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Chez les Neutres du nord/01

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Chez les Neutres du nord
Revue des Deux Mondes6e période, tome 41 (p. 583-612).
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CHEZ LES NEUTRES
DU NORD

I
DE PARIS EN HOLLAND


Vendredi 2 février.

Cinq heures du soir, gare Saint-Lazare. C’est le départ pour le Havre. Sur le quai mal éclairé, dans le froid perçant de cette fin d’hiver glaciale, un peu d’oppression nous saisit, mon compagnon et moi, au moment des adieux. Ces ténèbres, approfondies encore par les halos lumineux qui les jalonnent, sont pareilles à celles qui enveloppent le sort de notre multiple voyage, et la réussite de notre pacifique mission[1]. On se demande, avec une pointe d’anxiété : « Dans quelle disposition d’esprit allons-nous les trouver, ces « neutres du Nord » vers lesquels on nous envoie ? Que pensent-ils de la France ? Que sentent-ils à son sujet ? Et, si leurs sentimens sont prononcés dans un sens peu favorable, qu’est-ce qu’une ou deux voix isolées, pour corriger ce mal, pour réaliser un peu de bien ? » Pourtant, qui sait si la France est aussi méconnue que certains le prétendent, dans ces pays du Nord eux-mêmes assez mal connus chez nous, et parfois jugés très faussement ? La seule vérification mériterait certes le voyage. Et malgré tout, au fond de nos cœurs, il y a l’espoir. L’espoir patriotique, tenace nous arme de volonté. Mais la conscience du peu que nous sommes nous replie sur nous-mêmes, et la crainte d’être inégaux à la grande tache pèse à notre âme. La voilà, l’obscurité momentanée. Elle ne se dissipera que peu à peu, dans l’action. Ce moment est éloigné encore…

Cependant le train roule à pleine vitesse. On n’est déjà plus avec ceux qu’on a quittés. C’est le bond vers l’attirance de l’inconnu, maintenant. Et on file, on file ; Rouen est traversée en trombe, dans un amical grouillement anglo-français, où l’on distingue pourtant l’équipe anglaise allant placidement à son fourgon dégager son courrier, et nous voici au Havre, à 9 heures, exactement. Sans désemparer, à travers la ville endormie et les réverbères en veilleuses, nous allons au bateau. Là, presque totale indigence de lumières. Examen minutieux de nos papiers, contrôle de nos personnes, observation défiante, silence. Le bateau est anglais. Très rapidement, il s’encombre de gens, de colis, de « valises. » Change de monnaie ; renseignemens polyglottes. Cabines étroites, sans confort : dame ! le paquebot-navette, vieux routier de la Manche, vaut mieux ici qu’un transatlantique. Et nous apercevons, pour la première fois, le type spécial de Cerbères en jupons, à qui est dévolu le service intérieur de ces petits navires. La mer du Nord nous en offrira d’autres échantillons, tous dignes de Dickens.

On part, vers minuit, pour Southampton. Et, tout de suite, la protection anglaise frappe les yeux. Nous sommes au lendemain de la proclamation du blocus maritime par l’Allemagne. Sitôt le port franchi, que voyons-nous ? A perte de vue, à droite et à gauche, une double haie de navires, dont les feux, les signaux se répondent sous un ciel d’hiver éclairé par la lune, et bellement étoile. La flotte anglaise monte la garde sur ce boulevard d’eau. Nous sommes enveloppés de force, de sécurité. Et ceci nous prépare au spectacle de l’Angleterre elle-même. Cependant, vers le matin, le brouillard monte, s’épaissit. Il faut stopper, des heures, puis approcher comme à tâtons. Enfin voici Southampton. Le contrôle des voyageurs est fait par un grand vieillard sec, dont les manières disent le haut gentilhomme, sans doute un volontaire du service national. Peu après, c’est Londres, et tout de suite la police, bien entendu. Non seulement il ne faut pas s’en plaindre, mais il faut s’en applaudir. Tout de même, l’enquête anglaise déploie un une minutieux qui n’est qu’à elle. Et nous sortons du commissariat guéris de ce premier préjugé, que la France détient le record des « formalités. »


VISIONS ANGLAISES

3-9 février.

Malgré notre vif désir d’atteindre la Hollande au plus vite, nous n’avons pu brûler l’étape de Londres. Déjà la guerre nous impose ses haltes imprévues. Arrivés le samedi 3 au soir, nous ne pourrons repartir que le matin du vendredi 9 pour le port que l’on nous désignera. Nous sommes entre les mains de l’amirauté. Tout d’ailleurs, ou presque, est entre ses mains ; et, ce que l’amirauté anglaise tient, elle le tient bien. Nous sentons maintenant le mystérieux, et même le romanesque de notre situation. Il faut demeurer le plus possible consignés au gîte, valises bouclées, prêts à disparaître sans bruit sur un signe. Et ce signe, ordre oral ou avis téléphonique voilé, doit être obéi aveuglément : « tel train, telle heure, pour telle ville. Là. vous saurez la suite. » La suite, c’est le commissariat et les agens maritimes du port d’embarquement qui la fournissent, avec des délais, des renvois, des réticences qui distillent le mystère au compte-goutte. Dans la morne chambre d’hôtel de Londres, on rêve déjà du vaisseau-fantôme qui vous emportera… quand il lui plaira.

Du reste, tout est « fantomal » en ce moment, dans le Londres étrange qu’a créé la guerre. Cet aspect est dû au brouillard sans doute, qui jamais nulle part ne fut plus pesant, plus accablant, plus glaçant, transperçant les organes et poussant sa pointe cruelle jusqu’à l’âme la mieux armée de volonté. Mais il est dû aussi à cette activité muette, sombre, qui se développe comme inexorable à travers cette brume, et qu’on sent tout entière polarisée par une idée fixe. Les spectres solides qui émergent de l’ouate encrassée de la Tamise sont porteurs de résolution, d’énergie. Il suffit de les voir passer pour comprendre où ils vont. Tous, ils vont à quelque acte, à quelque emploi qui serve à la guerre, et qui tende à son but. Quand le soleil pâle a pompé suffisamment la bruine et dégagé les murs suintans de leur enveloppe opaque, on lit en clair les formules de la décision nationale, sur les enseignes, sur les affiches, sur les placards ; les appels, les rappels vous accrochent partout : aveugle et sourd serait celui qui pourrait s’y dérober. Le « devoir » de l’Anglais lui est crié par les cent voix de la publicité insulaire. Et il obéit à ces bouches muettes, muet lui-même ; et rien, pour un Français, n’est plus saisissant. Toute cette énergie nationale qui, chez nous, a besoin, pour s’entretenir, se raviver, de spectacles extérieurs, de manifestations, d’acclamations, n’a besoin en Angleterre, pour se soutenir, que du mot essentiel, de la formule concise placardée partout. Ce mot d’ordre obsédant se détache des murs et entre au fond des consciences les plus fermées. Il est, à la longue, irrésistible. Et ces hommes qui vont et viennent, sérieux, absorbés, mais non pas tristes, ni nerveux, ni excités, portent au plus secret de leur vouloir une idée immuable, qui guide chacun de leurs gestes. Redoutable entre toutes est une nation moralement ainsi constituée. Rien ne l’abat, rien ne la détourne.

En attendant l’ordre de départ, nous n’avons pas assez d’yeux pour observer. L’heure est intéressante. Londres est plein de soldats, métropolitains ou coloniaux. Des recrues australiennes, canadiennes, apprennent la marche cadencée, sans armes, en pleine rue ; d’autres, armées, vaquent à leur service. Des permissionnaires circulent, entrent dans les restaurans gratuits à eux destinés, ou s’offrent des douceurs. Beaucoup, comme chez nous, sont accompagnés, guidés. A Westminster Abbey, un groupe de coloniaux admiratifs est piloté par une dame, qui leur explique les plus célèbres tombeaux, et renseigne leur patriotisme novice. Tous ces monumens ne sont d’ailleurs pas visibles : les plus précieux pour le sentiment national sont protégés par des sacs de terre. Londres a été déjà bombardé. Quand tous les musées, sauf la National Gallery et le South Kensington, sont fermés, que sur tous les bâtimens publics s’est abaissée la clôture de guerre, seul le Panthéon anglais garde ouvertes ses nefs dont toutes les travées professent d’augustes leçons. Et Westminster Abbey ne désemplit pas.

