Chez les heureux du monde/26

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Chez les heureux du monde
La Revue de Paris2 (p. 147-156).
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XXVI


Lily s’arrêta, un moment, au coin, pour regarder le spectacle de l’après-midi dans la Cinquième Avenue.

C’était un des derniers jours d’avril, et la douceur du printemps flottait dans l’air. Elle atténuait la laideur de cette longue voie encombrée, estompait les lignes maigres des toits, couvrait d’un voile mauve la perspective décourageante des rues latérales et donnait un peu de poésie à la délicate vapeur de verdure qui marquait l’entrée du Parc.

Comme Lily se tenait là, elle reconnut plusieurs figures familières dans les voitures qui passaient. La saison finissait et ses forces dirigeantes étaient désorganisées ; mais quelques personnes s’attardaient encore, différaient leur départ pour l’Europe ou traversaient la ville en revenant du Midi. De ce nombre était Mrs. Van Osburgh, qui s’avançait majestueusement dans son « huit ressorts», avec Mrs. Percy Gryce à son côté, et le nouvel héritier des millions des Gryce trônant devant elles sur les genoux de la nourrice. Vint ensuite la victoria électrique de Mrs. Hatch, où cette dame reposait dans la solitaire splendeur d’une toilette de printemps évidemment conçue pour avoir de la compagnie ; un moment après, ce fut Judy Trenor flanquée de lady Skiddaw, laquelle était venue pour sa pêche annuelle en Floride et pour un coup de filet dans les parages de Wall Street.

Cette vision fugitive de son passé eut pour résultat d’aggraver chez Lily, tandis qu’elle prenait le parti de rentrer chez elle, le sentiment qu’elle éprouvait d’une existence sans but. Elle n’avait rien à faire, tout le reste du jour, ni les jours suivants, car la saison était finie pour les modes aussi bien que pour le monde, et, la semaine d’avant, madame Regina lui avait notifié qu’elle n’avait plus besoin de ses services. Madame Regina réduisait toujours son personnel le 1er mai, et miss Bart, en ces derniers temps, avait été si peu régulière, — elle avait été si souvent souffrante et avait fait si peu de besogne quand elle venait, — que, si elle n’avait pas encore été congédiée, c’était par faveur.

Lily n’avait pas discuté la justice de cette décision. Elle avait conscience d’avoir été oublieuse, gauche et lente à apprendre. Il était dur de confesser son infériorité, même en son for intérieur, mais elle avait reconnu ce fait que, pour gagner sa vie, elle ne pouvait lutter avec des habiletés professionnelles. Puisqu’elle avait été élevée pour être purement décorative, elle pouvait à peine se blâmer de n’avoir pu servir à aucune fin pratique ; mais cette découverte ruina l’illusion consolante qu’elle avait de sa capacité universelle.

Comme elle se dirigeait vers sa maison, ses pensées s’assombrirent à l’idée qu’elle n’aurait aucune raison pour se lever le lendemain matin. La volupté de rester tard au lit appartenait à une vie aisée ; elle n’avait pas sa place dans l’existence utilitaire de la pension de famille. Lily aimait à quitter sa chambre de bonne heure et à y rentrer aussi tard que possible, et elle ralentissait maintenant le pas pour différer l’approche du seuil détesté.

Mais le seuil, comme elle y arrivait, acquit un intérêt soudain par le fait qu’il était occupé — copieusement occupé — par la personne éminemment visible de M. Rosedale, qui semblait prendre plus d’ampleur par la médiocrité d’un pareil cadre.

Cette vue provoqua chez Lily un irrésistible sentiment de triomphe. Rosedale avait passé, le lendemain ou le surlendemain de leur rencontre fortuite, pour s’informer si elle était remise de son indisposition ; mais, depuis, elle ne l’avait pas vu ni n’avait entendu parler de lui, et son absence semblait indiquer une lutte pour se tenir à l’écart et pour la laisser une fois de plus sortir de sa vie. Si tel était le cas, son retour montrait que la lutte n’avait pas eu de succès : car Lily savait qu’il n’était pas homme à perdre son temps à quelque vain badinage sentimental. Il était trop affairé, trop pratique et, par-dessus tout, trop soucieux de son propre avancement pour se permettre de faire sans profit l’école buissonnière.

