Chatterton/Notes et éclaircissements

La bibliothèque libre.
Œuvres complètes de Alfred de Vigny, Texte établi par Fernand Baldensperger, ConardThéâtre, II (p. 353).
◄  Acte III

NOTES
ET ÉCLAIRCISSEMENTS.


I. L’ORIGINE ET LE SENS DE LA PIÈCE.


Vigny, attristé comme les meilleurs de sa génération par la faillite de l’« esprit pur » sous le régime de Juillet, inquiet des retentissants suicides d’artistes et d’hommes de lettres qui semblaient clamer une tragique détresse — lui-même, après Stello, avait reçu de nombreuses lettres de jeunes auteurs désespérés, et les faits-divers de la presse contemporaine sont pleins de récits tragiques (cf. Le Voleur, 10 août, 25 août, 5 novembre 1834) témoignant de la misère des intellectuels — a voulu porter devant le public parisien cette grande pitié de l’homme de lettres. Balzac défendait la même cause avec plus de sens pratique dans sa Lettre aux écrivains français (1er novembre 1834). Vigny écrit sa pièce en dix-sept jours, et dans une sorte de fièvre.

Il l’a dit lui-même dans son Journal inédit, le personnage importait peu : il eût pu s’appeler Stello. Goethe, que Vigny pratique en 1830-1831, avait dans son Torquato Tasso mis en scène un personnage inquiet, ombrageux, jaloux même de l’assurance de son antagoniste, l’homme d’Etat. Il est possible qu’il s’en soit souvenu (cf. Dalmeyda, Gœthe-Jahrhuch, 1902). Chatterton, figure apitoyante par sa jeunesse dès qu’on omettait certains traits fort déplaisants de la réalité, avait déjà sa légende (cf. notre édition de Stello, p. 419), et symbolisait, depuis la fin du xviiie siècle, une croissante revendication — à travers Chamfort, Chateaubriand, etc. — en faveur de l’artiste misérable. En tout cas, il n’était guère nécessaire pour Vigny d’observer, comme on l’a insinué, qu’Aldo le Rimeur de George Sand, paru dans la Revue des Deux Mondes (1833, t. III), mettait en scène « le lâche histrionisme de la production poétique », unique ressource pour le « barde » qui ne voulait pas mourir de faim.

Il serait peu opérant de prétendre retrouver ici la figure du jeune poète anglais (J. H. Ingram, The true Chatterton, 1910) ; Vigny a reconnu lui-même à plusieurs reprises que Chatterton n’était qu’un nom, et que la victime de l’indifférence et du prosaïsme aurait pu porter n’importe quel patronymique : il dira à L. Ratisbonne, peu avant sa mort, que seul le désir d’augmenter l’illusion de la réalité par la vérité d’un nom le détourna de faire vivre en Amérique un quelconque héros. Camoens, figure plus pathétique encore de poète infortuné, le tenta aussi quelque temps.

Son information reste donc assez médiocre. Il a pratiqué l’œuvre poétique de Chatterton dans l’édition Chalmers, connu par Nodier — ancien secrétaire du chevalier Croft, le premier apologiste du jeune désespéré — la légende du marvelous boy. Mais Vigny ne connaît pas encore l’Angleterre quand il écrit son drame. Ses vues sur un pays d’industrialisme pratique, plutôt dur à la poésie comme à la pauvreté, sont assez d’accord avec celles que son ami Barbier va vérifier par un voyage, fin 1835, et exprimer dans son Lazare. « La nef aux lianes salés qu’on nomme l’Angleterre » « …ce que sont les étoiles », rappellera le véhément couplet de Chatterton.

En 1857 seulement, il notera dans son Journal que la maison de Brooke Street, à Londres, où mourut Chatterton, est selon toute probabilité le numéro 39 : le jeune poète y habitait la mansarde unique, ayant vue sur la rue.

On verra plus loin (p. 369) que le personnage de Chatterton était au début, dans la pensée de l’auteur, encore plus aristocrate d’origine. Sur la profession de son père (mort en réalité en 1752, l’année de la naissance de Thomas), sur d’impossibles années d’études à Oxford, Vigny ne s’est nullement soucié de véracité biographique.

Il n’est pas douteux, d’autre part, qu’il n’ait lu la Revue de Paris d’octobre 1829 (J. Janin, dans la même livraison, faisait appel à Vigny, Latouche donnait sa fameuse Camaraderie littéraire) : or Philarète Chasles y parlait longuement de ces quakers dont un représentant allait tenir une place assez justifiée à côté du poète. (Dans sa première lettre à sa mère, le 26 avril 1770, Chatterton mentionne un quaker, avec qui il a fait route et « agréablement conversé » dans le coche qui l’emmenait de Bristol à Londres.) Rappelons à ce sujet qu’Emile Montégut pouvait noter dans ses cahiers de 1843-1844 que « pour avoir la physionomie de Locke, il faudrait fondre ensemble John Bell et le Quaker, deux des personnages par lesquels la double face de l’Angleterre a été fort bien montrée par M. de Vigny ». Celui-ci tenait surtout, d’ailleurs, à mettre dans sa pièce une sorte de nouveau Docteur-Noir, un « raisonneur » qui fût en même temps de bon conseil, mais avec plus d’évangélisme.

Sur Beckford, l’auteur de Stello n’a pas été ébranlé par une note de la Revue britannique (1834, t. VII, p. 55, extrait de l’Edinburgh Review) protestant contre la méprise qui, d’un émule d’Horace Walpole, l’alderman Beckford, avait fait « un magistrat pesant, enfoncé dans la matière » : l’incarnation du dur positivisme industriel importait à Vigny plus que tout. Quant au bourg de Norton, tout imaginaire, peut-être a-t-il été suggéré à Vigny par Chipping Norton, à 72 milles de Londres, où l’on manufacturait la laine. (Note de M. A. Koszul ; cf. p. 368.)

Il va de soi que, d’avance, une figure apitoyée de jeune femme — plus âgée cependant que le douloureux héros — devait se détacher sympathiquement de l’Angleterre indifférente et céder à un attrait surtout fait de pitié. La dolente Kitty doit quelque chose aux héroïnes si tendres de Shakespeare et de Richardson, peut-être aussi à la douce Desbordes-Valmore, mais il est certain que l’émotive actrice qui fut pour beaucoup dans le succès de la pièce et qui avait été pour beaucoup dans la carrière théâtrale de l’auteur. Mme Dorval, que Vigny voyait plus « idéale » que la réalité, s’est retrouvée aisément dans les traits les plus pathétiques de Kitty ; entrée à la Comédie-Française au printemps de 1834, elle y était « persécutée » par un parti mené par les amis de Mlle Mars : là encore, conflit douloureux.

Si Vigny était indifférent aux données réelles pour ses protagonistes, il a pratiqué la même désinvolture en ce qui concerne les « méchants et les hypocrites » que Chatterton, dans son monologue, se promet de Frapper. Jeremiah Milles donne à ses Cursory Observations la date de 1782 ; Warton publie en 1778 le deuxième volume de son History of English Poetry, et en 1782 son Enquiry : cependant Vigny n’hésite pas à les faire accuser de mauvaise foi par son jeune héros, mort en réalité le 24 août 1770.

C’est donc de l’angle du « théâtre de pensée », non du théâtre historique ou de la biographie dramatisée, qu’il convient de considérer Chatterton pour rendre justice à cette pièce. Vigny ne s’est jamais placé sur un autre terrain, et en 1842 il disait à Villemain (Journal inédit) qu’il croyait à ce propos « qu’on devait diminuer à l’avenir l’action matérielle et ses puérilités pour tout donner à l’action spiritualiste et au développement métaphysique d’une vérité morale ou d’une idée philosophique… »

Les Souvenirs sur le Théâtre français de Jouslin de La Salle (Paris, 1900, p. 10), alors directeur gérant de la maison de Molière, relatent tout au long les conditions dans lesquelles le comité de lecture commença par refuser à l’unanimité la pièce présentée par Vigny.