Au dehors, tous les détails de la vie matérielle convergent vers un but moral. A l’hôtel, la précarité du luminaire, du chauffage, le dosage de l’alimentation, les invitations à l’économie déposées, imprimées, sur la table, ne vous laissent perdre à aucun instant l’idée de contribution à la guerre, de solidarité, de coopération par la privation personnelle. On se refuse tout ce qu’on peut donner au pays. On se rationne méthodiquement dans le civil, pour que le soldat vive dans l’abondance. La vue d’une table copieuse ferait scandale. C’est la grande beauté de l’Angleterre en ce moment, du haut en bas de l’échelle sociale., D’ailleurs, la réserve froide, et la discrétion partout. Même dans les manifestations patriotiques. Le 7 février, nous étions sur le passage du Roi et de la Reine, à midi, pour l’ouverture du Parlement. Une foule attendait, déférente, silencieuse, où çà et là un uniforme belge, ou français, piquait une faible note de couleur. On salua les souverains avec respect, et l’on applaudit quelque peu. Mais pas un cri, pas de démonstrations. « A Marseille, me souffle mon compagnon, ce serait un four. » Et même à Paris ! Pourtant rien n’était plus résolu que la nation à ce moment. L’emprunt du 16 février, qui devait obtenir un si grand succès, se préparait. A Trafalgar-Square, les hôtels monumentaux criaient, de leur sommet, sur des bandes de toile gigantesques : « La marine compte sur vous ! » — « L’armée de terre compte sur vous ! » Et Nelson, du faîte de sa colonne, présidait à la leçon clamée sur le piédestal en lettres de vingt pieds : « Avant le 16 février, l’Angleterre compte que vous ferez de votre argent une arme ! ! » Et, les jours suivans : « Dans sept jours, dans six jours, l’Allemagne aura son compte I » Et l’Allemagne fut depuis, en effet, bombardée par les milliards anglais, à Vimy, à Messines, et en d’autres lieux.

Malgré l’impatience qui nous ronge, de tels spectacles sont trop attachans pour ne pas nous faire paraître brève la fuite des heures. On voudrait voir davantage, savoir plus, écouter, ausculter à l’aise le cœur de l’admirable nation qui bat ici son pouls ferme, intrépide, majestueux. Mais nos journées d’attente tirent à leur fin. Un bref ordre de départ nous arrache à notre contemplation absorbante, et, au lieu de dire : « Enfin ! » nous disons : « Déjà ? » Vite, utilisons les momens extrêmes. Je cours une dernière fois au South Kensington, pour voir, dans la galerie du sous-sol à droite, la sculpture française. Et je tombe en arrêt, au coin d’une fenêtre, devant le buste de fillette, en marbre, dont j’ai poursuivi, en France, la terre cuite chez un amateur, et le moulage au petit musée de Châlons, sous une attribution fausse… Cette enfant coiffée de trois tresses, c’est la fille de Mme de Pompadour, Alexandrine d’Etioles ; et l’auteur, Jacques Saly, n’a rien fait de plus savoureusement français que le buste original du musée de Londres. Cette petite découverte (mais en est-ce une ? ) met une joie d’art dans cette dernière journée. Une joie d’autre sorte, joie du cœur, est le contact définitif pris avec le noble soldat (il portait encore l’uniforme) qu’une heureuse conjonction de circonstances me donne pour compagnon de route, et qui va devenir en Hollande mon guide combien précieux, et mon ami. Gustave Cohen, professeur français de l’Université d’Amsterdam, mobilisé en 1914 comme sergent, blessé de dix blessures en Argonne, retourne à son poste d’université, réformé, avec neuf éclats de fer encore logés dans le corps, invalide pour le combat, héroïquement valide d’âme et d’esprit pour la défense morale de la France à l’étranger. Il rentre en Hollande appuyé sur deux cannes, officier maintenant, avec la croix de guerre et deux citations, après des mois et des mois de tortures auxquelles il aurait succombé sans la femme d’élite qui veillait à son chevet. Ensemble, nous faisons les plans de cette nouvelle et pacifique campagne dont l’objet est si simple : montrer le vrai visage de la France à ceux qui l’ont peut-être oublié, et le faire aimer un peu plus de ceux qui s’en souviennent encore. Et maintenant, en route ! Enfin, demain à Hull, après-demain à Rotterdam ! Ainsi raisonne notre ingénuité d’avant-guerre.


9-12 février.

Le vendredi 9, à neuf heures du matin, joyeuse bousculade à la gare de Kings-cross. On s’empile comme on peut dans les voitures d’un rouge rutilant. Tout est bondé. Le soleil, pour une fois levé de bonne heure, rit sur la plaine neigeuse. On roule en pays plat, plat. En passant, je salue les tours et les clochetons de la célèbre cathédrale de Péterborough. Voici Doncaster, où l’on change de train, puis Brough. Nous approchons de Hull. Sur la gauche, la plaine se ponctue de ces moutons tout ronds, tout floconneux de stalactites de laine, qui ressemblent à des manchons à pattes, seulement un peu grumeleux de malpropreté. Quand ils trottent, le vent fait bouffer ces loques légères. Cela nous amuse un instant. Mais l’arrivée brusque à Hull, et la perspective de nouvelles palabres avec les diverses polices du port nous rappelle au sérieux. Il est trois heures. A peine débarqués, à peine véhiculés d’un premier office maritime à un second office maritime, le flegme et le formalisme nous enveloppent partout de leur glace. Après d’interminables attentes, exhibitions de papiers, explications, rectifications, méditations des divers préposés (tous serviables, polis, avec l’inévitable pipe odorante entre leurs lèvres serrées), on rentre à l’hôtel, à un hôtel indiqué, imposé, par le commissariat du port, au « Terminus » de l’endroit. Le départ ? Geste vague du dernier bureaucrate à pipe. Pas aujourd’hui, ni sans doute demain. On ne sait pas. On dira. On téléphonera. Well ! on téléphonera. Attendez.

Et le brouillard, laissé à Londres, tisse de plus belle ses lourdes toiles à l’embouchure de l’Humber. Il est jaunâtre, il est verdâtre ; une vraie glu atmosphérique, qui colle partout, pénètre partout.

L’attente durera trois jours pleins, et l’on partira le quatrième. Usons le temps ! Ici encore l’énergie anglaise apparaît, bien que la ville, énormément accrue et gonflée par la guerre, soit surtout ville de commerce maritime et d’industrie. Mais la note guerrière y résonne aussi. Wilberforce, du haut de sa colonne de bronze noir, et le monument de Victoria, d’une sculpture fade, voient défiler plus d’uniformes que de bourgerons, autour de leurs socles. Fifres et musique, voici justement qu’un régiment se masse sur la place de la gare, devant notre « station hôtel, » autour d’un autre monument élevé à la gloire des coloniaux anglais. La foule s’empresse. Les uniformes moutarde forment un carré dense. C’est une remise de décorations, et de décorations françaises. Un officier français, que voilà, est venu les apporter. L’état-major parcourt les rangs, en compagnie d’un grand homme noir, en tuyau de poêle et collier d’argent, au médaillon central brimballant sur sa poitrine, — le lord-maire de Hull. La foule applaudit et même crie « Hurrah ! » à la fin. Ces troupes, encore un peu novices, frappent par leur bonne mine et leur air résolu. Il y a des papas un peu bedonnans, mais surtout de la jeunesse sèche et vigoureuse. De petits jeunets, sorte d’enfans de troupe, qui soufflent dans leurs fifres de tout leur cœur, ajoutent à cette impression de la « nation armée. » Une fanfare clame de tous ses cuivres un air grave, d’accent religieux.

Ce sérieux combiné à la décision, nous le retrouvons, mon compagnon et moi, le dimanche matin, en nous rendant à l’office de la vénérable et pittoresque église de la Holy Trinity. Le carillon, un de ces carillons symphoniques comme à Saint-Paul de Londres, nous guide à travers le dédale des rues où s’étale le désert dominical. Et sur place, face au parvis, nous tombons sur ce spectacle : un très vieux colonel, assisté du clergyman en costume d’officiant, devant ses soldats à la parade. Près d’eux, des colis de petits livres moleskines, des Evangiles évidemment. Le vieux colonel en a reçu un des mains du clergyman, et a adressé quelques paroles à ses hommes, en le désignant de son index droit. Puis, un petit tambour a fait : pan patapan, et l’on a défilé, après que le clergyman a puisé dans le colis pour remettre un exemplaire du petit livre à chaque gradé. Le vieux colonel, le jeune clergyman saluaient les hommes ; et, au dernier disparu, l’un et l’autre sont entrés dans la Holy Trinity, où l’office a commencé, la chaire étant drapée des couleurs nationales, ainsi que l’estrade où se lit la liturgie. Il y avait, dans l’assistance civile, des soldats. Mais. non pas la garnison menée par ordre, en bloc, et entrant chez Dieu en faisant le pas de l’oie, comme je l’ai vu à Saint-Ulrich de Strasbourg peu avant la guerre. Foi, patrie et liberté, nous avons eu ce matin-là l’abrégé de l’Angleterre.

Le même jour, on nous a chuchoté la raison de notre retard, et cette morne attente a été éclairée d’un rayon soudain : deux très gros poissons, qui ne se pèchent qu’au canon, avaient été l’un abîmé dans les flots, l’autre capturé avec tout son équipage, la veille même, en rade de Hull… Comme toujours, l’amirauté était muette, et aussi les journaux. Mais on n’avait pu escamoter le défilé des prisonniers, conduits du port à la gare, et escortés entre autres de quatre marins anglais, naguère eux-mêmes prisonniers des Allemands sur le sous-marin, et qui maintenant chantaient leur plus joyeux « Tipperary ! » Nous avons manqué cette scène d’une heure et nous nous en consolons difficilement !

