Charlotte Corday (Michel Corday)/Documents

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Ernest Flammarion (p. 189-242).
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DOCUMENTS ET COMMENTAIRES


Charlotte Corday venait d’atteindre ses vingt et un ans… (Page 9.)


Quel était le prénom usuel de Marie-Anne Charlotte de Corday ? D’après la plupart de ses historiographes, on l’appelait Marie dans son entourage.

Beaucoup de ses lettres, disent-ils, sont signées Marie de Corday ou Marie Corday. Notamment la dernière, celle qu’elle écrivait à Gustave Doulcet, quand le bourreau entra dans sa cellule. Doulcet lui-même, qui connaissait bien la jeune fille, l’appelle Marie Corday dans la lettre à Montané et dans la note aux journaux où il proteste contre l’accusation portée par elle contre lui. Enfin son premier biographe, l’Allemand Klause, qui fut son contemporain, l’appelle également Marie Corday.

On pourrait, sur le même terrain, produire des preuves contraires. Un bourgeois lettré de Caen, Laurent Esnault, qui écrivit des Mémoires pendant la Révolution, parle de « la fameuse Charlotte Corday ». Bougon-Longrais, lorsqu’il écrit à sa mère quelques instants avant d’être exécuté, invoque ainsi la jeune fille : « Oh ! Charlotte Corday ! Oh ! ma noble et généreuse amie… »

Mais il y a mieux. Un avocat de Versailles, Charles Vatel, qui mourut dans cette ville en 1885, a consacré une grande part de sa vie à l’étude de Charlotte Corday. Il a laissé sur elle un précieux livre, Charlotte Corday et les Girondins, et il se proposait d’écrire une biographie générale de son héroïne. La mort ne le lui a pas permis. Mais il a légué à la Bibliothèque municipale de Versailles les innombrables dossiers qu’il avait réunis pour cette œuvre capitale. C’est une mine sans fond. On s’y sent d’abord perdu. Je crois que peu de chercheurs l’ont explorée.

En particulier, Charles Vatel avait patiemment recueilli, de 1845 à 1870, les souvenirs de vieillards — servantes, compagnes de jeux — qui avaient connu Charlotte Corday au pays normand. Ces témoins étaient encore nombreux au début de l’enquête. Or, ils sont unanimes. Tous, en parlant d’elle, disaient : « Mademoiselle Charlotte ».

Charles Vatel avait fait glaner ces témoignages par ses correspondants de Normandie. L’un d’eux ajoute à sa lettre ce commentaire décisif : au dix-huitième siècle, on signait toujours de son premier prénom, même s’il n’était pas le prénom usuel.

La jeune fille pouvait donc fort bien être appelée Charlotte et signer Marie.

Je vote pour Charlotte.


Cette terre qui, depuis huit siècles, avait nourri ses ancêtres. (Page 9)

On retrouve dans des chartes de 1077 la trace du Normand Robert de Corday, qui servit sous Robert Guiscard. La famille de Corday tire son nom de la terre de Corday, située dans la commune de Boucé, près d’Argentan. Il existe d’ailleurs un village de Cordey à six kilomètres au sud de Falaise. Le blason de la famille de Corday « porte d’azur à trois chevrons brisés d’or avec couronne de comte et devise : corde et ore ».


Toutes les maisons de son enfance dessinent sur la carte une petite constellation. (Page 11.)

Les noms des communes dont relevaient ces demeures ont quelque peu changé depuis cent quarante ans.

Actuellement, le Ronceray, la maison natale de Charlotte Corday, est situé sur la commune de Champeaux.

Le manoir de M. de Corday, connu plus tard sous le nom de la Ferme des Bois, est sur la commune du Renouard.

Le château de Mesnil-Imbert, aux grands-parents de Charlotte, les Corday de Cauvigny, est également sur la commune du Renouard.

Le château de Glatigny est sur la commune de Saint-Gervais-des-Sablons.

Le village de Vicques, dont l’abbé de Corday fut longtemps desservant, est situé entre Jort et Morteaux-Couliboeuf.

Je rappelle que toutes ces demeures sont inscrites dans le triangle Argentan-Falaise-Vimoutiers.


Elle était l’arrière-petite-fille de Corneille. (Page 12.)

Et non pas sa petite-nièce, comme on l’a souvent écrit.

Voici cette filiation, très résumée.

La fille aînée du « grand Corneille », Marie, épousa en secondes noces Jacques de Farcy. Une de leurs deux filles, Françoise de Farcy, épousa Adrien de Corday. Le fils unique, né de ce mariage, Jacques-Adrien de Corday, épousa Marie de Belleau de la Motte. Ils eurent huit enfants et l’un d’eux, Jacques-François de Corday d’Armont, épousa Jacqueline-Charlotte-Marie de Gautier des Authieux. Une de leurs trois filles fut Marie-Anne-Charlotte Corday.


Elle apprenait le dessin, la musique. (Page 19.)

En 1788, Charlotte Corday aurait offert à l’abbesse, Mme de Pontécoulant, un dessin colorié pour sa fête, la Sainte-Aimée. Il représentait un cœur principal, relié à d’autres cœurs par des guirlandes de roses que soutenaient des anges ailés. Il était signé Corde.

Après la mort de Charlotte, Mme de Pontécoulant donna ce dessin, dans son cadre doré, à un sieur René. Elle blâmait son ancienne pensionnaire. Elle disait qu’on n’avait pas le droit d’enlever la vie qui vient de Dieu, quels que soient les crimes commis. Elle avait pressenti qu’un sort tragique attendait cette jeune fille si sensible, si exaltée sous ses calmes dehors. Il eût fallu, disait-elle encore, une main habile et ferme pour la contenir et la diriger. Elle regrettait de ne plus l’avoir vue, depuis 91, qu’à de longs intervalles.

Aucun dessin de Charlotte Corday n’est parvenu jusqu’à nous. Par contre, on posséderait de ses petits poèmes. Les dossiers Vatel en contiennent quelques-uns : un quatrain, le Printemps ; un sonnet, l’Arc-en-Ciel ; une « chanson sans amour », intitulée le Petit mot pour rire ; une épître en vers à son frère pour l’engager plaisamment à entrer au couvent. Mais rien ne prouve que ces différentes pièces soient authentiques.

À propos des connaissances que Charlotte souhaitait d’acquérir, notons encore qu’elle voulut apprendre l’italien, l’anglais. Son amie, Mlle Levaillant, commença de les lui enseigner. Mais le départ pour Rouen des Levaillant interrompit les leçons.


Charlotte correspondait avec des marchands, des fournisseurs. (Page 20.)

Les biographes de Charlotte Corday ont souvent reproduit la lettre, signée Corday d’Armont, adressée à Alain, négociant rue Dauphine, le 30 septembre 89. Elle traite de diverses commissions de l’abbesse, d’une lettre de change à l’ordre dudit Alain, mais ne présente pas d’autre intérêt que de souligner le sens pratique de la jeune fille.

Récemment, en 1928, en appendice d’un ouvrage intitulé Épisodes de la Révolution à Caen et qui contient les Mémoires de l’avocat Laurent Esnault, M. Lesage a publié une lettre adressée à Mlle Corday, chez Mme Bretteville, vis-à-vis l’église Saint-Jean, et qui fut retenue par le Cabinet Noir, le 1er  juin 1793. Écrite par un commis marchand nommé Beausoleil, elle vient de Maëstricht et montre bien que la jeune fille, sortie du couvent, continuait de s’occuper des mêmes transactions. En effet, Beausoleil fait allusion à l’un de ces envois de dentelles qui servaient alors de monnaie d’échange, gémit sur le renchérissement des marchandises et s’excuse de ne pas pouvoir lui faire livrer de toile contre des assignats.

