Chez nos gens/9

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Éditions de l’Action Sociale Catholique (p. 97-103).

LA PATRIE





ONCLE Jean, que pensez-vous de la patrie ? On parle beaucoup de patrie et de patriotisme ; les orateurs ont souvent ces mots dans la bouche, les écrivains au bout de leurs plumes. Qu’est-ce que la patrie, oncle Jean ?

L’oncle Jean, assis sur le pas de sa porte, fumait tranquillement sa pipe. Devant lui, s’étendait, tout en longueur, son domaine, des blés, des orges, des avoines, puis du foin, et plus loin un champ de sarrasin, plus loin encore un friche, et au delà une sucrerie, qui fermait l’horizon. Le soleil était tombé, et le vieillard regardait son bien entrer dans l’ombre.

— Oncle Jean, qu’est-ce que la patrie ?

Silencieux, il tira de sa pipe quelques touches encore ; puis, sans détourner le regard qui allait là-bas vers la forêt, et d’un geste montrant les champs, les prés, les bois :

— La patrie, c’est ça.

J’attendis que l’oncle expliquât ce geste et ce mot trop vagues. Un silence, et, lentement, avec des pauses, il continua :

— La patrie, mon fieu, ça date du temps des Français. Le premier de notre nom qui vint ici par la mer fut d’abord soldat ; dans l’armoire de la grand’chambre, il y a des papiers où c’est marqué, qu’il fut soldat. Mais il faut croire que, dans les vieux pays — il venait du Perche ; c’est comme qui dirait un about de la Normandie — il faut croire que là-bas, ses gens étaient cultiveux, et qu’il avait ça dans le sang, parce qu’aussitôt qu’il put il prit une hache et s’attaqua à la forêt comme un vrai terre-neuvien. Or, c’est ici, où nous sommes, qu’il abattit son premier arbre : la terre à l’ancêtre Nicolas, c’est la mienne ! La glaise qui botte à mes talons s’est attachée aussi à ses sabots. Après lui, son fils aîné, Julien, et son petit-fils, Jean-Baptiste, son arrière-petit-fils, François, et le fils de François, Benjamin, mon père, tous, l’un après l’autre, ont vécu de la terre qui me fait vivre ; c’est ici que, tous, ils sont nés, qu’ils ont travaillé, qu’ils sont morts. Souvent, cette idée me vient, et je me dis : « Jean, c’est pour toi qu’ils ont peiné, pour toi et pour ceux de ta race qui viendront après toi. » Vois-tu, mon fieu, au bout de la grange, ce quartier de roc ? Autrefois, ce caillou-là devait être plus au sud, juste où se trouve le chemin qui monte aux champs ; eh ! bien, ils l’ont roulé là où tu le vois, pour que j’aie de l’arce à passer au nord du ruisseau. Ç’a dû être un rude coup de collier. J’y ai souvent pensé, et je crois que c’est Julien, le deuxième du nom, qui a fait cela ; on conte qu’il était fort comme un bœuf, et il pouvait se faire aider, ses douze premiers enfants étant tous des garçons. Et la maison, ils l’ont logée sur la butte, où elle est encore — c’est le même solage — pour que de la porte je puisse voir jusqu’à la sucrerie. Ils ont pensé à tout : pour que, dans les grandes chaleurs, mes bêtes aient un peu d’ombre, ils ont laissé là cet orme… Je reconnais partout leur ouvrage. Chacun d’eux a fait ici sa marque, et l’effort de ses bras rend aujourd’hui ma tâche moins dure. Sous ma bêche le sol se retourne mieux, parce que l’un après l’autre ils l’ont remué ; dans le pain que je mange, et qui vient de mon blé, il y a la sueur de leurs fronts ; dans chaque motte que ma charrue renverse, ils ont laissé quelque chose d’eux-mêmes. La patrie, c’est ça… Et je voudrais bien voir l’Américain qui viendrait prendre ma terre !

Il faut savoir que, pour l’oncle Jean, l’ennemi, quel qu’il fût, c’était l’Américain.

— Je vous entends, oncle Jean. C’est ici votre bien, un bien de famille, que vous aimez. Mais les livres disent que la patrie est bien plus grande que votre terre, qu’elle embrasse toute une contrée…

L’oncle hocha la tête.

— En général, faut se méfier des livres, dit-il ; il y a des mots qu’on ne comprend pas, et qui brouillent les idées. Les livres n’ont rien à faire ici. Écoute. Au sorouêt, il y a François le Terrien, et puis Pierre à Denis, puis d’autres voisins, et encore d’autres voisins ; au nordêt, il y a le grand Guillaume, puis les deux garçons au père Ambroise, puis d’autres voisins, et d’autres voisins, jusqu’au bout du rang et jusqu’au bout de la paroisse. Disons — je ne sais pas apertement si c’est comme ça partout, mais ça doit — disons que chaque habitant est, comme moi, sur le bien de ses gens ; ça fait toute une paroisse attachée à la terre, pas vrai ? Puis, au milieu, il y a l’église ; à côté, le cimetière ; tout près, le presbytère, avec le curé dedans. Et après notre paroisse, il y a une autre paroisse, puis une autre, puis une autre, toutes pareilles et chacune avec son clocher, son curé, ses morts, son vieux sol travaillé par les pères, et qu’on aime plus que soi-même… C’est ça, la patrie !

L’oncle Jean s’était levé, et cette fois je vis bien que son geste, déployé dans la nuit venue, embrassait tout le pays hérité des ancêtres, avec les souvenirs, les traditions, les croyances…

La voix de la tante Mélanie appela :

— Jean, venez-vous faire la prière du soir ?

Nous entrâmes.

Le Christ au rameau bénit pendait au mur. Au-dessous, un grand fusil était accroché, avec une poire à poudre et une corne à balles.

Comme l’oncle allait se mettre à genoux à côté de la tante Mélanie, son regard levé rencontra son fusil, et je l’entendis qui murmurait encore :

— Oui ! Je voudrais voir l’Américain qui viendrait prendre ma terre ! — Au nom du Père, et du Fils, et du Saint-Esprit. Ainsi soit-il. Mettons-nous en la présence de Dieu, et adorons-le…