Chefs-d’œuvre poétiques des dames françaises/Madame Pipelet, princesse de Salm-Dyck

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MADAME PIPELET,
PRINCESSE CONSTANCE DE SALM-DYCK.


Madame Pipelet (Constance-Marie de Théis) est née à Nantes en 1768, d’une famille distinguée. Mariée en 1789 à M. Pipelet, chirurgien-accoucheur à Paris, renommé dans son art, elle épousa en secondes noces, en 1802, le prince de Salm-Dyck. Madame Pipelet cultiva dès sa jeunesse les lettres et les arts. Outre ses poésies, qui sont nombreuses, pour la plupart d’un grand mérite, et dont la troisième édition a paru en 1835, on a d’elle Sapho, opéra lyrique ; Camille ou Amitié et imprudence, drame ; plusieurs romans, et d’ autres ouvrages en prose. Madame la princesse de Salm-Dyck est d’un grand nombre d’Académies.


STANCES
SUR LA PERTE DES ILLUSIONS DE LA JEUNESSE.


Non, l’illusion mensongère
Ne peut nous rendre heureux long-tems ;
Sa flamme vive, mais légère,
Ne survit pas à nos beaux ans.

Lorsque, du tems suivant la course,
Dans notre été nous avançons,
Chaque moment que nous passons
D’un prestige tarit la source.

Bientôt l’austère vérité
À nos regards s’offre sans cesse,
Et, sous le nom de la sagesse,
Glace le cœur désenchanté.

Dans nos esprits elle fait naître
Une clarté qui les confond :
Les hommes semblent ce qu’ils sont,
Et non plus ce qu’ils pourroient être.

Malgré soi, par le tems mûri,
Rien ne subjugue, rien n’étonne ;
Tranquille aujourd’hui, l’on raisonne
Sur ce qu’hier on eût senti.


Avec réserve l’on s’enflamme,
On juge même ce qui plaît ;
On sourit de l’injuste blâme
Dont naguère l’on s’indignoit.

Plaisirs, talens, riantes graces,
Vos voluptés sont déjà loin !
On veut encor suivre vos traces,
Mais on n’en sent plus le besoin.

Le dirai-je ? (ô pouvoir terrible
Du tems qui dévore en secret !)
On rougiroit d’être sensible,
Si la raison le défendoit.

L’ame, pour s’attendrir sans honte,
Consulte la réflexion ;
Et déjà, pour s’en rendre compte,
On sait braver l’émotion.

Ainsi, la froide expérience,
Analysant même le cœur,
Semble ajouter à la prudence
Ce qu’elle ravit au bonheur.

Ainsi, de sa vie on efface
Jusqu’aux chimères de l’espoir ;
Et l’on trouble l’instant qui passe,
Par l’instant que l’on veut prévoir.

Mais quoi ! l’homme doit-il se plaindre ?
La nature agit-elle en vain ?
Non, vers le but qu’il faut atteindre
Elle nous conduit par la main.


C’est dans sa tendresse profonde,
Qu’elle aime à nous porter des coups :
Elle nous détache du monde,
Quand il se détache de nous.

À nos regrets inévitables
Sa prévoyance met un frein,
Et rend nos jours moins agréables
Quand ils approchent de leur fin.

Par cette pente qu’il faut suivre,
En paix, au terme parvenu,
On sent que, s’il est doux de vivre,
Il peut l’être d’avoir vécu.

Et lorsque tout nous abandonne,
Lorsque la mort vient nous saisir ;
À l’homme que sa faux moissonne,
Elle n’ôte qu’un souvenir.

L'ISOLEMENT.


 
La nature a mis dans notre ame
La crainte d’être abandonné ;
On aime le monde qu’on blâme,
Qui s’isole est infortuné.
Le misanthrope en vain se fonde
Sur quelques sophismes pompeux
De tous les maux le plus affreux,
C’est de se croire seul au monde.

Est-on joué par sa maîtresse,
Est-on trompé par son ami,


Est-on l’objet d’un trait qui blesse,
Par la fortune est-on trahi ;
Contre le sort on peste, on gronde,
On s’emporte, et l’on n’a pas tort...
Mais tout cela vaut mieux encor
Que de se croire seul au monde.

Dans une prison solitaire
Qu’un malheureux soit enfermé ;
D’un mal que rien ne vient distraire.
Lentement il est consumé.
Au sein de sa douleur profonde,
Qu’un compagnon lui soit offert...
Au bonheur son cœur s’est rouvert,
Il ne se croit plus seul au monde.

L’avare, dans sa solitude.
Mourant de frayeur et d’ennui ;
Dévoré par l’inquiétude,
Le vieux garçon privé d’appui ;
Le méchant qui blesse et qui fronde,
Et qui gémit loin des secours...
Tous ont empoisonné leurs jours,
Parce qu’ils n’ont vu qu’eux au monde.