On ne connaît que deux des lettres écrites par Charlotte Corday pendant son séjour à l’Abbaye-aux-Dames. La lettre à Alain et une lettre écrite en 1788 à sa cousine Mme Duhauvelle « en sa terre des Authieux par Lisieux ». Cette dame avait une petite fille du nom d’Aglaé. Sur son désir, Charlotte a fait des recherches, dans la Vie des Saints, et raconte la vie de sainte Aglaé, patronne de l’enfant. La signature de cette lettre a été biffée à gros traits. Car elle était fort compromettante au moment de la mort de Marat. Souvent on a dû, pour cette même raison de prudence, détruire la missive elle-même. Ainsi s’explique la disparition d’un grand nombre de lettres de Charlotte Corday.

En dehors de ces deux lettres, il existe encore une relique de Charlotte, relative à son séjour à l’Abbaye-aux-Dames. Tous ses biographes signalent ce petit livre, illustré d’emblèmes, un Typus Mundi, un « portrait du monde », relié de vélin blanc à fleurons d’or, qu’on peut voir sous vitrine dans la Salle Révolutionnaire du Musée Carnavalet. Au verso du faux-titre, on lit : « Acheté 4 livres. Corday d’Armont, Sainte-Trinité de Caen, 20 décembre 1790. »


Madame de Belzunce était morte le 31 Janvier 1787. (Page 22.)

La plupart des biographes de Charlotte Corday font mourir Mme de Belzunce un an après le massacre du jeune Henri de Belzunce, c’est-à-dire en 1790, alors qu’elle mourut en 1787. J’ai sous les yeux son acte d’inhumation, qu’on a bien voulu me communiquer à Caen : « L’an mil sept cent quatre-vingt-sept, le troisième jour de février, le corps de très religieuse dame Cécile-Geneviève-Émilie de Belzunce de Castelmoron, née à Paris, paroisse Saint-Eustache, abbesse de l’Abbaye royale de la Sainte-Trinité de Caen, âgée de soixante-huit ans, décédée le trente et un janvier dernier, munie des sacrements, a été inhumée dans la chapelle Saint-Benoît, située sous le sanctuaire de l’église de la dite abbaye… »

Vatel a signalé cette erreur fréquente. Elle est capitale, En effet, quand le jeune Henri de Belzunce arriva en garnison à Caen, en avril 89, l’abbesse était morte depuis deux ans. (Elle n’était d’ailleurs que sa parente éloignée ; elle descendait des Belzunce de Castelmoron et lui des Belzunce de Macaïe.) Il n’avait donc aucune raison de se présenter en 89 à l’Abbaye-aux-Dames, et il est probable qu’il n’y a jamais rencontré Charlotte Corday. Or, nombre d’historiens et de romanciers ont fait de Charlotte la fiancée mystique, inconsolable, du jeune vicomte de Belzunce.


La Fayette et Siéyès préparaient la Déclaration des Droits de l’Homme. (Page 23.)

La Fayette avait pris part à la guerre de l’Indépendance américaine (1776-1782). Dans la rédaction de son projet de Déclaration, il s’inspira de la Déclaration des Droits de l’Homme de la jeune république d’outre-mer, déclaration qu’il connaissait fort bien et qui était directement, ouvertement, nourrie des idées de Montesquieu et des Encyclopédistes.

Si bien que, par un phénomène fréquent dans l’histoire française, les vues de nos philosophes ne triomphèrent dans leur pays que retour d’Amérique.


Madame de Bretteville habitait 148, rue Saint-Jean. (Page 35.)

À partir de 1840, les historiens de Charlotte Corday appellent la maison de Mme de Bretteville le Grand Manoir. C’est une erreur absolue.

M. Demiau de Crouzilhac, qui a consacré une étude à la maison habitée à Caen par Charlotte Corday, dit expressément dans un article de la Revue de Rouen (juin 1847) : « C’est Lamartine, dans son Histoire des Girondins, qui a tout mélangé et qui a complètement égaré ses lecteurs. »

En réalité, chaque îlot de maisons de Caen contenait et contient encore de véritables suites de cours intérieures. Ainsi, d’après le plan même que j’ai sous les yeux, derrière la façade du 148, rue Saint-Jean, on trouvait d’abord la cour proprement dite de la maison de Mme de Bretteville, puis la petite cour qui la séparait de la maison du brasseur Lacouture, enfin, en s’enfonçant toujours, la cour du Grand Manoir. C’est donc sans doute la proximité des deux demeures qui a créé cette confusion singulière.


Il s’appelait Augustin Leclerc. (Page 39.)

Le personnage d’Augustin Leclerc est sorti tout entier des dossiers légués par Vatel à la Bibliothèque de Versailles.

Les contemporains de Charlotte Corday, comme Louvet, Meillan, lorsqu’ils rappellent dans leurs Mémoires ses visites à l’Intendance, disent qu’elle était toujours accompagnée d’un domestique. Plus tard, Chéron de Villiers cite le nom d’Augustin Leclerc, mais il en fait « un vieux serviteur ». Or, né le 10 avril 1767, il avait alors vingt-six ans.

Vatel était entré en correspondance avec la fille d’Augustin Leclerc. Frappé de la netteté de ses déclarations, il fit le voyage de Rouen, où elle était mariée, afin de lui rendre visite. C’était vers 1860. Elle avait une soixantaine d’années. Elle avait gardé le culte filial le plus touchant, la mémoire la plus fidèle. Les précieux souvenirs qu’il tint de cette dame confirment et complètent ceux qu’il avait recueillis sur Augustin Leclerc dans la région caennaise.


Bougon-Longrais était alors Secrétaire Général du Calvados. (Page 41.)

À ce titre, Bougon-Longrais signa, en avril 92, à la suite des troubles de Verson, un arrêté du Directoire départemental qui témoigne bien de la largeur et de la générosité de son esprit. On y relève par exemple ce passage : « Considérant qu’il serait à désirer que le véritable esprit philosophique et les vrais principes de la Constitution eussent fait assez de progrès pour que la tolérance la plus absolue couvrît d’un voile tutélaire et pacificateur les diverses opinions religieuses, ainsi que les différents cultes qui en sont la manifestation. » Et plus loin : « Très expresses défenses sont faites, au nom de la Loi, de la Patrie et de l’Honnêteté, à tous citoyens, de se porter à aucunes insultes, maltraitements, pillages ou tous autres excès envers aucunes personnes, soit pour raisons de diversité d’opinions politiques ou religieuses, sous peine d’être poursuivi comme coupable de violation des droits de l’homme et du citoyen… »

En 1792, Bougon-Longrais publia un livre intitulé Réflexions sur la guerre qui fit quelque bruit et dont le succès contribua à sa nomination de procureur-général-syndic.

Voici, à titre de curiosité, un passeport de Bougon-Longrais du 13 juin 1793 :

Passeport délivré au citoyen Hippolyte Bougon-Longrais, procureur-général-syndic du département du Calvados, natif et domicilié à Caen, âgé de 27 ans.

Taille de cinq pieds trois pouces.

Cheveux blonds.

Yeux bleus.

Nez gros, aquilin.

Menton rond.

Visage ovale.

Pour aller dans l’intérieur de la République.


L’Affaire du 5 novembre. (Page 45.)