Faire connaître ce refus à M. de Vigny était pénible. Faire revenir les comédiens sur leur décision était impossible ; et je tenais cependant à jouer l’ouvrage. Il n’y avait qu’un moyen, c’était de faire intervenir le ministre. Mais, depuis Antony, M. Thiers se souciait peu de ces histoires de coulisse…

La mauvaise humeur des sociétaires à l’égard de Mme Dorval, venue des théâtres de mélodrame, s’ajoutait aux autres raisons de défiance. Cette première fin de non-recevoir semble avoir été levée grâce à l’intervention du duc d’Orléans à qui le manuscrit fut communiqué, et de la reine, qui le lut à son tour, grâce aussi à la décision du directeur, qui tenait à passer outre. « Un mois après, Chatterton avait gagné sa cause, et Mme Dorval avait débuté… »

Le 5 août 1834, Chatterton est donc admis à la Comédie-Française. Les répétitions seront interrompues en janvier 1835 par la mort de Mme Joanny, la femme de l’acteur excellent qui joue le Quaker. Celui-ci d’ailleurs, et Geffroy dans Chatterton, vont répéter au domicile même du poète ; le premier manque de finesse et le second d’enthousiasme, mais Vigny approuvera longtemps chez celui-ci « une tristesse, une ironie désespérée ». Quant à Kitty Bell, son rôle était d’office attribué à Mme Dorval : d’où conflit avec Mlle Mars. Là encore, on s’émut en haut lieu. À un bal de l’Hôtel de Ville offert par le préfet de la Seine, Louis-Philippe demanda à Vigny si l’affaire était arrangée. « Cela devenait une question de cabinet » (H. Hostein, Historiettes et Souvenirs, 1878, p. 151). Quelques orages marquèrent les répétitions. Un mémento du poète en a gardé la trace, celle aussi des indications prises par l’auteur au cours des représentations : plusieurs ont passé dans la caractéristique des personnages (cf. E. Sakellandes, Alfred de Vigny, auteur dramatique, p. 175). Joanny ne voulait pas d’un escalier tournant sur la scène de la maison de Molière. « Comme dans Robert Macaire, alors ! » Au sujet de la mise en scène, on trouvera divers détails dans les Souvenirs d’un homme de théâtre de Ch. Séchan, décorateur de l’Opéra (1883, p. 240) : c’est de chez lui que venaient les impressionnants accessoires qui devaient contribuer au succès de la pièce. Voir aussi, dans En regardant passer la vie, d’H. Amie, la tradition rapportée par Luguet, gendre de Mme Dorval. Tout ceci explique que le drame, que la Revue des Deux Mondes du 15 janvier 1835 faisait prévoir pour bientôt, ait tardé à paraître devant le public parisien : le triomphe n’en fut que différé.

De la fièvre d’anxiété qui étreignait l’auteur le 12 février 1835, son Journal inédit porte témoignage. Note écrite « debout », à 6 heures du soir ; long épanchement, à minuit, actions de grâces et, pour la première fois, de pleine gratitude de Vigny à l’égard du grand public ; « j’ai des remords d’avoir mal jugé mes concitoyens… La finesse toute française et la promptitude de leur perception ont fait qu’aucune de mes intentions les plus fines et les plus déliées ne leur est échappée » : ce fut véritablement, pour l’auteur, une date inouïe dans toute son existence. Jusqu’à la reine Marie-Amélie, avec ses enfants dans une loge de face, qui semblait donner à cette grande soirée une approbation quasi-officielle : le repentir du régime « bourgeois » à l’égard de la poésie…

La pièce, accueillie le premier soir par une jeunesse enthousiaste et par un public séduit qui, dix minutes durant, acclama les artistes et le nom de l’auteur, tint parfaitement l’affiche : elle n’est pas jouée moins de trente-neuf fois entre le 12 février et le 8 juillet 1835, reparaît l’hiver suivant, est donnée en province, particulièrement en 1837 par Mme Dorval. Le pathétique d’une œuvre pitoyable aux secrets « génies » valut à son auteur une sorte de popularité douloureuse auprès des jeunes, et même parmi la Bohème. Des étudiants « émeutiers » de cette époque franchirent le seuil de Vigny, d’ordinaire assez distant (cf. Mettais, Souvenirs d’un médecin de Paris, 1863, p. 120 ; Aug.  Challamel, Souvenirs d’un hugolâtre (1885, p. 177), etc). Ce fut un moment de popularité, ou presque : l’hommage des enfants perdus du Romantisme, les H. Moreau, les Murger, date de ce temps. Le personnage même de Chatterton bénéficia en France, à cette époque, d’une célébrité qu’il avait peu connue (Lord Chatterton de Th. Perrière ; A. Pichot, etc.).

Chatterton restera naturellement au premier plan des souvenirs de Vigny. La reprise du 9 mars 1840 (dix représentations), en lui apportant quelques approbations de choix, lui démontrera que sa voix continue à être entendue ; l’étranger joint de bonne heure ses applaudissements à ceux du public parisien. Et son Journal, en reprenant quelques-uns des problèmes liés au douloureux héros, « Chatterton spiritualiste » (7 mai 1842), « Chatterton a exprimé une des souffrances de l’âme au xixe siècle » ; plus tard « Conversation avec Napoléon III » sur Chatterton (1-5 mars 1858), témoigne d’une hantise continue. Plusieurs mesures efficaces ont été le résultat de son initiative : grâce à elle, les droits de la littérature à se défendre contre l’indifférence ou l’exploitation sont mieux compris ; diverses fondations et associations protectrices sont, à leur façon, des effets pratiques de l’intervention pathétique de Vigny. Sans doute parce que, pour lui, Kitty Bell s’identifiait avec Mme Dorval, le poète se montre assez peu favorable à toutes les reprises que souhaitaient, sans elle, directeurs et acteurs. Même après la mort de l’actrice en 1849, une sorte de superstition le détourne de risquer l’aventure : en février 1852, il s’oppose à ce que sa pièce soit reprise à l’Odéon. Non sans déférer à trois desiderata de la Censure en éliminant des allusions désobligeantes à l’Empire, Chatterton est joué au Théâtre-Français neuf fois en décembre 1857 et six fois en 1858 (avec Geffroy et Mlle Arnould-Plessy). Reprise en février 1877 avec Volny et Mlle Broisat, la pièce est alors reçue avec froideur par la critique, mais tient l’affiche pendant onze représentations. Elle a depuis, et non sans succès, servi d’échantillon romantique et comme d’objet de démonstration (1895, 1900, 1907). Une excellente reprise à la Comédie-Française en 1926, avec Mlle Ventura et MM. Fresnay et Dorival, permet à nouveau de l’applaudir.

Il n’est pas douteux que, pour le poète qui, disait Th. de Banville, avait été le représentant de « la distinction que tous les poètes ont dans leur âme,… un signe vivant et visible de notre noblesse », Chatterton ne fut pas seulement un épisode de carrière, mais un haut fait éloquent. Quatre ans avant sa mort, le 15 décembre 1859, Vigny entretenait encore l’Académie des morts désespérées d’écrivains, Nerval, A. Masson, Bordas, Dumoulin, D’Avrigny. C’était rester fidèle, comme il l’avait toujours été, à ce dessein, tout de revendication idéaliste, qui lui avait fait écrire :

Avec Chatterton, j’ai essayé de faire lire une page de philosophie au théâtre. Je voulais qu’on dît : c’est vrai, et non : c’est beau.

