Aller au contenu

Chincholle - Dans l’Ombre/Daniel Lambert (Chincholle)

La bibliothèque libre.
Librairie Internationale (p. 261-276).


DANIEL LAMBERT


— Où est donc Mabel ? demanda le mari.

— Hélas ! répondit la femme, je n’osais pas t’en parler. En entendant un coup de sifflet perçant comme celui d’une locomotive, elle a brusquement interrompu sa besogne et s’est envolée du côté de la route de Philadelphie.

— Et tu n’as pas couru après elle, femme ?

— Puisque je te dis qu’elle s’est envolée. Courez donc après un oiseau qui vous glisse entre les doigts. J’ai eu beau la poursuivre en l’appelant, je n’ai pu ni l’atteindre ni me faire entendre d’elle.

— Et tu ne trouves pas cela singulier ? dit le père en fronçant le sourcil. La femme se mit à pleurer.

Dans ces cas-là, le cœur des mères répond toujours avant leur voix.

— Hélas ! dit-elle, je trouve cela non-seulement bien singulier, mais bien triste. Depuis quinze jours, notre pauvre enfant a l’air d’une folle ; elle mange à peine, elle ne travaille plus ; lorsqu’on lui donne quelque commission, elle est prompte à sortir et lente à rentrer. L’autre jour, elle avait de l’encre aux doigts et, comme je la questionnais, elle m’a répondu par des mensonges. Il s’agit de te montrer, vieux. Il faut que nous ayons le mot de ce changement-là.

Le père haussa les épaules,

— Le mot ? Je l’ai ; pense donc à l’âge de Mabel.

— Elle a quinze ans ; après ?

— Et bien, à quinze ans, n’étais-tu pas mariée ?

— Comment, ma fille serait amoureuse ?

— Pourquoi pas ? Tu l’as bien été, toi. Le coup de sifflet était un signal, voilà tout, Et le fils, où est-il, lui ?

— Il répare la charrue.

Et elle reprit, la pauvre femme :

— Mabel est amoureuse, sans qu’elle m’ait rien confié ! Ah, si tu dis vrai, c’est plus grave encore que je ne croyais.

Et la mère toujours pleurant hocha la tête et songea.

C’était grave en effet !

Quinze jours auparavant, la petite Mabel qui n’avait jamais été à la ville, et qui n’avait guère regardé d’autres hommes que son père et son frère, allait traverser la route de Philadelphie à Newark, quand un coup de sifflet aigu fit tressaillir l’enfant et la surprit tellement qu’elle n’osa plus avancer.

En ce moment même, un jeune homme d’une taille extraordinaire, un vrai géant, qui semblait avoir fait entendre ce coup de sifflet, s’arrêtait devant Mabel, fixant sur elle de grands yeux, dont le blanc brillait comme de l’émail et le noir comme du jais.

Elle frémit et resta haletante sous les regards de ce géant qui souriait en fumant, et dont l’œil restait constamment ouvert comme celui des animaux fascinateurs.

Cet homme était vêtu à la dernière mode, et Mabel ne pouvait s’expliquer en vertu de quelle obligation, de quel contrat ou de quelle gageure un géant aussi élégant traînait dans une petite voiture deux hommes de grandeur commune.

C’était une riche imagination que celle de Mabel ; la jeune fille croyait aux fées, aux enchanteurs, aux choses surnaturelles ; elle se dit :

— Le président de la république se sera emparé de quelqu’île de géants, et ce beau jeune homme est un prince étranger tombé en esclavage.

Mais alors, comme elle s’approchait de lui pour le plaindre et pour l’interroger, le jeune homme tourna la tête, leva une jambe, fit un pas de trois mètres et s’échappa tellement vite en poussant de grands soupirs, que l’enfant épouvantée, se mit à courir dans le sens opposé, revint chez elle, s’assit dans un coin, n’osant dire un seul mot de sa rencontre.

Elle croyait avoir rêvé.

Mais, voulant s’assurer si c’était un rêve ou une réalité, le lendemain, à la même heure, elle se retrouva au même endroit. Déjà, comme si elle lui eût donné rendez-vous, le jeune homme l’attendait, avec ses beaux habits, son doux sourire, son cigare allumé et sa voiture derrière lui.

Cette voiture tourmentait fort Mabel ; elle l’humiliait profondément pour son prétendu prince.

Après avoir été ce qu’il était, murmura-t-elle, comme il doit souffrir d’être ce qu’il est.