Il est pourtant, il faut le dire,
Un doux et cher isolement :
C’est celui qu’un tendre délire
Fait désirer au tendre amant ;
D’une solitude profonde
Alors on craint peu la rigueur...
Quand on n’est pas seul dans son cœur,
On n’est jamais seul dans le monde.


ÉPITRE AUX FEMMES.
FRAGMENTS.

Les femmes-poètes ont été attaquées en beaux vers ; madame Pipelet prouve, par ses raisons, que les femmes doivent faire des vers si cela leur plaît, et, par son exemple, qu’elles en peuvent faire de fort bons.

Elle commence par établir une parfaite égalité entre les deux sexes.

Si la nature a fait deux sexes différens,
Elle a changé la forme et non les élémens.
Même loi, même erreur, même ivresse les guide :
L’un et l’autre propose, exécute ou décide :
Les charges, les devoirs, entre eux deux divisés,
Par un ordre immuable y restent balancés.
Tous deux pensent régner, et tous deux obéissent :
Ensemble ils sont heureux ; séparés, ils languissent :
Tour à tour l’un de l’autre, enfin, guide et soutien,
Même en se donnant tout, ils ne se doivent rien.

L’homme, ayant méconnu cette égalité et s’étant érigé en tyran, n’est ramené à des sentiments plus doux que par le réveil de ses sens. Alors il obéit, il est esclave à son tour ; mais cet empire que reprennent les femmes est passager comme leurs charmes. C’est aux sciences, à la poésie, aux arts, à l’affermir, à en prolonger la durée. L’auteur les invoque au nom de tout son sexe.


Sciences, poésie, arts qu’ils nous interdisent,
Sources de voluptés qui les immortalisent,
Venez, et faites voir à la postérité
Qu’il est aussi pour nous une immortalité !
Mais déjà mille voix ont blâmé notre audace :
On s’étonne, on murmure, on s’agite, on menace.
On veut nous arracher la plume et les pinceaux ;
Chacun a contre nous sa chanson, ses bons mots
L’un, ignorant et sot, vient avec ironie
Nous citer de Molière un vers qu’il estropie ;
L’autre, vain par système et jaloux par métier.
Dit d’un air dédaigneux : Elle a son teinturier.
Des jeunes gens, à peine échappés du collège,
Discutent hardiment nos droits, leur privilège ;
Et leurs arrêts, dictés par la fatuité,
La mode, l’ignorance et la futilité,
Répétés en échos par ces juges imberbes,
Après deux ou trois jours sont passés en proverbes.
En vain l’homme de bien (car il en est toujours),
En vain l’homme de bien vient à notre secours,
Leur prouve de nos cœurs la force, le courage,
Leur montre nos lauriers conservés d’âge en âge,
Leur dit qu’on peut unir grâces, talens, vertus,
Que Minerve étoit femme aussi bien que Vénus :
Rien ne peut ramener cette foule en délire :
L’honnête homme se tait , nous regarde et soupire.

BOUTADE SUR LES FEMMES AUTEURS.

 
Qu’une femme auteur est à plaindre
Au diable soit le sot métier !
Qu’elle se fasse aimer ou craindre,
Chacun cherche à la décrier.

Veut-elle vivre solitaire,
On crie à l’affectation ;
Veut-elle un instant se distraire,
Elle aime à se montrer, dit-on.
Tout ce qu’elle ose se permettre,
En mal on sait l’interpréter :
Elle ne peut parler, chanter,
Sourire, sans se compromettre :
Son silence blesse les sots,
Ses propos ne les touchent guère ;
Elle doit parler par bons mots,
Ou ne rien dire avec mystère.
Comme un animal curieux,
Tantôt chacun la considère,
Tantôt une bégueule altière
Lui jette un regard dédaigneux.
Un faquin, Brutus par la tête,
Pour attirer l’attention,
Par un mensonge plat et bête
Ternit sa réputation.
Une mégère la provoque,
Puis lui fait, d’un ton radouci,
Tout haut un éloge équivoque.
Tout bas un affront réfléchi.
Un piètre auteur entre chez elle,
Malgré son ordre très-exprès ,
Pour aller partout dire après :
Je viens de chez madame telle ;
Nous avons (je le dis tout bas)
Parlé de sa pièce nouvelle,
Et mes conseils n’y nuiront pas.
Un prosateur blâme ses vers ;
Un poète blâme sa prose.
Joignez à ces tourmens divers


Les gentillesses de la chose :
Chansons, épigrammes, pamphlets,
Menus propos des bons apôtres,
Et vous connoîtrez ce que c’est
Que d’être un peu moins sot que d’autres.

