Chez les Neutres du nord/02

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Chez les Neutres du nord
Revue des Deux Mondes6e période, tome 41 (p. 848-876).
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CHEZ LES NEUTRES
DU NORD

II. [1]
DE HOLLANDE EN SCANDINAVIE


DE ROTTERDAM A BERGEN

4-16 avril.

De la jetée de Rotterdam au port central de la côte Ouest norvégienne, à Bergen, les paquebots caboteurs hollandais ne mettent guère que deux à trois jours. Ils suivent les eaux territoriales, le chenal neutralisé qui assure, soi-disant, les communications indispensables des pays neutres du Nord entre eux. Rien de plus indiqué, semble-t-il, que de les prendre pour passer de Hollande en Norvège. Rien de plus dangereux, en réalité ; parce qu’ils sont soumis, en principe, au droit de visite, et qu’on risque en ce cas la capture. Mieux vaut le grand détour et la pleine mer. Il faut donc repasser la mer du Nord pour atteindre l’Angleterre, chercher en Angleterre le point de la côte d’où partent, à des intervalles très irréguliers, les navires pour la Norvège, et retraverser une troisième fois, plus au Nord, cette mer lourde que Tacite appelait déjà lentum, grave remigantibus, pour atteindre enfin le port de Bergen, embossé au fond de son fjord. Au total, douze à treize jours de voyage ! N’en avons-nous pas mis quinze ou seize pour parvenir de Paris à Rotterdam ?

Nous filons, le 4 au soir, par une mer très calme, surveillés sans doute, mais pas trop ostensiblement convoyés. En vingt-quatre heures, nous voilà amarrés en face, au port de Hull. Mais les formalités, déjà pénibles à l’aller, sont devenues terribles au retour. Trois heures et demie suffisent à peine à nous élargir du bateau-prison. Nous bénissons nos passeports diplomatiques, sans lesquels nous serions, comme un de nos compagnons (un journaliste russe), entièrement dénudés, et verrions notre peau chimiquement explorée pour la découverte de ses recels. Enfin, nous voilà de nouveau dans le grand hôtel de Hull, retrouvant les mêmes sourires « alliés, » les mêmes chambres ultra-chères, et les mêmes menus, à la fois diminués de longueur et augmentés de prix.

Le lendemain 6 avril, vendredi saint, par un temps délicieux, nous prenons naïvement la direction de Newcastle, d’où les bateaux sont censés partir pour Bergen. Les trains, en ce jour de fête consacrée, marchent d’une allure de cantique. Haltes longues, comme des reposoirs. Je saisis l’occasion d’une visite à la très intéressante église de Selby, et à la cathédrale de York, rendue encore plus auguste par la parure de ses monumens funéraires et de ses souvenirs guerriers. Les églises d’Angleterre sont monumens nationaux bien plus que les nôtres. On n’y sent pas seulement la religion, on y sent l’histoire du passé, conservée et comprise ; pas seulement la patrie du ciel, mais la patrie de la terre. Le culte de Dieu s’enveloppe du culte de l’Angleterre. On prie là autrement que chez nous…

Enfin nous voici à Newcastle, et déjà nous sourit la grâce écossaise, en tout cas une vivacité très éloignée du flegme londonien. Dans la grande cité grouillante, qui rappelle par beaucoup de points un Lyon sans Fourvières, le sémillant, le gracieux, le pétulant paraissent tout latins : les légions romaines (j’évoquais tout à l’heure Tacite) auraient-elles essaimé là plus qu’ailleurs ? Le mouvement ici est perpétuel, et le bruissement de la foule parlante, marchante, les rapides coups d’œil noirs et animés, les éclats de rire même (nous n’avons entendu rire que là, en quatre mois de mission dans quatre pays) rappellent, au sortir des fabriques, les fusées des filles de notre Provence lorsqu’elles s’essorent des filatures en lutinant les garçons ou en chantant « Magali. » Ce flot bigarré roule devant une morne Victoria de bronze, assise, mesquine ; qui porte un diadème d’impératrice… sur son bonnet. La sculpture anglaise fut à Newcastle ma seule douleur.

Le samedi saint, le consul de France nous annonçait que les trois derniers bateaux de Newcastle à Bergen ayant été torpillés, et le corsaire allemand ayant annoncé aux rescapés du troisième qu’il attendait le quatrième, On ne partait plus de Newcastle, et qu’il fallait nous informer à Londres. Télégrammes et téléphonages. Le mardi 10 nous sommes à Londres, où nous attendons le signal du départ. Il vient enfin, le jeudi 12. C’est tout au Nord de l’Ecosse qu’il faut aller s’embarquer. De nouveau, nous mesurons la longueur de cette échine maigre qu’est l’Angleterre prolongée par l’Ecosse, et, après une nuit de vitesse, nous bordons ce cap extrême, ces landes, ces rochers d’un rouge triste d’où part la pesante nappe verdâtre, huileuse, qui nous sépare de Bergen. On se sent, cette fois, en présence d’un autre Nord. Une mélancolie plane.

Cependant le soleil se lève, radieux, mais frais. Ce n’est pas encore le soleil froid de la Scandinavie, mais c’en est le prélude. On s’installe à bord du nouveau vaisseau-fantôme. Des hommes, en quantité. Trois ou quatre femmes, à peine, sur la masse de cette cargaison humaine. Et des valises ! Le pont, l’entrepont ; les couloirs, sont encombrés de colis aux vastes cachets rouges. Que de cire ! que de courriers et de porteurs de courriers ! On s’empile, on se coudoie : bientôt on se familiarise avec les objets, puis avec les gens. Car le bateau, pressé d’être chargé, semble moins pressé de partir. Descendre alors, pour se dégourdir sur le quai ? No, fait le sous-officier préposé à la passerelle. Nous sommes bouclés. On tourne comme bêtes en cage, sur le pont et les gaillards, autour des canots de sauvetage pour lesquels chacun a reçu un numéro ; on va reconnaître son canot ; on caresse le gentil petit canon qui s’emmitoufle de son étui, et les premiers contacts bientôt s’établissent. Un incroyable pêle-mêle d’alliés s’entasse sur le petit navire. Voici des Japonais, un Italien, quelques Roumains, un couple de Norvégiens, quelques Français, des attachés ou envoyés en mission ; tout le reste est russe. Et il a là toutes les Russies en raccourci, il y a là surtout la révolution russe, le gouvernement d’aujourd’hui à la date où j’écris, la Russie de demain dans ses élémens les meilleurs, qui rentrent, rappelés, dans la patrie. Quelle historique rencontre !

C’est ainsi que, sur un bateau immobile, au lendemain de la révolution russe, j’ai pu voir s’agiter les destinées de la nouvelle Russie, dans les paroles des hommes appelés aujourd’hui à la gouverner. Spectacle attachant, et combien émouvant par certaines antithèses ! Deux groupes de Russes. Ici une centaine d’hommes, dans l’entrepont : troupeau paisible vêtu de neuf, muet et docile, avec une satisfaction dans le fond des yeux : tous héros anonymes, ceux-là, des blessés russes prisonniers des Allemands, évadés d’Allemagne au prix de mille souffrances, recueillis par la Hollande, guéris et restaurés, puis repris par les bateaux anglais, et, maintenant, ramenés sur leur prière dans la patrie pour la défendre. Car leur seul vœu, c’est de combattre encore, jusqu’à la mort, l’ennemi barbare dont ils ont, quoique blessés, subi les outrages les plus avilissans, et jusqu’à des tortures raffinées. Les larmes nous coulent des yeux au récit de ce qu’ont fait ces simples, ces paysans, ces instinctifs slaves : sans argent, sans nourriture, sans carte, ils ont marché vingt-trois nuits ; ils couchaient le jour dans les arbres ; et ils se guidaient, comme les anciens pâtres de Chaldée, sur les étoiles. Ainsi, mourans de faim mais vivans d’espérance, ils se sont abattus, un soir, les pieds en sang, aux frontières de la Hollande, dont toutes les barrières se sont abaissées, dont toutes les âmes se sont ouvertes… Et ils étaient là une centaine, représentant en abrégé les quatre mille et quelques cents ainsi sauvés au moment où j’écris. Tels étaient ces humbles.

Et voici l’autre groupe, celui du pont et du « salon, » le nôtre : une cinquantaine d’intellectuels, tous parlant le français, presque tous venant de Paris, tous exilés rapatriés, les uns journalistes, d’autres anciens députés, d’autres évadés de Sibérie, d’autres exilés volontaires, ou réfugiés, enfin un lot de condamnés à mort très gaillards. Des poètes, des romanciers, des orateurs de club, surtout des hommes politiques. Bref, un choix, une sélection d’élémens de révolution. Dans le brouhaha continu de leurs conversations « contradictoires, » on les sent se tâter, s’accorder pour l’action commune. Toutes les nuances doivent se fondre, et les partis s’unir en un parti. Tour à tour ils parlent, non seulement entre eux, mais au groupe des soldats.