Et elle ajouta :

— Il rit, le pauvre garçon ! s’il rit, c’est qu’il est heureux de me voir.

Alors, l’un des deux hommes qui occupaient la voiture dit à son compagnon :

— Vous savez, mon cher, que nous arrêtons demain à toutes les postes.

Et, montrant le géant :

— Ce sera curieux, ajouta-t-il, si nous arrivons à faire le service entier avec ce drôle-là.

— Comment l’appelez-vous ? Vous l’avez baptisé sans doute ?

— Je l’appelle Daniel Lambert. Le nom n’est-il point de votre goût ?

— Si fait.

— Alors, en route !

Et celui qui venait de parler frappa sur un bouton qui fit jaillir le son aigu d’un énorme sifflet, et qui sembla donner une secousse de terreur au géant.

— Allons, Daniel Lambert ! cria l’autre homme. En route, mon ami.

Comme la veille, le géant leva une jambe, fit un pas immense, puis un second, et partit plus rapide qu’un cheval au galop, sans songer qu’il emportait le premier amour de la petite Mabel.

— Il fume trop vite, murmura-t-elle en s’endormant ; ça empêche de bien voir sa figure…

Et le jour suivant, qui était un dimanche, Mabel ne manqua pas de revenir à l’endroit, où elle avait vu la veille Daniel Lambert.

Mais le beau géant n’y était pas. Elle poussa un soupir, et cependant elle fut contente.

— Tant mieux, dit-elle, on ne le fait pas travailler le dimanche. C’est bien le moins que, tout esclave qu’il soit, il se repose comme nous tous, un jour sur sept.

Et, ne pouvant quitter ce lieu d’amour, elle s’assit nerveuse et pensive sur le bord du fossé.

Elle vit alors des gens qui passaient allant vers la ville, où elle n’avait jamais été.

Le nom de Daniel Lambert était dans toutes les bouches. Des phrases brisées qu’elle entendit sortirent encore ces mots :

— La poste !…

— C’est merveilleux !…

Elle se rappela la conversation qu’avaient eue la veille ensemble les deux hommes traînés par Daniel, et elle comprit, de plus en plus surprise, que ces gens se réunissaient pour voir celui qu’elle aimait.

Elle se leva et les suivit.

Elle arriva au bout d’une demi-heure à la ville ; jamais elle ne s’était hasardée aussi loin de la ferme.

La rue était encombrée aux environs de la poste, où tout le monde s’arrêtait. En ressoudant les phrases dans son esprit, elle en conclut que c’était là que Daniel Lambert devait venir.

Elle fit tant et si bien, des pieds, des mains et des coudes, qu’elle se trouva placée au premier rang.

Bientôt, une grande rumeur retentit dans une rue voisine.

C’était Daniel Lambert qui arrivait ! Et, la foule s’ouvrant, Mabel le vit venir à fond de train d’abord, puis au trot, puis au pas gymnastique, puis enfin au pas ordinaire.

Quand il fut devant la croisée de la poste, il s’arrêta.

Toute la foule enthousiasmée criait à tue-tête :

— Vive Daniel Lambert ! Lui n’en paraissait pas plus fier ; il ne clignait même pas de l’oeil. Mais la petite Mabel sentait naître dans son coeur cet immense orgueil qu’éprouve la femme en voyant la gloire et la popularité couronner le front de l’homme qu’elle aime.

— Vive Daniel Lambert ! cria-t-elle à son tour d’une voix timide.

Mais lui, qui lui avait fait sur la route tant d’agaceries et de charmants sourires, n’eut pas même l’air de la voir.

Il est vrai que l’attention du géant était distraite par la fenêtre qui s’ouvrait.

Le buraliste lui tendit un paquet. Il le prit et le mit dans un sac élégant qu’il portait en bandoulière.

— Vive Daniel Lambert ! cria de nouveau la foule, comme si l’acte si simple qu’elle lui voyait accomplir eût été un miracle.

Puis un des hommes qui étaient dans la voiture que traînait Daniel cria :

— Gare !

La foule, après lui, cria : « Gare ! gare ! » en s’écartant.

Et, par la voie qui lui était ouverte, sans rien dire à la pauvre enfant, sans lui sourire à elle particulièrement, sans abaisser son regard sur elle, le beau géant reprit sa course graduellement croissante et disparut.

