Chez les fous/08

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Albin Michel (p. 95-106).


CES MESSIEURS DU DOCTEUR DIDE

Le docteur Dide est un aliéniste qui tient du merveilleux.

Il tient aussi de Jésus-Christ, il fait des miracles. C’est dans la Haute-Garonne qu’il opère, à 6 000 mètres de Toulouse.

Afin de prouver que parfois des choses tombent bien, son asile est situé en un lieu nommé Braqueville.

La maison de Braqueville est une maison comme il n’en est pas une autre sur le territoire de la France républicaine.



Si je suis dénoncé comme fou, je demande que l’on m’interne chez le docteur Maurice Dide.

Ce savant professe que la folie est un état qui en vaut un autre et que les maisons de fous étant autorisées par des lois dûment votées et enregistrées, les fous doivent pouvoir, dans ces maisons, vivre tranquillement leur vie de fou.

Et ce savant a raison. C’est assez que l’on ne puisse pas les guérir.

Il est puéril de reconnaître, de manière officielle, qu’un individu possède telles aptitudes réclamant son transfert dans un milieu spécial, si, cette reconnaissance établie, on défend aussitôt à ce citoyen l’exercice innocent de ces dites aptitudes.

On ne punit pas un homme parce que cet homme ayant attrapé une bronchite, ajoute à sa maladie la malice de vous tousser au nez. De même, si quelqu’un tâtonne sous le prétexte qu’il est aveugle, cela ne doit pas lui mériter, à première vue, un coup de poing bien placé entre les deux yeux.

Dans la maison du docteur Dide la folie n’est pas considérée comme un crime.

On ne se dresse pas devant le pensionnaire pour lui dire : « Misérable ! Qu’as-tu fait ? Tu viens de perdre la raison ! »

On lui dit : « Bonjour, monsieur, vous voici chez vous. »

Les châtiments sont interdits.

Existent-ils en d’autres lieux ? Je vous crois ! Si je suis certain de ce que j’avance ? Tout à fait ! Laissons les « réflexes ». Un fou vous enfonce les ongles dans la chair, vous le repoussez sans douceur. Cela va ! Un grand mystique inoffensif tombe à genoux contre son lit, et, dans l’attitude des plus célèbres saints du calendrier, les bras en croix, ouvre son âme au Seigneur, cela est son droit de fou, qu’en entrant à l’asile il a honnêtement acquis.

La folie est justement de le forcer à se relever sous la botte. Priver cet autre de nourriture, parce qu’il ne fait que hurler, est une économie qui ne devrait pas se pratiquer. Déshabiller ce monsieur qui s’est évadé, et l’enfermer nu dans un cachot froid, c’est vouloir placer une bonne petite congestion pulmonaire que l’on tient en réserve.

Il est possible, puisque la main-d’œuvre manque, que des malades, payant la rançon de la loi de huit heures, doivent être attachés. S’ils doivent l’être, pourquoi, lorsqu’un inspecteur se présente, alors que l’on prie l’inspecteur de souffler un instant dans le fauteuil directorial, fait-on courir une infirmière dans les salles au cri de : « Détachez les malades, détachez les malades ! »

— Nous ne sommes plus à Venise, déclarait un docteur, récemment, à propos d’histoires.

Je n’avais pas dit que nous fussions à Venise, docteur, je n’avais parlé que des bords de la Seine…



Dans la maison du docteur Dide, la folie est sacrée. C’est un talent que l’on respecte, une chute d’eau que l’on ne cherche pas à canaliser pour faire de la houille blanche. Les neiges ont fondu, qu’elles s’écoulent suivant les fantaisies de la nature. Ce fou a pour habitude, chaque matin, de rédiger une affiche et de la coller à la porte 3 du couloir de la deuxième. Pourquoi la lacérer ?

— Alors, que vends-tu aujourd’hui, mon ami ? Du veau à six cent mille francs le kilogramme ? N’est-ce pas un peu cher ?

— C’est le prix, patron. À prendre ou à laisser.

Dide va aux fous, et n’attend pas que les fous aillent à lui. Celui-ci a la manie d’être joyeux. Dide éclaire sa figure d’un franc sourire, trempe sa voix dans un bain de gaîté :

— Allô ! Dario ! fait-il, bourrant amicalement l’épaule de l’homme heureux, tout est encore très beau, ce matin, n’est-ce pas, mon ami ?

— Tout roule sur des roulettes idéales, patron.

— Si ça roule ? Mais à merveille, vieux frère !