Ce ne sont que meetings sur le gaillard d’avant, chaque orateur étant pressé par son public comme le berger par son troupeau. Voici Deitsch, l’ancien socialiste démocrate, le vieil habitué de Sibérie, qui parle en remuant son blanc menton hirsute, et en regardant par-dessus ses lunettes ; Tchernof, — depuis, ministre, — qui fourrage dans sa tignasse grise, et clame d’une voix claire, dans une langue qui charrie des images à la manière de Jaurès ; Alexinsky, ex-député de l’ancienne Douma. Ceux-là sont les principaux parleurs. Mais combien d’autres « têtes » parmi ceux qui les écoutent avec un sourire d’approbation ! Voici Alexantieff, publiciste de marque, avec sa belle figure de Christ oriental et sa mansuétude supérieure ; voici Savinkhoff (Ropchine), — hier ministre de la guerre, — esprit net, décidé, rédacteur du Rietch et de la Victoire, un homme d’action ; voici Lebedeff, — ministre actuel de la marine, — lieutenant russe de chasseurs français, blessé et décoré, rieur, lyrique, charmant, plein de poignées de main et d’histoires. Quelles heures que ces heures d’immobilité à bord du petit Vulture (ce bateau sera historique en Russie plus tard), et quelle scène que celle qui termina ce samedi soir, 14 avril !

C’était la veille de la Pâque russe. L’après-midi, pour remercier les orateurs qui faisaient leur éducation politique, les soldats avaient chanté en chœur, comme ils savent chanter en Russie, pathétiquement, splendidement. Puis ils avaient dansé les danses populaires, avec cet humour dans les gestes et ce rythme des coups de talon qui sont tout un style, toute une race. Le soir, vers neuf heures, ils chantèrent encore, mais d’autre sorte. Tous debout, tête nue, dans ce port silencieux et sous le ciel criblé d’étoiles, graves, ils jetaient de toute leur âme slave le grand cri d’espoir de la Russie mystique : Christ est ressuscité ! La voix perçante de Lebedeff pointait dans le registre supérieur, tandis que d’autres voix s’échelonnaient au-dessous jusqu’à la contrebasse. Et tous, du plus humble au plus intellectuel, communiaient dans la même ancestrale émotion. À la fin, l’interrogation : Est-il vraiment ressuscité ? et la réponse insistante, en chœur : Oui, oui, il est vraiment ressuscité. Là-dessus, l’échange des trois baisers rituels, et la foule se sépara, silencieuse. N’était-ce pas la résurrection de la Russie, que symbolisait cette scène ?…

La nuit, la mer devint houleuse. Vers le petit matin, elle était démontée. C’est alors que, sur un coup de sifflet, nous partîmes à toute vitesse ! La journée fut dure. Puis, le lundi 16, à huit heures du matin, une accalmie, et un stoppage. Qu’y a-t-il ? Machinalement, on étend la main vers la ceinture de sauvetage. Mais non, c’est le fjord ! On se précipite, et, du pont, on voit le large et profond estuaire, des sinuosités grises couronnées de neige, des chalets rouges plantés dans les névés, des barques de pêcheurs vaquant à leurs filets, et, tout là-bas, derrière des flots bleuâtres, un port découpé, escaladant une conque de montagnes : c’est Bergen.


PREMIER SÉJOUR EN NORVÈGE

16 avril-6 mai.

Dès le débarquement, la Scandinavie nous saisit par son double effet : l’enchantement des yeux, la joie des poumons. Qu’il fait beau regarder, qu’il fait bon respirer ! A la gare, nouvelle rencontre : M. Albert Thomas, débarqué quelques vagues plus bas que nous, et qui s’engouffre avec nous et le flot des Russes dans le rapide (tout est relatif) Bergen-Christiania ! De huit heures du matin à onze heures du soir, quinze heures de voyage par le plus splendide soleil dans le plus magnifique paysage du monde, le long des fjords, des champs de neige, des cascades, des lacs et des bois de bouleaux ! La journée ne fut que beauté d’un bout à l’autre. Et, à l’intérieur du train, le long de tous les couloirs, s’activa l’alliance franco-russe. Présentations, visites à notre ministre, à son état-major, aux attachés « détachés » pour le recevoir ; reconnaissances et causeries par groupes. Ainsi se déroule sous nos yeux, ce mardi 17 avril, une nouvelle page d’histoire, détaillée en conversations infinies, d’où se détache ce mot d’un juriste norvégien, M. Roestad, celui qui revient de la Maison-Blanche : « La France est le sel de la terre. » Sur cette belle parole, nous touchons à Christiania. La suite de notre voyage s’annonce avec bonheur.

Nous savions, au reste, que nous arrivions chez des amis. Dès le lendemain, à la table du ministre de France, la grande mission dirigée vers Pétrograd par M. Albert Thomas, et notre petite mission infiniment plus modeste, prenaient ou reprenaient des contacts affectueux avec la sympathie norvégienne. Celle-ci se témoigne gaillardement, d’une façon naturelle, et comme une chose « qui va sans dire. » Quelques-uns cependant l’ont dite, et très haut. Mon voisin, Johan Bojer, a clamé son admiration pour la France de la plus retentissante façon, après un voyage au front français, d’abord en une conférence quatre-vingt-douze fois répétée sur « le soldat de France, » puis dans un livre, — non traduit par malheur, — où il raconte son voyage chez nous. Titre : A l’ombre du drapeau français. Je regardais ce petit homme droit, dru, vif, à l’œil d’un bleu résolu, à la moustache militaire, qui avait tout d’un chef, la tenue, le verbe, le geste, sorte de jeune Viking de la littérature du Nord, et je lui disais en riant : « Vous, un romancier du pays d’Ibsen ! allons donc ! vous êtes un capitaine d’alpins français ! » et il me répondait, — comme il avait répondu certain jour a Pontigny, chez Paul Desjardins : « Je ne me suis fait littérateur que parce que je n’ai pu être général sous Napoléon Ier ! » Tout s’explique. Johan Bojer, le premier romancier de la Norvège, est aussi le premier soldat de la France dans les pays Scandinaves. Honneur à lui !

Deux heures après, M. Albert Thomas recevait un groupe de notabilités norvégiennes dont notre ministre se faisait l’interprète : il répondait avec une mesure et une cordialité qui gagnaient tous les cœurs, et se dirigeait aussitôt vers son train. Toute la cargaison d’exilés ministrables bondait les wagons, et roulait avec lui vers Pétrograd, car Stockholm n’était encore qu’un buffet de l’étape. Le train va s’ébranler. Les dernières poignées de main s’échangent, non sans émotion. Et voilà Bojer, un instant éclipsé, qui accourt, brandissant une poignée d’œillets magnifiques ; il les jette dans le compartiment d’Albert Thomas, et lance un sonore : « Vive la France ! » Tel fut le cri dont retentit, le 18 avril, à quatre heures, la gare de Christiania.

Quelques instans après, nous étions présentés par M. Chevalley dans la maison qui, aux portes de Christiania, est vraiment le foyer des amitiés et des lettres françaises. Vers le sommet de la presqu’île de Bygdô, dominant le fjord et les vallons boisés, l’hôtel-musée où nous trouvons le plus flatteur accueil évoque les templa serena du poète antique. Il fait bon parler de la France dans ce cadre où la transparente lumière du Nord, après avoir caressé les originales tapisseries de Frida Hansen ou les toiles de Munthe, vient frapper les livres français entr’ouverts sur le guéridon. La grande culture de notre hôtesse, elle-même romancière et dramaturge, se révèle tout de suite par la tournure qu’elle imprime à la conversation.

La France est l’objet de son culte. Toute la famille est si unanime dans ce sentiment, que celui-ci semble être un lien de plus entre ses membres. Et, le lendemain, dans un grand dîner, nous verrons cette chaleur d’admiration pour la France partagée par les convives, dont quelques-uns tiennent au monde le plus officiel. Le ministre de France n’est pas seul de son rang à cette fête. L’évêque luthérien lui fait vis-à-vis ; et parmi l’élément féminin se remarquent plusieurs personnes qui touchent de près à l’aimable reine de Norvège. Soirée franco-norvégienne de qualité rare, que couronne l’exécution très remarquable d’une œuvre de Grieg, trop peu connue de nos concerts français, et d’une passion tout à fait bouillonnante et jaillissante. Les musiciens vraiment nationaux ne se comprennent bien que dans leur pays d’origine, et joués par leurs compatriotes. Notre élégance française entoure de ses gazes la musique du Nord, qui est abrupte, — comme le fjord, — même quand elle est sentimentale. Ce soir-là, le voile me fut déchiré.

