Chateaubriand (Lemaître)/5

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Calmann-Lévy, éditeurs (p. 133-167).


CINQUIÈME CONFÉRENCE

LE GÉNIE DU CHRISTIANISME


Chateaubriand était donc toujours à Londres. Il venait de terminer, je pense, la rédaction définitive des Natchez, dont Atala et René faisaient partie, lorsqu’il reçut cette lettre de sa sœur, madame de Farcy :

 Saint-Servan, 1er juillet. — Mon ami, nous venons de perdre la
 meilleure des mères ; je t’annonce à regret ce coup funeste.
 Quand tu cesseras d’être l’objet de nos sollicitudes, nous aurons
 cessé de vivre. Si tu savais combien de pleurs tes erreurs
 ont fait répandre à notre respectable mère, combien elles
 paraissent déplorables à tout ce qui pense et fait profession
 non seulement de piété, mais de raison ; si tu le savais,
 peut-être cela contribuerait-il à t’ouvrir les yeux, à te
 faire renoncer à écrire ; et si le ciel touché de mes vœux
 permettait notre réunion, tu trouverais au milieu de nous tout
 le bonheur qu’on peut goûter sur la terre ; tu nous donnerais
 ce bonheur, car il n’en est point pour nous tandis que tu nous
 manques et que nous avons lieu d’être inquiètes de ton sort.

Après avoir cité cette lettre au livre IX des Mémoires, il écrit effrontément (1822) : « Ah ! que n’ai-je suivi le conseil de ma sœur ! Pourquoi ai-je continué d’écrire ? Mes écrits de moins dans mon siècle, y aurait-il eu quelque chose de changé aux événements et à l’esprit de ce siècle ? » Si on lui avait répondu que non, il aurait été bien étonné.

Il continue : « Je jetai au feu avec horreur les exemplaires de l’Essai, comme l’instrument de mon crime. Je ne me remis de ce trouble que lorsque la pensée m’arriva d’expier mon premier ouvrage par un ouvrage religieux : telle fut l’origine du Génie du christianisme ». (Une des origines, oui, il est possible.)

Et il rappelle la première préface du livre :

 Ma mère, après avoir été jetée à soixante-douze ans dans
 les cachots où elle vit périr une partie de ses enfants, expira
 enfin sur un grabat, où ses malheurs l’avaient reléguée. Le
 souvenir de mes égarements répandit sur ses derniers jours une
 grande amertume ; elle chargea en mourant une de mes sœurs de me
 rappeler à cette religion dans laquelle j’avais été élevé.
 Ma sœur me manda le dernier vœu de ma mère. Quand la lettre
 me parvint au delà des mers (« au delà des mers » veut
 dire simplement « de l’autre côté de la Manche »), ma sœur
 elle-même n’existait plus : elle était morte aussi des suites de
 son emprisonnement. Ces deux voix sorties du tombeau, cette mort
 qui servait d’interprète à la mort m’ont frappé. Je suis
 devenu chrétien. Je n’ai pas cédé, j’en conviens, à de grandes
 lumières surnaturelles : ma conviction est sortie du cœur ; j’ai
 pleuré et j’ai cru. 

Il a donc reçu une lettre de sa sœur morte lui annonçant la mort de sa mère ; il a pleuré ; il est devenu chrétien. Cela est fort beau ; mais cela est un peu arrangé. (Voyez Victor Giraud, la Genèse du Génie du christianisme.) En réalité, la lettre par laquelle madame de Farcy annonçait à son frère la mort de leur mère lui est parvenue bien avant la mort de madame de Farcy ; et lorsqu’il apprit cette mort de sa sœur, le Génie du christianisme était déjà fort avancé. Mais l’auteur tenait à sa phrase : « Ces deux voix sorties du tombeau, cette mort qui servait d’interprète à la mort… » Il resterait donc que, dans la préface d’un livre conçu avec des larmes et pour la plus grande gloire de Dieu, il altère la vérité pour produire plus d’effet (ce qu’il a fait d’ailleurs toute sa vie). Et cela n’est certes pas un crime, mais cela ne marque pas un très grand sérieux, — ni, comme dit le Psaume, « un cœur profondément contrit et humilié ».

Il continue, dans les Mémoires : « Je m’exagérais ma faute : l’Essai n’était pas un livre impie, mais un livre de doute et de douleur… Il ne fallait pas grand effort pour revenir du scepticisme de l’Essai à la certitude du Génie du christianisme. »

Cela paraît assez vrai. Dans les plus grandes hardiesses de l’Essai, « s’il était philosophe par les opinions, il ne l’était point par les conclusions » (Sainte-Beuve). Il niait le progrès, ce dogme capital des philosophes. Il avait pour les encyclopédistes les sentiments de Rousseau. Il inclinait vers une espèce de christianisme social. Les protestants lui inspiraient peu de sympathie. Il terminait ainsi un chapitre sur la Réforme : « Pourquoi cet abominable spectacle ? Parce qu’un moine s’avisa de trouver mauvais que le pape n’eût pas donné à son ordre, plutôt qu’à un autre, la commission de vendre des indulgences en Allemagne ». (2e part., chap. XL.) Il disait, à propos d’Épiménide : « Il bâtit des temples aux dieux, leur offrit des sacrifices et versa le baume de la religion dans le secret des cœurs. Il ne traitait point de superstition ce qui tend à diminuer le nombre de nos misères ; il savait que la statue populaire, que le pénate obscur qui console le malheureux est plus utile à l’humanité que le livre du philosophe qui ne saurait essuyer une larme. » Il n’était, en tout cas, qu’un impie intermittent. Et sa sensibilité était restée chrétienne. Cette sensibilité régnait partout dans Atala, René, les Natchez, et aussi la croyance à l’utilité sociale du christianisme. Rappelez-vous les personnages du Père Aubry et du Père Souël. Non, non, Chateaubriand, pour entreprendre une apologie de la religion, — du moins le genre d’apologie qu’il entreprit, — n’avait pas à revenir de très loin.

