Chez nos gens/8

La bibliothèque libre.
Éditions de l’Action Sociale Catholique (p. 85-93).

LA CRIÉE POUR LES ÂMES





« PAR ici, tout le monde ! C’est la criée pour les âmes ! »

La messe vient de finir ; les fidèles sortent de l’église. Par la grand’porte ouverte, on entend résonner encore les derniers sons du vieil orgue, on aperçoit au maître autel le bedeau qui déjà éteint les cierges…

C’est aujourd’hui le Jour des Morts. La paroisse a prié Dieu pour ses défunts ; et plus d’un, en quittant le Saint Lieu, jettent un regard vers les pierres blanches du cimetière : l’année qui vient, ce sera leur tour peut-être de coucher sous l’herbe…

Au sortir de la messe du dimanche, jamais on ne s’éloigne tout de suite. On reste sur la place de l’église quelques instants encore ; des groupes se forment ; on allume, on écoute les annonces du crieur.

Le plus souvent, celui-ci n’a guère à dire : il recommande, par exemple, une corvée pour lever une grange chez Pierre Milot, qui a passé au feu ; ou bien, il publie qu’un mouchoir rouge, avec, nouées dans le coin, deux pièces d’argent dur, a été trouvé dans la route des Sept-Crans par Michel Taillon, chez qui le propriétaire peut aller le réclamer ; ou encore, il fait assavoir, de la part des Commissaires, que les réparations de la maison d’école de l’arrondissement No 2 sont finies, que la maîtresse est engagée, et que les classes vont ouvrir…

Cela n’est pas long ; pour si peu, c’est du perron de l’église que se fait d’ordinaire la criée.

Mais, le Jour des Morts, la besogne du crieur n’est pas si courte, et il monte à la tribune publique, au bout de la place :

— Par ici, tout le monde. ! C’est la criée pour les âmes !

Nos paysans, après un deuil, ne donnent peut-être pas de leur chagrin toutes les marques extérieures que feraient paraître des âmes moins cachées ; ils ne font pas montre de leur affliction, ils ne disent pas à tout venant leur peine. Aussi, à ceux qui ne les ont pas beaucoup pratiqués, leur douleur a-t-elle pu sembler un peu courte… Pour n’être pas étalés, les regrets sont-ils moins profonds et moins durables ?

Nos paysans n’oublient pas leurs morts. S’ils ne vont pas à toute heure pleurer sur les tombes, c’est que les restes enterrés là leur paraissent en vérité peu de chose au prix des âmes en allées, et qui peut-être souffrent au purgatoire. Nos paysans donnent à leurs défunts le meilleur souvenir, la prière.

Nos paysans n’oublient pas leurs morts. Voyez comme ils les associent à leurs travaux.

— Si mon jardinage vient bien, dit la femme, je m’engage à donner aux âmes ma plus belle pomme de chou et une tresse d’oignons.

— Moi, dit l’homme, si elles m’obtiennent d’avoir une belle récolte, je donnerai trois minots de bon grain, et j’y mettrai L’ajet.

Le Jour des Morts au matin, chacun apporte ce qu’il a promis, et, la messe dite, le remet au crieur, pour que celui-ci le vende aux enchères au profit des bonnes âmes.

Les objets les plus disparates s’entassent sur la tribune, aux pieds du crieur : au milieu des citrouilles rebondies et des navets pâlots, voici une appétissante bolée de tête en fromage ; une livre de tabac en tresse voisine avec une pièce d’étoffe du pays ; à côté d’une bouteille de sirop d’érable, un paquet de filasse ; dans une cage, une poule qui glousse ; dans une poche, un cochon qui crie ; et le reste…

Et le crieur fait l’article :

— La criée pour les âmes va commencer. Chacun de nous a ses défunts, et, sans offense, on peut bien dire que plusieurs des nôtres doivent être dans le purgatoire ; car il y en a qui, de leur vivant, n’étaient pas commodes. Eh ! bien, c’est le temps de leur donner un petit coup d’épaule pour les pousser en Paradis. Ouvrez vos bourses, les amis ! C’est pour les âmes. Et puis, j’ai à vendre des effets qui ne sont pas piqués des vers !… Regardez-moi cette citrouille-là, par exemple. J’en ai tout mon raide à la soulever. Combien pour la citrouille ?… C’est pas une citrouille ordinaire… Trente sous ! Trente sous sont offerts pour la citrouille !… C’est la plus belle de la paroisse. Trente sous !… Oubliez pas que c’est pour les âmes. Cette citrouille-là devrait en faire sortir au moins trois du purgatoire… Quarante sous !… Cinquante sous ! Cinquante !… Mettez, mettez ! C’est pour les âmes. Vous avez peut-être un parent défunt qui compte sur cette citrouille-là pour entrer au ciel… Soixante sous !… Soixante-quinze !… Quatre-vingts sous !… On aura une grand’messe, bien chantée par nos chantres, les chantres de la paroisse… Ils y mettront de la bonne volonté, ils chanteront fort tant qu’on voudra ; vous les connaissez ; c’est pas des enfants d’école… Quatre-vingt-dix !… Encore un petit coup de cœur, les amis, pour atteindre la piastre… Quatre-vingt-dix ! Quatre-vingt-dix ! … Une piastre ! C’est bien. Mais ça serait encore mieux, si on dépassait la piastre. Il y a bien de la mortalité dans la paroisse. Faut penser à nos morts… Une piastre et cinq !… Une piastre et dix !… Ça va… Une piastre et demie !  ! Ça, c’est parler ! Une piastre et demie !… Une piastre et demie ! … C’est tout ?… Une piastre et demie, une fois !… Une piastre et demie, deux fois !… Dépêchez-vous ! la citrouille va partir… Une piastre et demie, trois fois !… Elle est partie. Donne ton argent, Baptiste, et prends la citrouille… Astheure, je mets en vente un rouleau de catalogne. Il y en a cinq verges. Combien pour la catalogne ?… C’est pour les âmes… »

Et nos braves gens enchérissent. Ils ne regardent guère à la valeur des objets : c’est pour les âmes, ils y vont largement. Un jour, un chou se vendit trois piastres !… Et l’adjudicataire, après avoir payé, remit le chou aux enchères ! Ce chou rapporta quatre piastres et demie.

La vente terminée, le crieur va en déposer le produit entre les mains du curé : c’est le trésor des âmes, avec quoi l’on fait chanter des messes pour les morts.

Des criées pareilles se feront tous les dimanches de novembre, et de temps en temps dans l’année. Le trésor s’augmentera aussi de plus d’une aumône particulière. Il n’est pas rare qu’un bon habitant y verse l’honoraire d’une messe, en recommandant que cette messe soit dite pour l’âme la plus abandonnée de la paroisse…

Nos paysans n’oublient pas leurs morts. Ils prient pour ceux des leurs qui, du fond de l’abîme, poussent des cris vers le Seigneur.

… Seigneur, leur désir est devant vous, leur douleur est en votre présence, et leur gémissement ne vous est point caché. De leur matin jusqu’à leur soir, ils ont espéré en vous, à cause de votre loi. Seigneur, hâtez-vous à leur secours. Ayez pitié d’eux selon votre miséricorde. Exaucez-les devant votre justice. Que votre éternelle splendeur luise dans leur nuit, et leurs os humiliés tressailleront d’allégresse !…