L’acclimatation morale nous fut donc, en Norvège, aussi prompte et aussi agréable que l’acclimatation physique. Cette limpidité de l’air, cette fraîcheur d’une atmosphère ragaillardissante sous un soleil sans nuages, cet éclat un peu dur, mais énergique d’une nature maintenant toute à la lumière au sortir de son accablant hiver, tout cela fut réconfortant à nos forces, et nous expliqua d’ailleurs la ferme tonicité de l’esprit et de la race norvégienne. Le climat est ici un facteur capital. La lutte contre les élémens, la violence des contrastes de la nature et jusqu’à l’opposition presque blessante de ses couleurs ; l’âpreté montagneuse et l’ingratitude du sol primitif ; l’aventure de la mer et de la pêche, seule ressource sur la côte déchiquetée ; les longs mois de nuit polaire, en attendant l’irradiation compensatrice, offusquante pour nos yeux à nous, des interminables soleils de minuit, tous ces heurts physiques ont façonné le caractère norvégien, l’ont martelé sur leur séculaire enclume. Peu de peuples sont aussi fortement trompés. Aucun ne s’est fait du danger une plus constante habitude. L’attrait de l’inconnu a conservé sur les descendans des aventuriers historiques une telle puissance que les Norvégiens émigrés égalent en nombre la population demeurée en Norvège. D’où la fierté et même l’orgueil ne des combats victorieux sur les forces de la nature ; puis, le goût de l’indépendance, presque farouche ; une franchise brusque, de marins et d’hommes d’action ; peu de sentiment, ou plutôt une sensibilité différente de la nôtre ; un intellectualisme limité, d’ailleurs très récent, et en quelque sorte baignant dans la réalité. De la générosité néanmoins, de la bonté même, mais surtout de la netteté, de la décision, et un sens pratique des affaires mêlé à tout, à la politique comme à l’enseignement, à la vie collective comme à la vie individuelle, et nulle n’est plus « individualiste. » Le progrès y est en action, sans théorie comme sans chimère. Et le positif de ces actes enchaînés, de ces résultats vérifiés, n’en mène pas moins, par des échelons solides, jusqu’à un idéal qui n’est pas très éloigné du nôtre. Chose remarquable, c’est par une marche tout à l’opposite de notre marche que la Norvège, démocratique sous un roi, rejoint la France républicaine et se place moralement à ses côtés dans la lutte actuelle. Elle a jalonné ses étapes vers la liberté par l’abolition, d’abord, des titres de noblesse, voilà plus d’un siècle ; puis, par une participation croissante du peuple au gouvernement. Pays de suffrage universel, où votent non seulement les hommes, mais les femmes ; pays de discipline libre et de revendication personnelle à outrance (se rappeler les héroïnes d’Ibsen et de Björnson), il lui faut un droit, une égalité, inscrits dans les faits tangibles, et non pas proclamés seulement au fronton des monumens publics. Son esprit « réalisateur, » encore plus que réaliste, le pousse à vouloir que les principes s’incarnent en démonstrations vivantes. D’ailleurs ces principes, que la presse et l’opinion arborent unanimement, la Norvège sait bien d’où ils lui viennent, et que ce n’est pas de l’Allemagne. Toutes les pentes de son intelligence, comme toutes les ouvertures de ses fjords, courent vers l’Ouest. Géographiquement et politiquement, elle tourne le dos à la Suède. Depuis qu’elle a pratiqué, il y a douze ans, sa propre opération césarienne, l’enfant de liberté dont elle a accouché grandit avec une énergie sans pareille. Et la guerre mondiale, en la rapprochant encore plus de l’Angleterre qui est sa grande terre de consommation et d’échanges, ne l’a pas moins rapprochée de la France, plus lointaine économiquement, et plus rare sur sa mer du Nord, mais sentie très prochaine par l’identité des causes débattues, et par le caractère immédiat des résultats espérés.

Notre présence à Christiania a justement coïncidé avec les manifestations d’opinion les plus nettes en faveur de l’Entente. On peut affirmer que la neutralité de la Norvège se borne à une non-belligérance. En fait, tout chez elle est « pro-ententiste, » sauf les actes oscillatoires du gouvernement officiel. Mais ce gouvernement lui-même était alors si vivement pris à partie qu’il ne se soutenait que par sa faiblesse. A ses gestes hésitans, timides devant les torpillages allemands ou les réclamations anglaises, répondaient les affirmations nettes des publicistes, les fermes déclarations des politiques les plus en vue. La grande revue norvégienne, le Santiden, consacrait tout son numéro d’avril à l’examen des problèmes posés par la guerre. Le leader du parti radical-socialiste, M. Castberg, ne parlait guère autrement que les jeunes « pro-activistes, » tels que M. Rolf Thomessen, le distingué directeur du Tidens Tegn, ou l’orateur aimé de la jeunesse étudiante, M. Worm-Muller. Tous étaient pour une attitude plus digne à l’égard de l’Allemagne, plus habile avec l’Angleterre, plus inclinée vers l’Entente. Castberg, fortement, protestait contre le sophisme de l’Allemagne sur l’origine de la guerre. « L’Entente, écrivait-il, n’en est pas responsable. » Nul n’en doute en Norvège, et cela déjà la différencie beaucoup de la Suède. Castberg ajoutait : « Nos traditions historiques nous dirigent vers les pays de l’Ouest. » Et il montrait que l’Angleterre et la France ont été les plus zélées des nations pour la défense de la liberté du monde, et que « tous les pays libres ont recueilli les fruits de la révolution anglaise et de la révolution française. » Il indiquait que la Norvège devait se préparer à des relations amicales avec la Russie, maintenant que celle-ci se constituait en démocratie. Enfin, il espérait que la paix « ne serait pas celle qui enseignerait que la Force est le Droit. » Et il appelait de ses vœux une institution qui garantît la paix « par l’organisation de la justice ; » il souhaitait « une fédération de tous les États sanctionnant la paix, et capable de châtier tout pays qui provoquerait la guerre. » Il formait le vœu que l’Allemagne aussi vît clair, qu’elle abolit le militarisme, et que le peuple allemand fût « maître dans sa maison, » en dépossédant « le Junkerthum de son insolente puissance, et en écartant ainsi tout obstacle à une paix juste et durable. » De telles paroles, au moment où se complotait, dans l’ombre, la première manœuvre de Stockholm, méritent d’être enregistrées.

Ainsi, parmi les « neutres du Nord, » la Norvège a une physionomie bien tranchée. C’est elle, des trois pays Scandinaves, qui a mis le cap le plus résolument sur l’avenir. Sa jeunesse, sa force, l’acte d’indépendance récent qui lui a si bellement réussi, ont ouvert carrière a ses légitimes ambitions, et aussi, faut-il le dire ? à ses appétits. Elle s’attable à la politique mondiale avec une fringale de jeune loup. Elle a d’ailleurs une intelligence profonde du rôle que pourrait jouer le « bloc Scandinave, » s’il était constitué comme il faut, c’est-à-dire par l’union des peuples. Elle sent bien que les aspirations de la masse populaire suédoise sont pareilles (pour ne point parler du Danemark si confus) à celles de la masse populaire norvégienne.

Question d’intérêts communs, sentis au début de la guerre, et dont la conscience a amené la Déclaration du 8 août 1914. Question aussi d’équilibre européen, le Nord voulant exercer son contrepoids et ne le pouvant que par une conspiration de tous les membres de la famille Scandinave, opposée à la famille germanique. L’esprit séparatiste de la Norvège se double de l’instinct de parenté, et du besoin d’une commune défense. La ligue des intérêts moraux, engendrée par l’affinité du sang et des passés historiques, pourrait faire, ou refaire une Scandinavie homogène. À cette œuvre de l’avenir travaille l’esprit norvégien, expansif et tenace, sans que le rêve des possibilités lointaines le détourne des réalités de l’heure présente, et de ses extraordinaires profits.

Les profits de la guerre, ils sautent aux yeux ici. Il n’est que de venir chez les neutres pour toucher du doigt l’autre immoralité de la guerre. Encore n’est-ce pas en Norvège que l’argent trop facilement acquis est le plus choquant. A Christiania, ville presque neuve, cet argent, battant neuf aussi, a quelque chose de plutôt naïf. Il dégorge, il se traduit en joie de vivre, en plaisirs de la table, de la bâtisse, de l’ameublement riche, en sports surtout, bref, en excès de santé. On jette les « couronnes » par les fenêtres des hôtels-palace, mais on en donne aussi beaucoup, généreusement, pour des œuvres de guerre. La prodigalité de la Norvège est sympathique, parce qu’elle est juvénile. Elle n’en constitue pas moins un danger pour ce jeune peuple, et quelques-uns déjà s’en inquiètent, se souvenant du mot de Jean-Jacques : « On a de tout avec de l’argent, hormis des mœurs et des citoyens. » Mais cet afflux inespéré de ressources matérielles accroît aussi grandement l’élan de l’activité norvégienne, en même temps qu’il excite les intellectuels de la nation à se donner le seul luxe qui ne trompe pas, celui du savoir, celui de l’art, celui de la pensée, de la civilisation « classique » enfin, humaine, et non pas seulement Scandinave. Le modèle en est fourni par la France. Par-là encore, la Norvège vient à la France, tout naturellement.