Enfin, il était naturel (comme le fait remarquer M. Victor Giraud), que les émigrés, et même les plus touchés de l’esprit du dix-huitième siècle, revinssent à la foi chrétienne, ou pour le moins au respect de la foi, par horreur soit de la philosophie, soit de l’impiété des plus grands criminels de la Révolution. Il ne leur paraissait pas ragoûtant de continuer à penser comme ces gens-là. Les doctrines étaient jugées par leurs fruits. Puis, en poursuivant d’une haine pareille les nobles et les prêtres, la Révolution avait créé entre eux une solidarité que les plus corrompus même de l’ancien régime acceptaient par point d’honneur. Madame de Duras dit très bien (dans une note de son roman d’Édouard, 1825), après avoir indiqué la corruption de la fin du dix-huitième siècle : « Une seule chose avait survécu à ce naufrage de la morale… : c’était l’honneur. Il a été pour nous la planche dans le naufrage, car il est remarquable que, dans la Révolution, c’est par l’honneur qu’on est rentré dans la morale ; c’est l’honneur qui a fait l’émigration ; c’est l’honneur qui a ramené aux idées religieuses. » Or l’honneur fut éminemment la vertu de Chateaubriand, et fut peut-être sa seule vertu.

Ajoutez que, chez beaucoup d’incroyants provisoires, l’excès du malheur, le besoin d’un recours, durent réveiller les impressions religieuses de leur enfance. Lorsque Chateaubriand apprit la mort de sa mère, il revit ses années de Combourg et du collège de Dol, — et sa première communion qu’il raconte ainsi dans les Mémoires : « J’approchai de la Sainte Table avec une telle ferveur que je ne voyais rien autour de moi. Je sais parfaitement ce que c’est que la foi, par ce que je sentis alors. La présence réelle dans le Saint-Sacrement m’était aussi sensible que la présence de ma mère à mes côtés. Quand l’hostie fut déposée sur mes lèvres, je me sentis comme tout éclairé en dedans… Je tremblais de respect… » (Il écrit cela trente ans après). En revenant du Canada, il avait chanté, à la vue des côtes de Bretagne, le cantique des marins à Notre-Dame du Bon Secours, etc… Toute son enfance, quand il lut la lettre de madame de Farcy, dut lui remonter au cœur.

Des milliers et des milliers de Français, en France ou dans l’exil, étaient dans les mêmes dispositions. Fontanes, qu’il connaissait déjà et qui avait été aussi incrédule que lui, était repris du désir de croire. En 1790 déjà, Fontanes écrivait à Joubert : « Ce n’est qu’avec Dieu qu’on se console de tout… J’aimerais mieux me refaire chrétien comme Pascal… que de vivre à la merci de mes opinions, ou sans principes, comme l’Assemblée nationale ; il faut de la religion aux hommes, ou tout est perdu. » (Cité par V. Giraud.) Joubert, que Chateaubriand allait connaître, et qui avait eu, lui aussi, sa période d’incroyance, écrivait : « La Révolution a chassé mon esprit du monde réel en le rendant trop horrible. » Et encore : « La religion est la poésie du cœur ; elle a des enchantements utiles aux mœurs. » (Il écrivait cela après le Génie du christianisme, mais il le pensait depuis le commencement de la Révolution.) On sentait qu’il faut une religion, non seulement pour le peuple, mais pour tout le monde. Tout le monde, après la grande orgie d’impiété, de sottise, de cruauté et de destruction, portait en soi le Génie du christianisme, en attendant qu’un seul l’écrivît.

Et quelques-uns en écrivaient déjà des fragments. La Harpe, converti comme Chateaubriand, entreprenait une Apologie de la religion. Ballanche écrivait, en 1797, le livre Du sentiment considéré dans ses rapports avec la littérature et les arts, que Chateaubriand n’a sans doute pas lu, mais où se trouve pourtant le titre même de son livre : « (À propos du Télémaque). Combien de choses, et ce sont les plus belles, qui n’ont pu être inspirées que par le génie du christianisme ! » (Cité par V. Giraud.) Un certain Paul Didier faisait paraître en 1802 un livre intitulé Du retour à la religion. Rivarol, incrédule, mais clairvoyant, écrivait dans le Discours préliminaire de son Nouveau Dictionnaire de la langue française : « Il me faut, comme à l’univers, un Dieu qui me sauve du chaos et de l’anarchie de mes idées… Le vice radical de la philosophie, c’est de ne pas pouvoir parler au cœur. Or… le cœur est tout… Tout État, si j’ose le dire, est un vaisseau mystérieux qui a ses ancres dans le ciel. » (Cité par V. Giraud.) Bonald, dans sa Théorie du pouvoir (1796), expliquait que le salut de la France était dans le retour aux principes monarchiques et surtout catholiques. Enfin, Joseph de Maistre avait publié, en 1796, ses profondes et magnifiques Considérations sur la France, que Chateaubriand avait lues (d’après V. Giraud). Or, Maistre annonce, à la fin du premier chapitre, une renaissance religieuse ; et, au second chapitre, Chateaubriand put lire ceci : « L’effusion du sang humain n’est jamais suspendue dans l’univers… Il y a lieu de douter, au reste, que cette destruction violente soit, en général, un aussi grand mal qu’on le croit… Les véritables fruits de la nature humaine, les arts, les sciences… les hautes conceptions… tiennent surtout à l’état de guerre… En un mot on dirait que le sang est l’engrais de cette plante qu’on appelle génie. » Le jeune Chateaubriand dut se dire : ceci est écrit pour moi.

Étant donnés son éducation, son enfance chrétienne, sa sensibilité, le tour de son imagination, et qu’il était parmi les victimes de la Révolution et par conséquent de l’impiété révolutionnaire ; que, même dans sa période d’ « égarements » et de doute, il n’avait pas cessé d’être ému par les « beautés » de la religion ; que, tout jeune, il avait eu la fureur d’écrire (douze heures par jour à l’occasion) et sur les grands sujets, et que jamais peut-être on ne vit jeune écrivain débuter par d’aussi énormes ouvrages ; que, dans l’Essai et même dans les Natchez, la préoccupation religieuse est fréquente ; qu’il voulait la gloire, et que c’est peut-être la seule chose qu’il ait voulue énergiquement ; qu’il voulait jouer un grand rôle par la plume ; qu’à cette époque la grande œuvre à écrire, le « livre à faire », c’était une apologie de la religion chrétienne, condition et commencement de la reconstruction sociale ; que cela était « dans l’air » ; que, Rivarol étant trop peu croyant et ayant trop d’esprit, Bonald manquant de charme, Maistre étant étranger et ayant un génie trop insolent, Chateaubriand était le seul qui pût écrire ce livre attendu, de telle façon qu’il fût à la fois splendide, populaire et efficace… il était presque nécessaire que Chateaubriand écrivît le Génie du christianisme.

Il l’écrivit donc. Il le commença dès les premiers jours de 1799 (d’après Biré) et fit imprimer une partie du premier volume chez les Dulau, « qui s’étaient faits libraires du clergé français émigré ».