Enfin, enfin, le départ s’esquisse, le lundi matin 12. Ce sera pour le soir même, mais chut ! Nous mettons le point final à ce séjour forcé en invitant à déjeuner le jovial et cordial consul, un Écossais magnifique dont les soins nous entourent paternellement. Par lui, nous sentons ce qu’est et ce. que sera la sauvegarde britannique. Les précautions les plus minutieuses sont prises, nous en aurons bientôt la preuve. On risque l’accident, naturellement, mais non la capture, pire pour nous que la mort. Un shake-hands vigoureux, un dernier toast patriotique et nous filons.


EN MER DU NORD

12-17 février.

Ce départ furtif, l’oublierai-je jamais ? Un chapitre de Rocambole. Je reverrai toujours, dans le brouillard « purée de pois, » l’arrivée déjà ténébreuse entre quatre et cinq heures, les glissemens dans les docks, l’isolement de nos personnes dans les baraques policières, notre acheminement individuel vers des contrôleurs soupçonneux, sous la lumière pauvre, le silence funèbre sur toute cette cérémonie, enfin notre « internement, » précédés d’un falot, sur un vague navire dont je ne sus le nom que le lendemain. Il ne doit pas être commode, fichtre ! de passer par ces grilles si l’on n’a la conscience nette. La guerre a d’ailleurs supprimé tout confort. Notre cher compagnon Blessé, Gustave Cohen, est véhiculé au bateau sur une brouette à colis, d’ailleurs traité avec d’infinis égards, et nous aussi, quoique moins intéressans. À bord, dans l’unique « salon » si peu salonnier, on se regarde, on s’observe. On est douze. Aucun, évidemment, ne voyage sans motif grave. Pour ces douze, le navire fait son voyage risqué. Cela devient très attachant.

Quatre jours et demi dura le séjour sur le Kirkham-Abbey, pour effectuer un trajet qui ne prend pas tout à fait, en temps ordinaire, une demi-journée. On stoppa, on mouilla, et surtout on zigzagua, plus qu’on ne navigua. Les traversées d’Angleterre en Hollande variaient alors d’un à sept jours, suivant les ordres et contre-ordres. L’état des « routes » marines se signalant à mesure et autrement que par la télégraphie sans fil, force était d’attendre, en mer même, les instructions orales apportées par les navires patrouilleurs. Je ne saurais donc décrire quel fut notre itinéraire, puisque tantôt nous longeâmes les côtes anglaises vers le Sud, tantôt fîmes halte en pleine mer, tantôt rebroussâmes chemin, jusqu’au jour où, rendus à heure fixe sur un point déterminé la veille au soir, nous pûmes filer en droiture sur l’estuaire de la Meuse et Rotterdam ; tous ces va-et-vient furent faciles à observer grâce au temps admirable dont nous ne cessâmes de jouir, ce qui corrigea de pittoresque l’ennui pesant de ces incertitudes, l’agacement de ce bruit d’ancres incessamment déchaînées pour des stoppages subits. Et, grâce à ces lenteurs mêmes, reconnues depuis salutaires et nécessaires, s’imprima dans notre esprit une image vraie de cette guerre, vue sous un angle spécial, dont la force nous prit à un degré extrême.

Ce qui nous saisit par-dessus tout, c’est la puissance, de possession et de surveillance à la fois, exercée par l’Angleterre sur la mer du Nord. Impression profonde dès le début, et fortifiée par la suite, puisque nous n’avons pas traversé moins de quatre fois la mer du Nord en quatre mois, en des points différens, et toujours sur des navires anglais. L’Angleterre est là chez elle. Elle y domine : autant dire qu’elle y fait, et qu’elle y obtient ce qu’elle veut, étant bien entendu qu’elle ne s’intéresse pas également à tout, qu’elle ne peut tout également protéger, convoyer, et qu’il est des choses qu’elle abandonne à leur destinée. Mais on dresserait aisément la courte liste, croyons-nous, des entreprises qu’elle a voulu faire aboutir, et qui n’ont pas abouti. Sur cette mer du Nord, qui n’est plus un simple canal comme la Manche, la maîtrise anglaise s’étale avec un luxe de moyens qui offre à l’œil un spectacle incomparable, à l’esprit une incroyable sécurité. On se sentait « chez eux » sur ces eaux soi-disant tapissées en profondeur de sous-marins, et on était sûr que toute chose émergente un peu suspecte était perdue d’avance, sans avoir pu même esquisser son coup. Si nombreux, si vîtes étaient les navires enveloppant l’horizon de leur couronne sans cesse en mouvement ; si variés de forme, d’allure, étaient ceux qui sillonnaient et fouillaient les rayons de ce cercle, sans parler de ces éperviers aériens qu’on voyait planer, guetteurs infatigables à l’œil perçant, prêts à fondre comme la foudre sur la proie découverte ! En vérité, le spectacle était si beau, si majestueux, qu’on avait envie de battre des mains, avec un regret et presque un remords de se sentir si peu menacé, et d’être si à son aise pendant qu’au loin ceux qu’on avait laissés au foyer étaient sûrement en peine des voyageurs !

C’est qu’en effet à nulle heure, soit de nuit, soit de jour, durant quatre journées et demie, notre bateau ne connut la solitude. Il était comme au centre d’une ronde, dont à tout instant se détachait telle ou telle unité, qui faisait vers lui cavalier seul. Les puissans mammouths de la défense maritime ne furent vus que profilés au loin ; mais les échantillons de tout le reste défilèrent à portée, et parfois au ras du Kirkham-Abbey, ainsi que du convoi que nous avions ramassé en route. Car, en avançant, nous fûmes ralliés par d’autres, et nous prîmes comme la tête d’un « train » flottant de huit à neuf navires. Chalutiers noirauds, en nombre incalculable ; torpilleurs de toutes catégories, les uns imposans, les autres minces et miroitans, qui semblaient annelés comme des vers ; patrouilleurs aux virevoltes multiples, et aux formes quelconques ; çà et là, l’aiguille fuselée d’un sous-marin anglais noir, venant respirer et coupant l’air de son rasoir fin et silencieux ; cent autres rencontres, sous un ciel de lumière ouatée, par un calme d’huile, firent de certaines heures immobiles des heures d’admiration et de méditation intense. Le soir cependant, et une certaine nuit, et tout un matin, la basse auguste du canon faisait retentir son chant formidable. On se canonnait vers Zeebrugge ; il dut même y avoir, du 13 au 15 février, plus que des bombardemens ordinaires. Les flammes lointaines des obus, telles des lueurs de bengale, animaient l’horizon nocturne, et des spectres de dreadnoughts furent aperçus à plusieurs reprises, comme ces bêtes hurlantes que fait entrevoir Virgile d’un mot évocateur lorsque son héros frôle l’île d’Æa. Un instant, l’espoir nous visita d’assister de loin à une bataille navale. Mais n’y en eut-il point ? Silence…

Cependant, sur cette mer gardée comme un terrain de chasse, plus d’un détail témoignait encore des accidens récens. La mer du Nord, comme tant d’autres à cette heure, est un tombeau. Et, vu le peu d’épaisseur de la nappe en certains points, le tombeau n’est pas si profond que les cadavres des navires ne se signalent à la surface. Des mâts, çà et là, émergent comme des appels de détresse : nous en voyons jusqu’à trois dans une seule matinée. Ailleurs, un navire norvégien, blessé, penche, s’emplit et sombre lentement. Des bouées sans nombre sont semées avec méthode, et jalonnent les routes praticables. Des appels, des signaux à tout instant. Plusieurs fois, nous côtoyons des champs de filets métalliques, pièges à sous-marins tendus en festons, et contournés de navires aux extrémités, flanqués d’autres navires-gardiens au centre, pour surveiller la passe, que l’on ferme le soir. Et toujours cette couronne mouvante de navires au loin, parfois trente-cinq de tous les calibres, en rond, à l’horizon. C’est par centaines qu’il faut compter les navires de guerre que nous avons aperçus, et des flottilles ou flottes entières. Les chalutiers armés zèbrent cette mer en telle abondance que je n’ose citer le chiffre fantastique (des milliers) qu’on m’a révélé. Quant aux cargos de commerce qui, paisiblement, nous ont croisés dans les deux sens en cornant au passage comme des autos qui se rencontrent, s’ils ne furent pas de six à huit cents, ils ne furent pas deux. Nous n’en revenions pas, tant leur multitude et leur tranquillité semblaient ignorer qu’il y eût un blocus sans merci.

Un autre détail nous frappa d’une vraie admiration. Un soir, que nous trompions mal l’ennui de l’attente, le cri d’une sirène et l’ordre de stopper nous redressa. Qu’y avait-il ? L’instant d’après, le stewart se précipitait vers un hublot mal aveuglé, et tirait soigneusement le store. Eh quoi ! ce rais de lumière, aperçu dans la nuit, par un vigilant patrouilleur, avait suffi pour nous valoir le coup de sifflet, l’arrêt, l’accostage, l’observation, et sans doute l’amende à qui de droit ! Et cela, en pleine mer du Nord, comme naguère en pleine rue de Londres ou sur un boulevard de Paris ! Nous fûmes pétrifiés.