Ensuite, et plus que jamais, les plans dramatiques de Vigny restent en portefeuille et sur chantier. D’innombrables projets de pièces émaillent toujours ses papiers intimes : on les trouvera dans le Journal inédit. C’est là que le poète se donnait, de sa médiocre fidélité apparente à la forme dramatique, une explication curieuse :

J’ai longtemps cherché quelle secrète antipathie m’éloignait d’écrire pour le Théâtre, antipathie étrange en moi dont le principal instinct ou talent est la composition dramatique. En analysant l’art théâtral je l’ai trouvé… C’est qu’il y a dans cet art une partie qui reste toujours flottante, celle du jeu qui appartient à l’acteur, et ce qu’on appelle le jeu n’est rien moins que l’expression des sentiments, le dessin des tableaux et celui des scènes, c’est-à-dire trois des sources d’émotion.


II. LES TEXTES.


LES MANUSCRITS.


Le manuscrit de Chatterton (que M. L. Barthou nous a communiqué avec sa complaisance habituelle) se compose de grands feuillets écrits au recto (19 pour la « Dernière nuit de travail », 32, 37, 56 pour les trois actes du drame) qui ont servi à la typographie et semblent recopiés en très grande partie. Beaucoup de majuscules « symboliques ». Peu de virgules. Quelques corrections ou additions au crayon. Voici quelques variantes importantes qui permettent de voir dans quel sens allait l’élan créateur de l’écrivain au moment où il rédigeait la Dernière Nuit (la pagination est celle de la présente édition) :

[P. 235, l. 11.] les affections et les tendresses de sa vie se tournent chez lui en trop grand enthousiasme.

[P. 235, l. 23.] laisse échapper des gerbes de flamme et des laves…

[P. 235, l. 35.] Cette [rare] exquise nature, [c’est] la plus rare de toutes celles de la création est celle du Poëte. Celui-ci, cet homme plein de révélation, d’amour, [de bonté,] de souffrances et de bonté, c’est le Poëte.

[P. 236, l. 24.] Se faire soldat et passer quinze ans sous les armes.

[P. 237, l. 25.] Le Désespoir (ne l’avez-vous pas senti) [est une chose] n’est pas une idée ; c’est [un monstre qui] [c’est un sentiment] une douleur monstrueuse, pénétrante, inexorable comme les tenailles de la torture.

[P. 238, l. 16.] Quand un homme meurt de cette manière [il n’est pas plus suicide que si la foule le poussait dans l’eau. La société le noie.]

[P. 240, l. 14.] ces jeunes désespérés qui demandent une cellule et n’ont plus de cloître.

[P. 241, l. 16.] Je crois surtout à l’avenir et au besoin [d’idées] [de choses sérieuses d’un peuple qui maintenant écoute dans notre…]

La première rédaction ne contenait pas, vers la fin de la Dernière nuit de travail, les six lignes de justification supplémentaire : « Je n’ai point prétendu… la torture de ses victimes ? »

Le signalement des personnages comportait, pour Kitty Bell, ces lignes caractéristiques :

Dans sa langueur accoutumée on doit sentir que ses pensées se tournent sans cesse vers la Religion. Elle en appelle toujours au ciel par ses regards des injustices de la terre.

La petite fille de Kitty Bell s’appelait d’abord Betzy, et les réponses que fait la jeune femme à ses propres questions, au début du ier acte, étaient mises dans la bouche de l’enfant. C’est de Peckham, ou de Greenwick (sic), non de Norton, que venaient les ouvriers de John Bell, et un changement de décor, dès la scène 2, les mettait en présence du patron dans l’arrière-boutique de la maison.

Kitty Bell avait d’abord une fragilité physique plus marquée, quelque chose de dolent à l’excès : elle n’est plus, comme dans Stello, une simple pâtissière. Au 2e  acte, sa susceptibilité à l’égard de Chatterton, qu’on pourrait soupçonner d’un projet de séduction, se manifestait en quelques phrases que le poète a supprimées dans la bouche de Kitty :

[P. 287.] En effet rien n’explique son séjour dans une maison où personne ne leur semble, sans doute, pouvoir lui parler dignement ni l’entendre ; et [je l’avoue sans détour devant monsieur] je ne sais s’ils n’ont pas pensé que leur ancien ami avait des torts dont sans doute il ne voudrait pas être soupçonné ! (elle veut dire qu’ils ont cru qu’il se déguisait pour la séduire).

Dans le rôle de Chatterton, quelques détails venaient d’abord aggraver la morbidesse congénitale du marvelous boy :

[P. 264.] Les Poëtes n’ont pas plus d’aiguillon que les abeilles.

[P. 265.] (Au lieu de : Cependant on a su que ce livre était fait par moi :) Parmi ceux qui l’ont vue, quelques-uns ont prié devant, et ont passé outre ; beaucoup d’autres ont ri ; un grand nombre m’a injurié ; tous m’ont foulé aux pieds. Mais mon livre est couvert de gloire parce que j’y ai mis le nom d’un moine du… [Que faire ? J’ai tenté des travaux exacts et je] [Il fallait vivre] [J’ai tenté] On m’a parlé de travaux exacts je les ai [tentés, mais je n’ai pu les] abordés sans pouvoir les accomplir. Puissent les hommes [me] pardonner à Dieu de m’avoir ainsi créé !…
… Je suis né d’un homme [riche, d’habitudes molles et élégantes] affaibli par de longues années de guerre, je suis né d’une femme faible et mélancolique. — Le moindre poids écrase mes épaules. Le moindre travail rompt mes bras… [Je ne suis pas encore formé, ma tête seule est complète. Je grandissais encore il y a six mois, et quand je] Si je tourne une roue elle m’entraîne, si je [viens] presse un rabot il me déchire, si [je mets] j’appuie le pied sur une bêche elle me coupe.

Vigny, par un retour plus ou moins conscient sur lui-même, attribuait ainsi une condition manifestement très relevée à son héros. C’était Chatterton lui-même, à l’Université d’Oxford, qui avait vendu la jument Rébecca à lord Talbot. Ces jeunes seigneurs le traitaient avec la désinvolture de camarades émancipés à l’égard d’un « petit » resté en arrière. Aussi le Quaker (acte II, sc. v) insistait-il sur l’attrait exercé sur cet enfant par la pure Kitty : « Ta grâce maternelle a dû toucher celui qui n’est pas encore loin du berceau… Il te contemple comme une sœur divine, il te vénère comme une… »

Le long monologue de Chatterton, au début du 3e acte, comporte dans le manuscrit quelques détails que le poète a supprimés, un ricanement désespéré : « je frapperai du [fouet] pied les hypocrites… »

(C’était avant de se mettre à l’ouvrage qu’il devait dire cela.) Allons ! J’ai une nuit aussi à mes ordres, moi — une sombre nuit, sur mon honneur ! — Allons, [à l’ouvrage ! ] — j’ai réglé mes comptes avec le jour, le bruit et les hommes ; nuit, silence et solitude, que m’apportez-vous ! Serait-ce [la gloire] la certitude de gloire de ces feuilles de papier ?

Oui, je mentais. — Quand on parle on dit vrai. Quand on écrit on ment. Pourquoi cela ?

Ah ! misère ! tu me mors au cœur ! que ta dent est acérée.

Pour sa sortie raisonnable (III, 2), Chatterton invoquait l’εὔλογος ἐξαγωγή de D. Laerce (Vie de Zénon). Le dégoût du poète pour les compositions archaïques, son désir de se trouver dans un monde plus direct et vivant se manifestait dans ce développement (III, 1) :

Harold… Que me fait cet Harold avec sa maîtresse aux cheveux roux… Je donnerais dix mille [hommes] conquérants comme lui [pour une sœur qui viendrait pleurer avec moi] et tous les grands vers qu’il débite pour un mot franc dit par un frère, ou une sœur [comme Kitty, une femme vraie, simple, cette Ki…] une femme vraie, simple comme… Encore rêver ?… toujours rêver au lieu d’écrire, d’où vient cela ? [est-ce faiblesse].