(Chateaubriand nous dit dans les Mémoires que le simiesque abbé Delille entendit la lecture de quelques fragments de l’ouvrage. L’abbé lui-même, dans son poème de la Pitié, qu’il avait composé à Brunswick un peu auparavant, célébrait la pitié chrétienne, disait la charité des sœurs grises et de l’abbé Carron ; et c’était déjà, au deuxième chant, comme une pâle petite esquisse des derniers chapitres du Génie du christianisme ; tant tout le monde avait la même chose dans l’esprit !)

Cependant, Bonaparte était devenu premier consul. Beaucoup d’émigrés rentraient. Chateaubriand quitta Londres au printemps de 1900. Il emportait avec lui Atala, René et les premières feuilles imprimées du Génie du christianisme. Il n’avait pas vu Paris depuis neuf ans. Il rentra à pied par la barrière de l’Étoile et les Champs-Élysées. Paris avait l’air d’une ville en ruines semée de bastringues, un air sinistre et fou. Chateaubriand était d’ailleurs devenu Anglais de manières et, « jusqu’à un certain point, de pensée ». Mais il retrouve Fontanes et rencontre Joubert. Et peu à peu il goûte la sociabilité française, « ce commerce charmant, facile et rapide des intelligences, cette absence de toute morgue et de tout préjugé ». Il goûte le pittoresque moral et le pêle-mêle de cette société, qui commence pourtant à se réorganiser. Il partage cette ivresse de vivre dont tout le monde était saisi après de tels bouleversements. Il n’a pas le sou, il emprunte pour vivre, mais il déborde d’espérance. Il travaille avec une allègre fureur. Je ne pense pas qu’il ait beaucoup souffert, à ce moment-là, du mal de René.

On sait, dans le Paris de l’ancienne France et des rapatriés, qu’il compose son grand ouvrage. Il n’est point malhabile, oh non ! À propos du livre de madame de Staël, De la littérature dans ses rapports avec la morale, il publie dans le Mercure de France une Lettre à M. de Fontanes où il montre que c’est au christianisme, non à la philosophie, que nous devons une plus grande connaissance des passions humaines. On lit dans le préambule de cette lettre : «… Je m’enhardis en songeant avec quelle indulgence vous avez déjà annoncé mon ouvrage. Mais cet ouvrage, quand paraîtra-t-il ? Il y a deux ans qu’on l’imprime, et il y a deux ans que le libraire ne se lasse point de me faire attendre, ni moi de corriger. Ce que je vais donc vous dire… sera tiré en partie de ce livre futur. » Autrement dit, il raccroche au livre de madame de Staël une très élégante et très adroite réclame de son propre livre, et il signe — déjà — « l’auteur du Génie du christianisme ». Cette lettre eut un très grand succès. « Cette boutade, dit-il dans les Mémoires, me fit tout à coup sortir de l’ombre. »

Mais le coup de maître, ce fut la publication d’Atala à part. Nous avons vu ce qu’Atala avait de nouveau et par où elle séduisit les imaginations. Mais surtout quelle victorieuse idée d’annoncer, par un fragment de cette espèce, par une histoire mélancolique et chastement sensuelle, pleine des images de la volupté et de la mort, une apologie de la religion ! À coup sûr, cette apologie ne serait pas austère ni rebutante ; l’auteur connaissait, autant que la poésie de la nature, la poésie des passions ; son livre serait un trésor de suaves descriptions et d’émotions distinguées. Les femmes l’attendaient comme un roman.

 C’est de la publication d’Atala (dit Chateaubriand dans les
 Mémoires) que date le bruit que j’ai fait dans le monde…
 Atala devint si populaire qu’elle alla grossir, avec la
 Brinvilliers, la collection de Curtius. Les auberges de
 rouliers étaient ornées de gravures rouges, vertes et bleues
 représentant Chactas, le Père Aubry et la fille de Simaghan.
 Dans des boîtes de bois, sur les quais, on montrait mes
 personnages en cire, comme on montre des images de Vierge et
 de saints à la foire. Je vis sur le théâtre du boulevard ma
 sauvagesse coiffée de plumes de coq, qui parlait de l’âme de
 la solitude à un sauvage de son espèce, de manière à me faire
 suer de confusion…

Il fut « enivré ». « J’aimai la gloire comme une femme, comme un premier amour. » On se le disputa. Les femmes s’arrachèrent un mot de sa main, une « enveloppe suscrite par lui », que l’on « cachait avec rougeur, en baissant la tête, sous le voile tombant d’une longue chevelure ». « Les éphèbes de treize et quatorze ans étaient, dit-il, les plus périlleuses. » Diable ! Il fait alors la connaissance de madame Bacciochi, sœur de Bonaparte, et de Lucien. Une fois on le conduit chez madame Récamier. Il ne devait la revoir que vingt ans plus tard. « Le rideau, dit-il, se baissa subitement entre elle et moi. »

Surtout, — avec Fontanes et Joubert, avec Molé, Pasquier, Chênedollé, qui fréquentaient chez elle, — il connut madame de Beaumont, née Pauline de Montmorin. Il fut passionnément aimé d’elle, et assurément il l’aima. Si vous voulez parfaitement savoir qui était madame de Beaumont, lisez ou relisez le tendre chapitre qui la regarde dans le livre d’André Beaunier : Trois amies de Chateaubriand. Elle avait eu un père massacré à l’Abbaye, une mère et un frère guillotinés, une sœur morte en prison, puis une vie morne et décolorée… J’ai vu son portrait par madame Vigée-Lebrun. Elle n’était pas belle ; elle avait, un peu, un museau de souris, mais des yeux admirables, de jolis bras, de la grâce, cette ardeur languissante que donne la phtisie, enfin ce qu’il fallait pour toucher. D’ailleurs une âme élevée et un grand courage.

Chateaubriand nous dit que le succès d’Atala l’avait déterminé à « recommencer » le Génie du christianisme dont il y avait déjà deux volumes imprimés. En le recommençant, il le « christianisa », je crois, le plus qu’il put. Madame de Beaumont lui offrit une chambre à la campagne, dans une maison qu’elle venait de louer à Savigny-sur-Orge. Il y passa six mois dans le voisinage de Joubert et de sa femme. C’est là qu’il remania et termina son livre, dans une fièvre joyeuse, attendrie par la présence d’une amie malade, mais à qui son mal laissait alors des trêves. « Madame de Beaumont, dit-il, avait la bonté de copier les citations que je lui indiquais. » Ainsi cette amoureuse aidait, selon ses forces, le défenseur de la foi. Apparemment c’est à elle que furent lues d’abord, à mesure qu’elles étaient écrites, les pages du texte définitif. Ces lectures ne durent pas être sans volupté pour elle et pour lui.

