Aller au contenu

Chincholle - Dans l’Ombre (Chincholle)/La Naissance d’une Âme

La bibliothèque libre.
Librairie Internationale (p. 253-259).


LA NAISSANCE D’UNE ÂME


Dieu dit : « Qu’une âme soit ! » et il regarda dans sa main droite et il y vit quelque chose qui réjouit saint Pierre. Et saint Pierre s’écria : « Oh ! le bel oiseau ! »

Alors Dieu sentit une autre chose dans sa main gauche, et, comme il regardait cette autre chose, il entendit sainte Anne qui s’écriait : « Oh ! la jolie fleur ! » Et, en admirant cette fleur, Dieu oublia l’oiseau, qui s’échappa.

Cependant, saint Martin était sur une étoile, d’où il observait les habitants de la terre ; et il y avait sur la terre des hommes qui allaient dans les rues, pauvrement habillés ; et cela lui faisait de la peine et il s’amusait à couper le chanvre qui poussait sur l’astre et à en tresser des habits pour les jeter aux hommes.

Et l’oiseau, étant venu de ce côté, remarqua cela et réunit de petits brins de chanvre en un faisceau qu’il traîna avec son bec jusqu’aux pieds de saint Martin. Et saint Martin fut émerveillé au point de vouloir porter l’oiseau au Seigneur.

Et l’oiseau se laissa prendre, parce qu’il n’avait pas peur d’un saint qui aimait si bien les hommes.

Mais voilà qu’en traversant un magnifique jardin qu’il y a dans le ciel, saint Martin rencontra saint Augustin et lui souhaita un bon siècle ; ce qui attira l’attention de l’oiseau sur le fils de Monique.

Alors saint Augustin vit, sans en croire sa vue, l’oiseau s’approcher de lui, écarquiller les yeux, rester comme en extase et soulever par des tressauts sa petite poitrine.

C’est qu’à ce moment-là le saint était en belle compagnie.

Car le Seigneur, voulant récompenser Augustin et Madeleine l’adultère d’avoir, pour l’amour de lui, mis fin aux amours dont ils avaient abusé, chacun de son côté, sur la terre, leur avait, en les faisant saint et sainte, permis de s’aimer saintement l’un l’autre au ciel.

Et l’oiseau battait des ailes et secouait ses plumes et dandinait sa petite tête et minaudait devant sainte Madeleine et semblait envier saint Augustin.

Or, Madeleine dit : Attrape-le, attrapele, mon Augustin.

Mais, quand le saint éténdit la main pour le donner à baiser à Madeleine et le porter ensuite au bon Dieu, l’oiseau était déjà loin, car il croyait qu’Augustin, jaloux, lui voulait du mal et il se sauvait à tire-d’aile.

Et saint Augustin cria : «Attrape, attrape » à saint Pierre, qui marchait près de là.

Et saint Pierre eut pitié de cet oiseau qui lui paraissait bien petit pour voler, et il courut après. Et saint Pierre fut fort content, car il se trouva qu’on frappait alors à la porte du paradis, et comme l’oiseau se sauvait du côté de cette porte, saint Pierre avait, sur le même chemin, ses deux buts.

Or on frappait à coups redoublés et le portier du paradis mit la clef à la serrure en disant : « Qu’est-ce que vous demandez ? » et il étendit à son tour la main et il prit alors l’oiseau.

Et l’homme qui avait frappé répondit : « Je demande à entrer. »

Or, Saint-Pierre regarda la tête, puis la poitrine, puis les bras, puis les jambes, puis le dos de cet homme qui était nu, et il dit : Jusqu’ici,tout cela est bien blanc et pur et net et il n’y a rien à y reprendre. Mais pourquoi tiens-tu une main sur ton cœur ? Donc, retire-la.

