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Charles et Éva/2/2

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Les Éditions Lumen, chez Thérien frères limitée (p. 103-110).

CHAPITRE II
LE LOUP-CERVIER À L’ŒUVRE

Lorsqu’il se vit hors des atteintes des Canadiens, le Loup-Cervier s’arrêta pour reprendre haleine. Il s’aperçut alors qu’il était blessé à l’épaule gauche. Une balle en avait déchiré les chairs et lui mettait une partie de l’omoplate à nu. Le danger dans lequel il venait de se trouver, l’excitation qui s’en était suivie l’avaient empêché de sentir qu’il était blessé.

Quand il cessa donc sa course effrénée, il ressentit une forte cuisson à l’endroit blessé. Portant aussitôt la main droite à son épaule, il s’aperçut que ses doigts s’enfonçaient entre les chairs déchirées et les retira ensanglantés.

— Chiens de visages pâles ! s’écria-t-il dans un accès de rage difficile à décrire, vous avez massacré celle que j’aimais, vous avez tué mon frère, et mon sang coule en ce moment par vous : ce sang veut du sang ! Bientôt vos chevelures orneront les ceintures de nos guerriers et les chefs agniers boiront dans vos crânes desséchés !

Alors, il se mit à panser sa blessure ; le sang étant venu à se coaguler, il se remit en marche.

Il avait plus de soixante milles à faire avant de rejoindre un parti de cent soixante guerriers de sa nation qui chassaient en ce moment à l’ouest du lac Saint-Sacrement, près duquel ils étaient campés.

Il fallait à cet homme une énergie à toute épreuve, et la soif ardente de la vengeance, pour supporter la douleur que lui causait sa blessure à chaque pas qu’il faisait. N’ayant, de plus, aucune provision avec lui et ne rencontrant point de gibier, il passa près de deux jours sans manger.

Mais il marchait toujours, soutenu qu’il était par la rage et la fièvre qui le surexcitaient.

Vers la fin de la seconde journée, il aperçut enfin un jeune orignal qu’il tua d’une flèche. Il mangea avec avidité un morceau de chair crue de l’animal, en emporta quelques livres avec lui, et, ranimé par ce repas sanglant, il continua sa marche. Mais il était bien faible et avançait lentement.

Sur la fin du troisième jour, il était en vue du camp des Agniers. Il était temps, car il sentait ses forces l’abandonner. Quelques arpents à peine le séparaient de ses frères, quand sa vue s’obscurcit tout à coup. Sa respiration devint haletante, l’air n’entrait plus que difficilement dans ses poumons, il ne pouvait pas crier. Bientôt il chancela et tomba lourdement sur la neige. Cette chute ayant fait rouvrir sa blessure, le sang commença à s’en échapper abondamment.

Après quelques minutes d’évanouissement, il revint à lui. Faisant alors appel à toute son énergie, se raidissant contre la douleur, il se remit sur pied et continua d’avancer en chancelant. Il s’arrêtait presqu’à chaque pas. Le sang lui battait violemment dans les tempes, et les objets dansaient devant lui. Enfin, ses pieds rencontrèrent un obstacle et il tomba. Un cri de rage sortit de sa gorge desséchée, puis il resta sans mouvement


Quand il revint à lui, il était couché sur une peau d’ours, dans un wigwam agnier. Près de lui se tenait le sorcier de sa nation qui prenait soin de lui.

Le cri qu’il avait jeté en tombant avait été entendu, et l’on était venu à son secours.

— J’ai soif, murmura-t-il d’une voix faible.

Celui qui veillait auprès du blessé lui tendit une gourde pleine d’eau. Ce dernier s’en saisit avec avidité, se souleva un peu, et but quelques gorgées ; puis il retomba sur sa couche.

Deux jours après il était sur pied, mais bien faible encore.

Il s’en fut alors trouver le plus âgé des chefs et lui demanda de convoquer le conseil.

Une demi-heure plus tard, les guerriers les plus considérés étaient réunis dans le wigwam du grand chef, et la fumée de tabac s’élevait en longues spirales bleuâtres du calumet avec lequel ils fumaient tour à tour.