Mais la France ne va pas assez à elle. Ici, nous recommençons l’expérience faite déjà en Hollande, avec des nuances toutefois. Tandis que la Hollande a besoin de la France pour se dégager de l’emprise allemande, chaque jour plus menaçante pour sa personne morale, la Norvège, elle, n’a nullement besoin de la France pour vivre sa vie norvégienne. Elle la vit très bien sans nous, et même sans personne. Ce qu’elle reçoit d’Allemagne par ses universités (pas encore très nombreuses, ni très influentes) ne la germanise pas. Ce qu’elle reçoit d’Angleterre par ses bateaux de commerce ne la rend pas plus britannisante, et peut-être au contraire. Peu assimilable, d’ailleurs défendue par son rempart de mers et de frimas, elle n’a guère à redouter de ne pas être elle-même. Mais elle aspire à une culture littéraire, artistique, scientifique, qui embellisse sa jeune force et qui couronne de grâce ses récentes ambitions. La fortune littéraire d’un Ibsen, d’un Björnson, en Europe et dans le monde entier, l’encourage à voir plus loin que ses bateaux de pêche, que l’exportation de ses pyrites et l’exploitation de ses « forces motrices, » qui sont d’ailleurs d’un avenir incalculable. Née brusquement à l’industrie hier, et son développement procédant par bonds depuis la guerre, elle recherche la France surtout comme l’Athènes moderne, pour achever, pour perfectionner son éducation intellectuelle. Car elle sent bien que ce qui lui manque en fait de culture, ni l’Allemagne, ni l’Angleterre ne le lui donneront. Ainsi, les principes de la politique, et les clairs enseignemens de l’Histoire, venus de France, peuvent, doivent se continuer logiquement chez elle par l’éducation générale que fournissent notre esprit national, notre art, notre littérature, notre science. Les intellectuels norvégiens aspirent à cet enrichissement général pour leur pays, et le pays s’y prêtera volontiers : à condition toutefois que la France fasse le geste de l’offre qui répond à une discrète demande. En Hollande, des hommes considérables vous pressaient les mains, disant sur le ton de la prière : « Aidez-nous, venez à notre secours, pour nous désengluer de l’esprit allemand, de la mentalité allemande ! » En Norvège, on vous dit, avec amitié certes, mais avec tranquillité : « On ne voit jamais de Français chez nous, et c’est regrettable. On n’entend jamais parler français, parce que vous n’envoyez pas de voyageurs de commerce. On oublie en conséquence le peu de français qu’on apprend aux écoles. L’anglais, au contraire, on en a besoin. Cependant, vous voyez peu de livres anglais aux devantures, très peu. On préférerait des livres français ; mais il faut des lecteurs pour les lire, et, comme on ignore trop votre langue… Vous voyez que tout se lient. Puis, vos libraires sont d’une routine, d’une inertie décourageantes. Il faut leur réclamer vingt fois, pour obtenir, avec une réponse maussade, des conditions léonines, tandis que le commis allemand apporte tout, offre tout, prête, donne, reprend ou échange, et remercie encore et vous comble d’amabilités. Un exemple : beaucoup de nos savans, qui savent le français, voudraient se tenir au courant de la science française, car vos livres sont toujours jugés plus clairs, et vos méthodes scientifiques plus sûres, plus élégantes que celles des Allemands. Mais, impossible d’obtenir les annonces de vos livres scientifiques nouveaux, d’en avoir spécimen, ou de les recevoir pour les examiner. Avec vous, il faut toujours acheter sans savoir ce qu’on prend. On ne peut cependant acheter, même de la science, que sur échantillon. Et, s’il s’agit d’un nom nouveau, l’examen s’impose. Comment une nation si intelligente a-t-elle si peu de sens pratique ? De même pour la diffusion de votre langue. Vous avez des Alliances françaises, et il se passe parfois des années sans qu’elles aient des conférenciers vraiment dignes d’intérêt à nous faire entendre[2], alors que vous regorgez d’orateurs, de causeurs, de poètes, de professeurs rompus à la parole publique, alors que vos savans même parlent une langue professionnelle impeccable et sans pareille, et vous ne venez pas à nous, et vous vous faites désirer, et vous trouvez que la Norvège est trop loin de la France ! Est-ce que par hasard la France serait plus près de la Norvège ? »

Pourtant, la France prit pied en Norvège, jadis, à sa grande manière, par le rayonnement de son art : les figures sculptées de la cathédrale de Tronjheim disent assez haut sa gloire en pays Scandinave, au XIIIe siècle. Bien d’autres échanges, alors, s’accomplirent sous les auspices d’un art civilisateur entre tous, supérieur à tout ce qui existait en Europe. Pourquoi, à la faveur du bouleversement qui fait craquer partout les vieilles routines, la France ne planterait-elle pas dès maintenant des jalons sur ce terrain nordique tout prêt à les recevoir ?

C’est de quoi nous parlions, M. Edouard Soulier et moi, dans ce groupe d’amis chauds de la France où le zèle du ministre de France, le dévouement de nos hôtes de Bygdö, les lettres efficaces de nos correspondans français, nous avaient introduits. Nos conférences, lors de ce premier passage, ne furent pas très nombreuses, car la parole ublique n’était pas notre seul moyen d’action, et les entretiens répétés, les enquêtes, les visites, ne furent pas d’un moindre office. Et puis, à Christiania, le public propre à une conférence en français n’est pas illimité, et chaque séance lui demande un effort qu’on ne peut multiplier. Cependant, à dire vrai, nous fûmes surpris du nombre d’auditeurs qu’assembla par deux fois dans un vaste et beau local l’Alliance française de Christiania. Le distingué président de l’Alliance, M. Knagenhjelm, et le ministre de France, encadrèrent ces séances de leur parole, très écoutée. Le salon de Bygdö accueillit aussi, devant un auditoire d’élite, une conférence uniquement littéraire : le savant et délicat Collin, âme généreuse qui a élevé comme Bojer la voix pour la France, était là, avec Bojer ; et de même nos amis de la presse, du Tidens Tegn et de l’Aftenposten, des professeurs de l’Université de Christiania ; l’éminent directeur du musée, M. Jens Thijs, le même qui, après un bel ouvrage sur Léonard, en exécute un monumental sur l’Art et l’Ame de la France ; présent aussi le directeur des archives des Affaires étrangères, M. Hammer, et tant d’autres que je ne puis nommer.

Je ne saurais pourtant omettre, à côté de notre ministre, ceux qui, après avoir accompli leur devoir au front, servent la France à ses côtés en se guérissant des atteintes cruelles de la guerre, et font de leur convalescence même un « service en campagne » loin du pays, M. Hourticq et le capitaine Lescoffier. De tels élémens, rapprochés à trois reprises, au lendemain du passage de M. Albert Thomas, réveillèrent à ce point le goût pour les choses de France, qu’on ne nous laissa point partir sans nous faire promettre de nous arrêter, et de parler encore au retour. Nous nous y sommes engagés de grand cœur.


EN SUÈDE, ET POINTE SUR COPENHAGUE

5-22 mai.

Je quitte Christiania le 4 mai dans l’après-midi, pour aller d’une traite à Lund. Moins grandiose que le trajet de Borgen à Christiania, celui de Christiania à Lund, par Göteborg, a son charme de pittoresque mitigé. Tout s’adoucit en passant de la Norvège à la Suède. Cela se sent surtout en descendant vers la Scanie, cette Provence de la Scandinavie. Favorisé par un temps merveilleux, où le printemps enfin réveillé essaye ses premières tièdes haleines, j’arrive à Lund comme enivré de lumière et de chaleur méridionales, pour être reçu par mon jeune et aimable collègue M. Ganem, lecteur à l’Université de cette ville. Je lui dis mon contentement. Mais, dès la gare, je tombe sur un casque à pointe. Où suis-je ? en Allemagne ? Hélas ! je suis bien en Suède, dans cette Suède qui hier était encore celle de Bernadotte. Quoi que je fasse, je verrai un casque à pointe partout.

