Charmide (trad. Cousin)/Argument philosophique

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Œuvres de Platon,
traduites par Victor Cousin
Tome cinquième
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CHARMIDE

OU

DE LA SAGESSE.



ARGUMENT


PHILOSOPHIQUE.




LE sujet de ce dialogue est l’examen et la réfutation de quelques définitions de la sagesse, parmi lesquelles se trouve la définition célèbre qu’être sage, c’est se connaître soi-même. Or, c’est précisément au développement de cette définition que l’Alcibiade est consacré. De là, une contradiction entre l’Alcibiade et le Charmide, qui a fourni à la critique un de ses argumens les plus spécieux contre l’authenticité de ce dernier dialogue. Mais cette contradiction n’est qu’apparente ; car la définition qui est sérieusement établie dans l’Alcibiade, n’est pas réfutée sérieusement dans le Charmide, Socrate, ne s’y propose point de soumettre à un examen sincère les définitions que le jeune philosophe lui donne de la sagesse, il veut seulement rassembler assez d’objections pour l’embarrasser, et lui montrer qu’il n’est pas bien sûr de savoir ce que c’est que la sagesse, ni par conséquent de la posséder. Le but de l’Alcibiade est positif et dogmatique ; celui du Charmide est purement polémique. Au fond, le Charmide est une leçon de dialectique et de modestie, et rien de plus.

Socrate réfute successivement quatre définitions de la sagesse. Voici les trois premières : 1° La sagesse est la mesure en toutes choses ; 2° la sagesse est la modestie ; 3° la sagesse consiste à faire ce qui nous est propre.

Quant à la première définition, que la sagesse est la mesure en toutes choses, et l’on voit que c’est à-peu-près le principe de la morale d’Aristote, Socrate, confondant adroitement la mesure avec la lenteur, prouve aisément que, en beaucoup de cas, il vaut mieux agir avec vitesse qu’avec mesure ; que, par exemple, il vaut mieux apprendre vite qu’apprendre lentement, se décider rapidement que de délibérer avec lenteur et mesure ; qu’en un mot, si l’on peut concevoir une circonstance où la mesure ne vaut pas son contraire, toutes choses égales d’ailleurs, il suit qu’on ne peut pas soutenir rigoureusement que la sagesse n’est que la mesure. — La sagesse n’est pas non plus dans la modestie et dans la pudeur ; car on ne peut pas dire qu’il n’y ait pas un seul cas où on ne puisse légitimement, où même l’on ne doive laisser là les scrupules et les délicatesses de la honte. La honte, dit Homère, ne sied pas à l’homme nécessiteux. — Faire ce qui nous est propre est la maxime stoïque. Socrate feint de l’entendre matériellement, et objecte qu’il ne voit pas pourquoi on serait obligé de faire soi-même ses vêtemens, de n’écrire que son nom, de ne jamais rien faire qui eût rapport aux autres ; et, lorsque Critias, qui a succédé à Charmide, s’écrie qu’il ne parle pas d’actes matériels, mais d’actes moraux, Socrate lui répond qu’ainsi généralisée sa définition de la sagesse n’est plus que cette autre définition, savoir, que la sagesse consisté à faire le bien. Mais, au lieu de s’arrêter sur cette définition qui lui eût résisté davantage, Socrate l’esquive en quelque sorte, et demande brusquement à Critias si l’on peut faire le bien sans savoir qu’on le fait. — Non, sans doute. — Et peut-on savoir ce que l’on fait, sans se connaître soi-même ? — Impossible. — Et Critias se trouve conduit à avancer que faire le bien, être sage, c’est se connaître soi-même. Il triomphe de cette nouvelle définition, et, abandonnant toutes les autres, il déclare à Socrate qu’il se réduit définitivement à celle-là ; et c’est ici que s’engage la discussion principale de ce dialogue.

Si la sagesse consiste à se connaître soi-même, la sagesse est une science, la science de soi-même. Or, le caractère propre de cette science, celui qui la distingue de toutes les autres sciences, est qu’elle ne se rapporte point à quelque chose différent d’elle, que ce qui est connu et ce qui connaît ne sont point ici distincts l’un de l’autre, et que l’objet de la science est identique à son sujet. Une telle science n’est donc que la science d’elle-même, la science de la science ; et comme, en même temps que l’on sait ce que l’on sait, on sait aussi que l’on ne sait pas autre chose, il suit que la science de la science est aussi la science de l’ignorance.

Arrivé à cette transformation de la quatrième définition de la sagesse, Socrate essaie de prouver qu’une science de la science et de l’ignorance est impossible ; et que, fût-elle possible, elle serait inutile.