Et, de même, le « communiqué » s’abattit un jour sur notre table, reçu directement de la tour Eiffel par notre « sans fil, » et ce communiqué était bon. Ce jour-là, le Champagne coula, et l’on but à la France. Le Belge d’en face but à la Belgique, et nous fîmes écho. Et les quelques Hollandais qui faisaient groupe avec le Belge, discrètement, — on est neutre, — montrèrent par leur expression qu’ils adhéraient. Ceci nous fut un premier et léger indice.

Enfin, le lundi, après quelques heures d’une marche brillante au milieu d’une escorte plus empressée que jamais, nous stoppions à l’estuaire de la Meuse, dans les eaux neutres. Première visite des douaniers. Le pavillon anglais est amené, les papiers vérifiés, la télégraphie sans fil décrochée et encoffrée. Un pilote hollandais nous dirige. C’est le pilote d’eau salée. Plus loin, grimpera le pilote d’eau douce. On avance, lentement, dans une brume qui s’épaissit à- vue d’œil. Tout est bientôt envahi, et les sons, les appels s’amortissent : mais très visibles et inhospitaliers sont les énormes glaçons qui encaquent les pointes des jetées, des estacades, des bouées à phares et à cloches. C’est comme une cuirasse brisée, sale, peuplée de mouettes, dont les débris semblent doués d’yeux pour se jeter contre notre cargo à qui mieux mieux, et qui escaladent les uns sur les autres. Lourdement, pesamment, on manœuvre pour accoster, pour chasser, par des trappes d’eau, ces blocs qui barrent l’accès du quai. On frôle quatre navires allemands « neutralisés » là depuis la guerre, et dont la peinture se décolle. Et voici, à la fin des fins, la passerelle placée, et les fonctionnaires hollandais, pas élégans avec leur certaine casquette, mais exigeans et importans, et lents surtout, qui nous reçoivent. Ce quai désert, ces wagons abandonnés sur une voie sans lumière, ce noir, ce froid, c’est la première impression de Rotterdam. Partis le 2 février, il nous a fallu quinze jours pleins pour atteindre une ville où, de Paris, en temps de paix, on atteint entre le déjeuner et le diner. Notre tâche va commencer.


LA HAYE

17-27 février.

Une heure après, nous sommes à la Haye.

Tout de suite, rien qu’au roulement du flot humain dans les rues passagères de la capitale, ce samedi soir 17 février, on sentait la nation soustraite à la guerre, et pourtant dominée par les préoccupations de la guerre. De nombreux uniformes militaires dans une population qui l’est si peu, un certain déploiement de police, des élémens étrangers visiblement nombreux ; du flamand ou du français avec l’accent belge tranchant sur la langue nationale, enfin, la nature des affiches ou des enseignes disaient la guerre aux frontières, c’est-à-dire très près, car tout est près en Hollande. Mais l’abondance de l’éclairage, l’animation et la gaîté de la foule, l’agglomération dans les cafés illuminés, et tous les visages, toutes les tables face à la rue et à son spectacle à travers les devantures de glaces sans rideaux, disaient la paix, et la paix encore dans l’abondance, dans le confort habituel. La Hollande vivait sa vie de ruche, mais dans un peu plus d’excitation, voilà tout.

Dès le lendemain matin, les premiers contacts étaient pris. Quoique notre mission fût tout amicale et n’eût rien de spécifiquement politique, des visites s’imposaient, dans les milieux officiels ; elles furent toutes gracieusement accueillies, avec de ces nuances d’empressement qui ne trompent pas. Visiblement, on était bien aise de voir des Français qui, sans titre officiel, venaient connaître les sentimens de la Hollande pour la France et exprimer ceux de la France pour la Hollande. De ces derniers nous pouvions nous porter garans : une trop longue tradition d’estime et d’amitié existait chez nous envers le pays néerlandais, asile séculaire de la pensée et de la religion persécutées, pour que même la plus cruelle des guerres en eût sensiblement altéré l’essence. Mais étions-nous aussi sûrs des sentimens de la Hollande, et n’avions-nous pas à ce sujet quelque patriotique appréhension ? Nous l’avions, il faut l’avouer. Cette appréhension fut vite dissipée. Dès qu’aucune méprise ne fut possible sur le but de notre voyage et l’esprit dans lequel il avait été conçu, on vint à nous les mains tendues. Le caractère de mon compagnon, représentant désigné de la Fédération des Eglises protestantes de France, mon long passé universitaire, enfin nos attaches dans un pays où l’un de nous retrouvait même des demi-parentés, tout cela nous valut la confiance, avec la sincérité qu’elle entraine à sa suite. Nous pûmes ainsi écouter, et répondre ; distinguer le vrai son de la voix nationale, et ne pas nous méprendre ; voir enfin, sous certaines apparences et certaines contingences accidentelles, le fonds permanent. Dans d’autres pays, visités par nous ensuite, nous pûmes avoir surtout à craindre d’être dupes ; ici, il fallait surtout nous garder d’être injustes ; bien comprendre, avant d’apprécier. Si la cordialité se doit aux amis, et l’équité même aux ennemis, comment ne pas prêter une oreille attentive, et bienveillante surtout, à de discrètes protestations inspirées par le désir d’être mieux jugés, par la conscience de n’avoir pas démérité ? Comment n’être pas sensibles à des plaintes affectueuses comme celles-ci : « On nous connaît mal chez vous. On y est enclin au soupçon envers le vrai sentiment de la Hollande. Un article injuste, une critique imméritée, nous a plus nui dans votre esprit que ne nous ont servis une conduite loyale et un attachement obstiné à des principes qui sont les vôtres. Il y a eu méprise sur notre compte. Et c’est votre faute. Pourquoi ne venez-vous jamais chez nous ? Vous ne nous méconnaîtriez pas, si vous vouliez vous donner la peine de nous connaître. Mais vous vous êtes peu à peu retirés de nous. Vous vous êtes désintéressés de la petite Hollande, quitte à accueillir avec un peu trop de légèreté le moindre bruit défavorable. Ne tenez-vous aucun compte de notre situation, de nos difficultés ? Pourquoi n’avez-vous pas une presse plus juste, mieux informée, celle que vous mériteriez d’avoir ? Pourtant, malgré la méconnaissance dont nous sommes l’objet, nos sentimens sont pour la France. Vous vous en serez bientôt convaincus. Au reste, jugez-nous à l’œuvre. »

Ils n’ajoutaient pas, car ils ont la charité modeste : « Jugez-nous à nos œuvres. » Mais ces œuvres multiples, inspirées par une inépuisable générosité, pratiquées avec autant d’ardeur que de délicatesse, nous frappaient sitôt débarqués. Les plus nombreuses, et de beaucoup, avaient pour objet la nation belge, la voisine et la sœur. La détresse belge émut le tendre cœur de la Hollande d’une pitié qui se traduisit par les actes publics et privés les plus touchans. Par toutes les frontières méridionales, dans ces plats pays sans frontières, le flot des misères remonta, marée humaine qui inonda le pays et à laquelle l’âme hollandaise n’opposa point de digues. Pourtant, c’était un surcroit de population d’un quart environ, sinon davantage, qui venait déferler sur son étroit territoire : douze cent mille après Liège et Louvain, aujourd’hui plus de quinze cent mille. Et la Belgique n’épuisa pas la charité hollandaise. La Néerlande voulut aussi travailler pour la France. Elle donna, elle se multiplia, elle fournit des marraines aux prisonniers français, elle expédia des colis, elle saisit les occasions ou les provoqua. Notre arrivée coïncidait avec celle des petits enfans français, évacués, à travers la Belgique envahie, de la région de Lille et de Roubaix. Mme Allizé, la femme de notre ministre, allait les recevoir à la frontière de Rosendaal, le lendemain. Nous les visitions avec elle, quelques jours après, dans le pavillon qu’on leur préparait au bois charmant de Wassenaar ; mais le Comité qui avait gracieusement offert la présidence d’honneur à une Française était purement hollandais, composé de dames toutes Hollandaises de naissance, groupées autour de Mme la baronne Taets van Amerongen-Viruly ; et il déployait dans son action la généreuse jalousie de sa belle initiative. Depuis, ces comités et ces œuvres d’enfans français se sont multipliés, à un degré qu’il ne convient pas que la France ignore.

Ardeur de charité, ardeur de dignité. L’une est génératrice de l’autre. Le peuple hollandais, qui paraît d’abord froid et gourmé, cache sous ces apparences une chaleur de sentiment et une passion incroyables. Aucune âme, je crois, n’est plus indépendante que la sienne. Sûr d’un écrasement bien plus rapide encore que celui de la Belgique en cas d’invasion, ce pays n’en a pas moins fait tous les gestes nécessaires pour la sauvegarde du sol national, de ce sol qui est lui-même une patiente victoire sur les élémens, sur les oppressions historiques. Malgré la grande nappe d’intérêts commerciaux qui a un peu, dans certaines villes d’affaires, noyé certaines de ses traditions et brouillé parfois les traits de sa physionomie, il a gardé sa conscience protestante, et il est imployable à la loi du plus fort. En voyant manœuvrer cette armée toute fraîche, improvisée depuis août 1914, et de bonne allure, ma foi, sous son uniforme réséda ; devant toute cette civique application qu’une simple batterie d’artillerie lourde, du côté adverse, eût réduite à néant, je retrouvais en action le mot célèbre du Taciturne : « Point n’est besoin d’espérer pout entreprendre, ni de réussir pour persévérer. » Et j’ai réprimé un sourire trop facile devant certaines tranchées creusées par des novices, ou devant ces fils barbelés, plantés en pleins étangs, où se jouaient les sarcelles des chasses gardées.