Un mysticisme excessif était d’abord attribué au personnage du Quaker :

Nous ne daignons pas donner à la terre nos pensées, nous les élevons toutes au ciel…

Parfois, d’ailleurs, Vigny oubliait le tutoiement de rigueur dans cette bouche : d’où des corrections nécessaires. De nombreux jeux de scène figurent au manuscrit seulement, ayant sans doute passé dans la présentation même de la pièce.

À plusieurs reprises, l’auteur s’est contenté d’écrire « coupez ceci », sans supprimer lui-même, d’une rature, des passages qui faisaient longueur ou double emploi. Tel est le cas pour ceux-ci (II, 1, vers la fin, après : … la contagion de mon infortune) :

CHATTERTON.

Il n’y a qu’un homme dans l’histoire qui ait eu le sens commun c’est ce ministre italien en France qui disait [d’un homme] de tout homme : ne me dites pas ce qu’il vaut mais dites-moi s’il est heureux.

LE QUAKER.

Il n’y a plus d’ordre dans ce que tu dis. Tu te plais trop dans une [folie] sagesse amère qui mène à la folie. Toi qui parles de la Fortune, souviens-toi qu’il ne faut que le doigt d’un enfant pour tourner sa roue du bas en haut. Espère, tout est là.

CHATTERTON.

Espérance, c’est une [superbe] belle route mais [si je sais] qui sait où elle mène ? [je veux bien]

(Acte II, scène ii) :

CHATTERTON.

Oui, de mon père.

L. TALBOT.

Ah ! il était bien vieux aussi. Que veux-tu ? tu es philosophe, je croîs, je n’ai pas besoin de t’en dire davantage.

CHATTERTON.

[ Quarante-sept ans. ] Cinquante-sept ans.

L. TALBOT, sans écouter.

Ali ! ma foi ! la vieillesse ! Que veux-tu ? C’est le Diable. Te voilà héritier.

Enfin, il est tout à fait conforme à ce que nous savons du génial jeu de scène par lequel Mme Dorval imaginera de terminer la pièce, de trouver dans le manuscrit cette simple indication :

« Elle crie, redescend l’escalier et tombe sur la dernière marche. »


LES IMPRIMÉS.

Chatterton, drame, par le comte de Vigny. Paris, Hippolyte Souverain, éditeur, 1835. In-8° de 229 pages, plus la table.

Journal de la Librairie, 4 avril 1835. « Despair and die » sur la page intérieure de couverture (on sait que c’est une citation du Richard III de Shakespeare, V, 3). En frontispice, une gravure d’Edouard May. En tête du volume, Dernière nuit de travail de Chatterton ; en appendice : Sur les représentations du drame et sur les Œuvres de Chatterton.

On a vu plus haut (p. 367) en quoi la première édition différait du manuscrit. Vigny, d’autre part, introduit ici une ponctuation meilleure, ajoute divers jeux de scène mais en supprime d’autres : le tout va plutôt dans le sens de la concentration. Dans la Dernière nuit de travail : « agissent sur les sociétés par les travaux et la pensée » ; « la place du mot ou du sentiment ». Quelques variantes témoignent d’un souci de couleur calviniste : Ta loi est-elle selon Dieu ? demande le Quaker (I, ii) ; Kitty Bell et le Quaker parlent de Christ, sans article.

Deux coquilles singulières, dans les Notes, font écrire à Vigny Woodsworth, et vers anglais pour vieux anglais.

Chatterton, drame, par le comte de Vigny. Deuxième édition. Paris, Hippolyte Souverain, 1835. In-8° de 232 pages.

D’après Quérard, il s’agirait d’exemplaires de la première édition avec un titre nouveau.

Chatterton, drame en trois actes, par le comte de Vigny. Berlin, Schlesinger, 1835. In-8° de 82 pages. (« Répertoire du Théâtre français à Berlin », n° 145.)

Simple contrefaçon, comme aussi l’in-16 de la collection du « Théâtre français moderne ». Dessau, 1835.

Dodecaton ou le Livre des Douze, tome second. Paris, Victor Magen, 1837. Quitte pour la peur, proverbe. À la fin : le Cte Alfred de Vigny.

La pièce de Vigny occupe les pages 95 à 153 de ce recueil collectif, où elle voisine avec du Stendhal (le Philtre).

Journal de la Librairie, 24 septembre 1836.

Œuvres de A. de Vigny. Bruxelles et Leipzig, C. Hochhausen et Fournes, libraires, 1837. Grand in-8o de 515 pages avec une gravure au titre, relative à Cinq-Mars.

À la suite de Servitude, Cinq-Mars, Stello, les Poëmes : la Lettre à lord ***, Le More de Venise, Othello, suivi des documents et variantes. Puis La Maréchale d’Ancre et Chatterton.

Théâtre. La Maréchale d’Ancre ; Chatterton ; Quitte pour la peur. Œuvres complètes. — V. Par le comte Alfred de Vigny. Paris, H. Delloye ; V. Lecou, 1838. In-8° de 479 pages. Impr. Béthune et Plon.

Journal de la Librairie, 22 décembre 1838. Les documents sur Chatterton ( « Sur les œuvres de Chatterton » ) tiennent les pages 391 à 417. La table des matières donne l’indication des pages pour le détail des actes et la distribution des personnages.

Pour La Maréchale d’Ancre, l’orthographe vendetta remplace vindetta, Michaele remplace Michaelo. Peu de modifications dépassant un certain souci d’exactitude documentaire.

Quelques corrections, dans Chatterton, datent de cette édition : « Et ta loi est-elle juste selon Dieu » (I, ii). Mais, en général, des détails de ponctuation et d’orthographe la font seuls différer des précédentes.

Théâtre complet du comte Alfred de Vigny. Nouvelle Édition : Le More de Venise. Le Marchand de Venise. La Maréchale d’Ancre… Quitte pour la peur. Chatterton. Paris, Charpentier, 1841. In-12 de 463 pages. Imp. Béthune et Plon.

Journal de la Librairie, 22 janvier 1842. « La seule bonne », dira Vigny de cette édition, en juillet 1849. (Voir notre édition du Théâtre, t. I, p. 303). La Maréchale d’Ancre occupe les pages 207 à 324. Une « Note sur le temps et l’action », à la suite de la pièce, rappelle que le drame se passe tout entier en deux jours, du vendredi à trois heures au samedi à trois heures après minuit.

Œuvres complètes de M. le comte Alfred de Vigny. Théâtre. Bruxelles, E. Laurent 1844. In-32. Cf. notre édition des Poëmes, p. 397.

Théâtre complet du comte Alfred de Vigny, de l’Académie française. Le More de Venise. Le Marchand de Venise. La Maréchale d’Ancre. Quitte pour la peur. Chatterton. Nouvelle édition. Paris, Charpentier, 1848. In-12 de 453 pages. Imprimerie Crété.

Journal de la Librairie, 29 juillet 1848. Cf. le 1er volume du Théâtre dans la présente édition, p. 303.

Quitte pour la peur, comédie, par M. Alfred de Vigny, représentée à l’Opéra, le 30 mai 1833. Bruxelles, J.-A. Lelong, imprimeur-éditeur, 1850. In-32 de 38 pages.

Le comte Alfred de Vigny, de l’Académie française. Théâtre complet. Chatterton. La Maréchale d’Ancre. Quitte pour la peur. Le More de Venise. Othello. Shylock. Septième édition, revue et corrigée. Paris, Librairie nouvelle, 1858. In-8° de 562 pages. Imp. Bourdilliat.

Journal de la Librairie, 5 décembre 1857.

Œuvres complètes. Théâtre complet du comte Alfred de Vigny, de l’Académie française. Chatterton. La Maréchale d’Ancre. Quitte pour la peur. Le More de Venise. Shylock. Huitième édition, revue et corrigée. Paris, Librairie nouvelle (Michel Lévy frères), 1864. In-18 jésus de 477 pages. (Œuvres complètes de la Collection nouvelle). Typ. Bouret.