Ce jour-là, la Municipalité, suivie de la Garde nationale, avait amené sur le lieu de l’émeute le drapeau rouge, mais n’eut pas à le déployer.

Le drapeau rouge était alors le drapeau de l’ordre. Voici ce que dit à ce sujet Laurent Esnault, l’avocat de Caen, dans ses Mémoires : « L’Assemblée Nationale avait décrété la manière de faire usage du drapeau rouge dans les insurrections populaires : la municipalité du lieu, accompagnée de la force armée, se transportait à l’endroit du rassemblement tumultueux, avec le drapeau rouge dans un étui ; après trois proclamations, si les perturbateurs ne se dispersaient pas, on déployait le drapeau rouge et l’on donnait l’ordre de faire feu… »

Tout change.


Elle écrivait à Mlle Levaillant. (Page 45.)

Mlle Levaillant, devenue Mme Loyer de Maromme, a laissé des Souvenirs sur Charlotte Corday. Elle les confia à son jeune parent, Casimir-Périer, père du fugace président de la République. Il les publia en 1862 et garantit leur authenticité.

Les Souvenirs de Mme de Maromme sont malheureusement entachés d’erreurs. Ainsi elle dit : « Mme de Belzunce survécut peu à son neveu. » Or elle était morte deux ans avant le vicomte de Belzunce. Parlant du père de Charlotte : « Le vieux gentilhomme, assure-t-elle, était royaliste jusqu’à la moelle des os. » Or les différents écrits laissés par M. de Corday d’Armont, c’est-à-dire ses Mémoires aux Assemblées provinciales, ses deux Mémoires sur le Droit d’aînesse, ses Principes de Gouvernement, attestent son libéralisme.

La façon dont elle conte l’arrivée de Charlotte Corday chez Mme de Bretteville est évidemment fantaisiste. À l’entendre, la vieille dame ne connaissait pas cette parente « qui lui tombait des nues ». On sait par Augustin Leclerc que Mme de Bretteville avait payé les frais des dernières années de pensionnat de Charlotte et qu’elle la recevait, à cette époque, à Caen et à Verson.

Aussi n’ai-je pas cru devoir introduire dans mon récit l’anecdote, souvent reproduite, du dîner chez Mme de Bretteville. Là encore, l’erreur et la vérité doivent s’entremêler. Ainsi, Mme de Maromme place ce dîner à la Saint-Michel 1791, c’est-à-dire le 29 septembre. Et elle fait passer sous les fenêtres, pendant ce repas, le cortège de l’entrée solennelle de l’évêque Fauchet. Or, cette entrée solennelle eut lieu le 11 mai. Et, d’après les Mémoires de Laurent Esnault, Fauchet partit précisément pour Paris le 28 septembre.

Ce dîner réunissait, autour de Mme de Bretteville et de Charlotte, Mlle Levaillant et sa fille, M. de Corday d’Armont, sa fille Éléonore, son fils cadet et M. de Tournélis, petit cousin de la bonne dame. Ces deux jeunes gens partaient pour Coblentz. On proposa la santé du roi. Tous se levèrent, sauf Charlotte qui resta assise et laissa son verre sur la table. Il y eut un malaise. Peu après, l’évêque constitutionnel Fauchet passa sous les fenêtres au milieu d’un bruyant concours de peuple, aux cris de : « Vive la Nation ! » Les deux jeunes gens voulurent crier : « Vive le Roi ! » Charlotte imposa silence à M. de Tournélis qui se défendit vivement : ne venait-elle pas elle même de manifester son sentiment ? À quoi, toujours logique, elle répliqua qu’en refusant de porter la santé du roi elle ne nuisait qu’à elle-même, tandis qu’en acclamant le roi, il risquait inutilement de perdre tous ceux qui l’entouraient.

Si les souvenirs de Mme de Maromme sont parfois inexacts dans le détail, ils sont certainement d’une couleur véridique dans l’ensemble. On sent, par exemple, que ce portrait de Charlotte Corday est ressemblant : « Elle était d’une blancheur éblouissante et de la plus éclatante fraîcheur. Son teint avait la transparence du lait, l’incarnat de la rose et le velouté de la pêche. Le tissu de la peau était d’une rare finesse : on croyait voir circuler le sang sous un pétale de lis. Elle rougissait avec une facilité extrême et devenait alors vraiment ravissante. Ses yeux, légèrement voilés, étaient bien fendus et très beaux ; son menton, un peu proéminent, ne nuisait pas à un ensemble charmant et plein de distinction. L’expression de ce beau visage était d’une douceur ineffable, ainsi que le son de sa voix. Jamais on n’entendit un organe plus harmonieux, plus enchanteur ; jamais on ne vit un regard plus angélique et plus pur, un sourire plus attrayant. Ses cheveux châtain clair s’accordaient parfaitement avec son visage ; enfin, c’était une femme superbe. »

Lorsque Mlle Levaillant eut quitté Caen pour Rouen, Charlotte Corday lui écrivit une douzaine de lettres. Sa mère voulut les brûler, par prudence, à la mort de Marat. Deux d’entre elles ont échappé à la destruction. Casimir Périer les a publiées à la suite des Souvenirs de Mme de Maromme. Elles sont surtout intéressantes par leur naturel. On entend parler Charlotte.

Voici les principaux passages de la première lettre :


Mars 1792.

Est-il possible, ma chère amie, que pendant que je murmurais contre votre paresse, vous fussiez victime de cette cruelle petite vérole ? Je crois que vous devez être contente d’en être quitte, et de ce qu’elle a respecté vos traits ; c’est une grâce qu’elle n’accorde pas à toutes les jolies personnes.

Vous êtes malade et je ne pouvais le savoir. Promettez-moi, ma très chère, que si cette fantaisie vous reprend, vous me le manderez d’avance, car je ne trouve rien de plus cruel que d’ignorer le sort de ses amis.

Vous me demandez des nouvelles ; à présent, mon cœur, il n’y en a plus dans notre ville ; les âmes sensibles sont ressuscitées et parties ; les malédictions que vous avez proférées contre notre ville font leur effet ; s’il n’y a pas d’herbe dans les rues, c’est que la saison n’en est pas venue. Les Faudoas sont partis, et même une partie de leurs meubles. M. de Cussy a la garde des drapeaux ; il épouse un peu Mlle Fleuriot. Avec cette désertion générale, nous sommes fort tranquilles et, moins il y aura de monde, moins il y aura de danger d’insurrection.…

Si cela dépendait de moi, j’augmenterais le nombre des réfugiés à Rouen, non par inquiétude, mais, mon cœur, pour être avec vous, pour profiter de vos leçons ; car je vous choisirais bien vite pour maîtresse de langue, anglaise ou italienne, et je suis sûre que je profiterais avec vous de toute manière.

Mme de Bretteville, ma tante, vous remercie bien de votre souvenir et du désir que vous avez de contribuer à son repos ; mais sa santé et son goût ne lui permettent aucun soulagement ; elle attend avec confiance les événements futurs, qui ne paraissent pas désespérés ; elle vous prie de témoigner à Mme Levaillant toute sa reconnaissance de son souvenir et de lui dire que personne ne peut lui être plus sincèrement attaché ; elle vous regrette beaucoup l’une et l’autre et se persuade, ainsi que moi, que vous n’êtes pas près de revenir dans une ville que vous méprisez si justement.

