Chasse et pêche au Canada/13

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N. S. Hardy, Libraire-éditeurs (p. 89-93).

LE LIÈVRE COMMUN


(LEPUS AMERICANUS)


Lièvre je suis, de petite stature,
Donnant plaisir aux nobles et gentil,
D’estre léger et vite de nature,
Sur toute bête on me donne le prix.
Du Fouilloux.


Le lièvre du Canada appartient à une famille fort nombreuse ; on en compte à peu près trente variétés, dont seize à dix-sept, habitent le Nouveau-Monde, le reste est indigène à l’ancien.

L’Amérique Britannique en réclame au moins deux espèces : le lièvre commun, Lepus americanus, et le lièvre de Virginie, Lepus virginianus.

Notre lièvre, malgré ce qu’en ont écrit les naturalistes, est bien le lièvre boréal des premiers temps de la colonie, le timidus lepus décrit en 1636,[1] par le Frère Sagard et en 1749,[2] par l’ami de l’hôte de La Galissonnière au Château Saint Louis, le botaniste suédois Herr Peter Kalm.

Cet animal échange, en avril, son blanc et soyeux pelage d’hiver pour une livrée d’été, grise-brune, moins éclatante, que les gelées de novembre lui feront déposer. Dans le grand Nord, la fourrure entière du lièvre en hiver, est d’un blanc pur, à l’exception d’une lisière noire autour des extrémités des oreilles : ses nuances, au reste, varient avec la latitude.[3]

Il a la tête trapue, les oreilles longues, l’odorat fin, les yeux grands, proéminents, le corps allongé, matelassé d’un pelage lâche, peu épais, avec une espèce de duvet près de la peau. Ses pieds sont fort longs, fortement garnis de poil jusqu’au bout des griffes, qui sont longues, fines, aiguisées, un tant soit peu recourbées : ses pattes de derrière sont presque le double en longueur de celles de devant, ce qui lui assure une course fort rapide sans être gracieuse. Sa queue est fort courte. Le poids et le volume du lièvre canadien varient. Un lièvre adulte pèse en moyenne cinq livres et demie et mesure, du bout du nez à l’extrémité de la queue, jusqu’à dix neuf pouces et un quart.

On a prétendu, à tort, que le lièvre du Canada, traqué par les chiens, cherchait un refuge dans des trous sous terre ou dans des arbres creux. Un de ses abris favoris, c’est un rameau touffu ou la tête d’un pin ou d’un sapin reposant sur le sol au sein d’une clairière ; il se blottira, volontiers, sous un amas d’écorces de pruche, que les tanneurs auront amoncelé dans la forêt. « Cet animal, dit Blaze, craint la rosée, il a peur de se mouiller les pattes et le poil ; par cette raison, il choisit les sentiers battus, ceux qui sont les plus propres. »

Il s’en remet à sa vitesse, à son rare talent pour dépister les chiens, par ses ruses, en se blottissant, perdu au sein d’impénétrables fourrés, de savanes inaccessibles. La meute épuisée de fatigue, abandonne souvent la poursuite ; le timide animal n’a plus qu’un ennemi à éviter, le chasseur embusqué avec son fusil sur le sentier de la montagne, où le lièvre est sûr de passer.

Lorsqu’une épaisse couche de neige blanchit le sol, Lepus, monté sur les raquettes que la nature lui a données, y laisse à peine une légère trace, tandis que le chien de chasse fatigué, haletant, y enfonce chaque pas jusqu’au ventre ; adieu, sire, pour ce jour-là.

Bien différent du lièvre d’Europe, le nôtre trouve sa nourriture dans la forêt, loin des champs de navets ou de choux de l’agriculteur. En été, il se nourrira d’herbe tendre, de feuilles, de bourgeons et de l’écorce de certains arbustes. En hiver, le comestible est plus rare, alors, il compte sur l’écorce des saules, du bouleau, du peuplier noir, sur les bourgeons des jeunes pins. Le lièvre du Canada en quête d’aliments, sort à la brunante ou aux premières heures de la nuit, l’automne et l’hiver. En été, il n’est pas rare de rencontrer, le matin ou vers le soleil couchant, un lièvre, explorateur solitaire, suivant cotuleusement son sentier chéri, sur le versant de la colline : alarmé, il frappera bruyamment le sol de ses pattes de derrière : se réfugiera dans le fourré à quelques mètres du sentier, où il se blottira, les oreilles droites, assis sur ses hanches et écoutant, pour découvrir s’il est poursuivi. Ce bruit fait avec ses pieds sur le sol se répète aussi quand le lièvre rôde la nuit : c’est un indice de crainte aussi bien que le signe de provocation des mâles à leurs rivaux, à la saison des amours. On assure que le lièvre fréquente le même bois, le même sentier pendant plusieurs années consécutives ; souvent, pour son malheur hélas ! C’est là que le trappeur dispose le collet de crin à cheval ou de fil de laiton pour le capturer, le pauvre sire.

