Charles et Éva/2/3

La bibliothèque libre.
Les Éditions Lumen, chez Thérien frères limitée (p. 111-121).

CHAPITRE III
LA LUTTE

Les Canadiens, étant dispersés sur toute la superficie du camp, ne purent d’abord opposer qu’une faible résistance à la masse d’ennemis qui tombaient sur eux à l’improviste ; quelques-uns même succombèrent sous les premiers coups des assaillants.

Mais M. de Mantet, qui se trouvait placé sur une petite éminence formée par un accident du terrain, cria aux alliés, d’une voix de tonnerre, de se grouper autour de lui. Son appel fut entendu de tous, et rien ne put alors arrêter les Canadiens et les Hurons, qui s’ouvrirent un passage, à grands coups de crosse et de tomahawk, à travers les rangs serrés de leurs ennemis.

Charles Dupuis se trouvait à l’extrémité opposée du camp lorsque la voix du commandant se fit entendre. De son bras gauche il saisit Éva par la taille, tandis que de sa main droite il tirait 1 épée du fourreau.

— Laissez-moi battre la marche, lui cria Thomas Fournier, qui, déchargeant d’abord son fusil au beau milieu du groupe ennemi grouillant et hurlant qu’il avait devant lui, le prit ensuite par le canon et commença à faire le plus terrible des moulinets autour de lui.

— Et d’un, s’écria-t-il quand la crosse de son arme broya la tête du premier Agnier qui se trouva sur un passage.

— Et de deux, continua-t-il, lorsqu’il eut fait faire la culbute à un second ennemi.

Le vieux chasseur et Charles continuèrent d’avancer au milieu des Agniers, qui, pressés les uns contre les autres, ne pouvaient faire usage de leurs arcs ; ils approchaient le moins possible du funeste cercle que décrivait la carabine de Thomas Fournier, et ouvraient leurs rangs épais au-devant des deux hommes.

— Et de six, fit tranquillement le vieux guide, comme il fracassait encore le crâne d’un imprudent Agnier qui le gênait dans ses mouvements, et que Charles déposait Éva saine et sauve au milieu des Canadiens réunis.

— Ce dernier complète la demi-douzaine, grommela le vieux guide ; voilà que je commence à m’échauffer. Nous allons en avoir une danse ; mille tonnerres ! ça va être soigné !

M. de Mantet profita du moment de stupeur dans lequel la retraite héroïque de Charles et de Thomas avait jeté les ennemis pour aligner ses gens.

— Feu partout ! s’écria-t-il quand les Agniers firent mine de s’élancer sur eux. Cette décharge, faite presqu’à bout portant, sema la mort dans les rangs ennemis, qui, surpris, arrêtés dans leur attaque, reculèrent en désordre jusqu’à l’extrémité du camp.

— Attendez un peu, mes mignons, fit à part lui maître Thomas ; je m’en vais vous servir un plat de ma façon ! Et, il passa derrière ses compagnons.

Pendant ce temps, les Canadiens entretenaient une fusillade bien nourrie contre les ennemis, qui ripostaient avec leurs flèches.

Après quelques instants d’absence, Thomas reparut avec un petit baril sous le bras qu’il serrait sur sa poitrine avec la même tendresse que si c’eût été M. Fournier fils. Notre homme s’en fut droit à M. de Mantet et lui parla un instant à voix basse.

— C’est bien ! lui répondit ce dernier. Cessez le feu, dit-il à haute voix. Nous allons simuler une attaque, et, quand nous serons à moitié chemin, je commanderai la halte : jetez-vous tous alors à plat ventre, et que pas un ne se relève avant mon ordre. En avant !

Tous partirent comme un trait.

Tandis que le commandant parlait, Thomas avait saisi un morceau de bois enflammé du feu le plus rapproché ; s’élançant en avant de ses compagnons, il brandit ce tison de la main gauche, tandis que sa droite tenait encore le mystérieux objet.

Au mot « halte ! » prononcé par M. de Mantet, il approcha le tison du baril ; puis, voyant tous ses compagnons à terre, il balança un instant le projectile et le lança avec force au milieu des ennemis. Quelques secondes… puis une lueur immense éclaire le camp, tandis qu’une effroyable détonation se fait entendre.

C’est l’obus jeté par Thomas qui éclate. Le rusé chasseur vient d’adapter une fusée à ce nouveau genre de projectile qui contenait quinze à vingt livres de poudre.

Des cris de rage et de désespoir, des hurlements sans noms partis du milieu des Agniers, annoncent que cette espèce de bombe vient de produire un effet terrible. Un grand nombre d’entre eux ont été broyés, brûlés, mis en pièces, et plusieurs se roulent sur la neige pour calmer le feu qui les dévore ; ils poussent des cris de douleur affreux à entendre, et se tordent dans des convulsions épouvantables. Un nuage épais de fumée les enveloppe.

— Debout et chargeons ! crie M. de Mantet.

Les ennemis, aveuglés, éperdus, ne savent où se sauver.

— Les Agniers sont des lâches ! hurle le Loup-Cervier, qui bondit au-devant des Canadiens et se trouve presque face à face avec Thomas Fournier. Ce dernier, qui avait mis son fusil en bandoulière avant de lancer son terrible projectile, fait un pas en arrière, saisit son arme par le canon et lui fait décrire un demi cercle pour en frapper l’Indien. Mais celui-ci, le prévenant, fait un pas de côté et se trouve à l’abri d’un merisier, tandis que la crosse du mousquet de Thomas frappe cet arbre avec violence et vole en éclats.