Dans le parloir bleu paon, avec ses bouquets d’herbes sèches et ses gravures pâlies à sujets touchants, il regarda autour de lui avec un dégoût non dissimulé, posa son chapeau d’une main défiante sur la console poussiéreuse ornée d’une statuette en plâtre colorié.

Lily s’assit sur un des sofas de peluche et de palissandre, et il se laissa choir dans un rocking-chair garni d’une têtière empesée qui gratta de façon peu agréable le pli de peau débordant de son col.

— Seigneur ! vous ne pouvez pas continuer d’habiter ici ! s’écria-t-il.

Lily sourit de l’intonation :

— Je ne suis pas sûre de le pouvoir ; mais j’ai revu mon budget soigneusement et je crois que j’y arriverai.

— Que vous y arriverez ?… Ce n’est pas ce que je voulais dire… Ce n’est pas ici votre place.

— Mais je sais ce que je dis, moi : car je suis sans travail depuis la semaine dernière.

— « Sans travail… sans travail » !… en voilà, une manière de parler, pour vous !… L’idée que vous ayez à travailler… c’est absurde… (Il émettait ses phrases par secousses violentes, comme si elles jaillissaient d’un profond cratère, d’un volcan d’indignation.) C’est une plaisanterie… une plaisanterie grotesque ! — répéta-t-il, en fixant les yeux sur l’image de la pièce reflétée dans le miroir tacheté, entre les fenêtres.

Lily continua de répondre à ses remontrances par un sourire :

— Je ne vois pas pourquoi je me considérerais comme une exception… — commença-t-elle.

— Parce que vous en êtes une… voilà pourquoi !… et c’est un outrage, en vérité, que vous soyez dans un endroit pareil. Je ne puis en parler avec sang-froid.

Elle ne l’avait jamais vu si secoué : il en avait perdu sa volubilité habituelle ; et il y avait pour elle quelque chose de presque pathétique dans sa lutte balbutiante contre ses émotions.

Il se leva si brusquement que le rocking-chair bascula jusqu’au bout, et il se planta carrément devant elle.

— Écoutez, miss Lily, je vais en Europe, la semaine prochaine ; je vais à Londres et à Paris, pour deux mois… je ne peux pas vous laisser ainsi. Je ne le peux pas… Je sais que ce ne sont pas mes affaires, vous me l’avez fait comprendre assez souvent ; mais vous êtes dans une plus mauvaise passe que jamais et vous devez voir qu’il vous faut accepter l’aide de quelqu’un. Vous m’avez parlé, l’autre jour, d’une dette envers Trenor. Je sais ce que vous voulez dire… et je respecte le sentiment que vous avez là-dessus.

Une rougeur de surprise monta aux joues pâles de Lily ; mais, avant qu’elle pût l’interrompre, il continuait ardemment :

— Eh bien, je vous prêterai de quoi payer Trenor, et je ne veux pas… je… voyons, attendez un peu que j’aie fini… Ce dont je veux parler, c’est un simple arrangement d’affaires, comme on pourrait le faire entre hommes. À présent, qu’avez-vous à objecter ?

La rougeur de Lily devint plus vive, par un mélange d’humiliation et de gratitude, et ces deux sentiments se révélèrent dans la douceur inattendue de sa réponse.

— Ceci, tout bonnement : c’est exactement ce que m’avait proposé Gus Trenor, et, dorénavant, je ne peux pas être sûre de comprendre le plus simple arrangement d’affaires.

Puis, considérant que cette réponse contenait un principe d’injustice, elle ajouta plus gentiment :

— Ce n’est pas que je n’apprécie votre bonté, que je ne vous en sois pas reconnaissante… Mais un arrangement d’affaires entre nous serait dans tous les cas impossible, car je n’aurai aucune garantie à vous offrir quand ma dette envers Gus Trenor sera payée.

Rosedale ne répondit rien à cet exposé : il paraissait sentir ce que le ton de Lily avait de décisif, et pourtant ne pouvoir accepter que le débat fût ainsi clos.