La femelle porte six semaines, dit-on, et donne le jour en mai à une famille de levrauts, variant en nombre de deux à six à la fois : elle a une seconde portée vers l’automne, l’on croit.

Bien différent du lièvre européen, le lièvre mâle en Canada ne maltraite pas ses jeunes : père indulgent, il n’est pas rare de le voir surveiller d’un air recueilli sa nombreuse progéniture, se complaire même aux gambades folles de cette jeunesse indisciplinée et inconsciente des dangers du dehors.

Le lièvre a beaucoup d’ennemis : d’abord l’homme et le chien de chasse ; puis, les bêtes fauves, le renard, la fouine le loup, le loup-cervier surtout : quelquefois le chat domestique lui tendra des embûches. Il devient une proie facile aux aigles, aux hiboux, aux éperviers : le Duc de Virginie, et le hibou blanc lui font une guerre acharnée.

Il pénétré, en Canada jusqu’au 68° degré de latitude, au nord, et sa limite au sud, semble être le 41° degré.

Il est un mois de l’année où le lièvre se livre aux plus étranges pérégrinations, la nuit sous les pâles rayons de Diane, en mars, pour lui, le mois des amours.

Mon domaine avoisine à l’ouest le beau Bois Gomin — séjour de tout temps, achalandé des lièvres : en mars, la neige recouvre nos clôtures sur la voie publique et en rend l’abord facile, aux lièvres, aux renards aux loup-cerviers et autres coureurs de nuit. Chaque printemps, notre avenue est sillonnée en tous sens, de pistes de lièvres. J’ai eu la curiosité de suivre quelques unes des traces de ces rôdeurs : j’ai pu m’assurer que plusieurs se prolongeaient jusqu’au delà de mes serres-chaudes, en escaladant la couche de neige qui s’amoncèle le long, jusqu’au toit. L’animal dans sa course insensée avait évidemment passé outre, plutôt que de dévier quelques mètres pour contourner l’obstacle. Ma cuisinière, antique saxonne, très versée dans les dictons populaires des anglais, applique aux lièvres le proverbe « Mad a March Hare. Fou comme un lièvre en mars, » et son explication fait arrêt.

Blaze dans son charmant volume peint au noir les lièvres du Vieux Monde, à la période des accouplements Si les nôtres ont encore l’habitude de « songer en leur gîte » comme au temps du bon Lafontaine, ils ne ragent pas et sont bien moins sanguinaires ; au mois de mars, dit-il, lorsque le printemps fait sentir sa douce influence, les bouquins ou mâles poursuivent les hases avec un acharnement incroyable ; leur amour ressemble à de la rage.[4] Ils se livrent entre eux, des combats sanglants, qui souvent finissent par la mort. Un jour je passai sur le champ de bataille de ces messieurs ; je vis, en frémissant, le poil de lièvre répandu sur le sol, en quantité suffisante pour faire un manchon ; par ci, par là, des traces de sang ; un bout d’oreille déchirée par des dents qui jamais n’auraient dû couper que de l’herbe… Plus loin, un cadavre palpitant encore. « Voyez les dangereux effets de l’amour, dis-je à ma cuisinière ; et faites nous un bon civet. »




  1. Sagard Théodat, p. 747, 1536.
  2. Kalm’s Tavels in North America, vol. XII, p. p. 11, 376, — 1772.
  3. Lièvre noir

    M. Zoël Gagnon, employé au bureau de poste, a fait cadeau à l’Université Laval d’un magnifique lièvre à pelage noir, pris à N.-D. de Lourdres, dans le comté de Mégantic.

    (Courrier du Canada, 11 mars 1887.)
  4. C’est par cette raison, ajoute Blaze, sans doute, que Venus est appelée par quelques auteurs latins, la mère des lièvres : Alma leporum mater.