— Guerriers, mes frères, dit le Loup-Cervier, quand la cérémonie de rigueur fut terminée, la voix d’un chef va faire entendre à vos oreilles des paroles martiales. Il y a trop longtemps que la hache de guerre est enterrée entre nous et les faces pâles du Canada ; il faut qu’elle revoie au plus tôt la lumière du soleil.

« La nation redoutable des Agniers a perdu l’un de ses plus braves guerriers ! Le Renard-Subtil est descendu dans les plaines fertiles du Grand-Esprit où il chasse avec ses pères. Les visages pâles du Canada en abrégeant ses jours ont privé notre nation de l’un de ses meilleurs combattants.

« Celui qui vous parle en ce moment a été blessé par la balle d’un de ces chiens de faces pâles, et, si le Grand-Esprit ne l’avait conservé pour venger son frère, il serait aussi descendu dans les plaines éternelles.

« Eh ! bien, guerriers, laisserez-vous ces chiens peureux décimer impunément notre nation ? Ne sommes-nous pas les maîtres de ces territoires que nous ont légués nos ancêtres ? Laisserons-nous ces barbares étrangers s’en emparer et en massacrer les possesseurs légitimes ? Que diront nos pères, lorsque nous descendrons dans les plaines sans fin, si nous ne pouvons conserver les terres qu’ils ont toujours si vaillamment défendues ? — Vous n’êtes point nos descendants, s’écriront-ils, car vous êtes des lâches ! Mais non, vaillants guerriers, nous n’avons point dégénéré ; nous sommes les véritables fils de ces indomptables Agniers dont le nom est respecté partout où il est connu. »

Un murmure approbateur accueillit ces paroles, et le Loup-Cervier continua :

— Si donc mes frères veulent se venger, le temps est arrivé. Le Loup-Cervier conduira les guerriers à la rencontre d’un parti de visages pâles qu’il leur sera facile de vaincre ; et bientôt, les scalps sanglants des hommes blancs du Canada orneront leurs ceintures. Ai-je bien parlé, hommes puissants ? »

Le Loup-Cervier s’assit.

Les guerriers se consultèrent un instant, puis leur chef à tous, se levant, répondit :

— Oui, le chef a bien parlé ; sa bouche n’est point menteuse, et sa langue n’est point fourchue comme celle des visages pâles. Ses paroles sont vraies et les cœurs des guerriers ses frères se sont émus en les entendant. La hache de guerre va être déterrée, et, comme le Loup-Cervier est un chef habile, qu’il a l’audace et la force indomptable de l’ours gris, il guidera ses frères dans le sentier de la guerre. J’ai dit.

Le Loup-Cervier rayonnait, il avait réussi.

Deux heures plus tard, les cent soixante Agniers se mettaient en marche sous la direction de celui qu’ils s’étaient choisi pour guide et pour chef.

Dans l’après-midi du second jour après leur départ, le douze février, ils arrivaient au lieu où nous avons vu le Loup-Cervier et le défunt Renard-Subtil causer à l’abri d’un rocher.

La troupe fit halte et alla prendre position dans un bouquet d’arbres, à quelques pas de là.

Prenant aussitôt quelques hommes avec lui, le Loup-Cervier marcha droit au campement où son frère avait été blessé à mort, pour reconnaître les pistes de l’ennemi. Un sourire féroce fit grimacer sa figure barbare, quand il vit que ces pistes se dirigeaient toutes vers le sud. Il rejoignit ses frères et leur dit :

— Les faces pâles ne sont pas encore revenues ; attendons-les. Nos ennemis ne manqueront point de repasser par ici, j’en suis convaincu.

Il chercha ensuite le cadavre de son frère qu’il trouva à moitié enseveli dans la neige. Il n’en restait plus que quelques ossements à demi rongés : le Renard avait été dévoré par les loups. On creusa un trou pour y déposer les restes du guerrier.

Le surlendemain, comme le jour tombait, les Canadiens furent aperçus.

On les laissa tranquillement camper ; puis, quand tout sembla dormir dans le camp canadien, les Agniers, saisissant leurs armes, se glissèrent en rampant jusqu’à eux. Ils n’en étaient plus qu’à une trentaine de pas quand une sentinelle huronne, entendant quelque bruit, lâcha le coup de fusil qui tira brusquement les Canadiens du sommeil.

Les Agniers poussèrent alors leur cri de guerre et s’abattirent en hurlant sur le camp des alliés.