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Chincholle - Dans l’Ombre/Chapitre XIV

La bibliothèque libre.
Librairie Internationale (p. 237-248).

XIV

LA LUMIÈRE.

— Viendra-t-il ?

C’est Julia qui, vêtue d’un peignoir gris-perle à revers de velours noir laissant entrevoir la poitrine et faisant ressortir la blancheur de la peau, c’est Julia qui, émue, impatiente, le cœur caressé par l’espérance, le cerveau déchiré par la crainte, va, court plutôt de la cheminée, où la pendule lentement marque l’heure tardive, à la porte de son boudoir, répétant :

— Viendra-t-il ?

Oui, il viendra. Cette lettre qu’il a, il ne sait comment, perdue, mais dont sa mémoire gardera toujours les chères expressions, cette lettre n’a-t-elle pas apporté à Henri la récompense qu’en réalité, depuis cinq ans, — bien qu’il eût cru pouvoir le nier, même aux pieds d’un confesseur, — son amour attendait ?…

— Viendra-t-il ?

Oh oui, il viendra ! On sonne à la porte de la rue ; la bonne conduit quelqu’un à travers les premières pièces. Ce pas, que Julia n’a pas entendu depuis qu’elle est Mme Husson, elle le reconnaît.

— Ah fait-elle involontairement, en pressant dans ses mains son cœur qui n’a jamais battu ainsi et en tombant sur le canapé, près du guéridon, où la bonne, qui voit le jour baisser, pose une bougie bleue allumée.

— Vous avez à me parle, Madame ?… demande Henri, quand la bonne s’est retirée.

Il s’était promis d’être froid. Il n’était que timide.

— Non, fit hardiment Julia, c’est vous qui avez à me parler !

Et elle montra à Henri un fauteuil si bas, si bas, que quand il fut assis, Henri eut presque l’air d’être à genoux devant elle.

Cette mise en scène le gêna tellement qu’il ne put pas répliquer.

— Voyez, lui dit Julia en désignant les Poëmes humains et quelques numéros du journal dans lequel Henri avait publié des articles, j’étais avec vous…

Et cette phrase si gracieuse, Julia la prononça d’une telle façon qu’Henri se plut moins encore à la saisir dans son ensemble qu’à entendre le mot qui la terminait et dont la jeune femme avait fait un « toi » déguisé.

— Oh ! moi, répondit-il, sous le charme de ce mot, je n’ai jamais cessé d’être avec vous…

Voilà donc l’aveu que, épouse ennuyée, attendait Julia, — que, coquette, elle désirait, — et dont, amante, elle avait soif.

Elle saisit la main d’Henri et, couvrant le poëte d’un regard qui l’enveloppa de volupté, elle lui dit :

— Racontez-moi tout.

Tout ce qu’il avait souffert pendant ces cinq années, il le lui raconta. Il lui dépeignit cet amour, dont l’ardente flamme n’avait pas cessé de lui dévorer le cœur, ce cœur qui pourtant, au milieu de l’incendie, renaissait toujours, de sorte qu’Henri se demandait parfois si ce n’était pas précisément cette flamme qui le faisait vivre. Il lui retraça ses rêves dans lesquels, ange ou démon, elle jouait un double rôle éternel…

Sous la parole de celui qu’elle avait trompé, Julia d’abord baissa la tête. Elle finit par trouver que le poëte rappelait trop le passé sans avoir l’air d’espérer en l’avenir. Huit heures, qui sonnèrent alors, murmurèrent même à l’oreille de la jeune femme qu’entre le passé et l’avenir il y a le présent !…

Henri parlait toujours, tantôt faisant ployer la traîtresse sous le remords, tantôt lui décrivant si éloquemment l’existence d’amour qu’il eût voulu mener avec elle, que, du regret d’y avoir renoncé, Julia en était venue au désir de la goûter. Elle étouffait. D’un journal elle s’était fait un éventail, qu’elle agitait fiévreusement devant son visage en feu.

— Taisez-vous, taisez-vous, disait-elle en se tordant.

Mais Henri, qu’elle avait excité à parler, avait toute son âme à épancher.

La jeune femme agita si fort son éventail que la lumière s’éteignit.

