Chez nous (Rivard)/06

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Éditions de l’Action Sociale Catholique (p. 67-73).


LE JARDIN




Le jardin était à côté de la maison.

Il était enclos, à cause des bêtes qu’on laissait, le soir, ruminer autour des bâtiments tout proches. Dans la clôture, le puits, où dormait l’eau fraîche, arrondissait sa margelle de pierre et dressait, comme une vergue, sa brimbale. Près de la barrière, deux piquets, plus hauts que les autres, étaient coiffés des chaudières au lait renversées, et qui s’égouttaient ; autour, il était rare qu’on ne vît pas quelques écroits du troupeau, gauches sur leurs jambes cagneuses, égayant en cabrioles, leurs jeunes et folâtres esprits.

Ce jardin était merveilleux. De dimensions restreintes, on n’aurait jamais cru qu’il y pût pousser tant de choses. C’était, dans des carrés bien établis, des pois, des fèves et des mange-tout, des navets, des choux et des carottes, des concombres, des melons et des citrouilles, du persil, des raves et de la sarriette, des oignons, des patates, du blé d’Inde, et, en bordure des allées, des fleurs ; au fond, une rangée de gadelliers, deux pruniers, quelques cerisiers-à-grappes, et un pommier, mais qui n’avait pas de pommes, à cause qu’il était trop jeune.

Sur chaque légume et sur chaque fruit on écrirait plus d’une page ; mais c’est des fleurs que je veux parler.

Il n’y en avait pas une grande variété : des œillets, hauts sur tiges, et qui se balançaient ; des roses, et il me semble que le temps des roses ne passait pas alors aussi vite qu’aujourd’hui ; des gueules-de-lions… on serrait entre ses doigts la base du calice, et la fleur s’ouvrait comme pour mordre ; des quatre-saisons, dont la floraison persistante se nuançait, tour à tour pourpre, bleue, blanche et rouge ; des vieux-garçons aux corolles allongées ; des queues-de-rats aux épis odorants ; des pivoines aux têtes lourdes ; des pavots, beaucoup de pavots ; du réséda, qui sentait bon ; et des pensées de toutes les couleurs. C’était tout ; mais il y en avait assez pour donner un air de fête aux carrés de légumes.

Telle, en effet, paraissait être la mission des fleurs : elles étaient là pour donner un air de fête aux carrés de légumes. On ne les voyait pas, en bouquets, entrer dans la maison, orner la table ou la cheminée. Elles s’ouvraient, s’épanouissaient, se fanaient dans le jardin ; les pétales jonchaient l’allée.

Le soir, en attendant, pour arroser les fleurs, que le soleil fût assez bas, le grand-père parlait à ses petits-enfants :

— Laissez les roses au rosier, disait-il. Le bon Dieu a fait la terre pour que la terre le loue, et il Ta parée pour que la louange soit belle. Une fleur, c’est de la terre qui prie, et dans l’air les parfums montent comme un encens. Laissez, enfants, laissez à la terre sa parure et sa prière. Une fleur n’est jamais si belle que sur sa tige. Voyez, quand on l’a cueillie, comme elle se fane et va mourir. Un bouquet fané, c’est vilain ! Mais, sur sa tige, la fleur garde sa beauté jusque dans la mort ; jusque dans la mort elle garde son arôme. Ses pétales tombent un à un ; elle s’en dépouille sitôt qu’ils se flétrissent ; puis les feuilles vertes cachent le calice dégarni, et voici, tout à côté, un autre bouton s’ouvrir !… Laissez, mes petits-enfants, laissez les roses au rosier.

— Il faudrait avertir grand’mère, disions-nous. Chaque samedi, grand’mère en cueille une grosse gerbe. Elle ne sait peut-être pas que c’est mal.

— Chaque samedi, votre grand’mère cueille au jardin une gerbe de fleurs ; elle en fait des bouquets ; puis, elle va les porter à l’église. Et cela est bien, mes petits-enfants. Les fleurs sont à la terre ; mais la terre et les fleurs sont à Dieu. Il est juste que les fleurs, pour aller prier tout près du Tabernacle, fassent le sacrifice de leur vie. Elles vont rendre leur dernier parfum aux pieds du Maître. Et n’est-il pas agréable de penser que, tout le jour du dimanche, des fleurs poussées de la terre que j’ai remuée meurent lentement sur l’autel et continuent, à l’église, la prière commencée dans mon jardin ?

— Alors, grand-père, pourquoi ne pas mettre rien que des fleurs dans le jardin ? Ce serait bien plus beau.

— Ce serait malfaire. Car le bon Dieu a créé la terre pour l’homme aussi ; Il veut qu’elle me fasse vivre, et votre grand’mère, et vos parents, et vous, mes petits-enfants, et tous les hommes. Aussi, voyez ce qui arrive : je n’ai qu’à la remuer, votre grand’mère n’a qu’à y déposer des graines toutes petites, et voilà la bonne terre qui boit la pluie, ramasse des sucs inconnus, les fait sourdre vers le soleil, et, fidèle, rend ce que je lui ai demandé. Si je ne lui demandais que des fleurs, la terre m’accuserait de la faire manquer à son devoir. J’aime qu’un jardin paysan montre à la fois la terre qui nous fait vivre et la terre qui nous réjouit, la terre qui travaille et la terre qui prie, la terre maternelle et douce qui, des mêmes sucs, forme les robes régulières des oignons blancs, gonfle en pomme le cœur des choux, dresse vers le ciel les tiges de blé d’Inde, et, sous le même soleil, fait s’épanouir les roses. Voilà pourquoi il y a des légumes et des fleurs dans mon jardin. Toute la vertu de la terre est là.

Et, parce qu’il y avait une sécheresse et que la terre avait soif, le grand-père allait arroser ses fleurs, ses fleurs et ses légumes, dans le jardin clos.