Dans ce silence, Lily percevait clairement ce qui lui traversait l’esprit. Quelque perplexité que déterminât chez lui cette inexorable façon d’agir, — et si peu qu’il en pénétrât les causes, — elle vit que son empire sur lui s’en trouverait infailliblement fortifié. C’était comme si tous ses scrupules inexpliqués et ses résistances avaient pour lui la même attraction que la délicatesse de son visage ou ses manières dédaigneuses, qui lui donnaient un aspect de rareté, un air d’objet qui n’a pas son pareil. Comme il faisait des progrès dans l’expérience mondaine, ce caractère d’objet unique avait acquis pour lui une plus grande valeur : on eût dit un collectionneur qui avait appris à discerner les moindres particularités de matière et de dessin dans un bibelot longtemps convoité.

Lily, saisissant tout cela, comprit qu’il l’épouserait aussitôt, à la seule condition qu’elle se réconciliât avec Mrs. Dorset ; et la tentation devenait moins facile à repousser parce que, petit à petit, les circonstances dissolvaient son antipathie pour Rosedale. Il en demeurait bien quelque trace, mais avec le sentiment, assez vif, par-ci, par-là, de qualités qui, chez lui, rachetaient le reste : — une certaine bonté grossière, une fidélité de sentiment approchant de la faiblesse, qui semblait se faire jour à travers la dure surface de ses ambitions matérielles.

Lisant son congé dans les yeux de miss Bart, il lui tendit la main avec un geste qui trahissait quelque chose de ce conflit muet :

— Si vous vouliez seulement me laisser faire, je vous mettrais au-dessus de tous ces gens-là… je vous mettrais quelque part où vous pourriez essuyer vos pieds sur leurs têtes ! — déclara-t-il.

Et elle éprouva une sensation bizarre en observant que sa nouvelle passion n’avait pas modifié son échelle des valeurs.


Lily ne prit aucun soporifique, ce soir-là. Elle demeura éveillée dans son lit, revoyant la situation sous la lumière crue dont la visite de Rosedale l’avait éclairée. En écartant l’offre qu’il était si évidemment prêt à renouveler, n’avait-elle pas sacrifié à une de ces notions abstraites de l’honneur qui pourraient être appelées les conventions de la vie morale ? Que devait-elle à un ordre social qui l’avait condamnée et bannie sans jugement ? On ne lui avait pas permis de se défendre, elle était innocente de la faute dont on l’avait déclarée coupable, et l’irrégularité de sa condamnation semblait justifier l’emploi de méthodes non moins irrégulières pour recouvrer ses droits perdus. Bertha Dorset, pour se tirer d’affaire, n’avait pas hésité à la ruiner par un mensonge public : pourquoi hésiterait-elle à faire un usage privé des réalités que la chance avait mises sur son chemin ? Après tout, la moitié de l’opprobre d’un tel acte gît dans le nom que l’on y attache. Appelez-le « chantage », et il devient impossible d’y penser ; mais expliquez que cela ne porte préjudice à personne, et que les droits recouvrés par ce moyen avaient été perdus injustement, et celui-là serait bien formaliste qui ne trouverait rien à dire pour sa défense.

Les arguments qui plaidaient pour cette solution étaient les vieux arguments sans réplique du point de vue personnel : le sentiment de l’injure, le sentiment de l’insuccès, le désir passionné de combattre à armes égales contre le despotisme égoïste de la société. Elle avait appris par expérience qu’elle n’avait ni l’aptitude ni la constance morale nécessaires pour refaire sa vie sur de nouvelles bases, pour devenir une travailleuse parmi des travailleurs et laisser le monde du luxe et du plaisir passer à côté d’elle sans y faire attention. Elle ne pouvait se trouver très blâmable pour cette incapacité, et peut-être l’était-elle encore moins qu’elle ne le croyait. Des tendances héréditaires combinées avec sa première éducation avaient fait d’elle le produit hautement spécial qu’elle était : un organisme aussi peu apte à subsister hors de son milieu étroit qu’une anémone de mer détachée de son rocher. Elle avait été façonnée pour être un ornement délicieux : pour quelle autre fin la nature arrondit-elle la feuille de rose ou peint-elle la gorge du colibri ? Était-ce sa faute si la mission purement décorative est moins facile à remplir avec harmonie parmi les êtres qui vivent en société que dans le monde de la nature ? Était-ce sa faute s’il peut arriver que cette mission soit traversée par des nécessités matérielles ou compliquée par des scrupules moraux ?