Comment l’apologiste de la religion se fût-il souvenu de sa femme ?

L’apparition du livre était, depuis deux ans, annoncée, attendue, préparée ; préparée par la rumeur des salons ressuscités, par la Lettre sur le livre de madame de Staël, par la sensuelle Atala, par les articles officiels de Fontanes, par les besoins religieux du public et son retour spontané à l’ancien culte (« Ce qui demeurait d’églises entières se rouvrait », dit Chateaubriand lui-même en parlant de l’année 1801) ; préparée enfin, on peut le dire, par le premier consul en personne.

Quelle « réclame » pour un livre que le traité d’Amiens et le Concordat !

Le 18 avril 1802, jour de Pâques, un Te Deum solennel fut chanté à Notre-Dame pour célébrer en même temps la paix générale et le rétablissement du culte. « Le Concordat fut publié dans tous les quartiers de Paris avec grand appareil et par les principales autorités. » (Thiers.) Et le même jour le Génie du christianisme parut, et M. de Fontanes en rendait compte dans le Moniteur.

Je ne vois guère que l’Énéide qui ait rencontré des conditions analogues de publicité. La carrière littéraire du mélancolique René a été une incroyable « réussite ». Autant que j’en puis juger, le Génie du christianisme a été le plus grand succès de toute l’histoire de notre littérature (même pour la vente, si on tient compte du temps, de la nature de l’ouvrage, de son volume et de son prix).

Chateaubriand put se considérer comme étant, avec Bonaparte, le restaurateur du culte. Il put dire : « Bonaparte et moi. » Et il n’y manqua pas.

   *    *    *    *    *

Le livre qui eut une telle fortune était-il un chef-d’ œuvre ? Il le parut et il devait le paraître. Il avait des parties à la fois attendues et neuves. — Était-il une œuvre de foi ? C’est ce que je voudrais examiner d’abord.

Je me suis dit pour commencer :

—Chateaubriand a été certainement incrédule entre vingt et trente ans. En 1798, il l’était parfois jusqu’au nihilisme. Là-dessus, il écrit le Génie du christianisme. Que s’était-il donc passé ? Il n’avait pas eu de « nuit » à la Pascal ; autrement il nous l’aurait raconté. Il avait été fortement ému en apprenant la mort de sa mère et ce que sa mère avait souffert par lui. Sa conversion avait été encore déterminée, ou hâtée, par le désir d’écrire le livre réparateur que tout le monde attendait. Que valait sa conversion ? De quelle espèce était sa foi ?

Il y a une vingtaine d’années, au temps des mystères de Maurice Bouchor et des cigognes de M. de Vogüé, on rencontrait fréquemment dans les livres, et même au théâtre, un sentiment que j’avais appelé « la piété sans la foi ». — La piété sans la foi, disais-je, consiste à bien comprendre, à respecter et à goûter, pour la bienfaisance de leurs effets, pour la beauté de leur signification et aussi pour la grâce de leurs représentations plastiques, des dogmes auxquels on ne croit pas… Cette piété n’est pourtant ni un mensonge, ni une hypocrisie… On aime les vertus et les rêves qu’a suscités la foi dans des millions et des millions de têtes et de cœurs ; on aime les innombrables inconnus qui, dans le passé profond, ont fait ces rêves et pratiqué ces vertus… On aime aussi la poésie, la douceur et tour à tour l’allégresse espérante et les lamentations des chants liturgiques ; on les aime pour ce qu’ils ont d’éternellement vrai, l’humanité étant l’éternelle suppliante. On aime enfin, (dans un mystère comme celui de la Nativité), sous le sens littéral le sens symbolique. Il n’est certes pas besoin de croire à un dogme révélé pour être profondément sincère en appelant un Sauveur. Depuis dix-neuf siècles on chante tous les ans : « Venez, divin Messie », comme si le Messie n’était pas venu encore. S’il est un cri que tout le monde, croyants et incroyants, peut pousser du fond du cœur, c’est apparemment celui-là. Quand la race humaine disparaîtra, ce sera encore en appelant au secours, et peut-être en essayant de rêver que le secours lui est venu.

Voilà des sentiments que certes Chateaubriand n’eût pas reniés, et que même il nous a peut-être aidés à avoir ; mais il semble pourtant qu’il y ait eu dans son cas un peu plus que la piété sans la foi, alors que la foi venait d’avoir ses martyrs, que l’Église était teinte de son propre sang, et que l’imagination était remuée par tout ce tragique. « J’ai pleuré, j’ai cru », il faut tenir grand compte de cette déclaration. Chateaubriand a donc la foi. Quelle foi ? L’affirmation du dogme par persuasion de sa nécessité sociale, avec un sincère attendrissement, et avec un ardent désir que le dogme soit vrai ? Oui, quelque chose comme cela. Mais il est clair que ce n’est pas la foi d’un chrétien sérieux, celle qui tient tout l’homme, même quand il pèche ; qui est toujours présente à son esprit, qui est l’essentiel de sa vie, qui façonne à chaque instant ses sentiments et sa conduite. Il y a visiblement plus de foi dans n’importe quelle page des Pensées de Pascal que dans tout le Génie du christianisme. La foi de Chateaubriand, affirmation de politique, émotion de poète, désir et illusion de croire, ne le gêne ni ne le dirige ; ne l’empêche ni d’écrire la sensuelle Atala, ni de choisir la maison de sa maîtresse pour y achever son apologie de la vraie religion. Il est d’ailleurs remarquable que, jusqu’à la fin de sa vie et dans le temps même de ses plus beaux gestes de chevalier de la foi, Chateaubriand ait toujours eu des phrases qui supposaient un quasi nihilisme. Boutades élégantes, boutades vaniteuses qu’un vrai chrétien ne se permettrait pas.

Je sais bien qu’on peut croire sans une « pratique » complète. Mais enfin, chez les hommes comme Chateaubriand, le signe le plus sûr de la foi totale, c’est encore la pratique. Une curiosité, assurément innocente et même louable, m’a fait demander à M. Victor Giraud si, depuis le Génie du christianisme, Chateaubriand communiait. M. Victor Giraud m’a répondu : « Voici mon impression. Je serais étonné que Chateaubriand n’eût pas fait ses Pâques en 1799, après la conversion ; je serais étonné qu’il les eût faites de 1801 jusqu’à une époque assez difficile à déterminer, mais assez lointaine ; et je crois qu’il les faisait régulièrement dans les dernières années de sa vie. Si cette impression est fondée, vous avouerai-je qu’elle ne m’empêche pas de croire à la sincérité religieuse de Chateaubriand ? 1° Video meliora… et 2° les trois quarts des écrivains sont beaucoup plus sincères en écrivant qu’en vivant. » Cela me semble parfaitement juste.