Mon frère est parti, il y a quelques jours, pour augmenter le nombre des chevaliers errants ; ils pourront rencontrer à leur chemin des moulins à vent. Je ne saurais penser, comme vos fameux aristocrates, qu’on fera une entrée triomphante sans combattre, d’autant que l’armement de la nation est formidable ; je veux bien que les gens qui sont pour eux ne soient pas disciplinés ; mais cette idée de liberté donne quelque chose qui ressemble au courage, et d’ailleurs le désespoir peut encore les servir ; je ne suis donc pas tranquille, et de plus quel est le sort qui nous attend ? Un despotisme épouvantable, si l’on parvient à renchaîner le peuple. C’est donc tomber de Charybde en Scylla, il nous faudra toujours souffrir.

Mais, ma belle, c’est un journal que je vous écris contre mon intention, car toutes ces lamentations-là ne nous guériront de rien. Pendant le carnaval, elles doivent être plus sévèrement proscrites…

Seconde lettre :

Mai 1792.

Je reçois toujours avec un nouveau plaisir, ma belle amie, les témoignages de votre amitié ; mais ce qui m’afflige, c’est que vous soyez indisposée. Il paraîtrait que c’est une suite de la petite vérole. Il faut vous ménager.

Vous me demandez, mon cœur, ce qui est arrivé à Verson : toutes les abominations qu’on peut commettre, une cinquantaine de personnes tondues, battues, des femmes outragées. Il paraît même qu’on n’en voulait qu’à elles. Trois sont mortes quelques jours après. Les autres sont encore malades, au moins pour la plupart.

Ceux de Verson avaient, le jour de Pâques, insulté un national et même sa cocarde : c’est insulter un âne jusque dans sa bride. Là-dessus, délibérations tumultueuses : on force les corps administratifs à permettre le départ de Caen, dont les préparatifs durèrent jusqu’à deux heures et demie. Ceux de Verson, avertis du matin, crurent qu’on se moquait d’eux. Enfin le curé eut le temps de se sauver, en laissant dans le chemin une personne morte dont on faisait l’enterrement. Vous savez que ceux qui étaient là et qui ont été pris sont l’abbé Adam et de La Pallue, chanoine du Sépulcre, un curé étranger et un jeune abbé de la paroisse : les femmes sont la mère de l’abbé Adam, la sœur du curé, et puis le maire de la paroisse. Ils n’ont été que quatre jours en prison.

Un paysan, interrogé par les municipaux : « Êtes-vous patriote ? — Hélas ! oui, messieurs, je le suis ! Tout le monde sait que j’ai mis le premier à l’enchère sur les biens du clergé, et vous savez bien, messieurs, que les honnêtes gens n’en voulaient pas. » Je ne sais si un homme d’esprit eût mieux répondu que cette pauvre bête, mais les juges même, malgré leur gravité, eurent envie de sourire.

Que vous dirai-je encore enfin pour terminer en abrégé ce triste chapitre ? La paroisse a changé dans l’instant et a joué au club ; on a fêté les nouveaux convertis, qui eussent livré leur curé, s’il avait reparu chez eux.

Vous connaissez le peuple, on le change en un jour,
Il prodigue aisément sa haine et son amour.

Ne parlons plus d’eux. Toutes les personnes dont vous me parlez sont à Paris. Aujourd’hui le reste de nos honnêtes gens partent pour Rouen, et nous restons presque seules. Que voulez-vous, à l’impossible nul n’est tenu. J’aurais été charmée à tous égards que nous eussions pris domicile dans votre pays, d’autant qu’on nous menace d’une très prochaine insurrection. On ne meurt qu’une fois et ce qui me rassure contre les horreurs de notre situation, c’est que personne ne perdra en me perdant, à moins que vous ne comptiez à quelque chose ma tendre amitié. Vous serez peut-être surprise, mon cœur, de voir mes craintes : vous les partageriez, j’en suis sûre, si vous étiez ici. On pourra vous dire en quel état est notre ville et comment les esprits fermentent.

Adieu, ma belle, je vous quitte, car il m’est impossible d’écrire plus longtemps avec cette plume et je crains d’avoir déjà trop tardé à vous envoyer cette lettre : les marchands doivent partir aujourd’hui. Je vous prie de me servir d’interprète, de dire à Mme Levaillant les choses les plus honnêtes et les plus respectueuses. Ma tante me charge de lui témoigner, ainsi qu’à vous, combien son souvenir lui est cher, et vous prie de compter sur son sincère attachement. Je ne vous dis rien de ma tendresse, je veux que vous en soyez persuadée sans que je radote toujours la même chose.


Le poignard de Brutus était levé sur l’époque. (Page 87.)

Le journal de Marat s’est appelé l’Ami du Peuple, puis le Journal de la République à partir du 26 septembre 92, et enfin le Publiciste de la République Française, à partir du 14 mars 93.

Or, dans le dernier numéro du Publiciste de la République, daté du 13 juillet 93, c’est à-dire du jour même de sa mort, Marat excite au meurtre par le poignard ! Il lève, lui aussi, le poignard de Brutus !

Il reprochait à Carra, envoyé près de Dumouriez, de n’avoir pas poignardé le roi de Prusse avant qu’il n’eût levé le camp : « Que faisais-tu donc ? Est-ce ainsi qu’agissaient les consuls romains que parfois tu veux singer ? Où était le poignard de Brutus ? »


Romme et Prieur furent arrêtés le 12 Juin. (Page 87.)

C’est pendant sa détention au château de Caen, dit-on, que le conventionnel Romme ébaucha son calendrier républicain. Cet ouvrage fut achevé par Fabre d’Églantine. Lalande y aurait également collaboré.


Une grande Revue fut annoncée par voie d’affiches. (Page 96.)

Le ton de cette affiche est curieusement ironique. Elle confondait dans un même mépris les maratistes et les aristocrates. On y lisait : « L’Assemblée arrête à l’unanimité que la générale sera sur-le-champ battue, que les bataillons de la Garde nationale de Caen se rassembleront sur le Cours National pour trois heures d’après-midi, et, comme il s’agit de former un bataillon pour combattre l’anarchie et les anarchistes en volant au secours de nos frères de Paris, les Aristocrates et les Maratistes sont dispensés de se trouver à ce rassemblement… »


La lettre de recommandation de Barbaroux… (Page 100.)

Elle était ainsi conçue :

Caen, 7 Juillet 1793, l’an II de la République,
une et indivisible.

Je t’adresse, mon cher et bon ami, quelques ouvrages intéressants qu’il faut répandre.

L’ouvrage de Salle, sur la Constitution, est celui qui, dans ce moment, produira le plus grand effet ; je t’en enverrai par la première occasion bon nombre d’exemplaires.

Je t’ai écrit par la voie de Rouen, pour t’intéresser à une affaire qui regarde une de nos concitoyennes ; il s’agit seulement de retirer du Ministère de l’Intérieur des pièces que tu me renverras à Caen. La citoyenne qui porte ma lettre s’intéresse à cette même affaire, qui m’a paru tellement juste, que je n’ai pas hésité d’y prendre la plus vive part.

Adieu, je t’embrasse et salue tes filles, Marion et les amis. Donne-moi des nouvelles de ton fils.

Ici, tout va bien, nous ne tarderons pas à être sous les murs de Paris.


Elle a même un passeport. (Page 100.)

Voici le passeport de Charlotte Corday. Les mots en italique ont été écrits à la main.

