Chez les heureux du monde/29

La bibliothèque libre.
Chez les heureux du monde
La Revue de Paris2 (p. 179-185).
◄  28

XXIX


Le matin suivant se leva doux et brillant ; il y avait une promesse d’été dans l’air. La lumière du soleil enfilait joyeusement la rue de Lily, ravalait la façade lépreuse de sa maison, dorait le grillage dépeint de sa porte, et faisait jouer toutes les gloires du prisme sur les carreaux de sa fenêtre sombre.

Lorsqu’un tel jour coïncide avec notre humeur, il y a comme une griserie dans son haleine, et Selden, qui suivait d’un pas rapide la rue encore malpropre à cette heure, sentait frémir en lui un juvénile esprit d’aventure. Il avait coupé les amarres qui le rattachaient aux plages familières de l’habitude, et s’était lancé sur des mers inexplorées d’émotion ; toutes les vieilles méthodes étaient abandonnées, sa course se réglait sur des étoiles nouvelles.

Cette course, pour le moment, n’avait d’autre but que la pension de miss Bart ; mais cette misérable porte était devenue soudain le portique de l’Inconnu. En approchant, Selden leva les yeux vers le triple rang de fenêtres : il se demandait comme un enfant laquelle était celle de Lily. Il était neuf heures et la maison, habitée par des travailleurs, montrait déjà une façade éveillée. Il se rappela, par la suite, avoir observé qu’un seul store était baissé. Il remarqua aussi qu’il y avait un pot de pensées à une des fenêtres, et il en conclut aussitôt que cette fenêtre devrait être la sienne : il était inévitable qu’il établît un rapport entre elle et le seul accent de beauté qu’il y eût dans ce médiocre décor.

Neuf heures était une heure matinale pour faire une visite, mais Selden n’en était plus à se préoccuper de ces rites conventionnels. Il ne savait qu’une chose, c’est qu’il lui fallait voir Lily Bart tout de suite : il avait trouvé le mot qu’il voulait lui dire, et ce mot ne pouvait attendre un moment de plus. Il était étrange qu’il ne lui fût pas venu aux lèvres plus tôt, que lui, Selden, eût laissé partir Lily, la veille au soir, sans être capable de le prononcer. Mais qu’importait, maintenant qu’un jour nouveau avait lui ? Ce n’était pas un mot de crépuscule, c’était un mot du matin.

Selden allègrement tira la sonnette ; et, même dans son état d’absorption, il fut surpris de voir la porte s’ouvrir si promptement. Il fut encore plus surpris de voir, en entrant, qu’elle avait été ouverte par Gerty Farish ; — et que, derrière elle, dans une confusion agitée, se profilaient plusieurs autres visages de mauvais augure.

— Lawrence ! — cria Gerty d’une voix étrange. — Comment avez-vous pu arriver si vite ?

Et la main tremblante qu’elle posa sur lui sembla aussitôt lui serrer le cœur.

Il remarqua les autres figures, vaguement effrayées à la fois et intriguées. Il vit l’imposante personne de la propriétaire qui s’avançait vers lui d’un air professionnel ; mais il recula, levant la main, tandis que ses yeux grimpaient machinalement le raide escalier de noyer sombre, en haut duquel il avait l’immédiate certitude que sa cousine voulait le conduire.

Une voix, dans le fond, dit que le docteur pouvait revenir d’un moment à l’autre, et que rien, là-haut, ne devait être dérangé.

Quelqu’un d’autre s’écria :

— C’est encore un bonheur que…

Puis Selden sentit que Gerty lui prenait doucement la main, et qu’on leur permettait de monter seuls.

Il grimpèrent en silence les trois étages et suivirent le couloir jusqu’à une porte fermée. Gerty ouvrit la porte et Selden entra derrière elle. Bien que le store fût baissé, l’irrésistible soleil versait l’or d’une lumière tempérée dans la pièce, et Selden aperçut un lit étroit, le long du mur, et, sur ce lit, des mains immobiles et une figure calme, indifférente, l’image de Lily Bart.

Que ce fût vraiment elle, tout son être, à lui, le niait ardemment. La vraie Lily s’était appuyée, toute chaude, contre son cœur, quelques heures auparavant : qu’avait-il à faire avec cette face étrangère et paisible qui, pour la première fois, ne pâlissait ni ne s’animait à son approche ?

Gerty, singulièrement paisible, elle aussi, avec le sang-froid conscient d’une personne qui a assisté bien des souffrances, se tenait près du lit, parlant avec douceur comme si elle transmettait un message suprême.

— Le docteur a trouvé un flacon de chloral… elle dormait mal depuis longtemps, et elle aura pris une dose trop forte, par erreur… Il n’y a aucun doute là-dessus… aucun doute… on ne fera pas d’enquête… le docteur a été très bon. Je lui ai dit que vous et moi nous aimerions bien qu’on nous laisse seuls avec elle… pour examiner ses affaires avant que personne d’autre vienne… Je sais que c’est ce qu’elle aurait désiré.