Ces puissances étaient les deux forces adverses qui se heurtaient en elle pendant sa longue veillée de cette nuit-là, et, le matin, quand elle se leva, elle savait à peine de quel côté était la victoire. Elle était épuisée par la réaction d’une nuit sans sommeil succédant à plusieurs nuits de repos factice, et, sous le jour cruel de la fatigue, l’avenir s’étalait devant elle gris, interminable et désolé.

Elle resta tard au lit, refusant le café et les œufs frits que la servante, une Irlandaise familière, lui passa par la porte, et maudissant les bruits intimes de la maison aussi bien que les cris et les rumeurs de la rue. Sa semaine d’oisiveté lui avait fait sentir avec exagération ces petits désagréments de la pension, et elle languissait de regret en songeant à cet autre monde, à ce monde du luxe où la machinerie est dissimulée avec tant d’art que les changements de scène s’opèrent sans aucune intervention perceptible.

À la fin, elle se leva et s’habilla. Depuis qu’elle avait quitté madame Regina, elle avait passé ses journées dans la rue, moitié pour échapper à l’antipathique promiscuité de la pension, moitié avec l’espoir que la lassitude physique l’aiderait à dormir. Mais, une fois hors de la maison, elle ne put décider où aller : car elle avait évité Gerty depuis son renvoi de chez la modiste et elle n’était sûre d’un bon accueil nulle part ailleurs.

La matinée faisait un dur contraste avec le jour précédent. Un ciel froid et gris annonçait de la pluie, et un vent violent soufflait la poussière en spirales furieuses d’un bout à l’autre des rues. Lily remonta la Cinquième Avenue et se dirigea vers le Parc, espérant y trouver un coin abrité où elle pourrait s’asseoir ; mais le vent la glaçait et, après avoir erré pendant une heure sous les branches secouées, elle céda à sa fatigue croissante et chercha un refuge dans un petit restaurant de la Cinquante-neuvième Rue. Elle n’avait pas faim, et avait eu l’intention de se passer de déjeuner ; mais elle était trop lasse pour rentrer à la maison et la longue file de tables blanches apparaissait invitante à travers les fenêtres.

La salle était remplie de femmes et de jeunes filles, toutes trop appliquées à avaler rapidement leur frugal repas pour remarquer son entrée. Un bruit de voix perçantes se répercutait contre le plafond bas ; Lily demeurait comme exclue de la foule, dans un petit cercle de silence. Elle fut saisie tout à coup par une sensation de profond isolement. Elle avait perdu la notion du temps, et il lui semblait qu’elle n’avait parlé à qui que ce fût depuis des jours. Ses yeux cherchaient les figures environnantes, quêtant un regard, quelque signe d’intelligence qui répondît à son tourment. Mais ces femmes blêmes et préoccupées, avec leurs sacs, leurs calepins et leurs rouleaux de musique, étaient trop accaparées par leurs propres affaires, et même celles qui étaient là toutes seules s’absorbaient à revoir des épreuves ou dévoraient des revues entre deux gorgées rapides de thé. Lily, elle, était abandonnée dans un désert d’inaction.

Elle but plusieurs tasses du thé qu’on lui servit avec sa portion d’huîtres cuites : elle se sentait le cerveau plus libre et plus vivant lorsqu’elle sortit et se trouva encore une fois dans la rue. Elle reconnut alors que là, tout à l’heure, assise dans ce restaurant, elle était parvenue, sans le savoir, à une décision finale. La découverte lui donna une immédiate illusion d’activité : c’était un réconfortant de penser qu’elle avait maintenant une raison de rentrer bien vite. Pour prolonger la jouissance de cette sensation, elle résolut de rentrer à pied ; mais la distance était si considérable que, plus d’une fois, en route, elle regarda nerveusement les horloges. Une des surprises de son désœuvrement était de découvrir que le temps, abandonné à lui-même et lorsqu’on ne lui demande rien de précis, ne marche pas à telle ou telle vitesse déterminée : d’ordinaire, il paraît lambin ; mais, lorsqu’on en vient à compter sur sa lenteur, voilà justement qu’il prend tout à coup un absurde et furieux galop.