Journal de la Librairie, 22 octobre 1864.

Œuvres complètes. Théâtre complet. La Maréchale d’Ancre. Quitte pour la peur. Le More de Venise. Shylock. Par le comte Alfred de Vigny, de l’Académie française. Neuvième édition, revue et corrigée. Paris, Michel Lévy frères, Librairie nouvelle, 1870. In-18 jésus de 481 pages. Imp. Cornillac. Fait partie de la « Bibliothèque contemporaine ».

Journal de la Librairie, 2 avril 1870.

Théâtre complet, par le comte de Vigny. Tome Ier. Chatterton. La Maréchale d’Ancre. Paris, Charpentier ; Calmann-Lévy, 1882. In-32 de 358 pages. Deux dessins de Jeanniot en fac-simile.

Journal de la Librairie, 30 septembre 1882. Fait partie de la « Petite Bibliothèque Charpentier ».

Œuvres complètes de Alfred de Vigny. Théâtre. II. Quitte pour la peur — La Maréchale d’Ancre — Chatterton. Paris, Alphonse Lemerre, mdccclxxxv. Petit in-12 de 421 pages. Impr. Lemerre.

Journal de la Librairie, 12 octobre 1885.

Signalons, en Angleterre, les éditions scolaires de Chatterton dans les collections suivantes : Oxford Higher French Series, éd. by Léon Delbos (Oxford, 1908 ; XCV-133 pages), édition d’Em. Lauvrière, accompagnée de notes concernant de nombreux détails de la vie anglaise ; French Plays for rapid reading, éd. by A. Watson Bain (London, 1925 ; 69 pages).

Œuvres complètes de Alfred de Vigny. Édition définitive. Théâtre. I. Paris, s. d. Librairie Ch. Delagrave. In-12 de 343 pages.

Journal de la Librairie, 30 décembre 1905. Texte en général correct. Quelques coquilles : p. 38 ta fabrication féodale ; p. 198 restent arrière ; p. 236 un page de livrée ; p. 257 Sauvez-vous mon mari ?

Le cinquantenaire de la mort de Vigny, en faisant tomber ses œuvres dans le domaine public, suscite un certain nombre de rééditions qui reproduisent en général les textes antérieurs : Collection Nelson (nos 119 et 120), Collection Pallas, Collection miniature, etc., ainsi que les diverses Œuvres complètes.

Théâtre de Alfred de Vigny. Tome I. La Maréchale d’Ancre ; Chatterton ; Quitte pour la peur. Paris, E. Flammarion, 1914. In-18 jésus de 352 pages.

Journal de la Librairie, 6 mars 1914.

Œuvres de Alfred de Vigny. Chatterton (Bibliotheca romanica, nos 268, 269). Strasbourg, Heitz, in-32 de 146 pages.

Journal de la Librairie, 21 octobre 1921. Notice de F. Ed. Schnéegans ; quelques notes excellentes d’A. Koszul.

Alfred de Vigny. Théâtre Notice et Annotations par Gauthier-Ferrières, lauréat de l’Académie française, mort pour la France. Paris, Librairie Larousse, 1922. In-8° de 213 pages.

Journal de la Librairie, 19 mai 1922. Bonne édition, accompagnée de notes et de documents, illustrée de quatre gravures.


III. JUGEMENTS ET OPINIONS.


Chatterton a retenti profondément au cœur de la jeunesse contemporaine. On a là-dessus des témoignages aussi concertants que ceux de Jules Simon (Premières Années, p. 191), Maxime Du Camp (Souvenirs littéraires, 1882, I, p. 110), H. Berlioz (lettre à Humbert Ferrand, d’avril ou mai 1835), Labiche (lettre à Leveaux) ; des sympathies apitoyées comme celle de George Sand qui sort en larmes du théâtre, et qui tient à le rappeler dans sa Lettre d’un Voyageur du 26 avril (Revue des Deux-Mondes du 15 juin), une ballade d’Émile Deschamps, un sonnet d’Émile Péhant, etc.

Comme le dira Sainte-Beuve, ce succès d’émotion fit de Vigny « le patron réel, le discret consolateur » de toute une jeunesse inquiète, souffrant du réalisme d’une société que les intellectuels avaient pourtant appelée de leurs vœux. C’est en sortant du théâtre qu’un philanthrope, de Maillé La Tour-Landry, eut l’idée de fonder à l’Académie un prix qui porte son nom : écho touchant de cette émotion.

L’ovation qui, dix minutes durant, salua les interprètes et le nom de l’auteur, « les hommes battant des mains, les femmes agitant leur mouchoir » ; les trente-sept représentations qui, presque d’affilée, permirent à un public nombreux d’applaudir ces pathétiques créations du poète, les tournées en province et l’écho presque immédiat à l’étranger — tous ces indices témoignent d’une « folie de succès » dont s’indignent les esprits rassis de l’époque. Cet accord, la presse ne permet pas de le vérifier d’une façon unanime : tandis que, pour l’expérience du More de Venise, la critique intelligente défendait volontiers le poète que le public n’était pas prêt à suivre, on sent, pour Chatterton, une résistance des journaux et revues — sauf si le romantisme leur est particulièrement cher — en face de l’élan sans condition d’une grande partie du public.

C’est toute une histoire, en particulier, que l’attitude du périodique dont Buloz avait pris la direction depuis peu. Bien que, le 15 janvier, elle eût annoncé la pièce comme une « tentative hardie de réaction spiritualiste au théâtre », la Revue des Deux Mondes du 15 février 1835, par la plume de G. Planche, avait opposé une fin de non-recevoir presque immédiate au plaidoyer dramatique de Vigny. Sans doute, « l’analyse est savante, inépuisable, courageuse, ingénieuse en ressources » ; mais en reprenant les détails de l’action pour leur donner une autre tournure, le critique s’efforce de bien prouver que la pièce ne progresse que grâce à des invraisemblances et des silences contestables. « Drame spiritualiste et inactif », Chatterton démontre que son auteur n’est pas fait pour le théâtre. Bien plus ! « À jouer des rôles comme Kitty Bell, Mme Dorval finirait par appauvrir ses facultés oisives, et pour atteindre jusqu’à elle, M. de Vigny court le risque de compromettre la pureté paisible de son style. » D’autant plus imprévu que G. Planche était entré à la Revue des Deux Mondes sous les auspices de Vigny, cet article suscita les deux sonnets d’Alfred de Musset, dictés à George Sand le 18 février (publiés par Ratisbonne dans la Revue nationale du 10 juillet 1864), ainsi qu’une lettre irritée du poète à Buloz, et amena Sainte-Beuve à rendre hommage à Chatterton, et surtout à sa préface, dans son article du 15 octobre.

Assez penaude à ce qu’il semble devant le succès, la Revue avait donné dès le 15 février, et publié le 1er mars (par la plume de Sainte-Beuve), le 1er avril, des entrefilets optimistes et louangeurs :

Nous faisons des vœux pour que la popularité de Chatterton réfute glorieusement l’opinion individuelle de notre collaborateur. Tout assure, au reste, une brillante carrière au drame touchant de M. A. de Vigny. À l’auteur de Stello la gloire d’avoir le premier tenté une réaction contre le drame « frénétique » et le drame « à spectacle » ! Et cette tentative, nous l’espérons, portera ses fruits.

Dans le Temps du 17 février, L[œve]-V[eimar], après avoir rappelé ce qu’était le véritable Chatterton, signalait la transformation opérée par le poète français, qui réduit le drame à une action à deux personnages. « C’est un beau triomphe que M. de Vigny a remporté sur le public, habitué maintenant à une bruyante action, et qu’on ne cherche à émouvoir depuis longtemps que par la brutale influence des passions physiques. » Quelques semaines plus tard, L. Gozlan, dans le même journal (6 avril), plaçait Vigny, « le Racine de la prose », dans la plus pure tradition, non sans s’inquiéter d’une question mal posée : dans la société, « ce n’est pas l’intelligence qui souffre, c’est l’âme ».