La ville, avec ses bâtimens universitaires au centre, sa célèbre cathédrale de style romano-lombard, ses musées, ses promenades, ses souvenirs du poète Tegner et ses vieux arbres cerclés de fer au haut de leurs troncs chenus, est une aimable et familiale cité d’étude, mi-activité, mi-recueillement. Et l’air d’une salure atténuée qu’on y respire est fortifiant sans être rude. Je visite avec mon érudit confrère de l’Université, le professeur Wrangel, l’antique crypte de la cathédrale, puis le « laboratoire archéologique » de l’Université. Là, comme dans les universités allemandes (nous en sommes si près ! ), ordre et outillage parfaits. Excellente institution encore que cette maison des étudians, à la fois cercle, restaurant, théâtre et salle de réception, où la jeunesse universitaire reçoit elle-même ses maîtres, et organise ses galas en fraternité avec ces grands aînés. C’est dans la salle des fêtes que se donnera notre séance.

Le premier contact avec les Suédois est plein de grâce, et l’on sent, dès l’arrivée, la culture ancienne et la courtoisie naturelle de la nation. Sans le Casque à pointe, on serait déjà gagné : ah ! la fâcheuse vision ! Meilleure est celle du tricorne-lampion, gris retroussé de bleu, timbré des trois couronnes. Ceci, c’est la coiffure du temps de Charles XII, et Charles XII nous semble français par Voltaire. Il est classique chez nous. Ce lampion d’opéra-comique, c’est celui de la guerre en dentelles. Quel contraste avec le cuir bouilli armature de bronze et terminé en paratonnerre ! Deux coiffures, deux siècles, deux sortes de guerre, deux civilisations juxtaposées, conjuguées : est-ce un symbole, ou si je rêve ? Me voilà déjà à épiloguer sur ces contrastes avec un Suédois qui est bien le plus fervent ami de la France, et que je m’en voudrais de ne pas nommer, M. Ackrel, lorsque Ganem, qui a dressé le programme précis de mes courtes heures, me propose de pousser une pointe à Copenhague. Nous sommes au samedi. Jusqu’au lundi, on a le temps. Une heure de train jusqu’à Malmoë, deux heures de bateau par mer toujours calme (la Baltique est un lac), et pas de sous-marins d’ordinaire. Allons-y ! Bien que le Danemark doive être l’objet d’une visite spéciale et attentive de mon compagnon de roule, je saisis l’occasion ; j’irai simplement déposer quelques cartes, voir qui sera visible, et l’annoncer.

Dès le bateau, le ton de la vie que l’on mène à ces deux pointes de la péninsule dano-suédoise nous est indiqué. C’est ainsi, parait-il, tous les samedis soirs. Le vapeur moderne, nullement de style Watteau, évêque néanmoins l’idée de quelque « embarquement pour Cythère. » Cythère, c’est Copenhague. Dans cette capitale du plaisir, tout semble adapté à l’utilisation la moins janséniste des profits de la guerre. Le cosmopolitisme enrichi a là ses temples dans ses hôtels. Vue pénible à qui vient de France et sait qu’il existe un Sleswig ; et même, spectacle un peu scandaleux pour un Danois qui a le cœur à la bonne place. De ceux-là, d’ailleurs, il existe encore un certain nombre, et peut-être un grand nombre. Je le souhaite, et me garderais de juger. Je me borne à noter une impression générale, et j’ajoute vite que, venu surtout pour frapper à certaines portes et pour juger de certains accueils, j’ai constaté avec un grand soulagement que les fervens de la France n’ont rien calmé de leur ardeur, et au contraire, depuis que la grande lutte a rouvert un débat qui met en cause leur Alsace presque autant que la nôtre. Dans les brèves heures dont je dispose, je ne puis que recevoir un instant l’hospitalité très gracieuse de notre ministre, puis chercher la rencontre de M. Nyrop, que je manque. Je trouve, en revanche, le vénérable philosophe M. Höffding, le « pensionnaire national, » dont la haute sérénité, analogue à celle de notre Boutroux, n’est point exempte de sympathie pour les défenseurs des principes éternels de la justice et du droit. Son salon fut naguère ouvert à la parole ardente de Charles Richet, et cette séance a laissé de profonds souvenirs. Guidé par mon cicérone danois, M. Knut Ferlov, — un ancien élève de Bergson qui a traduit Bergson en sa langue, et qui a porté de rudes coups au dieu Georges Brandès, — je m’achemine chez le docteur Tscherning, dont la femme et la fille soignent nos blessés dans les hôpitaux de Paris. La conversation fut réconfortante. Et elle devint tout à fait passionnée chez l’éminent docteur Ehlers, membre correspondant de notre Académie de médecine, et président très actif de l’Alliance française de Copenhague. C’est pour le coup que je maudis mon horaire brusqué ! Si j’avais prévu cette chaleur, cette insistance ! Mais quoi ! j’en savais assez pour renseigner celui qui devait me succéder. M. Ehlers utilisait au bateau même, mes dernières minutes, et il m’écrivait aussitôt après, à propos d’un petit don de livres : « Ce don nous arrive à un moment où je fais des efforts particuliers pour fortifier la « tranchée danoise » de l’Alliance française avec les « sacs » de la littérature française. J’ai pu ramasser, pendant la guerre, 1 200 volumes, malgré le grand nombre que nous avons distribués aux camps des prisonniers… Nous faisons appel à tous nos amis de France, en les priant d’examiner bien leurs bibliothèques, et de ne pas brûler leurs vieux bouquins, mais de nous en faire cadeau. Aidez-nous à remplir cette noble tâche, de rendre les trésors de la littérature française accessibles à nos compatriotes… » J’ai promis à M. le Dr Ehlers que je me ferais l’écho de son appel. Je tiens ici parole.

Le lendemain, j’étais à Lund, où je donnais ma première conférence en Suède. L’empressement avec lequel est reçu, en Suède, un membre de l’Université de France, et les égards qui lui sont toujours et partout témoignés, sont trop agréables à consigner ici pour qu’on ne s’en fasse à la fois un devoir et un plaisir. Avant moi, M. Baldensperger et M. Paul Verrier en avaient fait l’expérience. A Lund, la conférence fut précédée d’un banquet universitaire, où assistaient, outre le recteur, le prorecteur, les professeurs, notre « lecteur » M. Ganem et M. Ackrel, un certain nombre de dames. Un très élégant toast fut porté au conférencier, et par-dessus son épaule à l’Université de France, par M. Wrangel, professeur d’histoire de l’art.

Des propos très sympathiques s’échangèrent ensuite, où le nom des maîtres de la Sorbonne et du Collège de France revint souvent. Mais c’était le nom de Gaston Paris, surtout, qui était dans toutes les bouches. En Scandinavie, comme en Hollande, le rayonnement de ce nom est incomparable. Tous les maîtres actuels de philologie se réclament de lui, et aussi de Paul Meyer, et se font gloire d’être leurs disciples. Et ceci, pour nous borner à cet exemple, atteste que notre haut enseignement possède certaines supériorités proclamées par tous hors de pair. Gaston Paris a marqué la science des langues romanes, dans le monde entier, du sceau de la France. Aussi, comme il serait à souhaiter que tous ceux qui, à l’étranger, se réclament si justement de sa méthode, pussent avoir hérité aussi de son esprit si compréhensif, si généralisateur ! Ce n’était pas seulement un maître en philologie, mais un maître en psychologie ; ses conclusions traversaient les siècles pour relier la vie d’aujourd’hui à la vie d’autrefois. Elles étaient une démonstration sur le vif de la pérennité de l’âme française, de sa supériorité, de sa beauté. Le « vieux français » n’était pas pour lui un cimetière de mots dont on catalogue les ossemens. Comme Michelet, il faisait sortir le Lazare de sa tombe, et avec lui la philologie aussi était une « résurrection. » Le passé revivait à la lumière du présent. Ce n’était donc pas une étude de fossiles que la sienne, et il ne traitait aucune langue romane, à plus forte raison le « roman » français, en langue morte. Il ne l’exilait point, ne la reléguait point loin de ce qu’elle a enfanté. Y a-t-il une science de la racine sans celle de l’arbre développé ? La langue française ne doit-elle être étudiée que comme un mécanisme d’archéologie ? n’offre-t-elle qu’un intérêt rétrospectif ? J’entends bien que, ainsi prise (et c’est ainsi qu’on l’étudie en Scandinavie et ailleurs), c’est une étude de tout repos, comme l’histoire naturelle, et qu’on peut la mettre sous vitrine sans danger d’explosion. Mais est-ce là l’hommage que mérite un Gaston Paris, que mérite une littérature qui est la première du monde ? Ah ! les « méthodes » allemandes ont bien travaillé dans tout ce Nord de l’Europe, puisqu’elles ont réservé au « roman » tout ce qu’elles refusent au « français, » puisqu’elles ont mis en bocaux ce que notre ami norvégien appelait « le sel du monde, » et que, sous prétexte de Science elles ont stérilisé l’esprit pour cultiver la lettre. C’est ce que, doucement, j’essayais d’insinuer à mes très aimables interlocuteurs, tout en reconnaissant in petto que, là aussi, il y avait de notre faute. Car il nous est arrivé maintes fois de donner chez nous lettre d’obédience aux seules « méthodes » allemandes, alors que nous avions pour nous, en nous, la science française. Espérons que, de ce côté-là encore, il y aura bientôt quelque chose de changé, je veux dire de remis à sa juste place, et pas seulement chez nous.

