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Chincholle - Dans l’Ombre/Chapitre XIII

La bibliothèque libre.
Librairie Internationale (p. 219-235).

XIII

LE 29 AOÛT 1869.

La salle de la mairie, il est inutile de la dépeindre. Vous avez presque tous assisté à une ou plusieurs noces de campagne. À Morlancourt, comme en beaucoup d’autres bourgs et villages, c’est dans la salle des mariages qu’ont lieu les délibérations du conseil municipal. Devant une haute cheminée qui n’est pas toujours surmontée d’une glace, s’étend une table oblongue, recouverte du traditionnel tapis vert. En toute cérémonie, le maire a le dos à la cheminée et fait ainsi face à un buste représentant le pouvoir actuel, royauté, république ou empire.

Le 29 août 1869, le maire Glouboux, l’adjoint à perpétuité Mirnachon, les conseillers Jacquin, Francisque Husson, de Bœuflard, ex-maire, Piquendaire, Catagnard, Ternolette, Traturit, étaient, à la demande et en présence de M. Bernier, notaire, assis, à deux heures de l’après-midi, autour de la table de la galle des délibérations.

La dernière volonté du grand-oncle Astier était, on s’en souvient peut-être, que les deux lettres remises par lui à Bernier fussent ouvertes à cette date, devant témoins. Or, M. Bernier avait pensé qu’il était bien dû au bienfaiteur de la commune et du département que l’ouverture desdites lettres, — auxquelles il se trouvait autorisé, après le testament du vieillard, à attacher une grande importance, — eût pour témoins tous les membres du conseil eux-mêmes. Il s’était donc permis de les convoquer et l’on voit que pas un ne manquait à l’appel.

Se conformant à la dernière clause du testament, il avait scrupuleusement, ainsi que M. Jacquin et les témoins de l’acte du 29 août 1864, gardé le silence sur l’énigmatique volonté du vieillard, de sorte qu’à l’exception de l’homme d’affaires tous les conseillers ignoraient quel était le but de cette convocation.

S’ils étaient intrigués, s’ils formaient conjectures sur conjectures, on s’en doute. Je ne sais qui dans le village, s’étant souvenu que M. Bernier était le notaire de Jean Astier, avait comparé tout haut la position présente d’Henri à celle que le pauvre garçon était en droit d’attendre, et, de cancan en cancan, on en était venu à dire que M. Bernier avait réuni les conseillers municipaux uniquement pour chercher avec eux un moyen de corriger le testament en faveur du jeune homme. S’il y a moins de badauds à Morlancourt que dans n’importe quelle rue de Paris, il y a plus de curieux, plus de nouvellistes ; c’est ce qui explique pourquoi, pendant que MM. les conseillers attendaient impatiemment que M. Bernier eût donné une pâture à l’avidité de leur esprit, la foule s’amoncelait autour de la mairie.

Un homme même semblait s’intéresser tout particulièrement à la délibération du conseil. L’oreille appliquée contre celle des portes de la salle du conseil qui donnait sur la rue, il écoutait tout ce qu’on disait dans cette salle. Et aucune des personnes qui attendaient respectueusement autour de la mairie la sortie des conseillers ne se fût permis d’éloigner de là cet homme qui jouissait dans le pays d’une haute considération : il avait sauvé M. le maire ! Le feu avait pris à la maison de Glouboux,. Quand Glouboux, qui était au grenier, s’en aperçut, l’incendie dévorait l’escalier. Toute la ferme, couverte en chaume, était en flammes. Piquendaire avait bien eu l’idée d’appuyer une échelle sur le rebord de la fenêtre où s’était un instant montré Glouboux, mais n’osa jamais, malgré les supplications de Mme Glouboux et quoique capitaine des pompiers, monter sur cette échelle que léchaient les flammes. Le pauvre homme, qui était là, contre cette porte, eut le courage de le faire. Il s’élança dans le grenier dont le sol craquait, et descendit M. le maire qui était déjà asphyxié. Quel était donc cet homme ? Le joueur d’orgue.

Ce brave joueur d’orgue, qui avait aussi sauvé Henri, était dès lors resté à Morlancourt. Il avait sollicité l’honneur de venir quelquefois voir Henri, et, de fait, il le quittait peu. C’est que, depuis le jour où le mendiant l’avait empêché de se tuer, le poëte n’avait guère été que de mal en pis. Le pauvre Henri avait eu beau, par ordre de son médecin, faire de longues courses, pousser la charrue, bêcher, ensemencer, récolter au profit de l’excellent père Jamet, son corps s’était fatigué, mais la maladie noire qui lui troublait l’esprit était restée aussi intense, aussi active.

