Charlotte Corday (Michel Corday)/Chapitre 7

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Ernest Flammarion (p. 128-148).


CHAPITRE VII

LES JUGES


À la prison de l’Abbaye, qui dépendait de l’ancien monastère de Saint-Germain-des Prés, Charlotte succédait dans sa cellule au girondin Brissot. Elle l’apprit du concierge Lavacquerie, qui lui témoigna tout de suite de la bonté.

Elle ignorait que Brissot lui-même avait remplacé Mme Roland, qui a décrit dans ses Mémoires cet étroit et maussade logis, ses murailles grises et sales, ses grilles épaisses. Cette cellule était, de plus, toute proche d’un bûcher que tous les animaux de la prison avaient pris pour sentine. Cependant, elle était fort recherchée, car elle était trop petite pour contenir deux lits et le prisonnier avait chance de l’occuper seul.

Charlotte ne jouit pas de cet avantage. Deux gendarmes la gardaient à vue. Pendant la nuit, ce voisinage lui était extrêmement pénible. Elle s’en plaignit au Comité de Sûreté générale, par une lettre qui resta sans effet.

Pendant sa première journée, celle du dimanche 14 juillet, elle dut d’abord réparer sa robe, lacérée au moment de son arrestation. Elle n’avait pas d’effets de rechange. Tous ses vêtements avaient été saisis, puis envoyés au département de police, à la suite d’une perquisition opérée la veille au soir à l’Hôtel de la Providence.

Malgré son dénûment, une fois encore sa coquetterie s’éveilla. Elle voulut comparaître devant le Tribunal révolutionnaire en bonnet normand. Elle le jugeait plus seyant que son chapeau à cocarde, d’ailleurs fort éprouvé dans la mêlée. Elle résolut donc de se confectionner elle-même une coiffure. Elle était experte à cette besogne et les époux Lavacquerie lui fournirent les moyens de la mener à bien.

Le lundi 15, elle tint sa promesse d’écrire à Barbaroux le détail de son voyage. Sa lettre s’adressait bien au Girondin, mais elle la destinait dans sa pensée à ses parents, à ses amis, à tous ceux qui s’intéressaient à elle. Ces sept pages sans rature, écrites entre le meurtre et l’échafaud, où brillent tour à tour son ardente générosité et sa grâce malicieuse, témoignent bien de sa stupéfiante liberté d’esprit. Elles reflètent et concentrent tout le drame.

Charlotte débute par ce bref et charmant récit de voyage où elle raille le soupirant « qui aimait sans doute les femmes dormantes ». Ayant expliqué comment la revue du 7 juillet fixa son départ, elle étale son plan primitif : « Alors mon projet était de garder l’incognito, de tuer Marat publiquement et, mourant aussitôt, laisser les Parisiens chercher inutilement mon nom. »

Arrivée à Paris, elle dit sa crainte de compromettre Lauze de Perret, son désir de le sauver en l’envoyant à Caen. Elle avoue qu’elle a dû employer un « artifice perfide » pour pénétrer jusqu’à Marat. Mais elle invoque « son oracle Raynal », qui dit qu’on ne doit pas la vérité à ses tyrans.

Sur le meurtre même, elle s’étend peu. « Les journaux, dit-elle, vous en parleront. » Cependant elle cite les dernières paroles de Marat, qui décidèrent de lui. Elle ajoute ironiquement : « Il faudra les graver en lettres d’or sur sa statue. » Car sa haine de Marat n’abdique pas. Elle éclate à chaque page : « Je n’ai jamais haï qu’un seul être et j’ai fait voir avec quelle violence… C’était une bête féroce qui allait dévorer le reste de la France… Grâce au ciel, il n’était pas né Français. »

Puis vient l’interrogatoire dans le salon de Marat : Chabot cynique, « l’air d’un fou », Legendre prétentieux, le commissaire acharné à lui trouver des complices : « On n’est guère content de n’avoir qu’une femme sans conséquence à offrir aux mânes de ce grand homme. »

Au départ pour l’Abbaye, elle a cru périr. Elle y était prête : « Je m’attendais bien à mourir dans l’instant. » Des hommes courageux l’ont préservée de la fureur « bien excusable » de la foule.