La foule se dispersa peu à peu. Mabel resta fiévreuse et tremblante, et se disant :

— Déjà dédaignée ! Ah ! sans doute il s’est laissé enivrer par les applaudissements de la foule. Il est si doux, pour un esclave surtout, de soulever de pareilles manifestations ; il est si doux d’entendre ces bruyantes admirations qui donnent l’espoir d’un meilleur sort ! Oui, Daniel a seulement oublié un instant son amour ; mais une fois en route, une fois seul avec ses souvenirs, il reconnaîtra ses torts, la cruauté de son dédain, et s’excusera demain par des regards plus brûlants.

Rentrée à la ferme, Mabel ne prit que le temps d’embrasser ses parents ; puis elle monta à sa chambre et mit à profit les leçons du pasteur qui avait fait son éducation, en écrivant quatre pages brûlantes, une paraphrase du Cantique des Cantiques, à l’adresse de son Daniel.

On dit que la nuit porte conseil : on a raison ; mais, au lieu de donner à Mabel le bon conseil de rester à la ferme, la perfide lui conseilla de retourner à la ville pour porter sa lettre à Daniel.

Elle n’y manqua point, la pauvre enfant !

Il y avait encore beaucoup de monde devant la poste, moins que la veille, cependant.

Mais, comme la veille, Daniel s’arrêta ; Mabel lui fit un signe, le signe que je faisais quand j’avais quinze ans, et que, timide comme elle, je voulais glisser une lettre à une jeune fille.

Entre deux bouffées de fumée, elle vit Daniel la contempler et sourire.

— Ah ! aujourd’hui, pensa-t-elle, il me comprend !

Et elle s’approcha en clignotant de l’œil et en montrant au géant le coin de l’enveloppe.

Il continua à la regarder en riant et en fumant comme d’habitude, mais il ne prit point la lettre.

— Il ne m’aime pas ! il ne m’aime pas ! s’écria-t-elle, désespérée.

Il lui restait bien le moyen de jeter sa lettre à la poste, mais elle craignait que Daniel, à cause de sa position d’esclave, ne reçût pas directement cette lettre, et Mabel aimait assez ses parents pour ne pas trop se compromettre.

Et cependant elle avait grande envie de la lui donner à lui-même ; elle la tenait à la main, elle la poussait de son côté, espérant toujours qu’il la verrait du coin de l’œil et la prendrait du bout des doigts.

Daniel siffla. La foule s’écarta ; il disparut.

Et Mabel rentra chez elle, presque folle, poursuivie par les cris de : « Vive Daniel Lambert ! » auxquels l’écho de son cœur répondait :

— Il m’aime plus  ! il ne m’aime ne plus !

Elle n’alla plus à la poste. Mais, pendant toute la semaine suivante, chaque jour, à la même heure, elle attendit sur la route le géant à l’endroit où elle l’avait vu pour la première fois.

Il approchait, il passait, tantôt vite, tantôt lentement, poussant de gros soupirs, regardant à droite et à gauche, fumant toujours, souriant toujours, mais ne s’occupant pas plus de Mabel, qui gardait sa petite lettre à la main et son gros amour dans le cœur, que s’il n’avait jamais daigné penser à elle.

Cette : indifférence, qui était devenue de l’ingratitude, bouleversa la tête de la jeune fille. Mabel se jura à elle-même, si jeune, si chétive, si mignonne qu’elle fût, de triompher des dédains de ce géant, qui, après tout, n’était qu’un esclave !

— Elle s’est envolée ! disait la mère.

Mabel, en effet, après ces quinze jours d’émotions, quand retentit le coup de sifflet, qu’elle n’attendait qu’une heure plus tard, résolue comme on l’est après une nuit d’insomnie, d’impatience, de larmes, Mabel prit l’élan de l’hirondelle et disparut, rasant la terre.

Quelques instants après, exténuée, sans haleine, elle arrivait sur la route de Philadelphie, où le géant, ce jour-là, allait et venait, faisant ses exercices comme un patineur.

Elle le regarda : elle était rouge, essoufflée, enfiévrée. Il passa devant elle, la toucha presque, mais ne s’arrêta pas.

— Oh ! mon Daniel ! mon beau Daniel ! mon cher Daniel ! cria-t-elle.

— En voilà une petite enthousiaste ! dit un des deux hommes que traînait le géant. Son père est probablement du métier.