Mais, avec tout cela, la foi de Chateaubriand ne me satisfaisait pas. Elle me paraissait petite et fragile. Alors j’ai consulté un théologien ; et j’ai vu que l’Église était moins difficile que moi ; et j’ai admiré sa connaissance de l’homme et sa très sagace indulgence.

Le théologien m’a répondu :

« La foi proprement dite ou « foi divine » (au sens de foi à Dieu) consiste en ce que l’on croit une vérité révélée et qu’on la croit à cause de l’autorité de Dieu qui la révèle.

»Ainsi donc l’objet de la foi est une vérité révélée, — non évidente de soi, et plutôt mystérieuse, — que l’esprit accepte, sans pouvoir se démontrer qu’elle est une vérité, et seulement parce qu’il sait qu’elle est une vérité révélée par Dieu…

»Préalablement à la « foi divine » ainsi conçue doit se placer une enquête de l’esprit se demandant quelles raisons il a de penser qu’en effet il y a des vérités qui ont été révélées par Dieu, et que le Christ, par exemple, avait mission de parler pour Dieu… Cette enquête constitue l’apologétique chrétienne…

»Cette enquête n’impose pas sa conclusion comme une conclusion nécessaire (ainsi qu’il arrive en géométrie) : l’assentiment de l’esprit à la foi qui lui est proposée demeure un acte libre, donc un acte auquel la grâce peut concourir et concourt. »

Le développement de ces axiomes fatiguerait notre frivolité. Mais voici qui est, pour nous, du plus vif intérêt :

« Les théologiens distinguent la foi explicite et la foi implicite.

»La foi explicite est celle qui a la notion de ce qu’elle croit. La foi implicite est celle qui ne conçoit ni ne connaît ce qu’elle croit, — ce qu’elle croit sans le connaître ou sans le concevoir étant impliqué et latent dans une affirmation qu’elle accepte en pleine connaissance.

»Ainsi le fidèle fait acte de foi implicite quand il dit : Je crois tout ce que croit ou enseigne l’Église, ou : Je crois tout ce que Dieu, vérité infinie, a révélé.

»Ce point de doctrine est extrêmement important, car par là les théologiens admettent que la foi explicite, adéquate au révélé, est pratiquement irréalisable ; elle est dans les livres, et là seulement…

»Donc un homme aura la foi, qui enferme cette foi dans une seule vue de foi, comme serait la paternité de Dieu, le royaume de Dieu, la communion des saints, l’Église œuvre de Dieu…, et qui, par le fait qu’il ne niera aucune des vérités révélées impliquées dans ces notions synthétiques, les acceptera toutes implicitement.

»Si nous appliquons cette distinction à Chateaubriand et si nous nous demandons : Avait-il la foi ?… nous répondrons :

»La foi explicite d’un Bossuet ? Certes non ! Mais une foi implicite, qui s’attachait à telles ou telles vues de foi, s’y complaisait, s’y tranquillisait, — et laissait le reste à l’érudition des théologiens de profession. C’était l’attitude très correcte, — et très calculée — de Descartes. C’est chez Chateaubriand une attitude spontanée, mais aussi correcte.

»Ici encore les théologiens distinguent : 1° les raisons de croire objectives, et ce sont les miracles que met en ligne l’apologétique traditionnelle ; 2° les raisons de croire subjectives, qu’ils appellent du nom de « suppléances subjectives de la crédibilité rationnelle. »

»Ces suppléances sont des impondérables, des incommunicables : motifs moraux, motifs de sentiment, motifs d’expérience, motifs de tradition, motifs d’ordre social… : le moralisme de Vinet, le pragmatisme de James, la sociologie morale de Brunetière, l’esthétique et le traditionalisme du Génie du christianisme. »

Voilà l’admirable consultation de mon théologien.

Ainsi, un assentiment en bloc (chose infiniment commode), un mouvement du cœur, un acte de la volonté… Donc, Biré a raison, l’abbé Pailhès a raison, l’abbé Bertrin a raison, M. Victor Giraud a raison : Chateaubriand avait la foi.

Et maintenant que je suis plus tranquille, m’étant assuré que la foi « implicite » de Chateaubriand vaut aux yeux de l’Église, le livre lui-même précisera pour nous l’allure et le caractère de cette foi.

Au deuxième chapitre du livre II, il a tout justement à définir la foi, c’est-à-dire la première des vertus théologales. Or, tout de suite, il confond la foi avec la conviction et la confiance. Il nous dit : « Colomb s’obstine à croire un nouvel univers. » « L’amitié, le patriotisme, l’amour… sont une espèce de foi. » « C’est parce qu’ils ont cru que les Codrus, les Pylade, les Régulus… ont fait des prodiges. » Comme si la croyance aux destinées de la patrie, ou la confiance aux vertus d’un ami, ou la persuasion (avant la découverte) que le nouveau monde existe, etc…, c’est-à-dire, en somme, la croyance à des objets dont l’existence peut être vérifiée, avaient quelque chose de commun avec la foi aux mystères de la Trinité, de la Chute, de l’Incarnation, de la Rédemption !