PATRIE — LIBERTÉ — ÉGALITÉ
DÉPARTEMENT DU CALVADOS
DISTRICT DE CAEN

Laissez passer la citoyenne Marie Corday, native du Mesnil-Imbert ; domiciliée à Caen, municipalité de Caen, département du Calvados, âgée de 24 ans, taille cinq pieds un pouce, cheveux et sourcils châtains, yeux gris, front élevé, nez long, bouche moyenne, menton rond, fourchu, visage ovale.

Prêtez-lui aide et assistance en cas de besoin dans la route qu’elle va faire pour aller à Argentan.

Délivré en la maison commune de Caen, le 8 avril 1793, l’an II de la République Française par nous Fossez l’aîné, officier municipal.

Expédié par nous, greffier soussigné et à la dite citoyenne Corday, signé :

Marie Corday.
Heni, greffier.

Au revers on lit :

Vu en la Maison commune de Caen pour aller à Paris.

Le 23 avril 1793, l’An II de la République.

Enguellard, Officier municipal.


Les nouvelles arcades du Palais-Royal. (Page 114.)

Ces arcades et les bâtiments qu’elles supportent avaient été achevés en 1786. Elles n’ont pas changé. Les galeries de Bois, installées en 1786, abolies en 1830, occupaient l’emplacement actuel de la Galerie d’Orléans. On n’a pas recherché le coutelier qui vendit l’arme à Charlotte Corday. On suppose que c’était, à l’Arcade 177, le sieur Badin.


Simonne Evrard, la compagne de Marat. (Page 116.)

Simonne Evrard avait, pour ainsi dire, recueilli Marat par admiration pour lui. Elle avait vingt-sept ans, il en avait cinquante. Elle était sans beauté, mais d’une tenue parfaite. L’appartement de la rue des Cordeliers était à son nom. Marat lui avait, par reconnaissance, promis le mariage. Voici par quel curieux acte il s’y engageait :

Les belles qualités de Mademoiselle Simonne Evrard ayant captivé mon cœur dont elle a reçu l’hommage, je lui laisse pour gage de ma foi, pendant le voyage que je vais faire à Londres, l’engagement sacré de lui donner ma main immédiatement après mon retour ; si toute ma tendresse ne lui suffisait pas pour garant de ma fidélité, que l’oubli de cet engagement me couvre d’infamie.

À Paris, le 1er  janvier 1792.

Jean-Paul Marat,
l’Ami du Peuple.

Cependant, elle passait pour sa sœur dans leur entourage. Ainsi le commissionnaire Laurent Bas, dans ses interrogatoires, ses déclarations, ses récits, parle toujours de « la sœur ». Après le drame, elle devint « la veuve Marat ». Un des frères, les deux sœurs de Marat, tinrent même à reconnaître publiquement cette union, à marquer leur gratitude à la jeune femme. Ils communiquèrent au Journal de la Montagne cette déclaration qui parut le 26 août 93 : « Quoique déjà convaincus des importants services rendus par la citoyenne Evrard au citoyen Marat, son époux, nous avons cru nécessaire, pour donner à cet acte toute l’authenticité qu’exige notre reconnaissance, d’appeler en témoignage les personnes qui ont connu la situation où était réduit notre frère par les sacrifices qu’il avait faits pour coopérer à la Révolution.

« Pénétrés d’admiration et de reconnaissance pour notre chère et digne sœur, nous déclarons que c’est à elle que la famille de son époux doit la conservation des dernières années de sa vie.

« Nous déclarons donc que c’est avec satisfaction que nous remplissons les volontés de notre frère en reconnaissant la citoyenne Evrard pour notre sœur… »


Elle apporte à sa toilette un soin minutieux. (Page 118.)

D’après la tradition, Charlotte, avant de retourner chez Marat, se serait fait coiffer et « mettre un doigt de poudre » à l’Hôtel de la Providence par le coiffeur Férieux. Il aurait même vu le couteau traîner sur la cheminée. Je n’ai pas retenu cette anecdote dans mon récit, parce qu’elle me paraît douteuse. D’abord beaucoup de gens ont faussement cru voir Charlotte à Paris : l’employé Hénoque, la femme Lebourgeois. Surtout, la patronne et le garçon de l’hôtel ont signalé les moindres faits et gestes de Charlotte, les visites qu’elle a reçues ; ils ont minutieusement décrit l’aspect, le costume de Lauze de Perret : ils n’ont pas parlé de Férieux.


Elle est déjà venue le matin. (Page 120.)

Dans ses interrogatoires, à l’instruction, puis à l’audience, Charlotte déclare toujours qu’elle s’est présentée deux fois, au total, chez Marat : une fois le matin, une fois le soir.

Or, beaucoup d’historiens inclinent à croire qu’elle s’y est présentée trois fois : deux fois le matin, une fois le soir.

Pour moi, Charlotte dit vrai : elle ne dissimule jamais que par nécessité. Elle ne serait donc venue que deux fois rue des Cordeliers.

Comment expliquer cette troisième visite, acceptée par tant d’écrivains ? À mon avis, elle a été inventée par la portière, la femme Pain, pour se couvrir, pour dégager sa responsabilité. Dans une première visite, par elle imaginée, cette femme aurait carrément refusé l’accès même de la maison à la jeune fille, qui n’aurait franchi le seuil à son insu qu’au deuxième essai.

En effet, si l’on étudie de près les témoignages à l’instruction, on s’aperçoit que la femme Pain et la cuisinière Jeannette Maréchal bavardent dans la loge quand Charlotte se présente pour la première fois. La portière indique distraitement l’appartement de Marat. Les deux femmes bavardent encore lorsque Charlotte redescend. Tout cela est avoué ingénument, dans les mots, par Jeannette Maréchal dans sa déposition devant le juge Foucaut.

Les deux bavardes ont donc laissé monter la jeune fille, qui se présentait pour la première et unique fois de la matinée. Et c’est plus tard dans la journée que la femme Pain a inventé une autre visite préalable, une visite de barrage, visite qu’elle a fait admettre, par ses propos, à tout l’entourage, et dont personne n’a la preuve.


Drouet et Chabot la conduisirent à la prison de l’Abbaye. (Page 126.)

Charlotte Corday, en quittant le domicile de Marat, fut-elle conduite au Comité de Sûreté générale afin d’y subir un nouvel interrogatoire, avant d’être incarcérée à la prison de l’Abbaye ? Les avis sont partagés.

J’ai pensé que ce nouvel interrogatoire n’avait pas eu lieu. D’abord, il n’en subsiste aucune trace, alors que les moindres pièces du procès sont parvenues jusqu’à nous. Ensuite, Charlotte n’en parle pas dans sa lettre à Barbaroux.

Mais voici la preuve capitale à mon sens. Drouet, comme délégué du Comité de Sûreté générale, s’est transporté chez Marat, puis il a conduit Charlotte Corday à l’Abbaye. À la Convention, le 14 juillet, il rend compte de sa mission. Il succède à la tribune à Chabot, qui a raconté ce qu’il a vu chez Marat. Drouet débute ainsi : « Je ne parlerai pas de ce qui s’est passé chez Marat. J’ai conduit l’assassin à l’Abbaye… » Il rapporte la fureur du peuple, les mots qu’il a prononcés pour l’apaiser. À aucun moment il n’est question d’une halte, d’un nouvel interrogatoire. Évidemment, le fiacre a été droit de la rue des Cordeliers (actuellement rue de l’École-de-Médecine) à Saint-Germain-des-Prés. Il n’a pas fait le long détour des Tuileries, où siégeait le Comité de Sûreté générale.


Tous ses vêtements avaient été saisis. (Page 130.)