Une telle science est impossible, en ce qu’elle renferme une contradiction. En effet, pourquoi a-t-on défini la sagesse la science de la science et de l’ignorance ? c’est parce qu’on ne lui trouvait d’autre objet qu’elle-même, et aucun rapport avec les choses auxquelles se rapportent les autres sciences, c’est-à-dire la science en général. Or, dire qu’une science qui est supposée la science de la science n’aperçoit pas ce qu’aperçoit la science, c’est dire qu’elle ne peut pas, comme sujet, ce qu’elle peut comme objet ; c’est dire qu’elle est à-la-fois plus et moins qu’elle-même ; ce serait supposer une vue qui fût la vue d’elle-même (car une science de la science est une science de soi-même) et des autres vues (la science de la science est la science des sciences), et de ce qui n’est point vue (la science de la science l’est aussi de l’ignorance) ; et supposer en même temps qu’une telle vue ne verrait pas, comme vue d’elle-même et des autres vues, ce que les autres vues, et elle-même comme simple vue, aperçoivent. Ce serait supposer un corps plus grand que lui-même et d’autres plus grands, et qui pourtant ne fut pas plus grand que d’autres corps que surpassent en grandeur et lui-même et les autres corps plus grands qu’il surpasse (car c’est bien là l’hypothèse d’une science de la science qui comme science de la science, n’apercevrait pas les objets qu’elle aperçoit comme science aperçue par elle-même). Enfin, en fait de nombres, supposer un double de soi-même et des autres doubles, n’est-ce pas supposer un nombre qui est à-la-fois double et moitié de lui-même ? car il ne peut y avoir de double que de la moitié, de sorte que ce double de lui-même se trouverait, ainsi que les autres doubles dont il est le double, n’être plus qu’une simple moitié relativement à lui-même considéré comme double. Un tel corps, un tel nombre sont donc supposés à-la-fois comme plus petits et plus grands qu’eux-mêmes, comme plus et comme moins qu’eux-mêmes ; et une telle science est une contradiction et une chimère.

Vient ensuite la seconde question : si la sagesse, en supposant qu’elle soit la science de la science et de l’ignorance, est utile. Rien ne paraît plus clair au premier coup d’œil ; il semble que la science de la science et de l’ignorance, nous apprenant à distinguer ce que nous savons et ce que nous ne savons pas, nous est de la plus grande utilité, comme méthode morale et comme méthode scientifique. En effet, si nous savons ce ne savons pas, nous nous garderons bien de vouloir faire ce que nous ignorons ; nous nous en tiendrons prudemment à ce dont nous aurons une connaissance véritable, et nous éviterons par là beaucoup de fautes dans la conduite de nos propres affaires et des affaires de l’État. D’un autre côté, si nous savons ce que nous savons et ce que nous ne savons pas, nous apprendrons à fuir dans nos études l’aveuglement et la présomption ; et, distinguant sévèrement le faux savoir du véritable, nous abandonnerons l’un au sophisme et à la dispute, pour chercher uniquement l’autre ; et, alors même que nous ne pourrions l’atteindre, il nous servirait encore comme idée directrice et comme but. Enfin la science de la science et de l’ignorance, nous faisant distinguer dans les autres ce que nous distinguons en nous, nous donne le moyen de les redresser, de les diriger, d’exercer sur eux une utile influence. Il ne manque à cette déduction qu’un meilleur principe. Mais la sagesse, si elle est la science de la science et de l’ignorance, est une science abstraite qui n’a d’autre objet qu’elle-même, et qui par conséquent ne nous fait pas savoir ce que nous savons et ce que nous ne savons pas, ce qui impliquerait quelque chose de particulier et de déterminé, mais seulement que nous savons et que nous ne savons pas. Quelles sont les choses que nous savons ; quelles sont celles que nous ne savons pas ? c’est ce qu’elle ne peut nous apprendre. Or, si elle ne nous apprend que l’abstraction stérile du savoir et du non savoir en général, elle ne peut nous servir à éviter aucune faute de conduite, aucune erreur dans nos recherches. En un mot, que devrait nous apprendre une science, pour nous être utile et faire le bonheur de l’espèce humaine ? Évidemment le bien et le mal. C’est la science du bien et du mal qui, se mêlant à toutes les autres sciences, en tire tous les avantages qu’elles procurent au genre humain. Or, la sagesse est-elle la science du bien et du mal ? Non, encore une fois, si elle est la science de la science et de l’ignorance. Car, pour qu’elle soit une telle science, il faut qu’elle exclue de son sein tout élément déterminé, comme, par exemple, le bien ou le mal, pour se renfermer dans l’idée pure de la science, comme science. Sa condition rigoureuse est de ne comprendre dans son objet que ce qui est renfermé dans le sujet, et de périr toute entière dans la plus légère détermination de l’un de ses termes. D’où il suit, ou qu’elle est impossible, ou que, si elle est possible, pour accomplir la condition de la définition convenue, elle est essentiellement frappée de stérilité et d’inutilité.

La conséquence de cette discussion et de tout le dialogue est que la sagesse n’est pas aisée à définir, puisque ces quatre définitions si spécieuses ont été trouvées sujettes à tant d’objections. Charmide l’avoue, et il se remet entre les mains de Socrate pour apprendre enfin ce que c’est que la sagesse, et pour l’acquérir. On serait tenté de demander aux formes gracieuses de cet aimable dialogue un fond plus large et plus intéressant.