A Vesterös, petite ville industrielle où je suis l’hôte de l’évêque luthérien, la conférence qui m’a été demandée, sur « la tradition artistique en France depuis le XVIIe siècle, » se donne dans la grande salle du lycée. Je ne suis pas peu surpris du nombre et de la nature de l’auditoire : beaucoup de jeunes gens et de jeunes filles, une très vive attention, et une intelligence aisée de notre langue. On est heureux d’entendre parler français par un Français. C’est rare à Vesterös, et c’est vraiment tant pis pour nous.

A Upsal, le « docent » de littérature romane, M. Wahlgren, m’attend à la gare. Je serai l’hôte de Mgr l’archevêque Söderblom, primat luthérien de Suède, autrefois attaché à la chapelle suédoise de Paris. Mais ma première visite est pour la célèbre cathédrale (trop « refaite, » d’ailleurs), la cathédrale rouge, en briques, où je vais saluer la plaque commémorative d’Etienne de Bonneuil, architecte français, qui en fournit le plan par contrat, passé à Paris, le 8 septembre 1287. Etienne de Bonneuil appartenait à la « confrérie maçonnique de Notre-Dame. » Ainsi, au XIIIe siècle, l’art français rayonnait jusqu’en Scandinavie, à Tronjheim, à Lund et à Upsal, pour ne citer que ces trois exemples. Et la Suède était en relations directes avec l’Université de Paris. Comment l’évocation de si fiers souvenirs se produirait-elle chez le voyageur français sans s’accompagner d’une profonde tristesse en songeant au temps présent ? Cependant Mgr Söderblom m’introduisait lui-même, comme pro-chancelier de l’Université, auprès de mon nouveau public, une centaine de personnes groupées dans une salle de cours. J’avais plaisir à y saluer le Président de l’Alliance française, M. le professeur Staaff, qui continue la tradition de son oncle, ce colonel suédois qui composa de très belles anthologies françaises, bien connues des hommes de ma génération. Cette première conférence devait être suivie d’une seconde, qui me fut demandée le soir même à la réception chez l’archevêque, de sorte que je ne devais point quitter la Suède sans avoir rappelé par deux fois à Upsal les traits de la France, la première fois à travers Michelet, la seconde à travers le héros d’Aubigné. M. le pasteur Edouard Soulier, de son côté, récidivait sur des instances pareilles, et parlait sur la question religieuse en France, et notamment sur « l’union sacrée » du protestantisme et du catholicisme, confondus dans la même foi en la patrie et dans la certitude de ses glorieuses destinées. Paroles utiles à faire entendre, puisqu’elles ne provoquèrent pas moins de surprise que de sympathie. Évidemment, on ne « voit » pas très bien, en Suède, la « vraie France. » L’image que depuis un demi-siècle on s’en fait ressemble un peu à ces peintures religieuses du moyen âge récemment découvertes en Scandinavie, où l’on démêle des traits et une couleur qui durent être admirables en leur temps, mais que les archéologues attentifs peuvent seuls restituer, tant elles ont été altérées par les badigeons successifs sous lesquels une main moderne les a ensevelies. Inutile de dire quelle main posa depuis 1870 ces couches de badigeon, et de quelle maîtresse façon la nation qui se fait de l’organisation un monopole conduisit ce bel ouvrage.

Déjà dans une conversation à Upsal, tenue chez l’archevêque même, et bientôt après à Stockholm, je sentis combien il s’en fallait que l’opinion en Suède fût « au point » en ce qui concerne la France actuelle. Non pas cependant que la Suède nourrisse contre la France une animosité foncière : le pourrait-elle, lorsque de tout temps la France l’a louée, choyée, lorsque ses écrivains l’ont célébrée, ont consacré à ses grands hommes les études les plus flatteuses, bref, qu’ils ont déterminé à leur sujet un mouvement général de sympathie, d’estime, qui allait jusqu’à les surnommer les « Français du Nord ? » Aussi la Suède, nation intellectuelle et même raffinée, qui tient directement de la France une partie de son art moderne, et qui tenait d’elle séculairement la grande culture par les humanités françaises, nous est-elle beaucoup moins personnellement hostile qu’elle n’est devenue depuis peu de temps, et d’une pente irrésistible, séide de l’Allemagne. Tout d’ailleurs l’y poussait : le voisinage immédiat, la communauté de la mer germanisée (car la Baltique est devenue un lac germain), les échanges intellectuels par les Universités si voisines, les échanges commerciaux à ce point développés que l’Allemagne semble les avoir monopolisés, l’instruction militaire calquée sur le modèle du plus fort, enfin le recul graduel de tous les élémens français en Suède, jusqu’à la totale disparition de la France elle-même, sauf ses représentans officiels et quelques rares unités qui apparaissent plutôt comme les épaves d’un grand naufrage que comme une colonie forte et organisée. Car enfin, sauf de rares exceptions, des Français en Suède, il n’y en a pas. On n’en voit aucun. Dans le train, comme je me plaignais à un inspecteur que le long questionnaire soumis au voyageur posât ses douze questions en toutes sortes de langues sauf la française, lui demandant pourquoi la française était à peu près la seule langue exclue, il me répondit : « Vous êtes le premier à réclamer. Car, dans ce pays, on ne voit jamais de Français. » Comment s’étonner, après cela, que l’Allemagne ait réussi à refouler tout ce qui pouvait contre-balancer ou neutraliser un peu son influence ?

En 1870, après Sedan, tous les journaux de Suède parurent encadrés de noir. Et, en 1914, après les massacres de Belgique et l’incendie de Louvain, les officiers de l’armée suédoise, délirans d’enthousiasme, se jetaient dans les bras les uns des autres en criant : « Mort à la BelgiqueI Gloire à nos frères d’AllemagneI Dans huit jours ils sont à Paris ! » C’est alors que l’épée suédoise faillit sauter hors du fourreau. Mais ce n’était plus celle de Gustave-Adolphe. L’épée suédoise actuelle sort de la manufacture de Solingen.

Elle ne sera pas dégainée, et c’est tant mieux, surtout pour elle. Car la situation a bien changé. La Suède apporte, semble-t-il, une conviction décroissante à ses manifestations de « germanite » aiguë. Son orgueil natif, tout enflé naguère par la force d’écrasement du grand voisin, a été sensiblement rabattu, et l’on dirait que ses ailes cherchent le vent. Après la Marne, elle a été surprise ; après l’Yser, la Somme, Verdun, décontenancée ; la démonstration de la puissance anglaise la trouble, l’entrée en scène des États-Unis l’inquiète et va peut-être bientôt l’affoler. Sur ces entrefaites, il y eut les premières palabres de Stockholm, avec, par-dessous, le malaise populaire croissant, et les revendications légitimes d’un peuple qui jusqu’ici n’a compté pour rien dans l’État, et qui aspire à compter pour quelque chose. Nous étions là, lorsque ce malaise commença à s’accentuer, et nous en vîmes des marques bien singulières dans certaines questions naïves, dans certains effaremens. Tout au plus croyait-on à la victoire moindre, chez l’Allemagne. Mais la possibilité d’une défaite n’effleurait pas encore l’esprit de la Suède. Peut-être n’en est-il plus ainsi à cette heure. De même, dans la résistance française, voyait-on plutôt un honorable effort, naturel chez une nation jadis guerrière, ou encore un sursaut crispé de son agonie, plutôt que le risorgimento victorieux de la France de demain. Jour à jour, cependant, nous avons vu poindre l’annonce de ce qu’on appelle honnêtement une « évolution » dans son attitude, sinon encore tout à fait dans son sentiment le plus profond. Mais a-t-elle un sentiment profond, la Suède de 1917, autre que le culte de la force et des intérêts matériels ? N’a-t-elle pas été atteinte dans ses moelles et altérée dans son âme, cette nation fine, cultivée, aux traditions si anciennes et plongeant dans un noble passé, par la contagion de l’esprit matériel allemand, par son besoin de jouissance grossière, par ses goûts dominateurs de parvenu, par cette totale indigence d’idéal qui fait de « l’organisation » mécanique du monde le but du monde, et surtout la satisfaction de l’appétit allemand ? Il y a bien quelque chose de cela, et beaucoup, dans le changement de la Suède à l’égard de la France, et à son propre égard, entre 1870 et 1914. Sans parler de son enrichissement soudain depuis la guerre, et qui offre à certains égards quelque chose de monstrueux. Aussi le danger qu’elle court à cette heure est-il parmi les pires. Car il est d’ordre moral non moins que d’ordre politique et social. L’esprit féodal règne en Suède comme en Allemagne : mais tout annonce qu’il n’y régnera plus longtemps. Caste militaire, hiérarchie nobiliaire, autant d’institutions qui chancellent aujourd’hui sous les coups de bélier de la vague socialiste. Les progrès du socialisme en Suède sont grandissans, saisissans. C’est peut-être ce facteur, nettement antimilitariste, qui a arrêté les velléités guerrières du roi et de l’armée, en 1914. Et le parti libéral, qui est en ce moment l’honneur de la Suède, grandit aussi, ne se résigne pas à l’inaction, et aura peut-être bientôt (les élections d’hier le prouvent), avec l’appui et l’appoint socialiste, une revanche à longue portée. Si le suffrage universel donne enfin la parole au peuple (et on en viendra forcément là, car la Suède est encore en deçà de 1848 ! ), et si son peuple se rapproche du « peuple » norvégien, celui-là libéré et démocratisé à fond, bien des choses seront changées en Suède, qui déjà d’ailleurs changent peu à peu tous les jours. Mais il aura fallu la défaite de l’Allemagne pour dessiller des yeux qui, depuis trente ans environ, n’ont guère eu que des regards pour le succès, et presque aucun pour un idéal désintéressé.

