Chefs d’œuvre lyriques (Malherbe)/44

La bibliothèque libre.

La Nuit


 PAISIBLE et solitaire nuit,
  Sans lune et sans étoiles,
 Renferme le jour qui me nuit
  Dans tes plus sombres voiles ;
Hâte tes pas, déesse, exauce-moi,
  J’aime une brune comme toi.

 J’aime une brune dont les yeux
  Font dire à tout le monde
 Que, quand Phébus quitte les cieux
  Pour se cacher sous l’onde,
C’est de regret de se voir surmonté
  Du vif éclat de leur beauté.

 Mon luth, mon humeur et mes vers,
  Ont enchanté son âme ;
 Tous ses sentiments sont ouverts
  À l’amoureuse flamme ;

Elle m’adore, et dit que ses désirs
  Ne vivent que pour mes plaisirs.

 Quel jugement y dois-je asseoir ?
  Veut-elle me complaire ?
 Mon cœur s’en promet à ce soir,
  Une preuve plus claire.
Viens donc, ô nuit, que ton obscurité
  M’en découvre la vérité !

 Sommeil, répands à pleines mains
  Tes pavots sur la terre,
 Assoupis les yeux des humains
  D’un gracieux caterre,
Laissant veiller en tout cet élément
 Ma maîtresse et moi seulement…

 Ah ! voilà le jour achevé,
  Il faut que je m’apprête ;
L’astre de Vénus est levé
  Propice a ma requête ;
Si bien qu’il semble, en se montrant si beau,
  Me vouloir servir de flambeau…

 Les chats, presque enragés d’amour,
  Grondent dans les gouttières ;
 Les loups-garous, fuyant le jour,
  Hurlent aux cimetières ;
Et les enfants, transis d’être tout seuls,
  Couvrent leurs têtes de linceuls.

 Le clocheteur des trépassés,
  Sonnant de rue en rue,
 De frayeur rend leurs cœurs glacés,
  Bien que leur corps en sue ;
Et mille chiens, oyant sa triste voix,
  Lui répondent à longs abois.


 Ces tons, ensemble confondus,
  Font des accords funèbres,
 Dont les accents sont épandus,
  En l’horreur des ténèbres,
Que le silence abandonne à ce bruit
  Qui l’épouvante et le détruit.

 Lugubre courrier du Destin,
  Effroi des âmes lâches,
 Qui si souvent, soir et matin,
  M’éveilles et me fâches,
Va faire ailleurs, engeance de démon,
  Ton vain et tragique sermon.

 Tu ne me saurais empêcher
  D’aller voir ma Sylvie,
 Dussé-je, pour un bien si cher,
  Perdre aujourd’hui la vie.
L’heure me presse, il est temps de partir,
 Et rien ne m’en peut divertir.

 Tous ces vents, qui soufflaient si fort,
  Retiennent leurs haleines,
 Il ne pleut plus, la foudre dort,
  On n’oit que les fontaines
Et le doux son de quelques luths charmants,
  Qui parlent au lieu des amants.

 Je ne puis être découvert,
  La nuit m’est trop fidèle ;
 Entrons, je sens l’huis entr’ouvert,
  J’aperçois la chandelle,
Dieux ! Qu’est-ce ci ? Je tremble à chaque pas,
  Comme si j’allais au trépas.


 Ô toi, dont l’œil est mon vainqueur,
  Sylvie, eh ! que t’en semble ?
 Un homme qui n’a point de cœur,
  Ne faut-il pas qu’il tremble ?
Je n’en ai point, tu possèdes le mien…
  Me veux-tu pas donner le tien ?