Alors Henri n’osa plus ni parler, ni bouger. Il était là, dans l’ombre, se demandant s’il ne venait pas de rêver…

Tout à coup, il sentit use main brûlante saisir la sienne ; il comprit qu’il peut y avoir des réalités meilleures encore que le rêve.

— Je t’aime ! fit Julia en se jetant dans ses bras.

Mais elle s’en arracha aussitôt ; elle venait d’entendre marcher dans la chambre voisine. Le boudoir, où ils étaient, avait deux portes, l’une par laquelle était entré Henri, l’autre donnant sur le jardin.

La jeune femme se dirigea vers la pièce où avaient glissé des pas.

— Julia, Julia ! fit Henri qui, tout au bonheur, n’avait entendu aucun bruit.

— Attendez, dit la jeune femme.

Et elle leva la portière, qui retomba derrière elle.

Henri qui, à tâtons, avait un instant poursuivi Julia dans le boudoir, y restait maintenant seul, abasourdi, ne sachant quelle raison donner à la sortie si brusque de l’ange qui le laissait ainsi à la porte du ciel…

Il faisait nuit complète dans la pièce où venait de pénétrer Julia. Agitée, anxieuse, mais brave et prête à tout, l’épouse du misérable Francisque alluma vite un flambeau.

La lumière à la main, elle explora tous les coins : il n’y avait personne dans cette pièce.

— Me suis-je donc trompée ? se demanda Julia.

Un nouveau bruit de pas lui répondit. On s’était certainement sauvé devant elle. Elle entra dans une autre pièce, où elle ne trouva encore personne.

Elle était très inquiète. Était-ce son mari qui l’avait épiée ? Était-ce la bonne ?

Elle ne pouvait croire que ce fût son mari, qui avait une très grande confiance en elle, qui aimait beaucoup mieux d’ailleurs la chasse que sa femme, et qui devait en ce moment se trouver aussi heureux que possible au festin offert par M. Jacquin aux chasseurs.

Elle se rendit dans la chambre de la bonne, où celle-ci, très calme, semblait absolument livrée à un travail de couture.

— Je suis folle, pensa Julia.

Et elle alla retrouver son Henri.

Dans ce cher boudoir, dont la chaude atmosphère était imprégnée du parfum de Julia, Henri, le corps courbé, l’oreille aux aguets, attendait impatiemment le retour de l’enchanteresse.

Tout à coup il entendit tourner le bouton d’une porte ; l’air frais et embaumé du jardin lui caressa un instant le visage. Puis la porte du jardin se ferma.

Henri fit dans l’obscurité quelques pas en étendant les bras. Le frôlement d’une robe contre les meubles lui indiqua de quel côté il devait se diriger. Sa main rencontra une main. À son exclamation de joie un soupir répondit.

De nouveau, dans ses bras, elle était, la femme qui aimait !…

Contre son coeur battait, encore plus vite que le sien peut-être, un coeur d’amante. Sur son épaule, une tête brûlante s’abandonnait. Il pencha la sienne. Il était ivre. Non, il n’est plus sur la terre. Un baiser, le premier qu’il ait donné avec toute son âme, lui a ouvert les célestes espaces…

Alors une pensée lui mordit le coeur. De pareils baisers, combien cette femme en a-t-elle déjà échangés avec M. Francisque !

— Oh, Julia, Julia ! dit-il avec un sanglot dans la voix.

Et, jaloux, il laissa tomber des larmes sur le front qu’il couvrait en même temps de baisers.

— Non, ce n’est pas Julia ! s’écria l’ange qui pleurait aussi dans ses bras. C’est Madeleine, c’est Madeleine qui t’aime !…

Madeleine ! Pour la seconde fois de sa vie, dans une heure de crise, il entendait prononcer ce nom.

Qui donc lui avait dit déjà que Madeleine l’aimait ?

Et il se souvint que c’était l’abbé de Sainte-Clotilde. Et il se rappela ces paroles du prêtre :

— Vous-même, verrez dans l’ombre éclater la lumière !

En lui se fit une réaction violente.