Ce n’est pas, d’ailleurs, que les esprits élégans et ornés, qui n’ont jamais manqué en Suède, ne soient sensibles, aujourd’hui comme autrefois, aux beautés de l’art et de la culture intellectuelle. Ce n’est pas qu’ils ne soient capables de rendre à la France un hommage qui est sincère, en ce sens qu’il est un peu plus qu’une politesse et un peu moins qu’une adhésion du cœur. Au cours de nos visites et de nos entretiens, nous entendîmes beaucoup d’éloges de la France, mais surtout de son art, de sa littérature, en général, c’est-à-dire de son passé. Avec une courtoisie très délicate et flatteuse, les intendans des musées royaux, qui comptent des savans tels que M. Montélius, nous firent honneur de leurs richesses, où la France occupe une place de choix. Non moins flatteuse fut la demande qui me fut adressée d’une conférence spéciale sur Pigalle ; car on sait que la sculpture suédoise date du XVIIIe siècle français, et que ce sont deux statuaires français, bien connus de Pigalle, savoir : le frère d’Edme Bouchardon, et Larchevêque, qui formèrent à Stockholm le premier sculpteur de la Suède, Sergel, tandis que notre Jacques Saly faisait école à Copenhague, avec la statue équestre de Frédéric V. Nous fûmes donc, en général, comblés d’attentions (sauf par la presse, qui est tout entière pro-allemande), au point que notre séjour fut clos par un banquet, et qu’à ce banquet assista notre ministre de France, esprit averti s’il en fut, et qu’une rare et haute distinction met à l’abri d’une duperie quelconque. Pour notre modeste mission, pour nos très modestes personnes, le succès était si imprévu qu’il nous rendit plutôt un peu sceptiques. Nous étions loin de prévoir, alors, sur les complaisances de la diplomatie suédoise, ce qui s’est découvert depuis. Cependant une sorte d’instinct nous faisait craindre que les sincérités mêmes d’une nation si raffinée ne fussent teintées d’habiletés savantes. Mais nous fûmes heureux, certes, et nous nous applaudîmes justement de voir que le prétexte fourni par notre présence, aidé des circonstances générales, avait paru suffisant pour donner corps à une manifestation française où nos amis suédois fraternisèrent avec les membres de notre colonie. Nous pûmes, là, serrer bon nombre de mains affectueuses et loyales. Si, dans cette fête, ! e souvenir du banquet hollandais de Wittebrug nous hanta malgré nous par son émotion incomparablement française, nous n’en fûmes pas moins touchés par tous les témoignages d’admiration et de respect que nous entendîmes formuler sur notre pays. Même platoniques, même rétrospectives, ces démonstrations, qui parfois ressemblaient à des protestations et paraissaient vouloir dissiper une méprise, n’étaient pas moins appréciables, et il est de toute justice de les enregistrer. Peut-être, au fond, la France compte-t-elle en Suède plus d’amis chauds qu’il ne s’en peut déclarer à l’heure actuelle : notre pays peut accorder à leur timidité un crédit généreux. En attendant, l’éloge de la France scientifique, qui tomba ce soir-là (21 mai) de la bouche la plus autorisée pour le formuler, mérite d’être relevé.

Le savant Arrhénius, maître incontesté de la physico-chimie dans les pays Scandinaves, avait accepté avec empressement de présider ce banquet franco-suédois. Ancien hôte de la France, membre correspondant de notre Académie des Sciences, lié naguère avec les regrettés Henri Poincaré et Darboux, et aujourd’hui en relation avec MM. Painlevé, Gaston Bonnier, Haller et leurs confrères, il rappela dans son toast, avec un grand à-propos, que les titres de la France dans la science pure n’égalaient pas seulement, mais surpassaient aujourd’hui, contrairement à l’opinion courante, ceux des nations les plus réputées. « Je profite de cette occasion, » dit-il en propres termes, « pour corriger une erreur courante, même en France, que la France aurait à cet égard une position plus modeste que l’Allemagne. » Il est vrai qu’il s’appuyait surtout sur l’attribution des prix Nobel. Mais, reconnaissant de lui-même que cette base était insuffisante, il élargissait la question, et concluait ainsi : « La France a possédé et possède encore une place aussi prépondérante dans les sciences physico-chimiques que dans l’histoire naturelle, dans la littérature, dans les beaux-arts et dans la culture en général. » Si objectif et « statistique » que fût cet hommage, il fut doux à nos oreilles françaises. Le ministre de France, dans un speech plein de grâce et de verve, le releva après nous, et nous ne partîmes point sans laisser, là aussi, des amitiés.


SECOND SÉJOUR A CIIR1STIANIÀ, ET RETOUR EN FRANCE

23 mai-8 juin.

Le lendemain 22 mai, je prenais congé du groupe dévoué qui nous avait secondés dans notre campagne pour la France, et auquel était dû pour une large part le succès du banquet de la veille : M. Paul Desfeuilles, M. Edmond Carlson, M. Mohne, M. le pasteur Serfass, et une amie française qui acclimate l’esprit et la langue de chez nous au bord de Ström, tant par sa vive conversation que par ses traductions excellentes d’ouvrages suédois en français[3]. Et ces derniers échanges de sympathique gratitude sont tels que, du coup, j’oublie mes bagages…

Quinze ou seize heures après, me voilà à Christiania, foulant à nouveau la rue Charles-Jean où roule plus que jamais, à toute heure du jour et de la nuit, un flot de population animée. Car il n’y a presque plus de nuit maintenant, rien que deux ou trois heures de moindre clarté. Cette lumière ininterrompue est comme l’ivresse septentrionale : elle détermine un état de joie, d’excitation continue, qui se traduit en Norvège par une recrudescence de la vie sportive, et des couleurs encore plus vermeilles répandues sur tous les visages. Jeunes gens et jeunes filles portent en ce moment la tenue voyante des examens conquis à l’Université : tout dit la force, la jeunesse, la gaîté. On sent ce peuple vivace, né d’hier à l’industrie et à la richesse, plein d’une belle sève. Et la décision des regards, la netteté des idées et des volontés, l’indépendance crâne de toutes les allures offre un contraste marqué avec la race moins caractérisée, plus complexe et plus fuyante que nous venons de quitter.

Dans cette fin de mai, d’une beauté de nature presque ensorcelante, tout chôme, et les parleurs perdent d’ordinaire leurs paroles. La saison des conférences est passée. Et néanmoins, le public qui nous avait priés de revenir nous attendait de pied ferme, peut-être plus dense à cette seconde visite qu’à la première, comme si dans l’intervalle on avait senti un peu plus, un peu mieux, le besoin d’un rapprochement intellectuel avec la France. Cette fois, c’était le recteur de l’Université de Christiania, le savant M. Morgenstierne, qui nous ouvrait sa petite salle des Fêtes, et tantôt nous introduisait lui-même, tantôt nous faisait introduire par le professeur Collin, un ami si déclaré de la France que ses articles publiés sur nous depuis la guerre forment un volume. Trois jours consécutifs, les 23, 24 et 25 mai, trois conférences furent données devant une salle pleine. Quelques jours après, le veille même de notre définitif départ, nous étions reçus en audience par le Roi, avec une affabilité dont nous gardons un souvenir pénétré.