Le procès-verbal de la perquisition faite à l’Hôtel de la Providence s’exprime ainsi :

« Nous avons trouvé dans la dite commode : un déshabillé de bazin rayé, sans marque ; un jupon de soie rose, un autre de coton blanc, tous deux sans marques ; deux chemises de femme marquées des lettres C. D. ; deux paires de bas de coton, dont une blanche et l’autre grise, non marquées ; un petit peignoir sans manches, de toile blanche, marqué de deux C en sens contraire ; quatre mouchoirs blancs dont un marqué C. D. ; deux bonnets de linon ; deux fichus de linon ; un fichu de gaze vert, un fichu de soie à bande rouge, un paquet de rubans de différentes couleurs.

« Et attendu que les dits effets sont les seuls étant dans la dite chambre, les avons pliés dans une serviette ouvrée, marquée de la lettre B, que nous avons aussi trouvée dans la dite chambre, et sur lequel paquet nous avons apposé notre cachet de commissaire, en deux endroits, pour être transmis au département de police. »

Le 16 juillet, un garçon de la mairie apporta ce paquet au Greffe de la Conciergerie. Ce dépôt fut enregistré en ces termes :

« Fille Corday. Dépôt du 16 juillet.

« Est comparu le citoyen Barutot, garçon de bureau à la mairie, lequel a déposé un paquet enveloppé d’une serviette scellée de deux sceaux, qu’il a déclaré appartenir à la citoyenne Corday, assassin de Marat, et que les Administrateurs de la police lui ont ordonné d’apporter. »


Elle tint sa promesse d’écrire à Barbaroux. (Page 130.)

Voici cette lettre, écrite en deux fois, à l’Abbaye, puis à la Conciergerie, et qui, selon Louvet, « doit traverser les siècles ». On y retrouve, à dix reprises, le nom de la Paix.

Aux prisons de l’Abbaye, dans la ci-devant chambre de Brissot, le second jour de la préparation à la Paix.

« Vous avez désiré, citoyen, le détail de mon voyage. Je ne vous ferai point grâce de la moindre anecdote. J’étais avec de bons Montagnards que je laissai parler tout leur content, et leurs propos aussi sots que leurs personnes étant désagréables, ne servirent pas peu à m’endormir ; je ne me réveillai pour ainsi dire qu’à Paris. Un de nos voyageurs, qui aime sans doute les femmes dormantes, me prit pour la fille d’un de ses anciens amis, me supposa une fortune que je n’ai pas, me donna un nom que je n’avais jamais entendu, et enfin m’offrit sa fortune et sa main. Quand je fus ennuyée de ses propos : Nous jouons parfaitement la comédie, lui dis-je, il est malheureux avec autant de talent de n’avoir point de spectateurs ; je vais chercher nos compagnons de voyage, pour qu’ils prennent leur part du divertissement. Je le laissai de bien mauvaise humeur. La nuit, il chanta des chansons plaintives, propres à exciter le sommeil ; je le quittai enfin à Paris, refusant de lui donner mon adresse ni celle de mon père à qui il voulait me demander ; il me quitta de bien mauvaise humeur. J’ignorais que ces messieurs eussent interrogé les voyageurs, et je soutins ne les connaître aucuns pour ne point leur donner le désagrément de s’expliquer. Je suivais en cela mon oracle Raynal, qui dit qu’on ne doit pas la vérité à ses tyrans. C’est par la voyageuse qui était avec moi que l’on a su que je vous connaissais et que j’avais parlé à Duperret. Vous connaissez l’âme ferme de Duperret, il leur a répondu l’exacte vérité. J’ai confirmé sa déposition par la mienne ; il n’y a rien contre lui, mais sa fermeté est un crime. Je craignais, je l’avoue, qu’on ne découvrît que je lui avais parlé ; je m’en repentis trop tard ; je voulus le réparer en l’engageant à vous aller retrouver ; il est trop décidé pour se laisser engager. Sûre de son innocence et de celle de tout le monde, je me décidai à l’exécution de mon projet. Le croiriez-vous, Fauchet est en prison comme mon complice, lui qui ignorait mon existence ; mais on n’est guère content de n’avoir qu’une femme sans conséquence à offrir aux mânes de ce grand homme. Pardon, ô humains, ce mot déshonore votre espèce ; c’était une bête féroce qui allait dévorer le reste de la France par le feu de la guerre civile. Maintenant, vive la Paix ! Grâce au ciel, il n’était pas né Français. Quatre membres se trouvèrent à mon premier interrogatoire ; Chabot avait l’air d’un fou. Legendre voulait m’avoir vue le matin chez lui ; moi qui n’ai jamais songé à cet homme, je ne lui crois pas d’assez grands moyens pour être le tyran de son pays et je ne prétendais pas punir tant de monde. Tous ceux qui me voyaient pour la première fois prétendaient me connaître de longtemps. Je crois que l’on a imprimé les dernières paroles de Marat ; je doute qu’il en ait proféré ; mais voilà les dernières qu’il m’a dites. Après avoir écrit vos noms à tous, et ceux des administrateurs du Calvados qui sont à Évreux, il me dit, pour me consoler, que dans peu de jours il vous ferait tous guillotiner à Paris. Ces derniers mots décidèrent de son sort. Si le département met sa figure vis-à-vis celle de Saint-Fargeau, il pourra faire graver ses paroles en lettres d’or. Je ne vous ferai aucun détail sur ce grand événement, les journaux vous en parleront. J’avoue que ce qui m’a décidée tout à fait, c’est le courage avec lequel nos volontaires se sont enrôlés dimanche 7 juillet, vous vous souvenez comme j’en étais charmée, et je me promettais bien de faire repentir Pétion des soupçons qu’il manifesta sur mes sentiments. « Est-ce que vous seriez fâchée s’ils ne partaient pas ? » me dit-il. Enfin donc j’ai considéré que tant de braves gens venant pour avoir la tête d’un seul homme qu’ils auraient manqué ou qui aurait entraîné dans sa perte beaucoup de bons citoyens, il ne méritait pas tant d’honneur, suffisait de la main d’une femme. J’avoue que j’ai employé un artifice perfide pour l’attirer à me recevoir ; tous les moyens sont bons dans une telle circonstance. Je comptais en partant de Caen le sacrifier sur la cime de sa Montagne ; mais il n’allait plus à la Convention. Je voudrais avoir conservé votre lettre ; on aurait mieux connu que je n’avais pas de complice ; enfin, cela s’éclaircira. Nous sommes si bons républicains à Paris que l’on ne conçoit pas comment une femme inutile dont la plus longue vie serait bonne à rien, peut se sacrifier de sang-froid pour sauver tout son pays. Je m’attendais bien à mourir dans l’instant ; des hommes courageux et vraiment au-dessus de tout éloge m’ont préservée de la fureur bien excusable des malheureux que j’avais faits. Comme j’étais vraiment de sang-froid, je souffris des cris de quelques femmes ; mais qui sauve la Patrie ne s’aperçoit point de ce qu’il en coûte. Puisse la Paix s’établir aussitôt que je la désire ; voilà un grand préliminaire, sans cela, nous ne l’aurions jamais eue. Je jouis délicieusement de la Paix depuis deux jours ; le bonheur de mon pays fait le mien. Il n’est point de dévouement dont on ne retire plus de jouissance qu’il n’en coûte de s’y décider. Je ne doute pas que l’on ne tourmente un peu mon père qui a déjà bien assez de ma perte pour l’affliger. Si l’on y trouve mes lettres, la plupart sont vos portraits. S’il s’y trouvait quelques plaisanteries sur votre compte, je vous prie de me les passer ; je suivais la légèreté de mon caractère. Dans ma dernière lettre je lui faisais croire que, redoutant les horreurs de la guerre civile, je me retirais en Angleterre. Alors mon projet était de garder l’incognito, de tuer Marat publiquement et mourant aussitôt, laisser les Parisiens chercher inutilement mon nom. Je vous prie, citoyen, vous et vos collègues, de prendre la défense de mes parents et amis si on les inquiète ; je ne dis rien à mes chers amis Aristocrates, je conserve leur souvenir dans mon cœur. Je n’ai jamais haï qu’un seul être et j’ai fait voir avec quelle violence ; mais il en est mille que j’aime encore plus que je ne le haïssais. Une imagination vive, un cœur sensible, promettent une vie bien orageuse ; je prie ceux qui me regretteraient de le considérer et ils se réjouiront de me voir jouir du repos dans les Champs-Élysées avec Brutus et quelques anciens. Pour les modernes, il est peu de vrais patriotes qui sachent mourir pour leur pays ; presque tout est égoïsme. Quel triste peuple pour fonder une République. Il faut du moins fonder la Paix et le gouvernement viendra comme il pourra ; du moins ce ne sera pas la Montagne qui régnera si l’on m’en croit. Je suis on ne peut mieux dans ma prison ; les concierges sont les meilleurs gens possible. On m’a donné des gens d’armes pour me préserver de l’ennui : j’ai trouvé cela fort bien pour le jour et fort mal pour la nuit. Je me suis plainte de cette indécence, le Comité n’a pas jugé à propos d’y faire attention. Je crois que c’est de l’invention de Chabot, il n’y a qu’un capucin qui puisse avoir de telles idées. Je passe mon temps à écrire des chansons, je donne le dernier couplet de celle de Valady à tous ceux qui le veulent. Je promets à tous les Parisiens que nous ne prenons les armes que contre l’anarchie, ce qui est exactement vrai.