Et, pour amuser la jeune fille, dont l’admiration le flattait, il appuya sur différents pistons ; Daniel revint sur ses pas, s’arrêta, se pavana, regarda Mabel en souriant. Elle lui montra sa lettre. Il lança une bouffée de fumée et détourna la tête.

Un nouveau coup de sifflet se fit entendre.

Mabel savait que c’était le signal du départ. Elle avait trop souffert de ses doutes, de ses incertitudes ; elle aimait mieux désespérer une bonne fois que d’espérer inutilement toujours.

Elle s’élança en criant :

— Ingrat que tu es, prends au moins ma lettre !

Et, s’approchant de lui, elle la lui glissa dans le sac qu’il portait en bandoulière.

Mais, au même instant, le géant, lui aussi, s’élança. On entendit un cri : ce n’était point Daniel qui l’avait poussé. Lui riait toujours, et, impassible, n’eût pas mieux demandé que de continuer son chemin.

Une machine à vapeur de la force de trois chevaux venait d’écraser la pauvre petite Mabel !…

Le large pied du géant s’était posé sur le visage de la jeune fille ; personne ne put la reconnaître. Mais on avait vu celle-ci mettre une lettre dans la sacoche de Daniel ; le chauffeur de la locomotive fouilla dans la sacoche et décacheta la lettre.

Cette lettre n’était rien autre chose qu’une déclaration d’amour au bel automate et ne disait point à quel village ni à quelle famille appartenait la malheureuse victime.

On transporta l’enfant, dans la voiture qui l’avait écrasée, jusqu’au village où on la déposa dans la première maison, supposant avec raison que ses parents la trouveraient plus facilement quand ils courraient aux informations.

Pauvres parents ! le soir tomba sans qu’ils virent rentrer Mabel. Ah ! l’inquiétude fut grande !

Le père, le frère, la mère, d’indication en indication, arrivèrent de trois côtés différents à la maison où avait été déposé le corps d’où l’âme était si affreusement partie.

Triste enquête que celle où une mère ne peut reconnaître sa fille qu’à ses habits !

Quand aujourd’hui la mère de Mabel, désolée, pleure la victime de l’homme à vapeur :

— Ce n’est pas seulement sur notre fille qu’il faut pleurer, lui répond son mari, ce n’est pas seulement sur elle que marchera Daniel Lambert ; c’est toi, c’est ton fils, c’est moi qu’il écrasera, c’est toute cette foule affolée d’admiration pour lui et qui ne comprend pas qu’il est à lui seul plus fort qu’elle, et qu’il la remplacera tour à tour dans les travaux manuels qui la font vivre. Il commencera par lui sourire gracieusement comme il a fait à ton enfant, — c’est horrible d’avoir osé dessiner un sourire sur la face de ce bourreau ! — il finira par nous fouler tous aux pieds comme il a fait d’elle.

Cet homme à vapeur va conduire la charrue, va servir dans les postes, va être employé dans les forges, il va enfin remplacer l’homme de chair et d’os partout où il y a à accomplir un service machinal, une de ces occupations mécaniques que la Providence avait réservées aux pauvres d’esprit. Il commence par le service des lettres. Il est vrai que les lettres seront distribuées un peu plus vite, mais il occupera la place de vingt-cinq personnes qui vivaient en portant les paquets de lettres. Lui, fera soixante lieues dans sa journée et on le louera encore d’avoir écrasé ces vingt-cinq personnes. L’avenir est aux Daniel Lambert, c’est-à-dire aux machines ; moi, je ne suis qu’un homme, qu’allons-nous devenir ?…

Ce récit n’est pas un conte fantastique ; il repose sur la plus exacte vérité. À la fin de 1867, les journaux d’Amérique ne tarissaient pas d’éloges sur une machine à vapeur d’une nouvelle invention, représentant un homme conduisant une voiture. Cet homme, un géant, toujours vêtu à la dernière mode a été nommé par son inventeur : Daniel Lambert. C’est sous ce titre qu’ont paru les divers articles américains que nous avons lus.

Quant aux humanitaires qui, après la lecture de ces pages, espéreraient le remplacement plus ou moins proche de plusieurs de nos soldats de chair par un soldat à vapeur, nous sommes forcé de les désillusionner ; un Daniel Lambert est excessivement coûteux et les gouvernements préféreront toujours leur ancienne méthode, l’homme tel que l’a fait Dieu étant au bout du compte la marchandise qui coûte le moins cher.