Courage d’opinion enfin, et qui s’exprime à la hollandaise, c’est-à-dire sans violence, mais avec une ferme liberté. La presse n’est jamais « déchaînée, » aux Pays-Bas, parce, qu’elle n’est pas enchaînée. Ou, si elle se déchaîne un peu, les tribunaux interviennent, et parfois avec une dureté qui a soulevé des protestations contre les condamnations d’un rédacteur du Telegraaf. Au fond, pays de tolérance et de libre examen, fidèle à sa tradition séculaire. Modèré en paroles, mais net et délibéré dans ses idées. Incapable d’hypocrisie, comme, aussi, insensible à la flatterie intéressée, à l’avance obséquieuse. Honnête en un mot, et incapable du tartufisme politique dont se badigeonne le machiavélisme germain. Au fond, le tempérament le plus irréductible au tempérament allemand. Chez beaucoup même, à la lettre, l’horreur de l’Allemand. Ni la même mentalité, ni la même moralité : un antagonisme moral complet. Aussi les journaux parlent-ils clair et net. Il n’est que de les parcourir, pour sentir, à travers certaines prudences de termes, les principes résistans qui se font jour. Dès le premier moment, certains faits ont soulevé une telle indignation que le gouvernement s’en est fait l’écho. Ainsi l’arrestation des professeurs Pirenne et Frédéricq, dont il a été déjà parlé ici[2]. Toute une presse, rédigée en langue française, est éclose depuis la guerre, et s’épanouit librement. Rien de moins neutre que ce qui s’imprime dans ce pays neutre. Voici la Gazette de Hollande, dirigée par M. de Gubernatis, en deux langues, français et anglais ; voici l’Écho belge, dirigé par M. Charles Bernard, en français ; voici Les Nouvelles, « journal belge fondé à Maastricht en août 1914 par un groupe de journalistes liégeois ; » voici l’importante et même luxueuse Revue de Hollande, de M. de Solpray, etc. Tout cela se crie dans les rues de la Haye, se débite sur le « Plein, » s’étale aux devantures des boutiques côte à côte avec les journaux français, trop rares d’ailleurs, et venus, presque tous, en raison du blocus naval, par la Suisse et l’Allemagne… Ce détail seul en dit long sur notre absence aux pays neutres du Nord !

Ainsi, en quelques jours d’enquête sérieuse, d’ailleurs parfaitement guidés par nos amis français et hollandais, — sans parler de notre très distingué ministre à la Haye, — renseignés aussi par nos yeux et nos oreilles, nous connaissons assez notre terrain, et nous entrevoyons, à notre extrême joie, une Hollande assez différente de celle qu’on juge sur les boulevards, ou même dans les bureaux de certains journaux. Nous nous mettons aussitôt à l’œuvre, car le temps presse. Conférences, causeries, — voire prédications par mon compagnon, — visites nombreuses, interviews de journaux, tout nous sera bon, pour peu que nous puissions rappeler à chaque circonstance quelques-uns des « traits éternels » de la France.

Nous débutons modestement. C’est mon compagnon qui ouvre le feu devant un auditoire restreint, mais choisi, dans un vague petit local attenant à la salle Diligentia. Sa conférence sur le « réalisme » français, littéraire par son thème, morale et actuelle par sa conclusion, fait aussitôt apprécier son talent ferme, sobre, sa parole incisive et sûre. Au silence recueilli qui est celui des auditoires hollandais, succède, après la séance, une de ces chaleurs d’approbation émue qui disent l’adhésion profonde. Ce faible lot d’assistans renferme bien des unités de valeur, littérateurs, attachés de légation, comité d’Alliance française, dames haut placées dans la société de la capitale, et même à la Cour. Et aussitôt les encouragemens, les demandes : « Il faut des salles plus vastes, des annonces mieux faites ; continuez, redoublez : nous amènerons nos amis, des amis de la France, et ils sont nombreux ici, allez ! » En effet, la presse soulignait, appréciait avec une bienveillance croissante notre parole. Déjà on nous demandait dans plusieurs villes, où l’Alliance française a un Comité, parfois présidé par le pasteur wallon. M. Edouard Soulier se multipliait aussitôt à la Haye, où son activité produisait chaque jour des fruits plus nombreux.

J’en eus la preuve lors de ma première conférence, sur « la France d’après Michelet. » Une vaste salle de la Ruyterstraat, très fournie d’auditeurs ; la légation de France, l’Alliance française, au grand complet ; la sympathie la plus vive ne cessant pas un instant ; et, pendant la « pause » (la conférence, en Hollande, se fait en deux parties et se coupe d’un entr’acte), un journaliste venant me demander le texte d’une citation de Montesquieu que la salle avait saluée d’une salve, contre son usage. Le lendemain, la belle parole de notre grand philosophe faisait le tour de la presse[3].

Ce premier contact avec le public hollandais, le mercredi 27 février, dissipait mes dernières appréhensions, et me convainquait d’une sympathie qui, par-dessus nos modestes personnes, allait à cette sublime « personne morale » qu’est la France, celle de Michelet, celle de 1917, la France éternelle, qui continue. Comment sa figure, même faiblement évoquée, n’inspirerait-elle pas de l’amour à un peuple généreux ?


AMSTERDAM

Février-mars.

Après la Haye, capitale du monde officiel et de la Cour, me voici à Amsterdam, capitale de la vie hollandaise et de l’opinion. Journaux, affaires, mouvement intellectuel, tous les courans sont ici plus larges, plus forts ; c’est l’Amstel. Une ville toute en ponts, en quais, en canaux concentriques, d’un pittoresque achevé, que j’admirerais beaucoup si j’en avais le loisir et si, par un fâcheux inconvénient de la saison, les brumes plus collantes ici qu’ailleurs, et la malaria qui flotte en permanence sur cet écheveau de canaux stagnans, ne rendaient trop fébrile la première acclimatation. Mais, en revanche, quel accueil partout ! Le Français ne trouve ici que cordialité et bonne grâce, et surtout un universitaire, dans cette ville d’université, où le haut corps enseignant tient — comme par toute la Hollande d’ailleurs — une place prépondérante. L’événement qu’est le retour de Gustave Cohen, reprenant sa chaire à l’université comme officier réformé, blessé et croix de guerre, est tout à fait significatif. Dans la pension de la Tesselschadestraat où il est d’abord descendu, comme après dans la Van-Breestraat, c’est un défilé. Sa chambre de malade est fleurie d’azalées, de tulipes, et aussi de rubans tricolores. Les lettres, les cartes, les adresses d’étudians pleuvent. A toute heure, des visites, des questions émues, un attendrissement touchant chez ses collègues hollandais : on demande à voir la croix de guerre avec ses petites étoiles, à la toucher. J’assiste à ces scènes, aux récits du soldat de Vauquois, j’observe l’impression qu’ils font sur ces professeurs graves, sur ces hommes de lettres, ces fonctionnaires : et je comprends que, si nos amis de Hollande se figuraient assez jusqu’ici l’âme de la France manifestée à la Marne, ils ne la sentaient pas encore directement. Maintenant, ils l’écoutent, ils la voient, ils la touchent. Et ils l’admirent. Ils n’osaient pas encore espérer pour nous. Et voici que notre espérance, mieux encore notre certitude, affirmée, démontrée par nous, les saisit, les enchante, les transporte. Ils ne demandent qu’à croire à la victoire de la France ! Une fois dégagée de cette lourde oppression dont la propagande et la presse allemandes accablaient leurs esprits, les voilà heureux, fervens, applaudissans, et buvant les paroles d’espoir en levant vers nous des yeux humides. Je n’oublierai jamais la chambre de Gustave Cohen.

Mais je n’oublierai pas non plus la salle de cours, transformée en serre, où il reparut à mon bras devant ses étudians pour sa rentrée à l’université, ni ce « Cercle français, » son œuvre, où il fut acclamé par un auditoire déjà considérable quand il vint présider ma première conférence : nous ne savions comment avancer dans un massif de fleurs qui parlaient par tous leurs rubans. Et les séances suivantes virent grandir, s’afficher de plus en plus ce succès fait à la France. Quelle joie profonde, quelle fierté, même pour le cœur le plus modeste, de sentir l’amour de sa patrie grandir dans l’âme de l’étranger et de fraterniser avec lui dans cet amour ! Ces impressions communiquées de proche en proche dans un pays où rien n’est « lointain, » et multipliées par les rencontres, les invitations, les attentions de toute sorte, devaient, en fin de compte, grâce au succès éclatant de mon compagnon à la Haye, aboutir à notre réception par LL. MM. les Reines, et à la grande manifestation française du 26 mars.