La plupart des critiques dramatiques, déconcertés par une pièce d’idées, à laquelle l’action importait peu, se placèrent à ce point de vue pour louer ou blâmer ce qui, au gré du poète, aurait dû paraître un plaidoyer persuasif aux professionnels de la littérature plus encore qu’au grand public. Le Moniteur du 16 février voyait dans Chatterton, à part le rôle de Kitty Bell, délicieux pendant deux actes, et à part « une sorte de magie de style », « une pièce étrangère, par ses formes, son exécution, à l’art bien compris » : « déraison et absurdité » que le Théâtre-Français aurait dû laisser au boulevard.

Le Voleur du 15 février, regrettant que dans cette œuvre « haute, brillante et profonde », l’action soit nulle, « sauf dans l’âme », y trouve « le manifeste de la poésie contre le siècle, accusé de la méconnaître et de la repousser ». La Revue de Paris de février 1835 (t. xiv, p. 225 et 307), après avoir constaté que Chatterton ne se rattache à aucune école, donne de la pièce une analyse sympathique, et constate bientôt que « le succès se confirme chaque jour. On apprécie mieux à chaque représentation les rares qualités d’analyse et de sensibilité, et les formes vraiment littéraires par lesquelles ce drame se renouvelle ».

Où la politique ne va-t-elle pas se nicher ? Vigny pourra dire sur le tard qu’à l’instigation de Victor Hugo, on affecta de croire que les prosaïques classes bourgeoises, les triomphatrices de Juillet, étaient visées dans la personne de Beckford, le dédaigneux utilitaire. « On souffla cette consigne aux Bertin des Débats pour me faire attaquer. J. Janin la perpétue… » Les Débats du 14 février (R.) estiment, en tout état de cause, qu’il ressort de la pièce « plutôt l’apologie du suicide que sa condamnation ». Sur la thèse elle-même, le journal passait vite à l’ordre du jour. « La société… est facile et indulgente au mérite, dès que le mérite a percé jusqu’à elle ; tout le monde trouve place dans le monde quand il le veut bien et longtemps… À la première représentation, le succès a été assez froid jusqu’au troisième acte, et même jusqu’à la seconde partie de cet acte. Depuis lors, le succès a été immense… » Le même journal, le 6 avril, revenait à la charge, cette fois sous les initiales de J. Janin, à propos d’un mélodrame des Folies-Dramatiques : « Vous faites de grandes préfaces sur l’état des poètes dans la société moderne, et vous vous évertuez à démontrer que l’homme de talent est aujourd’hui le plus malheureux des êtres créés ! Paradoxe ! Quel est le grand poète qui ne soit pas à sa place aujourd’hui ? » Et cela semblait, assez perfidement, souligner la gloire d’Hugo en face de la discrète renommée de Vigny.

D’un point de vue tout opposé, la Revue poétique reproche, en février 1835, à l’auteur de Chatterton « d’avoir sacrifié à l’effet scénique le rôle véritable de la poésie sur cette terre où elle ne peut se faire accepter comme le précepteur de l’humanité qu’à la condition de s’humaniser un peu elle-même ».

En raison du suicide final. Chatterton fut en général désapprouvé par la presse conservatrice. La Morvonnais dans l’Univers catholique (1837, p. 220) dira à ce sujet : « Si Chatterton avait eu un esprit plus chrétien, c’est-à-dire s’il avait vu les choses plus dans la réalité et avec moins de présomption et d’exigence, il eût peut-être été très heureux sur la terre, et l’Angleterre compterait aujourd’hui un grand poète de plus. » On verra plus loin que le Parlement s’inquiéta de l’« immoralité » de la pièce.

C’est à ce genre de reproches que Vigny se crut obligé de répondre par une lettre ouverte au directeur de la Revue des Deux Mondes (chronique du numéro du 1er septembre 1835), et ce périodique fit suivre de quelques lignes obligeantes « cette juste réclamation ».

L’article le plus élogieux se lit dans le journal d’A. Carrel : le critique anonyme (X.) du National (16 février), après avoir constaté que le poète, « lié à cette longue chaîne d’écrivains et de poètes qui,depuis des siècles, avec des différences nécessaires de mœurs, de formes et de lois, honorent l’art et ennoblissent l’humanité »… « s’est mis tout à fait hors du camp où l’on s’est plu à l’enrégimenter », donnait du drame une analyse élogieuse. « Ce qu’il y a de curieux dans l’ouvrage de M. de Vigny, c’est qu’il est à la fois simple et orné, qu’il touche par la vérité des émotions, en même temps qu’il occupe et éblouit par la recherche et l’éclat de la forme. » C’est surtout la personnalité de Vigny que grandissait ce compte rendu : « Il est impossible de ne pas l’aimer pour cette fière solitude où il défend et épure sa pensée… »

Après un premier article de F. Dugué sur la valeur poétique du drame, parfois étouffé sous le poème, V. Herbin, directeur d’Art et Progrès, Revue du Théâtre, constate que « M. de Vigny a présenté une œuvre exceptionnelle en dehors de toutes les règles et de toutes les conditions du théâtre, dénuée de mouvement et d’intrigue. Mais l’auteur ne l’a-t-il pas fait en connaissance de cause ? » Il revient sur ce sujet, constate le succès croissant, s’arrête encore à la préface de la pièce après sa publication en librairie : les 63e, 65e, 78e livraisons de cette revue mettent vraiment au pinacle la pièce, les interprètes et l’auteur, « le Racine du romantisme ». Dans le même périodique, cependant, Édouard Thierry voit dans le héros « la caricature du poète ».

Parfaitement indifférent, dirait-on, à la condition des poètes de génie, le critique Ch. Maurice [Descombes], du Courrier des Spectacles, fut assez dur, et l’est resté dans son volume Du théâtre, de la littérature (1856, p. 402). « Chatterton n’est qu’une longue dissertation sur un fait cent fois mis au théâtre : l’amour timoré d’un jeune homme qui commence par l’exaltation et se détruit par le suicide. M. de Vigny a posé tout doucement sa contexture encore fragile sous ces deux aspects… »

Le Constitutionnel constate le succès, mais trouve faible la conception (16 février) : « le style est la partie remarquable de Chatterton, non pas qu’il soit toujours approprié à la scène, ni toujours exempt d’une certaine prétention ». En somme, une « élégie touchante », à laquelle, insiste le journal le 19 avril, a été fait un « succès de style et de détails ».

Les réserves ne manquaient donc pas, et Sainte-Beuve, sans méconnaître la portée du drame, ni son pathétique (Revue des Deux Mondes, 15 octobre 1835), se tenait à une observation qu’il glissera au bas de son article dans les Portraits contemporains : « Au lieu de peindre la nature humaine en plein, Vigny a décrit une maladie littéraire, un vice littéraire, celui de tant de poètes ambitieux, froissés et plus ou moins impuissants. » La chlorose littéraire, insinue-t-il aussi, mais dans le privé, est le fait de Chatterton. Saint-Marc Girardin de son côté combat sa thèse publiquement en Sorbonne.

La parodie trouvait là une proie merveilleuse. À la fin d’une imitation burlesque de l’Angelo de V. Hugo, le Cornaro de Dupenty et Duvert (Vaudeville, 18 mai 1835), Chatterton recevait son quatrain :

Chatterton qui se tue au lieu de travailler !
Et quelle est la morale enfin ? — un escalier !
Piquante allégorie, admirable symbole
Qui semble nous montrer comment l’art dégringole !