À la prison même, elle déclare qu’elle est « on ne peut mieux et que les concierges sont les meilleures gens possible. » Elle avoue ingénument : « Je passe mon temps à écrire des chansons. » C’est-à-dire qu’elle recopie pour les autres prisonniers ces couplets lancés par les Girondins à Caen et qui étaient alors un des grands moyens de propagande. Elle se plaint cependant de la présence continuelle des deux gendarmes. « On me les a donnés pour me préserver de l’ennui : j’ai trouvé cela fort bien pour le jour et fort mal pour la nuit… Je crois que c’est de l’invention de Chabot ; il n’y a qu’un capucin qui puisse avoir de telles idées. »

Enfin, après avoir prié Barbaroux de l’excuser si l’on trouve quelques plaisanteries sur lui dans ses lettres à son père, elle place ses parents et ses amis sous la protection des Girondins.

Car elle est sûre de leur retour à Paris, au pouvoir. N’a-t-elle pas rendu la Paix à son pays ? La Paix… C’est sa grande certitude. Toute sa lettre en témoigne, depuis l’en-tête : « Aux prisons de l’Abbaye, dans la ci-devant chambre de Brissot, le second jour de la préparation à la Paix. » Pour elle, la Paix commence à la mort de Marat : « Voilà un grand préliminaire et sans cela nous ne l’aurions jamais eue. » En dix endroits, elle célèbre la Paix retrouvée : « Puisse la Paix s’établir aussitôt que je le désire… Il faut fonder la Paix. » Et elle communie avec sa patrie dans l’allégresse de la délivrance : « Je jouis délicieusement de la Paix depuis deux jours… Le bonheur de mon pays fait le mien. »

Dans la soirée de ce même lundi, elle adressa une nouvelle supplique au Comité de Sûreté générale. Elle voudrait qu’un peintre en miniature fît son portrait, afin de le laisser à sa famille et à ses amis politiques. Et, toujours offensée dans sa pudeur, elle insiste « pour qu’on la laisse dormir seule. » Voici cette lettre :

« Citoyens composant le Comité de Sûreté générale,

« Puisque j’ai encore quelques instants à vivre, pourrais-je espérer, Citoyens, que vous me permettrez de me faire peindre ? Je voudrais laisser cette marque de mon souvenir à mes amis ; d’ailleurs comme on chérit l’image des bons citoyens, la curiosité fait quelquefois rechercher celle des grands criminels, ce qui sert à perpétuer l’horreur de leurs crimes. Si vous daignez faire attention à ma demande, je vous prie de m’envoyer demain un peintre en miniature. Je vous renouvelle celle de me laisser dormir seule. Croyez, je vous prie, à toute ma reconnaissance.

« Marie Corday. »

« J’entends sans cesse crier dans la rue l’arrestation de Fauchet, mon complice. Je ne l’ai jamais vu que par la fenêtre, et il y a plus de deux ans. Je ne l’aime ni ne l’estime. Je lui ai toujours cru une imagination exaltée et nulle fermeté de caractère ; c’est l’homme à qui j’aurais le moins volontiers confié un projet. Si cette déclaration peut lui servir, j’en certifie la vérité. »

Même dans cette courte lettre, apparaissent encore ses traits d’ironie, de générosité. C’est par ironie qu’elle se compare aux grands criminels dont l’image et les forfaits doivent inspirer une perpétuelle horreur. Car elle est certaine d’avoir débarrassé sa patrie d’un monstre. Et c’est par générosité qu’elle tente de sauver, au nom de la justice, ce Fauchet qu’elle méprise.

Le 16, au matin, elle comparut devant le Président du Tribunal révolutionnaire, Montané. Cet interrogatoire, bien qu’il fût plus long et plus minutieux, ressembla fort à celui du commissaire, le premier soir. Ces deux hommes étaient également dominés par le souci de lui découvrir des complices.

Avant de la congédier, Montané lui demanda si elle avait un défenseur. Elle choisit son ami Gustave Doulcet, alors député à la Convention. L’accusateur public, Fouquier-Tinville, présent à l’interrogatoire, se chargea de l’en avertir aussitôt.

À la fin de la journée, elle fut transférée à la Conciergerie, qui était l’antichambre du Tribunal révolutionnaire et qui était située, comme lui, dans le Palais de Justice. Là lui furent signifiés l’acte d’accusation de Fouquier-Tinville, une liste de témoins, celle des jurés.

Elle apprit qu’on la jugeait à huit heures du matin, le lendemain. « À midi, j’aurai vécu, pour parler le langage romain », écrivit-elle à Barbaroux. Car elle voulut achever, le soir même, la lettre commencée à la prison de l’Abbaye.