Toutes les marques d’amour qu’à Morlancourt et à Paris lui avait données Madeleine, en chaque circonstance où elle s’était trouvée près de lui, l’émotion de la jeune fille, la douceur triste de ses regards, le tremblement de sa voix, la tendresse de ses paroles, toutes ces preuves que jadis il n’avait ni entendues ni vues, le poëte maintenant les vit et les entendit.

Il comprit aussi que cette lettre qu’il avait tant cherchée était tombée dans les mains de Madeleine. Et la présence de celle-ci dans le boudoir n’eût-elle pas suffi à révéler l’immense amour de la méconnue ?

Henri eut honte d’avoir été si longtemps et si complétement aveugle. Et il allait se jeter aux pieds de cette jeune fille qui par lui avait dû souffrir tout ce qu’il avait souffert par Julia et qui lui avait fait éprouver la plus grande joie qu’il eût jamais goûtée.

Mais Madeleine, épuisée par sa propre audace, n’avait même plus la force fiévreuse de se cramponner au jeune homme qui la sentit s’évanouir…

Alors la portière s’ouvrit soulevée par Julia qui, une lumière à la main, resta un instant à l’entrée du boudoir, pâle et bête devant le tableau inattendu qu’elle avait sous les yeux.

Quand elle fut bien sûre de ce qu’elle voyait, Mme Husson lança sur le poëte, son amant de tout à l’heure, un regard de mépris dont elle crut l’écraser, et se retira.

Henri avait déjà saisi la bougie bleue que la bonne avait placée sur le guéridon et que Julia avait éteinte.

Il s’élança vers la porte, sortit, et respectueusement demanda à Mme Husson la permission d’allumer cette bougie, puis revint près de Madeleine.

Quand la jeune fille eut recouvré les sens, il lui offrit le bras et la reconduisit chez elle.

— Mais savez-vous qu’il est dix heures ! lui dit-il en descendant la Grand’Rue. Je vais vous compromettre…

Il se reprit et ajouta :

— Non, un mari ne compromet pas sa femme…

Quelques instants après le départ des deux jeunes gens, Francisque rentrait chez lui tout joyeux. Il avait bien dîné et sa carnassière était pleine.

En traversant la pièce qui précédait le boudoir de sa femme, il vit près de la porte qui conduisait de cette pièce au boudoir une lettre qu’il ramassa et qu’il lut sans scrupule.

Cette lettre, dont les plis étaient cassés et qui était toute froissée, disait :

« Mercredi prochain, après sept heures du soir, une femme qui vous a fait bien du mal et qui sent ardemment le besoin que vous lui pardonniez, vous attendra chez elle.

Vous viendrez, n’est-ce pas, Henri ? Oh oui, venez….

JULIA. »

Après cette lecture, qu’il fit très lentement, en pesant chaque mot, Francisque, qui était encore en costume de chasse, laissa tomber ses regards sur le large couteau qui pendait à sa ceinture et avec lequel il avait achevé plus d’un sanglier.

Il eut un étrange sourire. L’ancien bohème, les yeux sur cette arme, pensait :

— Et il y a des imbéciles qui, en pareil cas, se serviraient de leur couteau !

Il roula la lettre sur elle-même, l’approcha du flambeau, et quand elle fut près d’être entièrement consumée, se servit du peu qui restait pour allumer son cigare.

— Bah ! s’écria-t-il en soufflant sur la cendre noire du papier, qui s’éparpilla alors dans la pièce, est-ce que depuis longtemps je ne m’attendais pas à cela ?…

Et paisiblement il alla à la cuisine. Dans le corridor, il rencontra la bonne, à laquelle il dit :

— Viens m’aider à vider mon carnier.

Elle le suivit. Il lui demanda :

— Madame est couchée ?

— Oui, monsieur.

— Henri n’est donc pas venu ce soir ?

— Pardon, monsieur.

— Mais vois donc la belle chasse que j’ai faite. Trois lièvres, huit perdrix, treize cailles, sans compter le chevreuil que la voiture apportera tout à l’heure. Ah ! je suis content de ma journée ! Tiens, voilà vingt francs pour toi. N’en parle pas à madame.

Et, comme elle était Parisienne, la bonne se laissa lutiner.