Chez nous (Rivard)/05

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Éditions de l’Action Sociale Catholique (p. 57-63).


LA CHANDELLE




Plonge ici ! Plonge là !… Plonge ici ! Plonge là !…»

Nous fabriquions de la chandelle.

C’était avant l’invention des moules, qui devait transformer cette industrie. Un grand chaudron plein de suif était disposé à notre portée, et tout à côté une cuve remplie d’eau froide. Des mèches avaient d’abord été coupées et tordues ; un gros clou, attaché au bout de chaque ficelle, la tenait suffisamment tendue et pouvait l’entraîner au fond du liquide. Pour aller plus vite, on nouait, par leurs extrémités, quatre ou cinq des mèches ainsi parées à une baguette tenue horizontalement. Et, plonge ici ! les mèches s’enfonçaient dans le liquide bouillant ; aussitôt retirées, elles gardaient une couche légère de suif fondu ; plonge là ! tout de suite baigné dans l’eau froide, le suif se figeait…

« Plonge ici ! Plonge là !… Plonge ici ! Plonge là !… »

Nous répétions cette double opération jusqu’à ce que la chandelle fût de la grosseur voulue.

C’est ainsi qu’autrefois se fabriquait la chandelle à la baguette, que nous appelions la chandelle à l’eau.

✽ ✽

Pauvre chandelle à l’eau ! Elle n’était pas très régulière. Raboteuse et bossue, il fallait la polir et parfois la redresser.

Pauvre chandelle de suif ! Sa lumière était rougeâtre et fumeuse. Sans éclat, elle jetait sur les choses une lueur pleine d’ombre. Les ténèbres, qu’elle ne dissipait que dans un cercle restreint, la craignaient à peine, l’enveloppaient de tous les côtés, et, pour peu que sa flamme hésitante vacillât, se jetaient méchamment sur elle pour l’éteindre. Sans les mouchettes, qui de temps en temps redonnaient une vie nouvelle à sa clarté mourante, la nuit eût vite fait de tuer la pauvre chandelle de suif.

C’était une chandelle tout de même, et le seul luminaire que nous connaissions.

✽ ✽

Que ne devons-nous pas à la chandelle à l’eau ?

De sa lueur incertaine, elle a éclairé le patient labeur de nos mères. Pendant qu’elle entre-luisait, dans les longues soirées d’hiver, leurs pauvres yeux suivaient la course de l’aiguille dans les étoffes grises…

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L’eau sainte n’a pas dédaigné de tomber sur elle ; et de combien de malheurs elle a préservé la maison !… Quand le ciel est mauvais, roule ses nuages et lance ses éclairs voyez-vous s’allumer dans chaque demeure une petite flamme ? C’est la chandelle bénite à la dernière Chandeleur, et qui protège contre la foudre…

✽ ✽

Voici qu’un mal soudain a jeté le vieux paysan sur son lit : il va mourir… Soudain, le son des cloches se répand sur la campagne, et par les routes le bon Dieu vient vers celui qui ne peut plus aller à l’église. Quand Il entre, quand Il se pose sur l’autel sans tabernacle, quand Il se donne en Viatique, l’humble chandelle est là, qui dresse sa flamme et qui prie…

✽ ✽

Après la mort, elle ne quittera pas le paysan étendu sur les planches ; fidèle, elle le veillera, dans la chambre tendue de noir ; durant trois jours et trois nuits, sans jamais s’éteindre, elle se consumera et laissera couler des larmes brûlantes…

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Quand vient l’automne et que les journées se font plus courtes, la chandelle préside au repas du soir. Elle éclaire les rudes visages penchés sur la table, elle met un reflet sur les assiettes, elle brille sur les cuillers d’étain ; et, quand le père trace, de son couteau, un signe de croix sur le pain qu’il va entamer, un éclair s’allume sur l’acier…

✽ ✽

Le soir, dès que la noirceur est venue, la chandelle, qui reposait avec les mouchettes sur la tablette de la cheminée, descend et s’allume. C’est à sa lumière qu’on veille. Les coins de la cuisine restent sombres, on distingue à peine les poutres du plafond, et, s’il entre un étranger, il faut, pour le connaître, porter la chandelle jusqu’à lui ; mais, autour de la table, près de la petite flamme, on y voit assez clair pour tricoter, pour coudre, pour lire une vieille histoire dans un vieux livre…

✽ ✽

S’il faut, dans la nuit noire, aller dehors pour donner à boire aux chevaux, c’est la chandelle encore qui éclaire la route, qui découvre le puits et sa brimbale, qui montre la porte basse de l’écurie. Dans son fanal de fer-blanc troué, elle brille et se rit du vent…

✽ ✽

Depuis lors, il y a eu les bougies, les lampes, les becs de gaz, les lumières électriques…

Mais je pense toujours avec douceur au temps heureux où — plonge ici ! plonge là ! — je fabriquais de la chandelle à l’eau.