Par une délicatesse de sentiment qui fleurit surtout dans les âmes les moins cultivées, le mendiant avait tenu à garder le volume qui avait été cause qu’il avait sauvé Henri. Ce livre, il le lut tant de fois qu’il le sut bientôt par cœur, et c’est même cela qui aida ce brave homme à ne point paraître trop ennuyeux au poëte…

Pouvons-nous donner quelques explications sans parler de Julia et de Madeleine !

Julia, qui, l’hiver dernier, était venue à Morlancourt voir le jeune enfant qu’elle y avait laissé en nourrice et qui était alors malade, était, selon son habitude, revenue dès le printemps dans son pays natal. Jamais Henri ne s’était présenté chez elle. Chaque fois qu’il l’avait rencontrée, il avait par orgueil détourné la tête. Est-ce assez dire que Julia était retombée absolument folle de lui ?

Quant à Madeleine, pauvre sensitive, elle s’était pour toujours repliée sur elle-même. Forcée de mépriser son père, sûre de ne pas être aimée, elle vivait solitaire, taciturne, les yeux secs, comme le cœur, peut-être ! Elle ne semblait plus exister qu’à l’état de fille respectueuse, mais froide. Pour M. Jacquin lui-même, elle n’était pas un remords vivant ; elle était le fantôme d’un remords. Et M. Jacquin, lui, ne savait que faire. Il n’osait plus parler d’Henri à sa fille ; il eût encore moins osé attirer le poëte chez lui. Et pourquoi était-il aussi malheureux devant sa fille aussi malheureuse ? Parce qu’il avait voulu voler une fortune dont, imbécile, il n’avait pas besoin et dont il offrirait l’égale aujourd’hui à celui qui lui rendrait les sourires de Madeleine !…

Mais rentrons dans le sein du conseil municipal.

M. Bernier venait de lire à haute voix le testament de Jean Astier et la lettre par laquelle M. Jacquin s’était engagé à donner les cinq cent mille francs à Henri, dans le cas où celui-ci aurait rempli les conditions exigées par l’oncle dans une autre lettre remise au notaire.

— Voici cette autre lettre, dit M. Bernier en faisant observer que les cachets en étaient parfaitement intacts.

Puis il décacheta solennellement cette lettre et lut :

— « Pour que les cinq cent mille francs dont M. Bernard Jacquin est dépositaire reviennent à mon cher neveu Henri, il faut d’abord que le conseil municipal de Morlancourt reconnaisse que ledit Henri a été, de ce jour au 29 août 1869, utile à quelqu’un ou à quelque chose, dans une mesure digne d’être remarquée… »

— Je dois vous dire, messieurs, ajouta le notaire en suspendant sa lecture, qu’obéissant à des ordres particuliers de mon regretté client, j’ai fait une enquête minutieuse sur les actes de M. Henri Astier, qui a été tour à tour étudiant en droit, employé, poëte et journaliste. Il me paraîtrait superflu d’analyser un à un tous les moments d’une existence si bien remplie, que la publication seule de cette œuvre éminente : les Poêmes humains, suffirait à illustrer…

Et, développant longtemps ce thème, M. Bernier conclut en déclarant qu’Henri avait, à son avis, largement satisfait à la première des conditions imposées par son oncle. Ce notaire n’était qu’un homme. Fier d’avoir rempli son devoir en gardant fidèlement les lettres qui lui avaient été remises par Astier et en n’en confiant le secret à personne, il cherchait maintenant à ne point se fâcher avec M. Jacquin. Il connaissait suffisamment ses collègues pour savoir qu’en parlant ainsi il perdait le jeune homme et il croyait bien, en perdant Henri, faire sa cour à l’homme d’affaires.

— Cependant, monsieur le notaire, insinua Mirnachon, des vers, ça ne sert pas à grand chose…

— Mais cela sert à former des âmes grandes, dit sentencieusement M. de Bœuflard, qui, lui, eût été enchanté de voir appauvri ce M. Jacquin, protecteur du maire Glouboux.

— Et faites excuse, dit Catagnard, le héros en retraite, des verses, quand c’est mis en chansons, ça aide rudement d’une étape à l’autre…

— Taisez-vous donc, riposta Traturit, ces machines-là, ça a été inventé par les paresseux pour n’en pas tant mettre dans une ligne….

— Ah, messieurs, exclama Piquendaire, faut connaître Béranger…. Moi, je connais Béranger de la racine à la fleur et, foi de Piquendaire, un versificateur, ça dit son fait au pouvoir.

— Seulement le pouvoir n’écoute jamais, fit Ternolette ; nous sommes bien avancés !

— Je vous dis…

— Je prétends….