A Amsterdam, tout paraît avoir son centre, plus qu’à la Haye. Mon champ d’observation était plus étendu, plus varié, plus fécond. Il est vrai qu’en quelques semaines, coupées de légères absences, je n’ai pu tout voir, ni voir tout le monde ; mais n’est-ce rien que d’utiles contacts, que des amorces sympathiques d’amitiés susceptibles de lendemain ? Ce fut, certes, un honneur pour moi, et un privilège, de pouvoir maintes fois lier conversation avec des hommes tels que le savant doyen Bôer, qui depuis la violation de la Belgique, a renoncé à faire paraître ses travaux en langue allemande, perdant ainsi sa clientèle ordinaire de lecteurs ; avec un docteur Troub, ancien recteur, correspondant de notre Académie de médecine, promoteur de l’hôpital néerlandais de Paris, et défenseur plein d’humour de nos idées françaises ; avec un Franzen, médiéviste, qui, né d’un père allemand et d’une mère lorraine, citoyen allemand lui-même jusqu’à la guerre, s’est fait naturaliser hollandais par dégoût de l’Allemagne ; avec un Logeman, professeur hollandais de l’Université de Gand, et expulsé par von Bissing pour n’avoir pas voulu coopérer à la « flamandisation germanique. » de l’université belge, dont il était le loyal serviteur ; avec un Boissevain père, le patriarche vénéré de la presse amsterdamoise, qui répondait en ces termes à mes remerciemens pour un article chaleureux visant la France : « Je suis de cœur et d’âme Hollandais, et pourtant la France est pour nous tous un sol sacré et aimé. Oh ! comme je prie pour sa victoire ! » Celui-là, descendant lointain de réfugiés, avait encore, il est vrai, du sang français dans les veines.

Mais combien de purs Hollandais pensent comme lui ! Combien m’ont exprimé des sentimens analogues ! Qu’il y avait souvent, même sans paroles précises, de sympathiques sous-entendus dans certaines poignées de mains ! On se sentait ainsi en fraternité avec le très savant Kortewg, bien connu de notre regretté Darboux ; avec les hommes du Comité « Hollande-France, » MM. van der Schalk, Bauer, Th. Boelen, et le très dévoué G. Walch ; avec M. Vliegen, échevin de la ville d’Amsterdam ; avec l’historien Kernkamp ; avec l’excellent « lecteur » Gallas ; avec le professeur Niermeyer, avec M. Vahlkoff, d’Hilversum, et avec tant d’autres ! véritable élite intellectuelle, levain actif de la fermentation anti-allemande autour du noyau d’Amsterdam, sans parler d’autres élémens très agissans ailleurs. Et encore n’ai-je pu rencontrer ni l’éminent juriste van Embden, qui, après le torpillage de la Lusitania, envoya une démission retentissante à toutes les revues juridiques allemandes dont il était le collaborateur ; ni l’énergique député van Hamel, digne neveu du célèbre professeur de Groningue, qui, dans sa revue hebdomadaire, l’Amsterdammer, jetait hardiment un cri d’alarme : « Hollande, prends garde ! » après certain procès de presse où la magistrature de la Haye ne lui avait point paru assez indépendante.

Cas isolés, dira-t-on. Beaucoup moins qu’on ne pense. A côté, il y a les actes collectifs. C’en est un, certes, que la création de ces « Hollande-France, » comités fondés un peu partout dans les Pays-Bas pour répondre au comité « France-Hollande » de Paris, et pour faire passer la sympathie pour la France, de l’état platonique à l’état pratique. La brochure publiée, hier, par le « Comité exécutif de Nederland-Frankrijk, » sous la triple signature de notre grand ami J.-J. Salverda de Grave, du pasteur J.-L. Pierson, et de J. van der Elst, professeur au lycée libre de Groningue, est un acte singulièrement précis, en ce qu’elle met tous les points sur les i, pour ce qui concerne la diffusion possible, certaine, du livre français en Hollande, pour peu que nos éditeurs consentent à secouer l’antique routine[4]. L’organisation de la Ligue des pays neutres, ligue pour la défense des droits des neutres contre les entreprises de la force, dont nous avons vu les premiers et très dignes manifestes, est un second acte. Et un certain Club des patriotes, qui s’ébauchait en mars dernier, en promettait un troisième. En marge, si les Alliances françaises savaient faire partout ce qu’elles peuvent faire, leur tâche serait mieux opérante. Quand on pense à tout ce qu’a pu faire un seul pasteur wallon, à Amsterdam ; à ce journal, le Foyer wallon, qu’il dirige et rédige encore du front où il se bat, et à cette petite maîtrise, dirigée par une femme de talent et de cœur[5], qui salua un jour notre entrée dans l’école par un chant admirable de la Marseillaise, avec une gerbe cravatée de tricolore ! Mais une inertie fâcheusement colorée de discrétion a souvent laissé échapper ce qu’il suffisait de retenir. Partout, on nous a moins « pris » que nous n’avons laissé tomber. A nous la faute, la très grande faute. Et disons tout haut un patriotique mea culpa.

On comprend maintenant pourquoi, en face d’un monde officiel gourmé par fonction et neutre par politique du moindre danger, s’est dressée toute une élite intellectuelle, ardente à affranchir sa pensée comme sa conscience, soucieuse de plus de fierté d’attitude d’abord, chez les descendans des anciens « Gueux de mer, » passionnément résolue ensuite à décoller de son âme les suçoirs de la pieuvre germanique. Car, à l’éclair des obus, elle a vu l’œuvre sournoise déjà accomplie, et elle a frissonné à la pensée de cet autre danger, le danger moral, pire encore que le premier. C’est cela qui lui fait chercher à tâtons la France dans la fumée de l’heure présente ; et, jusque hier du moins, la France était trop absente de chez elle. Absente de ses ports et de ses docks, passe encore, c’est la guerre ; mais absente de ses affaires, de son commerce, de ses échanges généraux, et cela depuis trente ou quarante ans, quelle faute ! et absente de ses librairies, de ses kiosques de journaux, tandis que l’Allemagne inonde le marché de sa presse, quelle fatalité pour nous ! Le peu que la Hollande sait de nous, elle l’apprend par nos ennemis ! Pourtant, un peu de vérité française filtre dans ces obscurs maquillages, et c’est à cette clarté qu’on se dirige vers nous. On sent la France éternelle sous la France actuelle, et comment l’une ne s’expliquerait pas sans l’autre. On sent que la Marne fut un autre Valmy, et d’une autre conséquence. On sent enfin que la victoire de la France sera celle des nations libres, et que sa défaite serait leur défaite. On ne le sent pas seulement, on le dit tout haut, on l’imprime. Une femme, Mlle Charlotte A. van Manen, fait précéder son livre sur l’Épanouissement de l’Allemagne et l’hégémonie prussienne[6], de ces lignes : « La Hollande naquit d’une lutte pour la liberté… Vivant dans cette même liberté enracinée, elle attend du vingtième siècle la liberté intérieure. C’est donc par l’essence de sa nature même que la Hollande se sent une avec tous ceux qui aspirent au même idéal. » Ces lignes ont été écrites pendant la guerre, en avril 1916.

Ainsi le désir de connaître mieux la France de ce temps, de se rapprocher d’elle, de lui témoigner admiration et reconnaissance tendres, est ce qui travaille en ce moment la Hollande, fidèle en ceci à toutes ses traditions d’indépendance, de haute culture, et de sympathie pour la civilisation latine. Car, malgré le voisinage des populations et des langues, elle, est beaucoup plus repoussée qu’attirée par le germanisme, et son tempérament est, en son fond dernier, irréductible au tempérament allemand.

De nous, elle n’a rien à redouter, ni l’annexion morale, ni la captation matérielle. Elle n’en attend que des élémens libérateurs. Seule, peut-être, des nations de l’Europe, elle nous aime pour des raisons uniquement morales, auxquelles les intérêts matériels ne font presque aucune contre-partie. Notre meilleur titre à ses yeux, c’est d’être ce que nous sommes, sans nous être donné la peine de l’attirer elle-même à nous. Ne serait-il pas temps de « reconnaître » par une juste réciprocité ce don gratuit de l’élite intellectuelle d’une noble nation ? Nous qui n’avons pas eu assez de trompettes pour célébrer les gloires artistiques ou littéraires de Scandinavie, de Russie ou d’Allemagne, avons-nous eu seulement une flûte pour moduler l’éloge de Johan de Meester, qui est pourtant de la lignée directe de nos Goncourt et de nos Maupassant ? Dans nos grands concerts, parfois si bizarrement panachés, avons-nous fait état, peu ou prou, soit de l’ancienne musique hollandaise, dont les airs sont parfois si pénétrans, soit de la moderne, qui s’apparente à la nôtre par plus d’un point ? Dirai-je ma confusion d’avoir eu à « découvrir, » à Amsterdam, l’admirable compositeur, et combien passionné de la France et de sa musique, qu’est M. Diepenbrock ? Faut-il ajouter que ce grand artiste, concentré, tendre et savant comme un César Franck néerlandais, a mis en musique des poésies de guerre de nos soldats[7], et que c’est en France seulement que cette musique antiallemande en tout sens est inconnue ? Mais pendant que j’y suis, puis-je taire qu’aux côtés de M. Mengelberg (non pas inconnu de Paris, mais infiniment plus connu à Francfort) grandissent de jeunes chefs d’orchestre, tels que M. Evert Cornélis, qui brûlent d’exécuter plus souvent de la musique française ? Dissimulerai-je que tout le mouvement musical hollandais est orienté vers la France, et que public, critiques musicaux[8], éditeurs enfin, réclament à grands cris une pâture qu’ils aiment, dont ils ont besoin, et que nous nous obstinons à lui refuser ? Enfin, signalerai-je cet exemple qu’un certain soir de février, amené par un hasard au huitième concert de la Société Diligentia à la Haye, je fus ébloui, à la lettre, par l’exécution splendide de la Symphonie fantastique de Berlioz, dirigée par M. Johan Wagenaar, ainsi que par celle de trois morceaux de Debussy ? A Paris même, j’ai ouï rarement des auditions aussi parfaites, aussi dépourvues de toute ombre de cabotinage instrumental. La Hollande musicale ne mérite pas moins d’être connue que la Hollande littéraire, certes ! et tant d’autres Hollandes de nous Français trop peu connues… Et toutes ces découvertes me suggéraient bien des réflexions, lorsque, perdu dans le lacis des quais d’Amsterdam, je regagnais, le soir, le gîte où m’attendait quelque accès de malaria.