Des échos de Chatterton émurent le monde officiel, alors inquiet des revendications socialistes. Déjà mise en éveil par une intervention de Fulchiron, le 2 juin 1835, à propos des théâtres subventionnés et de l’absence de chefs-d’œuvre nouveaux, la Chambre des Députés, en sa séance du 29 août 1835, entendit, après un discours de Lamartine sur la censure théâtrale, les récriminations de Charlemagne, député de l’Indre, se plaignant que l’administration n’exerçât qu’un contrôle politique. Dans une lettre à la Revue des Deux Mondes, ce législateur revint à la charge. Car la question est devenue une affaire d’ordre pratique : Vigny la posera de nouveau à propos de Mlle Sedaine (1841). Balzac, de qui l’ardeur combative devait pourtant trouver « bien absurde » la solution donnée par Vigny à un conflit qu’il ne connaissait que trop, et qui discute là-dessus avec L. de Wailly, ne laisse pas de citer Gilbert et Chatterton, en 1836, dans son énergique défense des droits d’auteur, unique sauvegarde de l’écrivain.

Ch. Coquerel (Revue de Paris du 20 juillet 1835) consacre à Chatterton et le moine Rowley un article qui doit empêcher que le public, « séduit par le succès mérité du beau drame de M. de Vigny, ne prît pour un tableau fidèle de la vie de Chatterton ce qui n’est que l’œuvre admirable d’un artiste français ».

La province avait réagi plus mollement aux tournées de Mme Dorval dans le rôle principal. A. P[ontmartin], dans la légitimiste Gazette du Midi du 20 août 1835, constate la difficile alliance entre le talent élégiaque de Vigny et le drame véritable, et redoute une interprétation fausse de l’idée de Chatterton par les « futurs génies ». Une tournée d’automne, en 1836, un séjour à Lyon à partir d’octobre, sont de plus en plus favorables à la pièce et à l’héroïne principale.

Chatterton brilla ainsi d’un éclat assez exceptionnel dans l’œuvre de son auteur : d’où, chez certains critiques, une tendance à voir dans cette pièce une œuvre excentrique à l’activité moyenne de Vigny. (H. Babou, dans la Revue nouvelle du 15 février 1846.) Molé, dans sa fameuse réponse académique, en prend texte au contraire pour le gourmander avec la sévérité que l’on sait. Menche de Loisne, en 1852, ne manque pas d’en signaler l’importance sociale dans son Influence de la littérature française de 1830 à 1850 sur l’esprit public et les mœurs : point de vue adopté par tous les historiens de la Monarchie de Juillet et la plupart des enquêteurs sur le Romantisme et les mœurs (cf. l’ouvrage publié sous ce titre par L. Maigron, 1910, p. 107). Il y a donc ailleurs que dans la littérature proprement théâtrale un sillage de Chatterton : quelques remous en touchent les révoltés intellectuels de la Bohème et, plus tard, de la Commune.

Bien que cette pièce sans action extérieure, et dont une sorte de lyrisme à plusieurs voix constitue surtout la vibration profonde, soit restée vivante pour ceux qui souhaitent un « théâtre de l’âme » (titre d’Édouard Schuré, 1910, qui d’ailleurs ne cite pas Vigny précurseur), sa vertu dramatique n’est point faite pour émouvoir des publics indifférents à ce qui sollicite la vie profonde des êtres : il y paraît quand, sous le Second Empire, Chatterton est repris aux Français avec Geffroy vieilli et Mme Arnould-Plessy. Le poète a dû faire disparaître quelques mots où le public eût pu saisir des allusions. D’ailleurs, Napoléon III, qui s’entretiendra longuement du sujet avec le poète, s’intéresse fort à la pièce : arrivé en retard au théâtre, il avait fait recommencer… « Le génie, Chatterton, ce n’est pas seulement l’inspiration, c’est aussi la patience » : ainsi parlait Th. Gautier, très élogieux naguère pour la reprise de 1840 ; dans la Presse du 26 janvier 1846, il avait simplement déploré le peu de relief de la forme, ou (Histoire de l’art dramatique, II, 42) constaté l’espèce de gageure de ce drame purement symbolique, « la poésie aux prises avec la prose, et l’idéal succombant sous le réel » ; il est, en 1857, sceptique. « Ce sont les souvenirs de Chatterton plus encore que le style et la forme de l’œuvre qui l’ont fait accueillir avec respect. C’est tout ce qu’on pouvait accorder à ce drame philosophique » (Globe, 27 décembre). Dans le Moniteur du 14 décembre, il analyse les impressions du public : « En 1835, il paraissait tout simple d’aimer Chatterton, mais aujourd’hui comment s’intéresser à un particulier qui ne possède ni capitaux, ni rentes, ni propriétés ? Le dénouement seul a remué les spectateurs comme aux premiers jours. »

J. Janin, par contre, ne manque pas de triompher (Débats, 15 décembre 1857) de ce « modèle idiot de poète inutile et sans courage » : « Il y a là dedans comme qui dirait… de la psychologie. Or, la psychologie est hors de mode au théâtre et dans le roman… » Sa Littérature dramatique (t. VI, p. 204, 1858) reviendra sur ce sujet : « le plus coupable et le plus dangereux de tous les panthos ». Devenu conservateur, Lamartine dira de même (94e et 95e Entretiens du Cours familier) que « le cri de haine contre la société est le cri d’un fou qui veut avoir raison contre la nature des choses ».

L’hostilité à Chatterton s’exacerbe d’autres rancunes, et Veuillot trouve ce drame « révoltant, odieux et absurde » (Libres Penseurs, chap. xii). Même note dans Eug. Poitou (Du roman et du théâtre contemporains) et dans les anonymes Gloires du Romantisme (1862). Le poète est d’autant plus touché de marques de sympathie, comme le sonnet que lui adresse Louis Ratisbonne le 10 décembre 1857, ou comme l’adhésion du jeune J. Claretie.

À plus forte raison sera-t-il malaisé de faire accepter cette pièce au théâtre vingt ans plus tard : la reprise de février 1877 trouve Sarcey féroce (Temps du 12 février) pour « une des œuvres les plus mortellement ennuyeuses qui aient jamais paru sur le théâtre ». Vitu (Figaro, 6 février) est plus indulgent. Banville (National du 12 février) est seul à rendre hommage à la pièce et à sa thèse.

En 1907, Chatterton a une presse plus mauvaise encore (A. Brisson dans le Temps du 11 février) : jugement contresigné par P. Lasserre (le Romantisme français), H. Parigot, Le drame d’Alexandre Dumas.

À l’étranger, c’est en Italie que Chatterton avait éveillé l’écho le plus sympathique : Mazzini, dans un important article Della fatalità come elemento drammatico, 1836 (Scritti letter., II, 192), constatant que la fatalité est le ressort par excellence du drame romantique, estime que la seule pièce qui ait montré une voie nouvelle en France est Chatterton : il y reviendra en 1839 (Scritti editi e inediti, XVI, 260) ; traduite en italien dès la fin de 1835, la pièce de Vigny était encore adaptée par C. Zanobi Cafferuci (Naples, 1841), alors que l’année 1838 avait vu lancer à Milan un Teatro completo di Vigny, traduit par Gaetano Barbieri.

En Allemagne, où Stello avait trouvé un accueil assez favorable et peut-être un traducteur (cf. Revue de littérature comparée, 1926, p. 507), l’édition Schlesinger suscite un important article de G. G[uhrauer] dans le Literar. Zodiacus de juillet 1835. D’autre part, des périodiques de la Jeune-Allemagne, les Didaskalia du 20 mars, le Phönix du 7 mars 1835, font une place à une œuvre qui intéresse la condition des poètes dans n’importe quel pays.