De toute la Scandinavie, c’est la Norvège qui, à l’heure actuelle, offre à l’action de la France le champ le plus sûr, le plus fécond. Rien ne troublerait cette action, et tout la favoriserait, si elle s’exerçait sans trop attendre. Les intellectuels la souhaitent, le commerce y aspire, la librairie la demande, l’art y fait appel, l’enseignement à tous les degrés en sent la nécessité. Preuve en soit un article paru dans le Tidens Tegn, du 25 mai, sous ce titre significatif : A l’école des Français. L’auteur, en louant ce qu’il avait trouvé de vivant dans la manière des conférenciers français, s’adressait aux professeurs de son pays : « J’ai plusieurs fois parlé du danger que présente l’enseignement de l’histoire dans nos grandes écoles, tel qu’il est fait maintenant, c’est-à-dire d’une façon sèche et doctrinaire. Il faut apporter un changement, radical à cet enseignement, et il n’y a aucun doute que c’est chez les Français que nous avons beaucoup à apprendre. Voilà pourquoi je donne le conseil suivant aux professeurs actuels et futurs : Apprenez un peu « chez les Français ! » Faites-vous expliquer par les savans français qu’il est possible d’intéresser et de charmer, sans pour cela abandonner la dignité scientifique. Ce n’est pas une obligation inéluctable que d’enseigner sous une forme aussi rébarbative que possible. »

Voyons bien ce qui se cache sous ces mots, c’est-à-dire le contraste entre l’esprit français et l’esprit allemand. La « pédagogie » allemande s’est infiltrée partout, en Scandinavie, comme en Hollande, en Suisse comme en Scandinavie. La Norvège et la Hollande, nettement, aspirent à s’en défaire. Ce serait facile en Norvège, pays jeune, où tout se transforme et s’améliore au fur et à mesure de la croissance. Et déjà, pour amorcer un premier contact, il s’est trouvé un généreux donateur qui a consacré une somme de 20 000 couronnes dont la rente servirait à l’envoi d’un étudiant norvégien à Paris. C’est le premier pas dans une voie où nous devons, nous, en faire beaucoup d’autres.

D’ailleurs, de toutes parts, en Norvège, les mains se tendent vers la France. Une dernière fois, je rappelle les paroles de Bojer, déjà citées ailleurs[4] : « Les sentimens des Norvégiens sont anciens. Notre Constitution est fille de la Révolution française… Le peuple est pour la France. La grande masse comprend que la France, une fois de plus, lutte pour une cause où l’humanité tout entière est intéressée. Aussi, la victoire de la France sera saluée comme une victoire pour la civilisation universelle. » Voilà ce qu’écrit l’auteur de La Puissance du Mensonge. Et voici ce qu’écrit, lui, un soldat de carrière, un colonel norvégien qui brûle de combattre dans nos rangs (et dont tout le monde prononcera le nom quand j’ajouterai qu’il a enseigné le ski à nos alpins et qu’il a écrit un petit livre admirable sur le soldat serbe), — voici donc ce qu’il écrit en haut lieu chez nous : « Ce fut mon désir, dès les premiers jours de la guerre, d’entrer dans votre Légion étrangère, seul moyen d’avoir l’honneur de me battre sous le tricolore français. Si j’obtiens un congé, c’est mon espoir d’avoir un passeport pour la France et d’entrer comme soldat dans la Légion…

« Je marche très bien, je tire très bien, je suis très bien discipliné, je ne connais pas de maladie, je peux porter le sac et le fusil très bien. Monsieur, est-ce qu’il y a des chances pour un vieux colonel d’être soldat dans votre armée ?

« Je peux être sentinelle dans une tranchée, et peut-être sauver la vie d’un de vos jeunes soldats. La France a besoin de sa jeunesse. Je serais très heureux de faire.la guerre contre les barbares, et « pour mettre un peu plus de gentillesse dans le « monde. » Dites-moi alors s’il y a des difficultés pour obtenir le bonheur d’être engagé comme simple soldat. »

L’auteur de cette lettre, en s’excusant de ne pas assister à ma dernière conférence parce qu’il était en manœuvres « contre des mannequins ! » terminait ainsi son billet :

« Veuillez saluer la grande nation, la belle France, votre patrie, le pays des grandes idées. Vive la France victorieuse ! Le colonel H. A… »

« Vive la France victorieuse ! » Si tel n’est pas le cri ouvertement proféré par tous les neutres du Nord, — puisqu’ils sont neutres, — c’est pourtant un sentiment général en faveur de la France qui se dégage des observations que nous avons pu faire au cours de notre mission. Même en Suède en effet, je le crois, l’opinion n’est pas « antifrançaise » par principe, et en tout cas tout le monde s’en défend. Mais elle est énergiquement profrançaise dans toute la Norvège, profrançaise aussi ou pro-ententiste dans la plus grande partie de la Hollande ; quant au Danemark, nous y avons des amitiés individuelles, passionnées, mais annulées momentanément par la confusion générale. Il n’en ressort pas moins de cette longue enquête, que, psychologiquement, la situation morale de la France, auprès des neutres du Nord, est aussi favorable que possible, bien plus favorable qu’on ne le croit dans la masse du public français, et même chez certains de nos intellectuels.

Ce fait domine tout : même absente, même négligente, même vaincue, la France était aimée, la France était regrettée, la France était appelée. Ses « traits éternels » rayonnaient encore au-dessus de ses défaites. Leur éclat se ravive au cours de son héroïque résistance ; ils illumineront le monde demain, après la victoire désormais certaine. Ce phénomène de « l’amour de la France quand même, » chez des peuples étrangers, tels que la Hollande et la Norvège, est une chose unique, que notre devoir est d’entretenir mieux après la guerre, en nous appliquant toujours plus à le justifier. Pour ce faire, nous n’avons qu’à reprendre nos traditions anciennes, notre activité ancienne, et même notre « organisation » ancienne. Car nul peuple n’a été plus organisateur, plus colonisateur que le nôtre, toutes les fois qu’il l’a voulu. Nous n’avons qu’à nous ressembler. Nous avons, d’héritage séculaire, les grandes vertus qui font les grandes nations. Tâchons qu’il ne nous manque pas même, suivant un mot de La Bruyère, « les moindres vertus. »

Nous étions pleins de ces pensées, lorsque, par une splendide matinée de mai finissant, un train encore bondé de voyageurs et de « valises » nous emporta de Christiania vers Bergen. Là, ce fut la longue attente, une fois de plus ! Toute une semaine à guetter la réapparition du vaisseau-fantôme. Enfin, il se montra. Quelques heures après, s’empilaient à son bord tous les impatiens dont les hôtels du port étaient gorgés, diplomates en déplacement, chargés de mission, revenus ou revenans de Pétrograd, voire de Roumanie, de Iassy, de Serbie même ! Elle en revient, cette infirmière française qui est réchappée de tout, et dont la poitrine se pare de quatre décorations. Dans ce grand brouhaha joyeux du retour, mille questions se croisent, et les impressions s’échangent, directes, violentes. « C’est le gâchis à Pétrograd ! » — « Soit, aujourd’hui ! mais demain ! Kerensky… » — « Et Stockholm ? » — « Ah ! Stockholm !… » Ici un geste intraduisible. — « Espérons quand même que ce ballon crèvera comme les autres… » Ainsi devisant, filant droit, — la mer est belle, — nous mettons cap sur Aberdeen nous roulons en vitesse sur Londres, puis sur Folkestone ; puis nous voilà sur un vaisseau plein d’Anglais, escorté d’autres vaisseaux pleins d’Anglais, cinglant sur Boulogne, qui est aussi pleine d’Anglais. Toute cette force qui va s’ajouter à notre force, ce flot humain qui vient couler chez nous accroît encore en nous l’espoir, la foi, l’amour du sol sacré pour lequel tant de sang généreux s’épanche. Et, en touchant enfin la terre française, le 8 juin, après plus de quatre mois d’absence, sans la foule qui me presse, je me prosternerais pour l’embrasser.


S. ROCHEBLAVE.

  1. Voyez la Revue du 1er octobre.
  2. Par exemple, à Drammen, où j’ai trouvé un petit auditoire très fervent, il y avait quatre ans qu’on n’avait entendu un conférencier français !
  3. Mlle Stephana Harel a traduit, outre certains ouvrages techniques, le livre de M. Andréas Lindblom sur La peinture gothique en Suède et Norvège, publié par l’Académie royale de Stockholm ; — elle prépare en ce moment la traduction de La Grèce préhistorique, du savant M. Montélius.
  4. La Grande Revue, mai 1916, p. 423, article de M. La Chesnais.