Son ironie ne désarme pas à la veille de la mort. Lorsqu’elle annonce qu’elle a pris Gustave Doulcet comme défenseur, elle ajoute : « J’ai pensé demander Robespierre ou Chabot. »

Cependant le ton est plus grave que dans la lettre de l’Abbaye. C’est souvent celui d’un testament. Elle explique pour quelles raisons elle n’a pas adressé cette suprême lettre à son ami Bougon-Longrais. Elle n’est pas sûre qu’il soit à Évreux. Elle craint qu’étant naturellement sensible il ne se soit affligé de sa mort. « Je le crois cependant assez bon citoyen pour se consoler par l’espoir de la Paix. Je sais combien il la désire et j’espère qu’en la facilitant j’ai rempli ses vœux. »

Sa certitude d’avoir rétabli la Paix s’affermit encore dans cette lettre. Ainsi, elle pense que Lauze de Perret et Fauchet, arrêtés la veille, seront remis incessamment en liberté. Cette conviction d’avoir bien servi la Paix ne cesse pas de la soutenir : « Je n’ai jamais estimé la vie que pour l’utilité dont elle devait être. » Aussi ne craint-elle pas la mort, si proche. Mais elle ignore comment se passeront les derniers moments : « C’est la fin qui couronne l’œuvre. »

À la veille de sa mort, parmi ses suprêmes volontés, elle recommande à Barbaroux Mlle de Forbin, lui donne son adresse en Suisse : « J’espère que vous n’abandonnerez pas son affaire. Je vous prie de lui dire que je l’aime de tout mon cœur. »

Et ses adieux s’achèvent ainsi : « Je me recommande au souvenir des vrais amis de la Paix. »

Enfin, ce soir-là, elle écrivit encore à son père cette lettre où passe toute son âme, comme dans un dernier souffle.

« Pardonnez-moi, mon cher Papa, d’avoir disposé de mon existence sans votre permission. J’ai vengé bien d’innocentes victimes, j’ai prévenu bien d’autres désastres. Le peuple, un jour désabusé, se réjouira d’être délivré d’un tyran. Si j’ai cherché à vous persuader que je passais en Angleterre, c’est que j’espérais garder l’incognito ; mais j’en ai reconnu l’impossibilité. J’espère que vous ne serez point tourmenté. En tout cas, je crois que vous aurez des amis à Caen. J’ai pris pour défenseur Gustave Doulcet ; un tel attentat ne permet nulle défense ; c’est pour la forme. Adieu, mon cher Papa ; je vous prie de m’oublier, ou plutôt de vous réjouir de mon sort. La cause en est belle. J’embrasse ma sœur que j’aime de tout mon cœur, ainsi que tous mes parents. N’oubliez pas ce vers de Corneille :

Le crime fait la honte, et non pas l’échafaud.

« C’est demain à huit heures qu’on me juge. Ce 16 juillet. »

Le lendemain, mercredi 17, vers huit heures du matin, ses gardes la conduisirent, à travers le Palais de Justice, de sa cellule au Tribunal. Elle était vêtue, comme le soir où elle avait pénétré chez Marat, de sa robe claire et mouchetée. Mais elle portait son bonnet de linon plissé, d’où sa vivante chevelure s’échappait en torsades répandues sur ses épaules.

Elle s’arrêta devant la loge des concierges, les époux Richard, qui la traitaient avec humanité, comme ceux de l’Abbaye. Elle les pria de tenir prêt son petit déjeuner. Elle pensait revenir très vite : « Ces messieurs, dit-elle, doivent être pressés d’en finir. »

La salle d’audience regorgeait. Elle était profonde, crûment éclairée par deux vitrages haut placés. Malgré l’heure matinale, il y régnait une chaleur pénible. Lorsque Charlotte entra, un murmure de surprise monta de la foule avide et pressée. Point de cri. Son air de douceur et de jeunesse, de modestie tranquille et fière, imposait même aux énergumènes, habitués de l’audience, qui d’ordinaire huaient les accusés.

Elle s’assit. À sa droite, sur une estrade, siégeaient le président et les trois juges. Ils portaient l’habit et le manteau noirs, la cravate blanche, le chapeau à plumes, dont le bord était relevé par une cocarde tricolore. Derrière eux, les jurés étaient rangés en demi-cercle. Juste devant elle, un homme isolé à une table, le masque fourbe et cruel, la dévisageait. Elle reconnut l’accusateur public, l’homme qui allait requérir sa mort, Fouquier-Tinville.

Aussitôt après les questions d’identité, le président Montané lui demanda si elle avait un défenseur. Gustave Doulcet ne lui avait pas répondu. Elle s’offensait de son silence et le soupçonnait de se dérober. De sa voix musicale et presque enfantine, elle répliqua : « J’avais choisi un ami. Mais je n’en ai pas entendu parler depuis hier. Apparemment, il n’a pas eu le courage d’accepter ma défense. »

Le président, voyant dans la salle l’avocat Chauveau-Lagarde, le désigna d’office.