HOMMAGES A LA FRANCE

D’Amsterdam, à tout instant, je poussais des pointes çà et là, partout où la parole française était demandée. Ainsi faisait mon compagnon. Il allait de la sorte à Haarlem, a Devenler, à Nimègue, à Almelo, à Utrecht, etc., et montait en chaire dans plusieurs de ces églises wallonnes, si précieuses pour le maintien du souvenir français en Hollande. Notre séjour, très court dans le plan primitif, s’était allongé après le torpillage du Copenhague et la raréfaction des courriers. Au lieu de deux semaines d’arrêt, nous en étions maintenant à notre sixième semaine. Heureux retard, qui ouvrit à notre étude un champ imprévu, et amena les audiences accordées par LL. MM. les Reines, celle de la reine Wilhelmine le 19 mars, celle de la reine douairière le 26 mars, le jour même où la France devait être fêtée à l’occasion de nos modestes personnes, au banquet du Wittebrug, près la Haye. Il ne pouvait être question, dans ces audiences, ni de politique, ni de guerre. ; Mais la longueur inusitée de ces entretiens, l’attention que la reine Wilhelmine mit à recevoir chacun de nous séparément et longuement, l’admiration chaleureuse qui fut témoignée de part et d’autre pour l’héroïsme de la France et pour le courage moral de ses femmes dans le sacrifice, montraient un hommage parti du cœur. La reine mit sous nos yeux une relique française de la famille royale, le « mémorial » manuscrit des Coligny, où le nom de Gaspard, l’amiral, est marqué à mainte page. La pieuse délicatesse d’un tel geste était bien faite pour nous toucher à l’endroit le plus sensible. Cette audience « privée » ne fut point mentionnée dans les journaux. Elle n’en fut pas moins connue et appréciée à sa valeur par notre entourage.

Partout, hors d’Amsterdam, les observations faites à Amsterdam se confirmèrent, se complétèrent. J’eus l’occasion de remarquer une fois de plus, à Leyde, ville d’université célèbre, quelle excellente langue parlent les professeurs hollandais chargés de l’enseignement français soit au lycée, soit à l’université comme « lecteurs. » M. Snyders de Vogel, qui m’introduisit auprès du public ; M. Werkmann, qui m’accueillit à l’arrivée, me l’ont appris une fois pour toutes. A Utrecht, le président de l’Alliance française, M. le pasteur Genouy, était Français, et de la meilleure marque de nos terroirs du Midi ; mais à Nimègue, entre notre président, M. Wieweg, et son dévoué secrétaire, M. Hovenkamp, mon admiration a recommencé. Elle a redoublé, à Rotterdam, lors d’une première et tout intime séance que m’avait demandée la présidente du Comité Hollande-France de cette ville : à ses côtés, en effet, je trouvais associés à la même œuvre de dévouement à la France un Johan de Meester, le grand écrivain hollandais ; un Huib Luns, artiste réputé, et d’autres personnes familiarisées de tout temps avec nos idées, notre littérature, notre art. Et ce comité présidé par une dame (la seule, je crois bien, dans ce cas), avait récemment montré de quoi il était capable lors de cette « Exposition d’art français » qui voyagea l’année dernière en Hollande, et y prit les proportions d’un événement, événement souligné à la Haye par la visite de LL. MM. les Reines et du prince consort. La qualité supérieure de ce premier contact avec l’élément francophile de Rotterdam m’avait laissé une impression trop vive pour que je ne fusse pas désireux de la renouveler.

Ma visite à Groningue venait d’ailleurs de mettre à leur comble mes joies de Français, puisque, — et ce mot dit tout, — j’y avais été reçu par Salverda de Grave.

N’était-il pas un des nôtres, cet homme si naturellement élégant de pensée, de verbe comme de geste, savant entre les plus savans, causeur entre les plus fins, plein d’esprit à la française, sachant sourire et sachant conter, cachant tant de fond et de sérieux sous sa grâce, d’ailleurs parlant une langue si souple, si familière et si châtiée à la fois que l’hôte français rougit de ses négligences et de ses à peu près ? Un maître, enfin, et de la famille de nos Gaston Paris. J’étais sous le charme. Je compris à l’instant le pouvoir de rayonnement français d’un tel homme en Hollande. Car Salverda de Grave règne en Hollande sur tout l’enseignement français, à tous les degrés. Successeur à Groningue de van Hamel (dont le fils est élevé comme « Français » à Paris en ce moment), continuateur de son œuvre en Néerlande, ancien maître pendant près de dix ans de la reine Wilhelmine (ceci en dit long et porte loin), Salverda de Grave était bien jusqu’à la guerre président de l’Alliance française de Groningue, et dévoué parmi les plus dévoués. Mais cela ne lui a pas suffi depuis la guerre. Et c’est à son initiative, à son autorité, unique en son pays, qu’est due la constitution de ces Comités « Hollande-France » dont j’ai parlé plus haut. C’est à lui encore, à sa personne respectée, à ses fermes convictions et à son tact infaillible que revenait l’honneur de porter à la France l’hommage qui lui fut rendu le 26 mars. Ma simple conférence, donnée à Groningue, sous ses auspices, n’était que le prélude d’un acte qui allait bientôt autrement resserrer nos liens.

Le 26 mars, en effet, nos amis de Hollande fêlèrent la France, à l’occasion de notre mission, par un grand banquet en l’hôtel du Wittebrug, aux portes de la Haye. Cette manifestation, très insolite en Hollande, et toute privée qu’elle fût, n’en revêtit pas moins, tant par sa spontanéité, sa chaleur, que par la qualité exceptionnelle des convives, un caractère bien émouvant. Plus de cent vingt-cinq personnes, parmi lesquelles un nombre notable de dames, prirent place autour des tables fleuries, dans un décor de gala. Drapeaux français et drapeaux néerlandais, — leurs couleurs sont les mêmes, — mariaient leurs plis. En face de la table d’honneur, le buste de la République française sur un socle, orné du monogramme R. F. Sur la blancheur des murs, nos devises, apportées du front à la Haye. En face de moi, celle de La Rochejacquelin : « Si j’avance, suivez-moi ; si je recule, tuez-moi ; si je tombe, vengez-moi ! » Dans une atmosphère d’enthousiasme, fraternisaient les représentans de tous les groupemens francophiles néerlandais, venus de Groningue.de Rotterdam, d’Amsterdam, d’Haarlem, d’Utrecht, d’un peu partout. C’étaient les « Hollande-France[9] ; » c’étaient les « Alliances françaises ; » c’étaient les membres de la « Ligue des neutres, » confondus dans la même foi, la foi en l’idéal représenté par la France. Dès le début, Salverda de Grave, qui s’est encadré des deux délégués français, se lève et porte un double toast a S. M. la reine Wilhelmine et au président Poincaré, et fait exécuter le Wilhelmus, écouté debout, puis la Marseillaise, que toute l’assistance chante impétueusement, le verre tendu dans notre direction.

Tout le reste répondit à cette entrée. La joie dans tous les regards, l’effusion patriotique dans tous les propos. Nous saluons des visages amis, ceux qui nous ont accueillis les premiers à la Haye, MM. les pasteurs wallons et M. van der Berch van Heemstede, et l’infatigable M. Noyon, et le très distingué publiciste M. Mesritz, et le cher artiste Zilcken, et nombre d’autres, fonctionnaires, parlementaires, universitaires ou dignitaires, car la Cour même n’était pas tout à fait absente de la réunion. Au moment des toasts, Salverda de Grave, en quelques paroles sobres dont tous les mots portaient, dit pourquoi la Hollande professait hautement l’amour de la France et de ses principes, et déchaîna une tempête d’acclamations. M. Mesritz, au nom du principal organisateur, M. le docteur Kessler, empêché, exprima en nobles termes le désir d’une pénétration plus profonde des deux pays. Le sénateur van Kol, socialiste, dans une improvisation enflammée, prononça contre le militarisme allemand le réquisitoire le plus véhément que nos oreilles aient jamais entendu ; et tour à tour Johan de Meester, le professeur Niermeyer, M. Synders de Vogel, M. Sunier, un Suisse, et d’autres orateurs, abondèrent en speechs originaux, fervens ou verveux, dont le thème fut l’âme ou l’esprit de la France. Gustave Cohen, le blessé de Vauquois, fut l’objet d’une ovation. Comment répondre dignement à de tels propos ? Mais notre émotion même était une bonne réponse. Nous promîmes en tout cas que celle à laquelle la Hollande reprochait une seule chose, d’être la grande absente, serait à l’avenir moins absente, et nous serrâmes toutes les mains qu’on nous tendait. Soirée a jamais ineffaçable de notre souvenir, où nous avons senti si profondément que l’amour de la France était vraiment une religion de l’humanité, et que, selon la parole fameuse reproduite, en tête de notre menu : « Tout homme a deux pays, le sien, et puis la France. »


29 mars-4 avril.