« Ici l’on m’a transférée à la Conciergerie, et ces messieurs du grand jury m’ont promis de vous envoyer ma lettre ; je continue donc. J’ai prêté un long interrogatoire ; je vous prie de vous le procurer s’il est rendu public. J’avais une Adresse sur moi, lors de mon arrestation, aux Amis de la Paix ; je ne puis vous l’envoyer ; j’en demanderai la publication, je crois bien en vain. J’avais eu une idée hier au soir, de faire hommage de mon portrait au département du Calvados ; mais le Comité de Salut Public, à qui je l’avais demandé, ne m’a point répondu ; et maintenant il est trop tard. Je vous prie, Citoyen, de faire part de ma lettre au citoyen Bougon, procureur-général-syndic du département ; je ne la lui adresse pas pour plusieurs raisons. D’abord je ne suis pas sûre que dans ce moment il soit à Évreux ; je crains de plus qu’étant naturellement sensible, il ne soit affligé de ma mort. Je le crois cependant assez bon citoyen pour se consoler par l’espoir de la Paix. Je sais combien il la désire et j’espère qu’en la facilitant, j’ai rempli ses vœux. Si quelques amis demandaient communication de cette lettre, je vous prie de ne la refuser à personne. Il faut un défenseur, c’est la règle. J’ai pris le mien sur la Montagne : c’est Gustave Doulcet. J’imagine qu’il refusera cet honneur. J’ai pensé demander Robespierre ou Chabot. Je demanderai à disposer du reste de mon argent, et alors je l’offre aux femmes et enfants des braves habitants de Caen partis pour délivrer Paris. Il est bien étonnant que le peuple m’ait laissé conduire de l’Abbaye à la Conciergerie. C’est une preuve nouvelle de sa modération. Dites-le à nos bons habitants de Caen ; ils se permettent quelquefois de petites insurrections que l’on ne contient pas si facilement. C’est demain, à huit heures, que l’on me juge ; probablement à midi, j’aurai vécu, pour parler le langage romain. On doit croire à la valeur des habitants du Calvados, puisque les femmes même de ce pays sont capables de fermeté ; au reste, j’ignore comment se passeront les derniers moments et c’est la fin qui couronne l’œuvre. Je n’ai point besoin d’affecter d’insensibilité sur mon sort, car jusqu’à cet instant je n’ai pas la moindre crainte de la mort. Je n’estimai jamais la vie que par l’utilité dont elle devait être. J’espère que demain Duperret et Fauchet seront mis en liberté ; on prétend que ce dernier m’a conduite à la Convention, dans une tribune. De quoi se mêle-t-il d’y conduire des femmes ? Comme député, il ne devait point être aux tribunes, et comme évêque il ne devait point être avec des femmes. Ainsi, c’est une petite correction ; mais Duperret n’a aucun reproche à se faire. Marat n’ira point au Panthéon ; il le méritait pourtant bien. Je vous charge de recueillir les pièces propres à faire son oraison funèbre. J’espère que vous n’abandonnerez point l’affaire de Mlle Forbin ; voici son adresse s’il est besoin de lui écrire : Alexandrine Forbin à Mandresie, par Zurich en Suisse. Je vous prie de lui dire que je l’aime de tout mon cœur, Je vais écrire un mot à Papa ; je ne dis rien à nos autres amis ; je ne leur demande qu’un prompt oubli, leur affliction déshonorerait ma mémoire. Dites au général Wimpffen que je crois lui avoir aidé à gagner plus d’une bataille, en facilitant la Paix. Adieu citoyen : je me recommande au souvenir des vrais Amis de la Paix.

« Les prisonniers de la Conciergerie, loin de m’injurier comme ceux des rues, avaient l’air de me plaindre : le malheur rend toujours compatissant. C’est ma dernière réflexion.

« Mardi, 16, à huit heures du soir.

« Corday. »


À la prison de l’Abbaye, elle déclare qu’elle est « on ne peut mieux ». (Page 132.)

Sur son passage dans cette prison, j’ai trouvé dans les dossiers Vatel, en trois endroits, la trace d’une anecdote pourtant peu répandue. Dans un couloir obscur, Charlotte aurait marché sur la patte d’un petit chat. La bête ayant miaulé de douleur, Charlotte se serait écriée : « Ah ! cela me fait plus de peine que d’avoir tué Marat ! » Il y a là un effet de contraste facile, qui rend le trait suspect.


Fouquier-Tinville se chargea d’avertir Gustave Doulcet. (Page 136.)

Voici sa lettre, dont Gustave Doulcet n’eut connaissance qu’après l’exécution. On notera les réserves de l’accusateur public :

Paris ce 16 Juillet 1793 de la République

« Citoyen,

« J’ai l’honneur de vous faire part que Marie Anne-Charlotte Corday, prévenue d’assassinat en la personne de Marat, vous a choisi pour son conseil, nonobstant l’observation qui lui a été faite, tant par le président que par moi, qu’un député ne pouvait pas être son conseil, attendu qu’il était obligé à son poste ; mais nommé je dois vous en faire part et que la cause est indiquée à demain huit heures précises ; je vous observe de plus que, prévoyant qu’il serait possible que vos affaires ne vous permissent pas de vous rendre à cette invitation, j’ai fait nommer un conseil-adjoint.

« Salut et fraternité,

« L’Accusateur public du Tribunal
extraordinaire révolutionnaire

« Fouquier-Tinville. »

Ce conseil-adjoint se nommait Guyot, homme de loi. On sait qu’il ne parut pas à l’audience.


Là, lui fut signifiée la liste des Jurés. (Page 136.)