Et justement un abus de mots tout pareil aide Chateaubriand à « faire passer » les mystères, si j’ose m’exprimer ainsi. « Il n’est, dit-il, rien de beau, de doux, de grand dans la vie que les choses mystérieuses. Les sentiments les plus merveilleux sont ceux qui nous agitent un peu confusément : la pudeur, l’amour chaste, l’amitié vertueuse sont pleins de secrets. L’innocence à son tour… n’est-elle pas le plus ineffable des mystères ?… Les plaisirs de la pensée sont aussi des secrets… Tout est caché, tout est inconnu dans l’univers », etc… Et ainsi, nous ne devons avoir aucune peine à croire au mystère de la Trinité ou au mystère de l’Incarnation, puisque la pudeur est un mystère, puisque l’innocence est un mystère, puisque la façon dont pousse un grain de blé est un mystère, et puisque le clair de lune est plein de mystère. À ce compte, le mot « mystère » aurait le même sens dans le « mystère de la Rédemption » et dans : « Le bocage était sans mystère ! »

Lorsqu’il parle des dogmes du christianisme (et il faut bien qu’il en parle), soyez sûrs qu’il pense toujours aux encyclopédistes, à leurs disciples et à leurs lecteurs et qu’il ne veut pas leur paraître trop crédule, ni trop naïf (et cela est d’ailleurs fort bien vu, étant donné son dessein). Il noie la Trinité chrétienne dans une érudition de dictionnaire : « La Trinité fut peut-être connue des Égyptiens… Héraclide de Pont et Porphyre rapportent un fameux oracle de Sérapis… Les mages avaient une espèce de Trinité… Platon semble parler de ce dogme… Aux Indes la Trinité est connue… Au Thibet également… Les missionnaires anglais à Otaïti ont trouvé quelques traces de la Trinité… » Enfin, « on peut découvrir quelque tradition obscure de la Trinité jusque dans les fables du polythéisme ». Où donc ? Mais notamment dans les trois Grâces. Ô monsieur Singlin, ô monsieur Hamon, ô monsieur Daguet, que dites-vous de ce chrétien ?

La Rédemption est « touchante ». On ne peut pas dire moins. « Ne demandons point à notre esprit, mais à notre cœur, comment un Dieu peut mourir. » La chute est « avérée par la tradition universelle et par la transmission du mal moral et physique. » (Ne l’est-elle donc pas par la parole de l’Écriture sainte ?) La communion, c’est « l’union entre une réalité éternelle et le songe de notre vie ». La communion « présente d’abord une pompe charmante ». Elle est l’« offrande des dons de la terre au Créateur ». Elle « rappelle la Pâque des Israélites et annonce la fin des sacrifices sanglants. » Elle annonce la « réunion des hommes en une grande famille ». Ce n’est qu’« en quatrième lieu » que « l’on découvre dans l’Eucharistie le mystère direct ( ?) et la présence réelle de Dieu dans le pain consacré ».

À propos du sacrement de l’ordre, ingénieux développement sur les charmes de la virginité. « Les anciens la donnaient à Vénus-Uranie et à Minerve… L’Amitié était une adolescente… Parmi les animaux, ceux qui se rapprochent le plus de notre intelligence sont voués à la chasteté » (les abeilles)… « Concluons que les poètes et les hommes du goût le plus délicat ne peuvent rien objecter contre le célibat des prêtres. » Il insiste beaucoup là-dessus. Il a cet argument imprévu et vraiment trop ingénieux : « Le législateur des chrétiens naquit d’une vierge et mourut vierge. N’a-t-il pas voulu nous enseigner par là, sous les rapports politiques et naturels, que la terre était arrivée à son complément d’habitants et que, loin de multiplier les générations, il faudrait désormais les restreindre ? » Puis il songe aux philosophes et aux économistes : « Au reste… l’Europe est-elle déserte parce qu’on y voit un clergé catholique qui a fait vœu de célibat ? Les monastères même sont favorables à la société… »

Quand il rencontre l’enfer, dogme déplaisant, il supprime négligemment les peines physiques : « Le bonheur du juste consistera, dans l’autre vie, à posséder Dieu avec plénitude ; le malheur de l’impie sera de connaître les perfections de Dieu, et d’en être à jamais privé. » Un peu plus loin : « Les méchants, dit-il, s’enfoncent dans le gouffre. » Et il passe.

Le sacrement de mariage amène un tableau de noce rustique dans le goût de Gessner. La tentation d’Ève sert de prétexte à une très brillante description du serpent et au tableau d’un Canadien qui charme, en jouant de la flûte, un serpent à sonnettes. Je prends tous ces traits presque au hasard dans les trois premiers livres. C’est de l’apologie pittoresque, et poétique, par appels à l’ imagination et au sentiment, par érudition amusante, par images, métaphores, analogies, par équivoques et abus de mots, par anecdotes et descriptions. Cela dut plaire extrêmement. L’auteur pensait aux « hommes de goût », comme il disait lui-même tout à l’heure, et ne voulait point leur paraître un petit esprit. Et il avait raison, et cela même servait l’Église. La foi de Chateaubriand cherche partout des arguments, et qui soient élégants et jolis ; on pourrait presque dire : Elle en cherche partout excepté dans l’Écriture. Et il est bien vrai que l’Écriture est ce qui aurait le moins persuadé le public auquel il s’adressait.

En somme, le Génie du christianisme était parfaitement adapté à son public. Ce livre contre l’impiété du dix-huitième siècle est encore, éminemment, une œuvre du dix-huitième siècle (du moins de celui de Rousseau), puisque c’est une apologie de la religion par des arguments tirés de la sensibilité.

Nous arrivons ainsi à la composition de l’ouvrage.

L’objet et le plan en sont très clairement exposés dans le premier chapitre. L’apologétique ne saurait plus être ce qu’elle était autrefois, parce que les adversaires du christianisme ne sont plus les mêmes. Saint Ignace d’Antioche, saint Irénée, Tertullien combattaient les premières hérésies ; Quadrat, Aristide et saint Justin, les calomnies inventées par les païens contre la religion nouvelle ; Arnobe le rhéteur, Lactance, Eusèbe, saint Cyprien se sont surtout « attachés à développer les absurdités de l’idolâtrie ». Origène combattit les sophistes ; saint Cyrille le néo-paganisme de l’empereur Julien ; Bossuet les protestants.

« Or, tandis que l’Église triomphait encore, déjà Voltaire faisait renaître la persécution de Julien. Il eut l’art funeste, chez un peuple capricieux et aimable, de rendre l’incrédulité à la mode. » Il s’agit donc de remettre à la mode la religion. « Ce n’étaient pas les sophistes qu’il fallait réconcilier à la religion, c’était le monde qu’ils égaraient. On l’avait séduit en lui disant que le christianisme était un culte né du sein de la barbarie, absurde dans ses dogmes, ridicule dans ses cérémonies, ennemi des arts et des lettres, de la raison et de la beauté ; un culte qui n’avait fait que verser le sang, enchaîner les hommes et retarder le bonheur et les lumières du genre humain. » Il fallait prouver que c’est précisément le contraire. « Qui est-ce qui lirait maintenant un ouvrage de théologie ? » Il faut « envisager la religion sous un jour purement humain ». — « Dieu ne défend pas les routes fleuries quand elles servent à ramener à lui. » Enfin : « Nous osons croire que cette manière d’envisager le christianisme présente des rapports peu connus : sublime par l’antiquité de ses souvenirs, qui remontent au berceau du monde, ineffable dans ses mystères, adorable dans ses sacrements, intéressant dans son histoire, céleste dans sa morale, riche et charmant dans ses pompes, il réclame toutes les sortes de tableaux. »

Et le Génie du christianisme est, en effet, une suite de tableaux et de morceaux ; c’est de l’apologétique descriptive. Le plan est d’une simplicité extrême, aussi peu complexe et « composé » que possible. Il est uni, tout uni ; il ne se ramasse pas comme un traité, mais s’étale comme un poème, « une sorte de poème persuasif, un poème sentimental », dit André Beaunier ; oui, et aussi, le dirai-je ? comme une série d’articles de journal.