Selden percevait à peine ce qu’elle disait. Debout, il gardait les yeux baissés vers la figure endormie qui semblait posée comme un masque délicat et subtil sur les traits vivants qu’il avait connus. Il sentait que la Lily véritable était encore là, toute proche de lui, invisible pourtant et inaccessible ; et la ténuité même de l’obstacle tendu entre eux le convainquait d’une impuissance dérisoire. Il n’y avait jamais eu rien de plus entre eux qu’un léger, un impalpable obstacle — et pourtant il avait permis que cet obstacle les séparât ! Et maintenant, bien qu’il semblât plus mince et plus fragile que jamais, il était devenu soudain aussi dur que le diamant, et lui, Selden, ne pouvait plus qu’y briser vainement sa vie.

Il était tombé à genoux près du lit, mais Gerty le toucha du doigt et il revint à lui. Il se leva, et comme leurs yeux se rencontraient, il fut frappé de l’extraordinaire clarté que dégageait le visage de sa cousine.

— Vous comprenez ce que le médecin est allé faire ? Il a promis qu’il n’y aurait pas d’ennuis… mais, bien entendu, il faut que les formalités suivent leur cours. Et je l’ai prié de nous donner le temps de vérifier ses affaires d’abord…

Il acquiesça de la tête, et elle jeta un coup d’œil sur la petite chambre nue.

— Ce ne sera pas long, conclut-elle.

— Non… ce ne sera pas long.

Elle retint la main de Lawrence dans la sienne, encore un moment ; puis, avec un dernier regard du côté du lit, elle se dirigea en silence vers la porte. Sur le seuil, elle s’arrêta pour ajouter :

— Vous me trouverez en bas, si vous avez besoin de moi.

Selden se réveilla pour la retenir :

— Mais pourquoi vous en allez-vous ? Elle aurait désiré…

Gerty secoua la tête avec un sourire.

— Non : voilà ce qu’elle aurait désiré.

Et, tandis qu’elle parlait, une lumière se fit jour à travers la dure misère de Selden, et il vit profondément dans les choses cachées de l’amour.

La porte se referma sur Gerty, et il resta seul avec la dormeuse immobile qui gisait là. Son instinct le pressait de retourner auprès d’elle, de s’agenouiller, de reposer sa tête palpitante contre la joue paisible, sur l’oreiller. Ils n’avaient jamais été en paix l’un avec l’autre, eux deux ; et maintenant il se sentait attiré par elle dans les étranges et mystérieuses profondeurs de sa tranquillité.

Mais il se rappela l’avertissement de Gerty : bien que le temps se fut arrêté dans cette chambre, il reprenait déjà sa marche impitoyablement. Gerty avait donné à Selden cette demi-heure suprême : il devait l’employer selon ses vœux.

Il se retourna et regarda autour de lui, se contraignant sévèrement à reprendre connaissance du monde extérieur. Il y avait très peu de meubles dans la pièce. Sur la pauvre commode s’étalait une couverture de dentelle, et dessus se trouvaient quelques boîtes et flacons à bouchons dorés, une pelote rose, un plateau de verre jonché d’épingles à cheveux en écaille : il recula devant l’intimité poignante de ces babioles, et devant la surface blême du miroir qui les dominait.

C’était là les seules traces de luxe, de cet attachement à l’observance minutieuse des bienséances personnelles, et ces traces montraient combien les autres renoncements avaient dû lui coûter. Nul autre témoignage de sa personnalité dans cette chambre, sinon la scrupuleuse propreté des quelques meubles : un lavabo, deux fauteuils, un petit bureau à pupitre et la petite table au chevet du lit. Sur cette table, la fiole vide et le verre ; et de ces objets encore il détourna les yeux.

Le pupitre était fermé, mais sur le couvercle en pente étaient posées deux lettres dont il s’empara. L’une portait l’adresse d’une banque, et, comme elle était affranchie et cachetée, Selden, après un moment d’hésitation, la mit de côté. Sur l’autre, il lut le nom de Gus Trenor ; et l’enveloppe était encore entre-baillée.

La tentation l’assaillit comme un coup de couteau. Il chancela et dut s’appuyer sur le pupitre. Pourquoi avait-elle écrit à Trenor ?… écrit, sans doute, juste après l’avoir quitté, la veille au soir ? Cette pensée profanait le souvenir de la dernière heure qu’ils avaient passée ensemble, tournait en dérision le mot qu’il était venu prononcer, et souillait même le silence de réconciliation où ce mot tombait. Selden se sentit rejeté à toutes les vilaines incertitudes dont il avait cru se délivrer pour toujours. Après tout, que savait-il de sa vie, à elle ? Seulement ce qu’elle avait bien voulu lui en montrer, et, mesuré selon la règle du monde, comme c’était peu de chose ! De quel droit — la lettre qu’il tenait à la main semblait le lui demander — de quel droit aujourd’hui entrait-il dans sa confidence par la porte que la mort avait laissée ouverte ? Son cœur criait que c’était du droit de la dernière heure qu’ils avaient vécue ensemble, cette heure où elle-même lui avait mis la clef en main. Oui… mais si la lettre pour Trenor avait été écrite après ?…

Il l’écarta, cette lettre, avec une soudaine horreur, et, serrant les lèvres, il aborda résolument le reste de sa tâche. Après tout, cette tâche serait plus facile, maintenant que son enjeu personnel se trouvait annulé.