Parmi ces jurés figurait le magistrat Fualdès, qui fut assassiné en 1817. Cette retentissante affaire est toujours restée mystérieuse. Une légende est née : Fualdès se serait engagé à sauver ou à faire évader Charlotte Corday ; n’ayant point tenu sa promesse, il aurait payé de sa mort, vingt-quatre ans plus tard, cette sorte de trahison. C’est bien invraisemblable.


Montané fit d’ailleurs confusion. (Page 143.)

Il crut que Marat avait lu la seconde lettre, où Charlotte faisait appel à son humanité et qu’elle conserva sur elle. Marat ne vit que la première, envoyée par la petite poste, où elle lui proposait de le renseigner sur le complot normand.

Montané ne fut pas seul à commettre cette erreur. Dans le tableau de David, la Mort de Marat, cette seconde lettre, qu’il n’a jamais vue, s’étale sur la planchette qui barre la baignoire. On lit distinctement la phrase : « Suffit que je sois malheureuse pour avoir droit à votre protection. »

Ce tableau figure dans la Salle révolutionnaire du Musée de Versailles. Pendant des siècles, l’erreur continuera !… On croira que Marat ouvrit sa porte par bonté à Charlotte Corday.

Un conservateur de musée à qui je soumettais cette remarque, me dit spirituellement : « C’est un faux en peinture publique. »


Le peintre se nommait Jean-Jacques Hauer. (Page 150.)

Le portrait peint par Hauer figure actuellement au Musée de Versailles. Il voisine avec le Marat mort, peint par David. Sur le fond du tableau, on lit :

Marie-Anne-Charlotte Corday de Armans,
native de la paroisse
de Saint-Saturnin-des-Lignerets,
âgée de 25 ans, décapitée à Paris,
le 17 juillet 1793
pour avoir poignardé Marat.
Fait d’après nature par Hauer.

Il existe un second portrait « fait d’après nature ». C’est un pastel de Brard, esquissé pendant le trajet de la prison à l’échafaud. Il figure dans la collection Mancel, qui fut léguée à la ville de Caen. Au dos de ce tableau cette inscription :

Marie-Anne-Charlotte Corday,
peinte d’après nature, allant au supplice,
par Brard.

Et ces deux vers, sur une bande de papier :

Tuer en guet-apens est un assassinat,
Les monstres exceptés, par exemple Marat.

Ce sont, je crois, les deux seuls portraits d’après nature. Les autres sont innombrables.


Les restes de Charlotte Corday… (Page 158.)

On aurait conservé la tête du squelette de Charlotte Corday. Le romancier Esquiros vit ce crâne en 1840 chez M. de Saint-Albin. Il appartint ensuite à Duruy, puis au prince Roland Bonaparte. On le vit à l’Exposition Universelle de 1889. Le prince Roland Bonaparte se réservait de fournir les preuves de son authenticité. Je ne crois pas qu’il les ait publiées. Cette « relique » est donc fort incertaine. Elle a cependant retenu l’attention de savants comme Lombroso, Topinard, Benediks, qui l’ont mesurée en tous sens.

J’ai retrouvé dans les papiers d’Anatole France des coupures de journaux de 1890, annotées par lui et toutes relatives à ce crâne, depuis le massif article du Temps jusqu’à la légère fantaisie de la Vie parisienne. Retenons simplement ce symbole de la curiosité qu’inspirait encore, après un siècle, la mémoire de Charlotte Corday.


Ils ne constatèrent que sa pureté. (Page 159.)

C’est une question de savoir si la chasteté de Charlotte Corday exalta son esprit et décida de son geste.

Certains de ses contemporains se prononcèrent pour l’affirmative. Harmand de la Meuse écrivit : « Les médecins ont cru trouver dans la physique de Charlotte Corday une cause particulière de l’exaltation qui lui a été nécessaire et qui l’a portée à commettre un meurtre. Cette cause physique s’appelle sagesse morale. »

Lorsque Ponsard fit représenter à la Comédie-Française, le 23 mars 1850, sa Charlotte Corday, un critique dramatique qui signait Th. de B… écrivit sans ambages : « Si la petite-fille de Corneille eût été épouse et mère, le jeune et beau sang qui inondait son cerveau et son cœur, et la rendait folle de fanatisme, eût gonflé des mamelles fécondes et nourri de beaux enfants, pareils à celui qu’elle embrassait en pleurant dans le Palais-Royal… Les anges qui parlaient à l’oreille de l’héroïne de Vaucouleurs, c’étaient les mêmes que ceux qui conseillaient l’assassinat à Charlotte Corday ; c’étaient sa jeunesse, sa vie et son sang révoltés… Ce qu’il y a de plus monstrueux dans la gloire et dans l’ignominie des deux martyres, c’est cette virginité dont nos lois sauvages font un devoir. »

De nos jours, nombre de médecins, de romanciers, de savants, inclinent à croire que la chasteté crée un état morbide et provoque de profonds troubles moraux.

J’ai longuement réfléchi sur cette question. Je crois avoir été des premiers, dans le roman, à étudier le retentissement de la vie sexuelle sur la vie tout court. Six ouvrages… Je le rappelle sans fausse modestie et peut-être opportunément, car beaucoup de ceux qui devraient s’en souvenir semblent l’avoir oublié. En tout cas, cela me donne le droit de vote. Mon opinion s’est lentement formée : je ne crois pas que la chasteté retentisse profondément sur la santé morale. Ceux qui s’y tiennent s’en accommodent impunément. Un cloître n’est pas plus fou qu’un harem. Il y a des modes pour la science comme pour le vêtement ; aujourd’hui, la vie sexuelle est tout ; demain, elle ne sera rien. La vérité est médiane.

Certes, il serait facile de relever dans la vie de Charlotte Corday les signes d’une névrose, d’une obsession : la promptitude à rougir, l’insensibilité physique, la délivrance après le geste… Mais on pourrait retrouver des stigmates du même ordre chez un individu quelconque. Il n’y a pas d’être absolument normal. Et nous devons nous défier de ces recherches a posteriori, de ce besoin d’étroit classement, alors que tout est nuance.

Lombroso se reprochait de comparer les criminels politiques aux autres, de leur appliquer les mêmes méthodes d’investigation. Il écrivait d’eux, dans l’Homme criminel : « Nous sentons combien il doit paraître cruel d’assimiler aux criminels vulgaires ceux qui représentent l’excès de la bonté humaine… Le seul fait de vouloir les examiner de trop près à la lumière de la psychiatrie nous fait ressembler à celui qui essaierait d’étudier au compas les belles courbes de la Vénus de Médicis, sans prendre garde à la sublime pureté de l’ensemble.

« Ô saintes âmes, dévouées à une idée, pardonnez-nous. Nous sentons que votre seule apparition suffit à rendre la race humaine plus estimable et à la compenser du trop grand nombre de ceux dont les jouissances grossières sont l’unique but ! »

Rappelons-nous que, dès l’enfance, Charlotte Corday eut sous les yeux les durs modèles des héros antiques, stylisés par son aïeul Corneille ; rappelons-nous qu’elle a vécu dans une époque de folie collective, comparable à celle de la Grande Guerre, où l’on respirait le mépris de la vie, l’emphase et la violence.

Ces fortes influences, sur une âme sensible à l’excès, suffisent à expliquer le geste de celle qu’on a appelée l’Ange de l’assassinat, la Jeanne d’Arc de la Révolution et qui, pour moi, fut surtout la Vierge de la Paix.