L’Angleterre avait cependant assez peu réagi à cette pièce d’une exactitude contestable. J. Stuart Mill (Westminster Review, avril 1838, t. XXIX) observe que « Chatterton reproduit le thème de Stello avec des caractères plus développés et des contours mieux remplis », mais croit que « le genre narratif convient mieux au génie de Vigny que le genre dramatique », tout en reconnaissant que cet écrivain, fort éloigné de l’impassibilité de Goethe, prend à cœur les problèmes de la vie actuelle et leur apporte son remède.

En décembre 1853, Vigny résumait ainsi, à vue d’horizon, la diffusion de ses œuvres :

Vous me demandez si ces traductions ont été faites en allemand ou en italien ? En italien, oui, mais Chatterton seulement à ma connaissance. Je l’ai quelque part chez moi à Paris, mais je ne pourrai qu’à mon retour savoir où il est imprimé et par quel éditeur, en retrouvant ce livre que je crois rare à Paris. J’en ai reçu, il y a plus de huit ans, une traduction russe. Il y en a deux anglaises, une espagnole, je n’en connais pas d’allemande. On a joué Chatterton à Lübeck, mais en français, ainsi qu’à Saint-Pétersbourg ! C’est tout ce que je sais, mais en peu de jours les libraires Galignani ou Baudry vous feront savoir positivement si je suis traduit en allemand…

À défaut des traductions anglaises, dont nous ne trouvons pas trace, il faut ajouter à ce dénombrement la traduction allemande de Fenneberg (1850) et la version portugaise de J. M. da Silva en 1857. La traduction d’Ostrowski en polonais est de 1861, mais c’est en français que Barante voyait, à Saint-Pétersbourg, jouer Chatterton avec Mlle Bombier. C’est encore en Italie que le sillage extérieur de l’œuvre s’est durablement marqué : en 1913 paraît une nouvelle traduction d’A. Jannini, avec préface d’E. Allodoli. L’opéra de Leoncavallo est de 1896, non sans avoir été précédé, au début de la carrière de ce compositeur, d’un Chatterton, melodramma in duo atti (Bologna, Soc. tip., 1887 ; communication de M. Monglond).


JUGEMENTS D’ENSEMBLE POSTHUMES.

Dans son article du 15 avril 1864, (Revue des Deux Mondes ; Nouveaux Lundis, VI), Sainte-Beuve mettait au point assez justement la situation de Vigny, dramaturge autonome, La Maréchale d’Ancre « tentative » venant après d’autres préludes, Chatterton « triomphe public qui peut se discuter, non se contester ».

Montégut (Revue des Deux Mondes, 1er mars 1867 ; Nos morts contemporains, I) voit dans La Maréchale, « malgré une ou deux scènes émouvantes, une des œuvres les plus faibles que Vigny ait écrites ». Si attentif qu’il soit aux insuffisances de Chatterton, qui « irrite et lasse la sympathie du spectateur », il signale dans le triomphe de la pièce « l’heure la plus heureuse de Vigny », le moment fatidique dont une manière de miracle fît, pour lui, un arrêt de l’horloge de sa vie.

A. France, dans son Vigny, trouve que « La Maréchale d’Ancre, péchant contre l’histoire, pèche contre la vérité », mais voit dans le duel du 5e acte une des meilleures scènes de notre théâtre ; le charme de Quitte pour la peur est dans l’exquise discrétion des formes autour d’un sujet un peu brutal ; et Chatterton est « la pièce en prose la mieux écrite de tout notre théâtre moderne », avec une Kitty Bell comparable à la Monime de Racine.

Blaze de Bury (Revue des Deux Mondes, 1er juillet 1881) est, en somme, le dernier critique qui ait fait une place d’honneur à l’œuvre théâtrale de Vigny, même à La Maréchale, qui a le tort d’abandonner « l’histoire vue à la Shakespeare » et de laisser faiblir au deuxième acte un intérêt réel. Petit de Julleville (Théâtre en France) lui concède, il est vrai, des qualités d’auteur dramatique supérieures à celles d’Hugo, mais le juxtapose assez singulièrement au bon Dumas.

Bien qu’il reconnaisse sa dette à l’égard de Montégut, É. Faguet ne trouve rien à dire du théâtre de Vigny (xixe siècle, 1887). P. Bourget, de même, ne le considère pas de cet angle (Portraits d’écrivains, Études et Portraits, I) ; mais le centenaire du poète, en 1897, permet au premier de ces écrivains de parler (Débats, 5 avril) de Vigny auteur dramatique, pour le mettre d’ailleurs à un rang médiocre. La Revue d’art dramatique du 9 mars et du 6 avril 1895 avait souhaité des reprises des pièces : cependant La Maréchale d’Ancre, précédée d’une conférence d’E. Hinzelin, aida à immoler le dramatiste au poète. R. Doumic, dans l’Histoire de Petit de Julleville, est sévère pour la thèse de Chatterton, mais juge la pièce bien faite et l’apitoiement légitime.

L’étranger ne se rend pas toujours compte de la place qui revient à Chatterton dans l’histoire du drame à idées ; cependant E. Meyer (Die Entwicklung der französiscben Literatur seit 1830, 1898) voit dans cette pièce l’amorce des Ibsen et Hauptmann à venir ; Lombroso (Genio e Follia) la situe aux confins de la littérature pathologique, ce qui n’est point pour diminuer ici son accent et sa portée. Mais G. Brandes estime que Chatterton ne touche plus et fait sourire par tout ce qui valut jadis son succès (Hauptströmungen). Rappelons enfin les jugements d’historiens littéraires : Pellissier (Mouvement littéraire, 1890) ; Nebout (Le drame romantique, 1897), et les auteurs d’exposés généraux ou partiels de la littérature française.

E. Sakellaridès (Alfred de Vigny auteur dramatique, 1902) est indulgente à l’extrême pour son héros, psychologue subtil dans La Maréchale, penseur autonome dans Chatterton. Le théâtre de Vigny n’est guère séparé de celui de ses contemporains dans les objections de R. Doumic (Revue des Deux Mondes, 15 avril 1902) et des adversaires du romantisme, E. Seillière, P. Lasserre, etc. Au contraire, Emmanuel des Essarts (Débats, 13 mars 1904) rappelle tout ce que l’évolution de la scène a dû à cette initiative, et A. Le Roy (L’Aube du théâtre romantique, 1904) développe ce regret étonné : « Pourquoi le génie discret et pur d’Alfred de Vigny disparaît-il dans l’apothéose de Victor Hugo ? »

La portée sociale de Chatterton est mise en valeur par Dorison, Roz (Censeur politique et littéraire, 16 février 1907), E. Gosse (French Profiles, 1905), A. Kahn (Le théâtre social en France, Lausanne, 1907) ; signalée comme « un sophisme, et un sophisme dangereux » par A. Le Breton (Théâtre romantique, 1923, p. 138) en dépit des mérites de pathétique qui n’ont pas cessé de nous apitoyer ; tandis que l’abbé C. Lecigne (Le fléau romantique, 1909) s’en prend sans réserve au « paradoxe littéraire » de Chatterton. Lauvrière (1910) conteste à bon escient la prétention de La Maréchale d’Ancre à mettre en scène la « destinée », signale dans Quitte pour la peur un tour de force « non sans quelque effort », et voit Chatterton « plus théorique et ingénieux que solide et vrai ».

Si, pour J. Aicard (1914), La Maréchale d’Ancre, « dont le dessin est pourtant très ferme, n’excite pas un intérêt bien vif », Chatterton « est d’une simplicité et d’un naturel parfaits » : à bon droit, Vigny « se pose partout en novateur ». Les exposés biographiques et historiques dans Fubini, Lednicki, Citoleux, P. Flottes, font la plus grande place à Chatterton. Il faut des poètes pour garder une pleine sympathie à ce plaidoyer poétique : P. Fort (conférence du 12 janvier 1923 au Cercle de la Librairie) fait la part la plus haute à cette pièce vibrante et à sa préface véhémente, qui n’ont point cessé de nous toucher.