Chefs d’œuvre lyriques (Malherbe)/27
Ode
CES antres et ces rochers,
Jeanne, qui te virent naitre,
Me sont plus beaux et plus chers
Que le palais de mon maître.
J’égale au plus beau des lieux
La province reculée
Que l’orient de tes yeux
A si doucement brûlée.
Tes vertus sont des trésors
Qui te remplissent de gloire.
On les chante sur les bords
Du Rhin, du Tibre et de Loire.
Ton esprit est merveilleux,
Le mien en fait son oracle,
Et notre âge est orgueilleux
D’avoir produit ce miracle.
Le soleil est un flambeau
Où moins de lumière abonde :
C’est le présent le plus beau
Que le ciel ait fait au monde.
Jeanne, tu parles si bien,
Que mon âme en est ravie :
Deux jours de ton entretien
Valent deux siècles de vie.
Tu m’as pris, et ton discours
Est le piège qui m’engage.
Le printemps n’a pas des jours
Si fleuris que ton langage…
Je pardonne à tes beautés
L’orgueil qui les rend si vaines ;
Tes regards font nos étés,
Tes pieds font fleurir nos plaines.
Tu fais que dans nos vallons
On voit naître toutes choses,
Et défends aux aquilons
D’y faire tomber les roses.
Quoi que fassent les hivers,
Jamais la neige n’y dure,
Et les arbres y sont verts
D’une éternelle verdure…
Souvent, pour se délasser,
La Cour me lit, et je pense
Qu’on ne voudra pas laisser
Ma vertu sans récompense ;
Mais je t’ai donné les vœux
D’une amour si peu commune,
Que pour un de tes cheveux
Je quitterais ma fortune.
Si la foi dont je te sers
Ne craignait d’être abusée,
J’userais dans ces déserts
Tout le fil de ma fusée…
Quand est-ce que tu prétends
De finis tes injustices ?
Il me semble qu’il est temps
De couronner mes services.
Ne crains pas que la raison
Désormais t’impute à blâme
De hâter la guérison
Des blessures de mon âme.
Ma vie a déjà passé
Ses plus belles matinées,
Et ton front est menacé
De l’injure des années.
Ne considère plus rien ;
Le devoir t’en sollicite.
Un feu grand comme le mien
N’est pas un petit mérite.
Laisse-toi vaincre à mes pleurs,
Et te ploie à mes demandes :
Tandis que l’on a des fleurs,
On doit faire des guirlandes.