— Vieux frère ! va ! dit le malade, qui éclate de contentement.

Le jardinier bêchait en conscience. Soudain, il plante sa bêche en terre et le voilà contre le mur. Il le tâte de mouvements mécaniques. On dirait qu’il y trace des figures de géométrie.

Il serait d’une religion lui ordonnant ces gestes, tout le monde trouverait cela édifiant : lamas, bouddhistes, musulmans, catholiques et, à Jérusalem, les juifs devant le mur des lamentations, en font bien davantage à l’heure de la prière !

— Regardez, c’est beau, c’est grand dans son mystère, disait le savant.

Cinq minutes après, comme exorcisé, le jardinier reprenait tranquillement sa bêche.

Voici les ateliers. Parmi scies mécaniques, rabots, instruments tranchants, onze ouvriers s’évertuent : dix fous — dix délirants — et un chef normal.

— Cherchez l’homme normal, demande le docteur.

Je ne l’ai pas trouvé.

Ces temps derniers, l’électricien est tombé malade. Un fou l’a remplacé pendant deux semaines. Il aurait pu tout faire sauter. Il n’a même rien abîmé.

Mais levez les yeux, lecteurs, je vous en prie, levez les yeux avec moi. Sur le toit d’une bâtisse à trois étages, travaille un couvreur. Ce couvreur ne vient pas de Toulouse, il est de Braqueville. C’est un fou.

— Un fou ? demandai-je éberlué.

— Évidemment, fit Dide, pris de pitié pour mon étonnement.



Dans la maison du docteur Dide, je n’entendais pas un cri.

— Vous n’avez donc pas de « cinquième » ?

— Vous venez d’y passer deux heures.

La « cinquième » est le quartier des agités. Dans cette cour, c’est généralement la bamboula des grands jours de fête. On n’en ressort jamais que le tympan en folie.

— De la blague ! dis-je, ce n’était pas là votre cinquième.

C’était sa cinquième.

— Dans les autres asiles, pourquoi hurlent-ils, alors ?

— Je ne sais.

— Enfin, que leur faites-vous ?

— Je leur fiche la paix.

Un franc compère vient nous serrer la main, il se plante devant nous et chante :

J’voyais, tellement j’étais pompette,
Les becs de gaz qui tournoyaient.

— Voilà le chanteur, donnez-lui deux sous. Il chantait devant les cafés, c’était son métier à cet homme.

Qui tournoyaient, qui chahutaient.

— Bravo ! Dupré ! Voilà tes deux sous, continue, mon ami, c’est ta vie, ne la change pas.

Tout en allant, j’aperçus une tombe.

— Qui est-ce ? demandai-je.

Alors Maurice Dide, d’un ton absent, répondit :

— C’est mon prédécesseur.

En effet, le docteur Marchand, directeur de Braqueville, fut tué à cet endroit par l’un de ses clients…



Les malades guérissent-ils moins rapidement qu’ailleurs dans la maison du docteur Dide ?

Ils retrouvent plus vite la lumière.

Ce n’est pas en exaspérant ces malheureux qu’on les ramène à la raison.

Pour soigner les fous, il faut d’abord prendre la peine de comprendre leur folie.

Il faut aussi profiter de leurs jours de lucidité pour les réadapter à la vie ordinaire.

Traiter continuellement comme un fou l’homme qui ne perd que de temps à autre le contrôle de son jugement, c’est l’enfoncer dans son infortune.

Nous marchions dans l’allée principale de l’établissement. À vingt pas de nous, un pensionnaire s’arrêta. Il prit l’attitude qui immortalise Gambetta dans le jardin du Louvre puis entama une éloquente harangue.

Dide me dit :

— Cet homme est en proie à son orage. L’orage ne durera pas, mais il faut qu’il passe. Si je voyais un infirmier brutaliser ce malade sous prétexte de le faire taire, c’est l’infirmier que je mettrais au cabanon.

En effet, l’orage passa. L’orateur s’approcha de Dide.

— Bonjour, monsieur le directeur, vous venez encore de me surprendre en effervescence.

— Nous avons tous la nôtre, mon ami.

— Mais c’est fini. Je sens que je guéris. Monsieur le directeur, vous êtes un grand savant.

Et je partis déjeuner chez le docteur Dide.

Il y avait un autre convive à table.

À la fin du repas, cet invité passa au piano.

— N’est-ce pas que mon médecin adjoint est un grand artiste, me dit Maurice Dide.

— En effet.

— Eh bien ! ce n’est pas mon médecin adjoint, c’est l’un de mes fous…