Et l’homme, qui était nu, pâlit en tremblant et il retira la main qui lui cachait l’endroit du cœur. Et ainsi, à l’endroit du cœur, le portier du paradis vit une tache toute noire, marque de l’amour vilain qui avait sali l’homme sur la terre et il ferma la porte au nez et à la barbe de cet homme.

Cependant saint Pierre sentait le petit oiseau dont les pattes lui grattaient la main et qui, passant la tête entre l’index et le pouce de cette main, lui donnait du bec sur les doigts.

Cela fit que le saint le regarda et fut grandement surpris, non pas comme nous eussions été surpris, nous autres hommes, de voir pleurer l’oiseau, car, dans le ciel, un oiseau même a tous les moyens possibles de manifester ses bons sentiments, mais de voir à cause de quoi la gentille bête pleurait.

Dans son étonnement, saint Pierre ayant ouvert la main, l’oiselet s’envola vers la porte et revint à saint Pierre et recommença souventes fois ce manége.

Et, quand il était contre la porte, il semblait, tout en pleurant de petites larmes, vouloir l’ouvrir lui-même à coups de bec et de pattes.

Et, quand il était devant ou sur le portier du paradis, il avait l’air de le prier humblement d’avoir aussi de la pitié pour l’homme au cœur malade.

Mais saint Pierre n’en eut pas et s’en alla ; et l’oiseau ne renonça point à son projet et continua de voyager, pour raison de pitié, de saint Pierre à la porte et de la porte à saint Pierre.

Et saint Pierre eut alors la même pensée que les saints Augustin et Martin, et le prit pour le porter au bon Dieu.

Déjà les saints Augustin et Martin étaient aux pieds du Seigneur et lui racontaient les faits et gestes de l’oiseau.

Et Dieu tenait toujours dans sa main gauche la fleur.

Quand il eut entendu saint Pierre, l’Éternel remua un doigt, et aussitôt l’oiseau vint se poser sur ce doigt, et l’Éternel dit à l’oiseau :

— Puisque tu sais déjà travailler, je ferai de toi un homme. Puisque tu penses déjà à aimer, tu feras de toi, le travail aidant, un grand homme. Puisque déjà tu pleures, tu seras une grande âme. Je puis sans crainte t’envoyer sur terre ; je suis sûr que tu me reviendras un jour.

Et l’oiseau chanta pour remercier Dieu, et Dieu ouvrit la bouche et l’oiseau se tut.

L’Éternel, tout content, dit :

— Pierre, prends cette éponge ; cours après l’homme que tu viens de renvoyer ; lave-lui sa plaie de vilain amour, et que les rois de la terre n’oublient jamais que la joie a un fils : le pardon.

Alors saint Pierre amena devant Dieu l’homme, qui n’était autre que Dante Alighiéri, et le Dieu juste fronça le sourcil.

Et il dit :

— Lorsqu’un poëte comme toi a rencontré une Béatrix, il n’épouse pas une autre femme. Ce mariage, Dante, aux yeux de la postérité des hommes, te tacherait à jamais si tu ne le faisais oublier. Béatrix est dans notre paradis avec les vierges martyres ; va te repentir auprès d’elle ; puis tu retourneras sur terre raconter ce qu’elle t’aura montré des beautés du royaume qui est le sien. Au revoir, Dante.

Et l’oiseau chanta bien mieux et bien plus haut que tout à l’heure, et l’Éternel remua la main et l’oiseau disparut ; et alors il naquit ici-bas un petit garçon qu’on appela François Pétrarque.

Cependant Dieu regardait la fleur, et il dit : « Tu es belle ! »

Mais la fleur penchait la tête et semblait chercher le petit oiseau et regretter son départ.

Alors Dieu dit : « Tu es aimante ! »

Puis il ouvrit la main gauche, et il arriva qu’avant de toucher la terre, la fleur rencontra dans les airs beaucoup d’astres, et que, depuis la naissance du petit garçon, trois ans s’étaient écoulés lorsqu’il naquit ici-bas une petite fille, qui devint la Belle Laure.