Et ils dirent et prétendirent tant de choses qu’il y avait lieu de penser qu’ils n’en sortiraient pas. M. Jacquin, craignant de s’exposer aux plaisanteries de ses incrédules collégues, s’il parlait en faveur du jeune homme, ou au mépris croissant de sa fille, s’il ravalait l’œuvre d’Henri, ne prenait pas plus part à la discussion que si ses intérêts n’eussent pas été en jeu. Francisque, tout étonné de n’avoir reçu de son oncle aucune instruction, gardait le silence. Glouboux, les yeux sur M. Jacquin, de qui il attendait un signe que celui-ci se gardait bien de faire, parlait ou agitait la sonnette.

Je vous en supplie, messieurs, implora M. Bernier, votez…

L’idée sembla bonne. On procéda au vote. La question posée était celle-ci : « M. Henri Astier a-t-il été, oui ou non, utile à quelqu’un ou à quelque chose ? » M. Jacquin et Francisque avertirent qu’ils s’abstiendraient.

On sortit de la boîte qui servait d’urne leurs deux bulletins blancs, un bulletin qui, ne portant qu’une croix, fut déclaré nul, trois oui et trois non. Il fallut donc recommencer. Le second tour donna le même résultat.

— Parfaitement, fit M. Bernier. Comme, au second tour, la majorité relative suffit, notre honorable maire, dont la voix est prépondérante, n’a qu’a déclarer s’il a laissé tomber dans l’urne un oui ou un non.

Mis ainsi en demeure, Glouboux, interloqué, demandait la permission d’expliquer son vote, quand, violemment poussée, la porte qui donnait sur la rue s’ouvrit brusquement et livra passage au joueur d’orgue, qui n’avait pas perdu un mot de la discussion.

— Tout ça, c’est des indignités, s’écria celui-ci en fermant la porte, et il faut que j’éclate à la fin ! Regardez-moi, vous tous tant que vous êtes. Eh bien, vous me faites pitié… Dites-le donc franchement, monsieur Glouboux, que vous avez mis un non. Et après ça, rentrez chez vous et que le feu reprenne à votre maison et aussi vrai que j’aimerais pourtant vous voir rôtir comme un balai, je retournerai encore vous en tirer !… Et à cause de quoi ? À cause de ce livre-là, ajouta le joueur d’orgue en jetant sur la table un volume dont la flamme avait rongé la marge. À cause de ce livre-là qui m’a encouragé à me dévouer, et toujours, même pour les gens sans esprit et sans cœur, et qui a été fait par l’homme qu’on ne trouve pas ici assez utile pour mériter son dû ! Dites que vous avez mis un non, monsieur Glouboux… Il faut dire la vérité. La vérité, monsieur le maire, est aussi qu’on peut être riche comme vous et recevoir une leçon d’un mendiant comme moi !

— Mais c’est scandaleux ! fit Mirnachon.

— À la porte ! criaient Ternolette et Traturit.

De Bœuflard ne se gêna nullement pour rire au nez de Glouboux, décontenancé, auquel M. Bernier demandait :

— Avez-vous mis un oui ou un non, décidément ?

— Mon Dieu, mon Dieu, répondit Glouboux, mais je ne sais plus ce que j’ai mis !

— Eh bien, procédons à un troisième vote, dit M. Bernier, impatienté.

M. Jacquin prit par le bras le joueur d’orgue et lui fit comprendre qu’il fallait qu’il sortit, les délibérations du conseil devant être secrètes. Et il y eut, après un profond silence pendant lequel tout le monde avait réfléchi, un troisième tour de scrutin qui donna deux bulletins blancs, une croix, un non et cinq oui.

Enfin il était bien établi qu’Henri avait satisfait à la première des conditions !

— Je reprends ma lecture, dit M. Bernier.

Et, il lut : « Je veux ensuite que Henri soit marié… »

— Ah ! il ne l’est pas ! s’écria Mirnachon en s’emparant de la main de M. Jacquin.

— Attendez donc. Je continue de lire : «… Toutefois, dans le cas où ce cher enfant ne serait pas encore marié, mais où l’opinion du conseil lui ferait honneur, le conseil serait prié de l’appeler à sa barre et il suffirait que mon neveu s’engageât à se marier sous le régime de la communauté, pour que M. Jacquin eût à remettre à mon bien-aimé Henri les cinq cent mille francs dont j’ai cru devoir momentanément le priver dans son propre intérêt. »

— Eh ! fit M. de Bœuflard, en donnant à M. Jacquin un regard de pitié.

— Messieurs, reprit le notaire, votre opinion, manifestée par un vote, a fait honneur à M. Henri Astier. Il n’est pas marié. Votre devoir est donc de l’appeler à votre barre.

M. Jacquin, qui paraissait vraiment désintéressé dans la question, ouvrit alors la porte qu’avait tout à l’heure poussée le joueur d’orgue. Il n’y trouva pas celui-ci ; le père Jamet, qui se tenait au premier rang des curieux, apprit à l’homme d’affaires que le mendiant n’avait cessé d’écouter à la porte que pour aller, avait-il dit, chercher Henri.