« Quatre parties, divisées chacune en six livres. La première traite des dogmes et de la doctrine. La seconde et la troisième renferment la poétique du christianisme, ou les rapports de cette religion avec la poésie, la littérature et les arts. La quatrième contient le culte, c’est-à-dire tout ce qui concerne les cérémonies de l’Église et tout ce qui regarde le clergé séculier et régulier. »

De la première partie, je vous ai donné quelque idée en recherchant le degré de foi du brillant apologiste. Les chapitres les plus agréables sont sans doute ceux qui « prouvent l’existence de Dieu par les merveilles de la nature ». Cela rappelle la première moitié du Traité de l’existence de Dieu de Fénélon, et c’est, à la fois, moins probant encore et infiniment plus riche de couleurs. Cela fait songer aussi aux Harmonies de Saint-Pierre. Mais jamais personne n’avait décrit la nature avec cet éclat et cet imprévu d’images. C’est probablement cela, avec René, qui séduisit le plus.

La deuxième partie (Poétique du christianisme) est peut-être la plus intéressante. Voulant prouver la vérité de la religion par sa beauté, l’auteur essaye d’y montrer que le christianisme est plus favorable à la poésie et à l’art que le paganisme. Au début de ce chapitre, quelques traces de l’ancienne critique scolaire, comme cette assertion qu’il est moins difficile de faire les cinq actes d’Œdipe roi que de créer les vingt-quatre livres d’une Iliade, et que « Sophocle et Euripide étaient sans doute de beaux génies, mais au-dessous d’Homère et de Virgile ».

Il a ensuite la hardiesse, et peut-être l’imprudence, de comparer, deux par deux, les œuvres et les personnages de la littérature antique et de la moderne : Ulysse et Pénélope d’Homère, Adam et Ève de Milton ; le Priam de l’Iliade et le Lusignan de Zaire ; Andromaque, ou la mère, de l’Iliade, et Gusman, ou le fils, d’Alzire, etc. L’antiquité, dans ces comparaisons, me semble avoir trop d’avantages. Il rapproche Didon et la Phèdre de Racine, cette « chrétienne réprouvée » et préfère celle-ci, et il a sans doute raison ; puis il compare Polyphème et Galatée à Paul et Virginie, et donne la palme au couple de Bernardin de Saint-Pierre ; et certes nous le voulons bien. Mais, d’autre part, il fait un parallèle entre Virgile et Racine, et visiblement préfère Virgile. Alors ?

Partout il démontre et répète que la morale du christianisme est supérieure, mais ici il ne s’agit pas de morale, il s’agit de beauté. Il dit aussi (et cela est plus important pour la poésie et l’art) que le christianisme, « en se mêlant aux affections de l’âme, a multiplié les ressorts dramatiques » ; que la religion chrétienne « connaît mieux les mystères du cœur humain » et qu’elle est « un vent céleste qui enfle les voiles de la vertu et multiplie les orages de la conscience autour du vice ». Cela reste d’ailleurs assez superficiel, et il ne paraît pas que Chateaubriand ait quelque part défini un peu profondément en quoi le christianisme a compliqué et enrichi la conscience et la vie intérieure. Mais, encore une fois, il s’agit de beauté (du moins on nous l’avait dit) ; et, sur ce point, il s’en faut que l’auteur établisse la supériorité de la poésie moderne, arrêtée à la fin du dix-huitième siècle.

Il affirme ensuite que « les anciens n’avaient point de poésie proprement descriptive », parce que « la mythologie rapetissait la nature ». (Mais c’est plutôt que les anciens ne décrivaient pas pour décrire, ne décrivaient pas sans raison.) Puis il entreprend de démontrer que, dans ce qu’on appelle le « merveilleux », la religion chrétienne le dispute en beauté à la mythologie même. Et ce sont alors les comparaisons les plus vaines entre les faunes ou les naïades et les anges ou les saints ; entre le Zeus d’Homère et le Dieu de Racine ; le songe d’Énée et le songe d’Athalie ; le Tartare et l’Enfer, etc. Il s’excite beaucoup sur les anges (dont il abusera pour son compte) : ange de la solitude, du matin, de la nuit, du silence, du mystère, des mers, des tempêtes, du temps, de la mort, des saintes amours, des rêveries du cœur. (Pan, Silène, Galatée sont plus vivants.) Il me paraît avoir un faible étrange pour le Paradis perdu de Milton. À la Vénus qui se montre à Énée dans les bois de Carthage (« Elle avait l’air et le visage d’une vierge, et elle était armée à la manière d’une fille de Sparte »), il préfère le séraphin Raphaël qui va visiter Adam et qui, « pour ombrager ses formes divines, porte six ailes ». — « Ici, dit-il, Raphaël est plus beau que Vénus. » Avec ses trois paires d’ailes ? Eh bien, non, non ! et il le sait bien.

Il préfère le merveilleux glacial de Milton au merveilleux d’Homère, qui est du moins amusant et bonhomme. Il doute de la vérité du précepte de Boileau :

 De la foi d’un chrétien les mystères terribles
 D’ornements égayés ne sont point susceptibles,

qui est pourtant le bon sens même. Car on ne voit pas quels « ornements égayés » pourraient recevoir le mystère de la Trinité ou celui de la Rédemption. Et ce qu’il y aura d’agréable dans ce « merveilleux » chrétien, ce sera toujours quelque chose d’analogue au « merveilleux » païen ; ce sera Eloa, la jeune ange romanesque, ou ce beau jeune homme mélancolique et fatal, le Satan de Vigny.