Au diable soit le sot métier !
Oui, j’y renonce pour la vie
Fuyez, encre, plume, papier,
Amour des vers, rage ou folie...
Mais, non, revenez m’aveugler ;
Bravez ces clameurs indiscrètes.
Ah ! vous savez me consoler
De tous les maux que vous me faites.

STANCES
ÉCRITES EN TÊTE DE l’ALBUM DE L'AUTEUR.

Venez, amis, je vous appelle ;
Sur mon Album inscrivez-vous :
D’une gloire toujours nouvelle
Qu’il devienne un titre pour nous !
Dans un excès de modestie,
Gardez-vous bien, je vous en prie,
De m’affliger par un refus ;
Car ce livre qui nous rassemble
Va nous faire rester ensemble,
Même quand nous ne serons plus.
 
Qu’ici l’auguste Poésie
Dépose un rayon de ses feux ;


Que la Peinture, l’Harmonie
Y laissent des traits glorieux ;
Que la Science, le Génie,
L’Amitié, la Philosophie,
Partout s’y montrent dignement,
Et que ce monument aimable
Soit ainsi l’œuvre inimitable
Des beaux-arts et du sentiment.
 
Et vous, dont l’univers s’honore,
Grands hommes de tous les pays,
Que votre nom aussi décore
Cette réunion d’amis.
Quoique loin de notre patrie
Le sort vous ait donné la vie,
Brillez, dans ce recueil heureux,
Tels que ces plantes étrangères
Qui sont de nos riches parterres
L’ornement le plus précieux.
 
Ah ! puissent ces feuilles légères
Résister à la faulx du tems,
Et de nos heures passagères
Fixer quelques heureux instans !
Après nous, restant d’âge en âge,
Puissent-elles, à chaque page,
Charmer nos neveux attendris,
Et, pour augmenter notre gloire,
Porter au temple de Mémoire
Nos noms sans cesse réunis !

SUR LES FEMMES POLITIQUES.

Vous nous blâmez de parler politique ;
En vérité, messieurs, vous avez tort ;
Et laissant là tout esprit de critique,
Je veux tenter de nous mettre d’accord

Nous vous aimons, je me plais à le dire ;
Tout entre nous est commun ici-bas :
Or, quand le cœur, le sentiment inspire,
Pourquoi les goûts ne se suivroient-ils pas ?

Le bien public nuit et jour vous agite ;
Vous régentez, vous réglez l’univers...
Ce qui pour vous est un si grand mérite
Peut-il pour nous être un si grand travers ?

Quand avec nous votre esprit se déploie,
Ne pouvons-nous prendre aussi votre ton ?
Sommes-nous donc des enfans qu’on renvoie
Quand par hasard on veut parler raison ?

Il seroit beau pour un homme qu’enflamme
De son pays la gloire, l’intérêt,
De voir sourire ou s’étonner sa femme
Aux mots de loi, de guerre, de budget !

Peut-elle entendre avec indifférence
Ce que partout chacun sait discuter ?
Ne faut-il pas qu’elle ôte à sa dépense
Ce qu’à l’impôt elle voit ajouter ?


Oublîra-t-elle, insensible et futile,
Ces grands combats, effroi du genre humain ?
Doit-elle, ô dieux, rester froide et tranquille
Si son enfant peut la quitter demain ?

Quand vingt journaux instructifs et commodes
Soir et matin chez elle arriveront,
Ne sera-t-il que le journal des modes
Qu’elle ait le droit de consulter à fond ?

Lorsque naguère, enfin, dans leurs souffrances,
On la voyoit consoler ses amis,
Sur leurs dangers, leurs vœux, leurs espérances,
La blâmoit-on de donner son avis ?

Laissez, laissez une vaine censure,
Pères, maris, aimables précepteurs !
Vous ne pouvez réformer la nature ;
Et c’est pour vous le plus grand des bonheurs.
 
Si d’un joujou, d’une toilette à faire,
D’un rien parfois, vous jugez mieux que nous,
Je ne vois pas pourquoi, dans cette affaire,
Nous ne pourrions raisonner comme vous.
 
Mais qu’ai-je dit ! L’espoir seul de vous plaire
Peut embellir ce débat à nos yeux,
Et près de vous, je n’en fais point mystère,
D’autres sujets nous conviendroient bien mieux.
 
Quand l’amitié, quand l’amour nous rassemble.
Certes le cœur en est plus enchanté ;
Mais il vaut mieux politiquer ensemble
Que de rester chacun de son côté.

Tous vos désirs ne sont-ils plus les nôtres ?
Vous plaire en tout n’est-il plus notre soin ?
Quoi ! séparer nos intérêts des vôtres…
La conséquence iroit un peu trop loin.

Sur ce qu’on fait, sur ce que l’on propose,
Passez-nous donc quelques mots superflus,
Ou désormais parlez-nous d’autre chose
Si vous voulez que nous n’en parlions plus.