Tous les conseillers municipaux avaient suivi dans la rue M. Jacquin, empressés qu’ils étaient de prendre l’air et de faire part à la foule de l’objet de la séance. Dès que l’on vit s’avancer Henri, de la réponse affirmative duquel les nombreuses gens qui le connaissaient mal étaient sûrs, ce fut naturellement à qui le féliciterait le premier ; cela délivra même M. Jacquin des condoléances de ses meilleurs ennemis. Le poëte avait une mine superbe et rayonnante, qui, dans la circonstance présente, n’étonna personne, hormis précisément l’homme d’affaires. Celui-ci entraînant loin des groupes le père Jamet, lui demanda :

— Qu’a donc Henri ?

— Il est comme ça depuis hier soir.

— Mais à cause de quoi ?

— Demandez-le au joueur d’orgue, il doit en savoir plus long que moi. Tout que je peux dire, c’est que depuis hier soir M. Henri chante, saute, baise une lettre…

— Une lettre !

— Pardine, c’est bien pour ça que je vous dis d’interroger le joueur d’orgue, car le diable me brûle si j’ai vu venir cette lettre-là.

Mais déjà M. de Bœuflard et quelques conseillers avaient fait entrer Henri dans la salle des délibérations. Mirnachon y poussa M. Jacquin. Glouboux agita tristement la sonnette. Le notaire prit la parole :

— Vous savez maintenant, monsieur Henri, pourquoi nous avons eu l’honneur de vous prier de venir au milieu de nous. Il vous reste une simple formalité à remplir devant messieurs les membres du conseil.

M. Bernier les salua et ajouta, en se penchant vers Glouboux :

— Monsieur le maire veut-il poser la question à M. Henri ?

Glouboux se leva en murmurant : « C’est mon devoir », mit ses lunettes, prit un papier que lui présentait le notaire, et lut :

M. Henri Astier prend-il l’engagement de se marier sous le…

— Non, répondit tout de suite et avec beaucoup d’assurance le poëte, sans cesser d’avoir l’air superbe et rayonnant.

C’était à n’y rien comprendre, ou plutôt, il n’y avait pas à s’y tromper, M. Henri Astier était bien un jeune imbécile. Toutes les mains se tendirent vers M. Jacquin qui, très digne, sortit, salué par les acclamations de ses collègues et de la foule.

Le surlendemain devait avoir lieu l’ouverture de la chasse. On fit promettre à M. Jacquin qu’il y assisterait ; il répondit à cette amabilité en invitant les chasseurs à festoyer à ses frais dans une excellente auberge de Morlancourdelle, un rendez-vous de chasse plutôt qu’un village.

Puis il chercha le père Jamet, qui avait déjà reconduit Henri, mais qui était revenu sur la place pour entendre les propos. Il le prit à part et lui dit :

— Si vous aimez Henri, il faut que, n’importe comment, vous vous empariez, sans qu’il s’en doute, de la lettre dont vous m’avez parlé.

— Mais…

— Vous aimez Henri, n’est-ce pas ? Eh bien, il est peut-être perdu, si je n’ai pas au plus tôt cette lettre… Faites ce que vous voudrez.

— J’ai quatre-vingts ans et personne ne peut dire que le père Jamet a jamais détourné….

— Mon pauvre vieux père Jamet, je vous répète que je veux sauver Henri. J’ai une bonne raison pour cela, allez. Mais il faut que vous m’aidiez. Eh bien donc, au revoir… Je vous attends chez moi.

Une heure après cet entretien, le père Jamet, blême, tremblant, apportait à M. Jacquin une petite lettre parfumée, qu’il ne se serait pourtant pas permis de lire !

— C’est dans l’intérêt de notre jeune homme, n’est-ce pas ? demandait-il, un sanglot dans la voix.

— Père Jamet, s’écria M. Jacquin après avoir parcouru la lettre, n’ayez pas de remords ! J’avais raison. Henri était perdu. Vous l’avez sauvé.

Il fallut encore bien d’autres mots de ce genre pour que le vieillard qui était parvenu à taire changer Henri dé vêtement et à prendre cette lettre dans le portefeuille du jeune homme, se décidât à la laisser à M. Jacquin. Mais Madeleine n’était point là, et il paraît qu’il était nécessaire qu’elle vît aussi cette lettre.

— Je viens de trouver un singulier billet, dit le soir M. Jacquin en se mettant à table. Madeleine, connais-tu cette écriture ?

Et il tendit la lettre à sa fille qui la lut, rougit, la relut et pâlit.

C’était une lettre de Julia !