Charlotte écouta distraitement l’acte d’accusation. À quoi bon toute cette procédure ? Elle avouait tout. Elle connaissait son sort. Plus que les juges, elle avait hâte d’en finir.

Les témoins défilaient. Elle apprenait le nom de la plupart d’entre eux. Feuillard, le garçon de l’Hôtel de la Providence. Laurent Bas, le commissionnaire qui l’avait terrassée et si durement saisie à la poitrine. La femme Pain, la portière qui, dans l’antichambre, avait voulu lui refuser l’entrée, le soir, Jeannette Maréchal, la cuisinière, qui bavardait le matin dans la loge avec la femme Pain. Lafondée, le chirurgien-dentiste qui, le premier, avait constaté la mort de Marat…

Après chacune de ces dépositions, elle confirmait simplement : « Le fait est vrai. » Une fois elle ajouta : « Je n’ai rien à dire, sinon que j’ai réussi. » Elle aurait voulu hâter ces témoignages, en terminer.

Elle interrompit même le récit de Simonne Evrard, dont les sanglots la bouleversaient, comme le soir de la confrontation. Elle dit précipitamment : « Oui, oui, c’est moi qui l’ai tué. » Elle ne devait plus se troubler que lorsqu’on lui présenta le couteau. À ce moment-là, elle détourna les yeux, le repoussa d’un geste et dit avec la même hâte impatiente : « Oui, je le reconnais, je le reconnais. »

Certains de ces témoins se trompaient cependant. Un certain Joseph Hénoque, employé à la mairie, déposa qu’il avait reçu Charlotte Corday à son bureau le vendredi 12 au soir. Elle répondit qu’elle ignorait où était la mairie.

Une femme Lebourgeois, marchande de vins, voulait absolument avoir vu Charlotte dans une tribune de la Convention, le jeudi 11, en compagnie de Lauze de Perret et de Fauchet. Elle prétendit même reconnaître ces deux hommes, arrêtés la veille, et qu’on avait extraits de leur prison afin de les faire comparaître comme témoins. Naturellement, ils protestèrent violemment.

Au cours de ces divers témoignages, le président interrogeait Charlotte sur son crime. Elle reconnut une fois de plus qu’elle avait arrêté sa résolution après l’affaire du 31 mai, qu’elle avait voulu d’abord immoler Marat sur la cime de la Montagne. « Si j’avais cru pouvoir réussir de cette manière, je l’aurais préférée à toute autre. J’étais bien sûre alors de devenir à l’instant victime de la fureur du peuple. Et c’est ce que je désirais. On me croyait à Londres. Mon nom eût été ignoré. »

Mais plus tard, elle avait dû modifier son plan et frapper Marat chez lui. Elle confirma qu’elle aurait passé en Angleterre si elle n’avait pas été arrêtée.

À deux reprises, Montané lui reprocha d’avoir employé des ruses hypocrites pour pénétrer chez Marat. Elle reconnut que ces moyens n’étaient pas dignes d’elle : « Mais ils sont tous bons pour sauver son pays. »

Il fit d’ailleurs confusion, crut que Marat avait reçu la lettre où elle lui demandait protection et qu’elle avait gardée sur elle, tandis qu’elle l’avait en fait alléché par la dénonciation du complot normand : « Comment, dit-il, avez-vous pu regarder Marat comme un monstre, lui qui ne vous a laissé introduire chez lui que par un acte d’humanité, parce que vous lui avez écrit que vous étiez persécutée ? »

Elle ne releva pas l’erreur matérielle et répondit simplement : « Que m’importe qu’il se montre humain envers moi, si c’est un monstre envers les autres ? »

Mais le ton du débat, entre elle et Montané, ne s’échauffait, ne s’élevait vraiment que quand il s’efforçait obstinément de lui découvrir des complices.

— Qui donc vous avait inspiré tant de haine contre Marat ?

— Je n’avais pas besoin de la haine des autres. J’avais assez de la mienne.

— Mais la pensée de le tuer a dû vous être suggérée par quelqu’un ? Qui vous a engagée à commettre cet assassinat ?

— On exécute mal ce qu’on n’a pas conçu soi-même.

— Que haïssiez-vous donc dans sa personne ?

— Ses crimes.

— Qu’entendez-vous par ses crimes ?

— Les ravages de la France.

— En lui donnant la mort, qu’espériez-vous ?

— Rendre la Paix à mon pays.

— Croyez-vous donc avoir assassiné tous les Marat ?

— Celui-là mort, les autres auront peur, peut-être.