— Malédiction ! crie le Canadien, qui jette à la tête de son ennemi le canon désormais inutile qui lui reste dans la main. L’Indien frappé tombe à la renverse, et Thomas s’élance sur lui pour l’achever avec son couteau de chasse avant qu’il se relève. Mais ce dernier, qui n’est que légèrement blessé, saisit le poignet du Canadien, et, tous ses muscles se raidissant, il fait un effort désespéré qui met son ennemi sous lui.

À quelques pas d’eux, les Agniers ralliés luttent encore contre les Canadiens. On est trop occupé à s’entre-tuer des deux côtés pour venir en aide aux deux lutteurs.

Cependant le Loup-Cervier, un genou sur la poitrine de son adversaire, s’efforce de saisir le couteau de ce dernier qui vient de tomber à terre. Mais Thomas se débat comme un possédé, et à chacun des suprêmes efforts qu’il fait pour s’en débarrasser, il fait sauter sur sa poitrine l’Indien qui, n’ayant pas d’armes à sa portée, saisit son ennemi à la gorge.

Thomas fait des efforts surhumains pour faire lâcher prise à son puissant adversaire : mais les doigts de ce dernier se cramponnent à son cou avec la ténacité des dents d’un piège à loup. Déjà le Canadien sent venir la suffocation ; ses yeux, injectés de sang, sortent de leur orbite ; sa figure prend la couleur bleuâtre de celle d’un noyé ; la langue lui sort à moitié de la bouche, tandis que ses lèvres livides sont frangées d’écume et que l’air entre difficilement dans ses poumons ; il rend déjà le râle sinistre de la mort. Les battements de son cœur deviennent moins précipités et le sang qui lui afflue au cerveau va lui faire perdre connaissance, quand le Loup-Cervier pousse tout à coup une exclamation de douleur, ouvre démesurément les yeux et tombe à la renverse. Un flot de sang noir s’échappe de sa poitrine en maculant la neige.

Thomas Fournier, en se débattant, venait de rencontrer sous sa main une flèche tombée là par hasard au commencement de l’attaque, et, d’un bras que glaçaient presque les étreintes de la mort, il l’avait enfoncée dans le cœur de l’Indien.

Le vieux guide se relève et contemple, encore tout étourdi par la lutte qu’il vient de soutenir, son ennemi qui se débat dans les dernières convulsions de l’agonie, lorsqu’il est violemment jeté à terre, saisi aux quatre membres et entraîné par plusieurs hommes.

— Million de lâches ! hurle-t-il en essayant d’échapper aux Agniers qui l’emportent en courant et disparaissent avec leur prisonnier dans le bois.

Quelques Agniers combattaient encore, ce qui fit que la disparition de Thomas Fournier ne fut point immédiatement remarquée. Charles était au plus fort de la mêlée lorsque le vieux chasseur fut fait prisonnier, et le brave jeune homme était trop occupé pour s’amuser à regarder autour de lui. Blessé au bras droit, il maniait encore assez habilement son épée de la main gauche pour tenir ses adversaires à distance.

Enfin l’ennemi, écrasé, dispersé, lâcha pied et prit la fuite.

Les Canadiens voulaient le poursuivre, mais leur commandant les retint, leur représentant qu’ils ne connaissaient pas les lieux, que la nuit était sombre et qu’ils pourraient bien tomber dans quelque embuscade.

— La leçon est assez forte comme cela, leur dit-il en finissant, nous ne les reverrons point d’ici longtemps.

En effet, plus de cinquante Agniers étaient morts ou mourants dans le camp. On fit une quinzaine de prisonniers que les Hurons massacrèrent immédiatement.

Mais dix Canadiens avaient succombé, plus encore étaient blessés, et, parmi ces derniers, plusieurs officiers. Les Hurons comptaient quinze hommes hors de combat ; leur chef, l’Aigle-Noir, était blessé mortellement. Enfin, outre Thomas Fournier, un Canadien manquait à l’appel : on ne savait ce qu’il était devenu.

Ce ne fut qu’une heure après le combat que Charles s’aperçut de la disparition de son fidèle serviteur. Comme le jour commençait à poindre, il alla trouver M. de Mantet et le pria de lui donner quelques hommes pour aller faire une battue dans les environs ; ce qui lui fut immédiatement accordé.

Il revint au bout d’une heure, triste et découragé. La neige qui avait continué à tomber couvrait les pistes qu’auraient pu laisser les fuyards.

— Pauvre Thomas, murmura Charles, tandis qu’une larme amère glissait sur sa joue encore noircie de la poudre du combat ; il disait bien qu’il lui arriverait malheur ! Ces démons d’indiens le feront expirer dans les plus affreux tourments !

Il s’assit sur un tronc d’arbre et se mit à pleurer à chaudes larmes.

Soudain, une main délicate vint s’appuyer sur son épaule. Se tournant aussitôt, il vit Éva qui le regardait tendrement.

— Séchez vos larmes, Monsieur Charles, lui dit-elle avec bonté : pourquoi Dieu ne nous rendrait-il pas notre brave et bon Thomas ?

Le jeune homme secoua la tête d’un air de doute, tandis que sa main rencontrait celle de sa charmante consolatrice. Mais cette dernière la retira doucement et s’éloigna.

— Elle m’a appelé « Monsieur Charles » et elle a dit « notre brave Thomas, » pensa le jeune homme en la voyant le quitter.

Cependant, M. de Mantet, après avoir fait jeter les cadavres ennemis à une certaine distance du camp et fait enterrer ses morts, commanda à sa troupe de prendre quelques heures de repos, tandis qu’il veillerait, lui, avec quelques officiers valides.

Comme la tempête avait cessé, le silence ne fut bientôt plus troublé que par la respiration des dormeurs et par les hurlements des loups que l’odeur du sang et des cadavres faisait se rapprocher du campement.

Près d’un feu, une jeune fille était occupée à panser un officier blessé au bras droit.

Éva était le chirurgien, Charles était le patient.