé ? demanda-t-il à son ami.

Celui-ci allait répondre quand la douleur que lui causait sa blessure le fit s’évanouir.

— Entrons-le ici, dit l’un des hommes qui le portaient, en désignant la maison la plus proche. Si les gens qui demeurent ici se montrent raisonnables, ils n’auront point à s’en repentir. Vieux Thomas, dit-il à notre ex-matelot, fais-moi donc le plaisir d’enfoncer cette porte ; car, si nous attendons qu’elle nous soit ouverte, notre officier a le temps de descendre sa garde.

Trois coups de hache firent l’affaire, et le blessé fut entré dans la maison. Charles Dupuis suivait avec Éva, et Thomas Fournier fermait la marche.

— Il fait noir ici comme dans l’antre du diable, s’écria Thomas qui se mit à battre le briquet. S’étant procuré de la lumière, il aperçut une femme âgée et ses six filles blotties dans un coin et plutôt mortes que vives.

— Allons, allons, mes belles, leur dit-il, il ne vous sera fait aucun mal, si vous nous aidez à soigner cet officier blessé et à ranimer cette demoiselle qui a, ma foi, eu plus de raisons que vous d’avoir peur ! Allons, dépêchez-vous, que diable, où je vous jette par la fenêtre !

Les pauvres femmes, dont la peur paralysait les mouvements, se mirent en frais de lui obéir.

— Thomas, dit alors Charles à son serviteur, je te confie la garde de cette malheureuse enfant. Aies-en soin comme de la prunelle de tes yeux. S’il lui arrive la moindre chose, sur mon âme, tu en répondras. Moi, je m’en vais chercher ma part du combat ; car, à en juger par le vacarme qui se fait non loin d’ici, nos amis ont en ce moment une rude besogne.

Il partit en courant.

La lueur de l’incendie qui dévorait déjà plusieurs maisons, le bruit des armes et les cris des combattants, lui apprirent bientôt où l’on se battait, et il s’élança dans la direction d’où provenait le tumulte.