Elle constata pourtant, lorsqu’elle arriva chez elle, qu’il était encore assez tôt pour qu’elle pût s’asseoir et se reposer quelques minutes avant d’exécuter son plan. Ce délai n’affaiblit pas sensiblement sa résolution. Elle était tout à la fois effrayée et stimulée par la réserve d’énergie qu’elle sentait en elle : ce serait plus facile, elle le voyait, beaucoup plus facile, qu’elle ne l’avait imaginé.

À cinq heures, elle se dressa, ouvrit sa malle et y prit un paquet cacheté qu’elle glissa dans son corsage. Le contact même de ce paquet ne secoua pas ses nerfs comme elle l’avait pensé. Elle semblait bouclée dans une forte armure d’indifférence, comme si le vigoureux effort de sa volonté avait engourdi finalement ses sensibilités plus fines.

Elle remit son manteau, ferma sa porte à clef et s’en alla. Quand elle parut sur le trottoir, le jour était encore assez haut, mais la pluie menaçante assombrissait le ciel, des coups de vent froids agitaient les enseignes des boutiques, le long de la rue. Elle atteignit la Cinquième Avenue et se dirigea lentement vers le nord. Elle était assez familière avec les habitudes de Mrs. Dorset pour savoir qu’on la trouvait toujours à la maison après cinq heures. Elle pouvait, à vrai dire, ne pas recevoir, surtout une visite qui serait si peu la bienvenue, et il était parfaitement possible qu’elle se fût gardée en donnant des ordres spéciaux ; mais Lily avait écrit un mot qu’elle avait l’intention de lui faire passer avec sa carte, et qui, sans doute, lui assurerait l’accès de Bertha.

Elle s’était accordé le temps de marcher jusque-là, pensant que le mouvement vif, dans la fraîcheur du soir, contribuerait à affermir ses nerfs ; mais elle ne sentait réellement nul besoin d’être tranquillisée. Sa vue de la situation restait calme et certaine.

Comme elle atteignait la Cinquième Avenue, les nuages crevèrent brusquement, et l’averse froide lui cingla le visage. Elle n’avait pas de parapluie, et l’humidité pénétra bientôt sa robe légère, une robe de printemps. Elle avait encore un demi-mille à faire : elle voulut gagner l’avenue Madison pour prendre le tramway électrique. Comme elle tournait dans la rue latérale, elle eut une vague réminiscence. La rangée d’arbres bourgeonnant, les façades neuves de brique et de pierre à chaux, la maison de rapport pseudo-xviiie siècle avec ses jardinières et ses balcons, tout cela s’unissait pour composer un décor familier. C’était cette rue-là qu’elle avait descendue avec Selden, un jour de septembre, deux ans auparavant ; à quelques pas, s’ouvrait le porche qu’ils avaient franchi ensemble. Ce souvenir mit en branle une multitude de sensations engourdies, — désirs, regrets, imaginations, tout le vibrant effet du seul ressort que son cœur eût jamais connu. — Il était bizarre de passer devant sa maison, à lui, en faisant une telle démarche. Elle crut soudain voir cette action comme il la verrait, — et le fait qu’il était mêlé à l’affaire, qu’elle devait, pour atteindre au but, se servir de son nom et mettre à profit un secret de son passé, lui glaça le sang de honte. Quel long chemin elle avait parcouru depuis leur première causerie ! Dès lors elle marchait dans la voie qu’elle suivait maintenant ; dès lors elle avait résisté à la main qu’il lui tendait…

Tout le ressentiment de la froideur qu’elle lui avait supposée fut balayé par la puissante marée du souvenir. Deux fois il avait voulu l’aider, — l’aider en l’aimant, comme il avait dit, — et si, la troisième fois, il avait semblé lui faire défaut, qui pouvait-elle en accuser d’autre qu’elle-même ?… Cette partie de sa vie était close, elle ne savait pas pourquoi sa pensée s’y attachait encore. Mais le désir soudain de le revoir demeurait ; il devint irrésistible comme elle s’arrêtait sur le trottoir, en face de sa porte. La rue était sombre et vide, fouettée par la pluie. Elle eut la vision de cette pièce tranquille, des rayons couverts de livres et du feu dans l’âtre. Elle leva les yeux et vit de la lumière à la fenêtre : alors elle traversa la rue et entra dans la maison.