Il montre alors ce que le christianisme a dû ajouter de beauté à notre littérature classique. Il était socialement utile de relever et de remettre au premier rang les écrivains du siècle de Louis XIV, « qui, dit-il, ne s’élevèrent à une si haute perfection que parce qu’ils furent religieux ». Il parle fort bien de Pascal, de La Bruyère, de Bossuet, des orateurs chrétiens. En somme, dans cette deuxième et troisième parties, sans être, je crois, aussi profondément original que l’explique Faguet, il élargit et élève la critique littéraire par cela seul qu’il y introduit une vue générale, qui est une vue passionnée, et qui est une vue historique. Il l’a fait en même temps que d’autres : car il était naturel que la peur ou simplement le dégoût de la Révolution amenât une réaction contre les écrivains qui semblaient l’avoir préparée, et par conséquent, en faveur des écrivains du siècle précédent et en faveur de toute la littérature chrétienne ; et déjà l’instinct de conservation avait rendu l’abbé Geoffroy, par exemple, fort clairvoyant et lui avait donné des vues d’historien. La poésie des cloîtres, des cimetières, des cérémonies chrétiennes (à l’imitation de Thomas Gray, par exemple), n’était pas non plus inconnue. Mais Chateaubriand avait pour lui son génie et la magie de sa phrase ; et on ne fit attention qu’à lui.

Une remarque utile : lorsque Chateaubriand préfère le merveilleux chrétien au merveilleux païen, lorsqu’il met au-dessus d’Homère et de Virgile, à quelques égards, Milton et Le Tasse et, au-dessus des anciens, les écrivains du dix-septième siècle, il aurait contre lui ces écrivains eux-mêmes, qui sont pourtant de bien autres chrétiens que lui, et qui, justement à cause de cela, n’auraient jamais eu l’idée de démontrer la vérité de la religion chrétienne par la beauté de ses productions littéraires.

L’auteur développe alors l’influence du christianisme dans la musique, la peinture, la sculpture, l’architecture, et parle bien, et l’un des premiers, des églises gothiques et (plus loin) encore mieux des ruines, préparant ainsi des thèmes à la poésie romantique. Enfin, dans la quatrième partie, consacrée au « culte », il étudie les cloches, les chants, la messe, la Fête-Dieu, les Rogations, les prières pour les morts ; puis le clergé, surtout régulier, et les moines de tous les pays du monde, les missions, les ordres militaires de chevalerie, et les « services rendus à la société par le clergé et la religion chrétienne en général ». Et chacun des cinquante-quatre chapitres qui composent cette partie ayant la même conclusion : « Mon Dieu, que c’est beau ! » cela est d’une monotonie un peu accablante.

Enfin, comme il avait terminé l’Essai sur les Révolutions en recherchant « quelle religion remplacerait le christianisme », il conclut ici par ce chapitre : « Quel serait aujourd’hui l’état de la société si le christianisme n’eût point paru sur la terre ? » Et le second chapitre me paraît aussi fragile que le premier.

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Messieurs, je ne peux pas vous le taire, ce livre, qui est une grande date, qui a coïncidé et concordé avec un grand événement historique, ce livre du Magicien, de l’Enchanteur, j’ai bien peur qu’il ne soit devenu un peu ennuyeux. J’en avais lu des morceaux, il y a quarante-quatre ans, je m’en souviens, avec une admiration docile. Je ne l’avais pas rouvert depuis (car on ne peut pas lire une bibliothèque tous les matins, et c’est pour cela que nos impressions sur les livres d’autrefois ou sont trop anciennes ou sont trop récentes, et que la critique est si souvent caduque). Or, en lisant ou relisant le Génie du christianisme, j’ai eu quelque peine à aller jusqu’au bout. Cela, sans doute, parce que son contenu a été mille fois ressassé dans des ouvrages venus après lui. Ce qu’il a inspiré, et qui avait été neuf, est devenu banal. Il a souffert de sa gloire même.

La poésie du christianisme, c’est surtout le mysticisme, et il n’y a pas pour un sou de mysticisme dans ce livre. Mais, si le Génie du christianisme n’est pas très profondément chrétien, cela n’empêche pas qu’il fut bienfaisant. Évidemment, les églises se seraient rouvertes sans Chateaubriand. Elles n’avaient été fermées, en réalité, que trois, quatre, cinq ans, selon les régions. Et, quand elles se rouvrirent, combien de paysans avaient lu le livre de Chateaubriand ? Mais il contribua fort à rendre la religion littérairement sympathique. C’est beaucoup… Il donna la formule d’une sorte de foi sentimentale, esthétique et sociale, oh ! mon Dieu, qui est la foi tout de même, nous l’avons vu, et qui, répandue, peut faire durer indéfiniment la religion chrétienne et ses bienfaits. Combien de chrétiens croient « explicitement » et avec une exactitude théologique ? Bien peu, et cela ne fait rien du tout, puisqu’au surplus eux-mêmes n’en savent rien. Chateaubriand a écrit un livre imposé par les circonstances, un livre nécessaire, inévitable, et que Jean-Jacques Rousseau, dégoûté du protestantisme dans la dernière partie de sa vie, repris par le catholicisme vague et tendre de madame de Warens, épouvanté et dégoûté par la Terreur, eût pu — qui sait ? — écrire à sa façon. (Il n’y faudrait que reculer un peu sa naissance et sa mort, ce qui n’est pas une affaire.) Mais enfin, ce livre, c’est Chateaubriand qui a eu la chance de l’écrire. Il a à peu près inventé le langage religieux laïque. Et son livre a commencé, sinon engendré une série.

On peut dire qu’il n’y avait pas eu de littérature catholique au dix-huitième siècle ; du moins elle avait eu si peu d’éclat ! Mais la littérature catholique du dix-neuvième fut féconde et brillante ; et Lamennais lui-même, mais surtout Lacordaire, Montalembert, Gerbet, Perreyve procèdent, en grande partie, du Génie du christianisme. Je sais bien que le catholicisme de salon, qui est une si odieuse chose, en procède aussi ; je sais que le Génie du christianisme a introduit jusque dans la chaire chrétienne le ton romantique, le ton dégagé, le ton artiste, et d’autres mauvais tons : mais tout cela est noyé dans le grand et durable bienfait du livre.

Chateaubriand fut lui-même prisonnier du Génie du christianisme. Prisonnier avantageux, mais prisonnier. Ce livre lui imposa, pour toute sa vie, une attitude de défenseur de la foi et de restaurateur des autels, qui convenait aussi peu que possible à sa vraie et secrète nature d’individualiste forcené, de libre amoureux et, en somme, d’anarchiste. Le Génie du christianisme commanda toute son œuvre littéraire, et, pour commencer, le força de composer laborieusement quoi ? Une épopée, — une épopée en prose, et une épopée chrétienne : les Martyrs.