Il revint à la charge à plusieurs reprises :

— Comment pensez-vous faire croire que vous n’avez pas été conseillée, lorsque vous dites que vous regardiez Marat comme la cause de tous les maux qui désolent la France, lui qui n’a cessé de démasquer les traîtres et les conspirateurs ?

— Il n’y a qu’à Paris où l’on ait les yeux fascinés sur le compte de Marat. Dans les départements, on le regarde comme un monstre.

Montané soupçonnait surtout les proscrits de l’avoir inspirée. Mais elle s’en défendit si vivement, qu’il dut chercher ailleurs.

— C’est donc dans les journaux que vous lisiez, que vous avez appris que Marat était un anarchiste ?

Elle répondit ces frappantes paroles :

— Oui, je savais qu’il pervertissait la France. J’ai tué un homme pour en sauver cent mille… J’étais républicaine bien avant la Révolution…

Le président dut renoncer à lui découvrir des complices. D’ailleurs, par moments, il semblait se départir de sa rigueur. On eût dit qu’il subissait à son tour, comme la foule, comme les jurés et les juges même, le charme limpide de sa voix et de tout elle-même.

Cependant, il insista âprement pour la convaincre de s’être essayée avant de porter le coup mortel à Marat. D’après les rapports médicaux, elle ne l’aurait pas tué, si elle l’avait frappé autrement. Elle répondit :

— J’ai frappé comme cela s’est trouvé. C’est un hasard.

Fouquier-Tinville avait peu donné de sa personne, tant il était sûr d’obtenir sa proie. Cependant, il appuya sur cet incident. Elle avait frappé de haut en bas, de façon à ne pas le manquer. Et il ajouta : « Il faut que vous vous soyez bien exercée à ce crime. »

Elle était si convaincue d’avoir débarrassé la terre d’un fléau qu’elle eut ce stupéfiant cri d’indignation :

— Oh ! Le monstre ! Il me prend pour un assassin…

Les débats étaient clos. Toutefois Charlotte dut encore entendre la lecture des lettres qu’elle avait écrites en prison. Son visage, qui reflétait sa pensée, s’assombrit aux adieux à son père, s’éclaira de fierté au vers de Thomas Corneille : « Le crime fait la honte, et non pas l’échafaud ». Elle ne put s’empêcher de sourire au passage de sa lettre à Barbaroux : « Je crois que c’est de l’invention de Chabot ; il n’y a qu’un capucin pour avoir de ces idées. »

Elle se reposa sur le Tribunal du soin de faire parvenir ces lettres à leurs destinataires. Le président, sans s’y engager, lui demanda si elle n’avait rien à ajouter à ces lettres.

— Il manque une phrase à la lettre à Barbaroux, dit-elle. La voici : Le chef de l’anarchie n’est plus. Vous aurez la Paix.

Fouquier-Tinville se leva. Un long réquisitoire était bien inutile. Brièvement, il réclama la tête de l’accusée.

Le président donna la parole au défenseur. Pendant les débats, les jurés avaient fait dire à Chauveau-Lagarde de renoncer à la parole et Montané l’avait engagé à soutenir que l’accusée était folle. Charlotte devinait ces sollicitations. Elle craignait qu’il n’y obéît, ou encore qu’il ne tentât d’atténuer par de petites raisons sa grande action. Elle entendait l’assumer pleinement, hautement, jusqu’à la fin. Comme s’il eût compris son désir, il se borna à plaider en quelques phrases la passion politique.

« … Ce calme imperturbable et cette entière abnégation de soi-même qui n’annoncent aucun remords pour ainsi dire en présence de la mort même, ce calme et cette abnégation, sublimes sous un rapport, ne sont pas dans la nature. Ils ne peuvent s’expliquer que par l’exaltation du fanatisme politique, qui lui a mis le poignard à la main. Et c’est à vous, citoyens jurés, à juger de quel poids doit être cette considération morale dans la balance de la justice. Je m’en rapporte à votre prudence. »

À partir de ce moment, elle se désintéressa des vaines formalités d’audience : le résumé du président, la courte délibération du jury, sa réponse unanime aux trois questions posées, les conclusions de Fouquier-Tinville. Elle avait hâte de fuir cette salle étouffante. Lorsque Montané lui demanda si elle avait des observations à présenter sur l’application de la loi, elle ne répondit même pas. Et quand, les juges ayant opiné à haute voix, le président prononça l’arrêt de mort, elle resta si parfaitement calme qu’elle semblait ne l’avoir pas entendu.

Il était midi. « À la diligence de l’accusateur public », l’exécution devait avoir lieu le jour même, place de la Révolution, à cinq heures.