Dès le lendemain, nous devions nous tenir à la disposition d’un vaisseau-fantôme. Mais le fantôme ne parut pas. Il fallut l’attendre au port. De là une dernière étape, difficile à oublier, elle aussi : Rotterdam.

L’amitié d’une famille tout acquise à la France et dont les membres rivalisaient d’ingéniosité comme de générosité pour tout ce qui touche à notre pays, me procura cette joie, de parler à cœur ouvert, dans l’intimité d’un cercle choisi, non plus dans une salle, mais dans un salon, d’un poète et d’un patriote que j’ai infiniment aimé, mon ami Jean Lahor. Son Pessimisme héroïque, qui conclut sur le mot du Taciturne, et son admirable Bréviaire d’un panthéiste furent sentis et appréciés à leur prix. Je retrouvai là, dans un cadre d’art, de goût et de beauté comme on en trouve peu, même en Hollande, les amis récens, de Meester, Huib Luns, le pasteur Krop, et des amis nouveaux, dont le distingué consul français de Rotterdam, ainsi que d’autres personnalités, hollandaises ou alliées.

Après la conférence, ce fut la causerie avec les invités, les idées échangées, les contacts affermis, les souhaits réciproques, la France, recherchée, aimée, apparaissant à tous les détours de la conversation. Une cinquantaine de personnes résumaient ici la société francophile de Rotterdam, très dirigeante, très agissante, malgré certains élémens un peu autres qui existent aussi dans une ville toute pénétrée par le commerce allemand. Néanmoins, même de cette ville il n’est pas hasardeux d’avancer que, si elle contient des élémens germanophiles, elle n’en contient pas d’antifrançais. Mon hôte, très renseigné sur son pays, m’affirme que même ceux qui en Hollande sont encore progermains ne sont à aucun degré hostiles à la France. ; « La France est partout admirée et aimée chez nous, » telle est sa conclusion. Et tout ce que nous avons vu, mon compagnon et moi, nous porte à y souscrire.

Cependant que nous attendons l’un et l’autre, à Rotterdam, le coup de téléphone du départ, le printemps essaye ses premiers sourires, et le soleil s’enhardit. Tout à coup, une autre Hollande se dévoile. Ce n’est plus le pays des brouillards, c’est celui de la lumière, de la magnifique lumière caressante, vaporeuse, » célébrée par Fromentin. Son éclat doucement diffusé a quelque chose d’affectueux, de maternel. Au lieu de dessiner et de découper les choses, elle les enveloppe, les épouse, les caresse. Partout ce sont des Mieris, ce sont des Mesdag. D’une baie au Haringvliet, où j’admire avec mes hôtes les jeux du soleil couchant sur la Meuse, j’ai sous les yeux des Van de Velde en action, mais combien plus élargis et puissans ! Ces derniers jours, dont chaque heure risque de n’être suivie d’aucune autre, se passent en contemplations, en conversations, en réflexions d’une douceur exquise. On repense à ces six semaines de préoccupations patriotiques, d’efforts, d’espoirs réalisés et dépassés. On se promet de mieux connaître ce peuple qui s’est révélé à nous si ami, si compréhensif, si proche de nous par l’âme, timide et même un peu gauche d’abord, puis si passionné, si enthousiaste, si tendre ! Il faudra revenir. L’avant-goût qu’on emporte a trop de saveur pour s’en tenir là. On voudrait maintenant le parcourir… Mais on appelle au téléphone. Rien qu’on soit préparé au départ, on l’est moins à la séparation. Elle est pénible. Au revoir, chère petite Hollande ! Quand l’auto démarre, on sent qu’on a laissé là quelque chose de son cœur.


S. ROCHEBLAVE.

  1. Vers la fin du mois de janvier 1917, le Comité protestant de propagande à l’étranger d’accord avec le ministère des Affaires étrangères, désigna pour une « visite amicale » chez les neutres protestans du Nord, deux délégués, un membre du clergé protestant de Paris, et un membre de l’Université : M. Edouard Soulier, pasteur de l’église luthérienne de la Rédemption, et M. Samuel Rocheblave. Les deux voyageurs devaient parcourir la Hollande et les États Scandinaves. La durée de leur absence était estimée à deux mois et demi. Elle dépassa quatre mois, en raison de diverses circonstances. Ce sont les principales impressions de ce voyage que l’on trouvera ici notées.
  2. Voyez dans la Revue du 1er septembre 1916, l’étude M. Maurice Gandolphe : Enquête en Hollande.
  3. La Gazette de Hollande du mercredi 28 février consacrait à cette soirée un long article, dont voici un extrait : « La salle entière éclata en applaudissemens lorsque le conférencier rappela cette phrase de Montesquieu qui, ayant dit qu’il fallait préférer sa famille à soi-même, et sa patrie à sa famille, poursuivait son idée en disant : « Si on me proposait une chose qui fût utile à mon pays, et qui « fût nuisible à l’Europe et à l’humanité, je la repousserais comme un crime ! »
    Et le journaliste hollandais poursuit à son tour : « Cette France si belle, si idéaliste qu’a vue Michelet, est-ce la France du passé, ou bien, au contraire, la France n’est-elle pas aujourd’hui plus belle et plus idéaliste qu’aux plus glorieuses périodes de son histoire ? » — Cette citation suffira à donner le ton des journaux hollandais, qui ne s’est pas démenti durant tout notre séjour, et n’a donné lieu à aucune note dissonante ou contradictoire.
  4. Le livre français en Hollande, enquête auprès des libraires et des directeurs de revues en Hollande, par le Comité exécutif de « Nederland-Frankrijk, » (J.-J. Salverda de Grave, professeur à l’Université de Groningue ; J.-L. Pierson, pasteur de l’Église réformée de Groningue — et J. van der Elst, professeur au lycée libre de Groningue). — Rapport adressé aux éditeurs français par l’intermédiaire du Comité « France-Hollande » à Paris (brochure de soixante pages, en trois parties.)i
  5. Pourquoi ne pas nommer ce pasteur et cette directrice ? Au risque de gêner leur modestie, je désigne M. Giran et Mlle Middelraad.
  6. (La Haye, Martinus, Nijhoff, 1916, traduction française). L’auteur est docteur en sciences politiques.
  7. Notamment Le Vin de la Revanche, Les Poilus de l’Argonne, et Debout, les Belges !
  8. Le très distingué critique musical du Handelsblad d’Amsterdam, M. Mottijs Vermeulen, écrivait justement, le 8 mars 1917 : « La Suite pastorale de Chabrier résonne divinement dans sa naïveté et son jeu de couleurs variées. La Suite algérienne de Saint-Saëns est toute bruissante de mélodie et de rythme jeune. C’est de pareils ouvrages que nos jeunes compositeurs devraient apprendre l’instrumentation claire, transparente, maîtresse d’elle-même, sans même parler de la poésie et d’un enthousiasme aussi simple que divin. Cette musique ne représente aucune philosophie, aucune sorte d’héroïsme, et moins encore l’héroïsme pédagogique (lisez allemand) , mais rien que la beauté, l’amour, et l’art de la vie. »
    A Rotterdam, on peut relever le nom des compositeurs ou des exécutans français qui se sont produits dans cette ville sur le catalogue qui a été dressé, en dernier lieu, par les soins diligens de M. P.-J. van Wijngaarden.
  9. Voici quel était, en mars 1917, le noyau des Comités « Hollande-France, » d’après la circulaire du Comité fondateur : LA HAYE : MM. Henri Borel, van Bylandt, Byvanck, van Deventer, trésorier ; Mme de Meyier, M. Noyon, Mme la baronne Taets van Amerongen-Viruly, M. Zilcken. AMSTERDAM : MM. J.-Th. Bocen, Louis Israêls, van der Boeven Leonhard, H. Treub, G. Walsch, Westendorp, A. Diepenbrock. GRONINGE  : MM. J.-A. Barrau, le pasteur J.-L. Pierson, Salverda de Grave, président. ROTTERDAM : MM. Huib Luns, Jehan de Meester, Mme A. van Wijngaarden-Boot, présidente. BUSSUM : M. Fr. van Eeden. MAASTRICHT : M. Houben. HAARLEM : M. Louis Haemaeckers. LEYDE : Mlle Serrurier. NIMEGUE : M. J. Toroop. HILVERSUM : M. P. Walkhoff, secrétaire.