Il souleva le couvercle du pupitre, et vit à l’intérieur un livre de comptes, un carnet de chèques et quelques liasses de factures et de lettres rangées avec la précision ordonnée qui caractérisait toutes les habitudes personnelles de miss Bart. Il parcourut d’abord les lettres, parce que c’était là le plus pénible de sa besogne. Elles étaient peu nombreuses et sans importance, mais parmi elles il trouva, avec une étrange palpitation de cœur, le mot qu’il lui avait écrit le lendemain de la fête des Bry.

« Quand puis-je venir vous voir ?… » Ces mots l’accablèrent sous le sentiment de la lâcheté qui l’avait éloigné d’elle au moment même où il était tout près de l’atteindre… Oui, il avait toujours eu peur de son destin, et il était trop loyal pour nier sa lâcheté maintenant : tous ses anciens doutes n’étaient-ils pas ressuscités à la seule vue du nom de Trenor ?

Il mit le mot dans son porte-cartes, après l’avoir plié soigneusement, comme un objet précieux par le fait qu’elle l’avait tenu pour tel ; puis, l’idée lui revenant que le temps passait, il continua l’examen des papiers.

À sa grande surprise, il découvrit sur toutes les factures cette annotation, de la main de Lily : « Payé ». Il ouvrit le livre de comptes et il vit que, la veille au soir, un chèque de dix mille dollars, provenant des exécuteurs testamentaires de Mrs. Peniston, y avait été inscrit. Le legs avait donc été payé plus tôt que Gerty ne le lui avait donné à supposer. Mais, tournant quelques pages, il découvrit avec étonnement que, malgré cette récente rentrée de fonds, la balance était déjà réduite à quelques dollars. Un coup d’œil rapide sur les talons des derniers chèques, qui tous portaient la date de la veille, lui apprit qu’environ quatre ou cinq cents dollars du legs avaient été employés à régler ces factures, tandis que tout le reste était compris en un seul chèque, daté du même jour, au nom de Charles-Augustus Trenor.

Selden mit de côté le livre et le carnet, puis s’affaissa dans le fauteuil. Il appuya ses coudes sur le bureau, et cacha sa figure dans ses mains. Les eaux amères de la vie montaient autour de lui, leur saveur stérile était sur ses lèvres. Le chèque au nom de Trenor expliquait-il le mystère ou ne faisait-il que l’approfondir ? Tout d’abord l’esprit de Selden refusait de fonctionner : il ne faisait que sentir la souillure d’une transaction pareille entre un homme comme Trenor et une jeune fille comme Lily Bart. Puis, graduellement, sa vision troublée s’éclaircit ; d’anciennes allusions et rumeurs lui revinrent, et, avec les insinuations mêmes qu’il avait craint de contrôler, il réussit à construire une explication du mystère. C’était donc vrai, alors, qu’elle avait accepté de l’argent de Trenor ; mais vrai aussi, comme le déclarait le contenu de ce pupitre, que cette obligation lui avait été intolérable, et qu’à la première occasion elle s’en était libérée, bien qu’en agissant de la sorte elle demeurât face à face avec la pauvreté absolue.

C’était tout ce qu’il savait, tout ce qu’il pouvait espérer débrouiller de l’histoire ; les lèvres muettes qu’il voyait là, sur l’oreiller, refusaient d’en livrer davantage, — à moins en vérité qu’elles ne lui eussent dit le reste dans le baiser qu’elles avaient posé sur son front. Oui, il pouvait maintenant lire dans cet adieu tout ce que son cœur aspirait à y trouver ; il pouvait même y puiser le courage nécessaire pour ne pas s’accuser de n’avoir pas été à la hauteur de l’occasion qui s’était offerte.

Il voyait que toutes les conditions de la vie avaient conspiré à les tenir séparés, puisque son propre détachement des puissances extérieures qui l’avaient gouvernée, elle, avaient accru ses exigences morales et lui avaient rendu plus difficile de vivre et d’aimer sans esprit critique. Mais du moins il l’avait aimée, il avait été disposé à risquer son avenir sur la foi qu’il avait en elle, et, si le destin avait voulu que l’heure favorable passât sans qu’ils pussent la saisir, il voyait maintenant que, pour tous deux, cette heure était sauve dans la ruine de leurs existences.

C’était cet amour d’une heure, ce triomphe fugitif sur eux-mêmes, qui les avait gardés de l’atrophie et de l’extinction ; qui, chez elle, s’était tourné vers lui dans toutes ses luttes contre l’influence du milieu, et, chez lui, avait maintenu vivante la foi qui le ramenait pénitent et réconcilié à son chevet.

Il s’agenouilla et se pencha sur elle, épuisant jusqu’à la lie ce dernier instant de tête à tête ; et, dans le silence, passa entre eux le mot qui éclaircissait tout.


EDITH WHARTON
Traduit de l’anglais par charles du bos