Choses vues/1847/Le duc de Praslin

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Ollendorf (Œuvres complètes. Tome 25p. 273-283).
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1847


LE DUC DE PRASLIN[1].


18 août, 4 heures de l’après-midi.

J’apprends à l’instant que Mme  la duchesse de Praslin a été assassinée cette nuit dans son hôtel, faubourg Saint-Honoré, 55. Il y a des circonstances singulières que je compte écrire.


20 août

La cour des pairs est convoquée pour demain afin de mettre en prévention M. de Praslin.


Samedi, 21 août. Écrit en séance.

À deux heures sept minutes, la séance publique est ouverte. Le garde des sceaux Hébert monte à la tribune et donne lecture de l’ordonnance qui constitue la cour des pairs.

Il y a des femmes dans les tribunes. Un homme gras, chauve et blanc, rouge de visage, ressemblant singulièrement à Parmentier, est dans la tribune de l’Ouest et attire un moment l’attention des pairs.

Le chancelier fait évacuer les tribunes, on introduit le procureur général Delangle et l’avocat général Bresson, en robes rouges. Le chancelier remarque que les tribunes ne sont pas complètement évacuées, celle des journalistes entre autres ; il se fâche et donne des ordres aux huissiers. Les tribunes s’évacuent avec quelque peine.

M. de Praslin a été arrêté hier et transféré à la geôle de la Chambre sur mandat du chancelier. M. de Boissy proteste. MM. de Pontécoulant, Cousin et Portalis soutiennent ainsi que le chancelier la légalité du fait ; mais il n’en demeure pas moins inconstitutionnel et fâcheux comme précédent, pouvant remonter d’ailleurs même jusqu’à la royauté. Les inviolabilités se tiennent.

M. le chancelier, pour remercier MM. de Pontécoulant et Cousin de l’appui qu’ils lui ont prêté, les propose à la Chambre pour faire partie de la commission d’instruction.

M. de Praslin a été écroué ce matin au point du jour. Il est dans la chambre où a été M. Teste.

C’est M. de Praslin qui, le 17 juillet, me passa la plume pour signer l’arrêt de MM. Teste et Cubières. Un mois après, jour pour jour, le 17 août, il signait son propre arrêt avec un poignard.

Le duc de Praslin est un homme de taille médiocre et de mine médiocre. Il a l’air très doux, mais faux. Il a une vilaine bouche et un affreux sourire contraint. C’est un blond blafard, pâle, blême, l’air anglais. Il n’est ni gras ni maigre, ni beau ni laid. Il n’y a pas de race dans ses mains, qui sont grosses et laides. Il a toujours l’air d’être prêt à dire quelque chose qu’il ne dit pas.

Je ne lui ai parlé que trois ou quatre fois dans ma vie. La dernière fois, nous avons monté le grand escalier ensemble ; je l’ai prévenu que j’interpellerais le ministre de la guerre si l’on ne graciait pas Dubois de Gennes, dont le frère avait été secrétaire du duc ; il me dit qu’il m’appuierait.

Il s’était assez mal conduit avec ce Dubois de Gennes. Il l’avait congédié assez légèrement. Le duc se chargeait de ses suppliques, disant qu’il les remettrait au roi en mains propres, et il les jetait à la poste.

M. de Praslin ne parlait pas à la Chambre. Il votait sévèrement dans les procès. Il a opiné très durement dans l’affaire Teste.

En 1830, je le voyais quelquefois chez le marquis de Marmier, depuis duc. Il n’était encore que marquis de Praslin ; son père vivait. J’avais remarqué la marquise, belle grasse personne, contrastant avec le marquis, alors très maigre.

La pauvre duchesse était, à la lettre, déchiquetée, tailladée par le couteau, assommée par la crosse du pistolet. Allard, le successeur de Vidocq à la police de sûreté, a dit : — C’est mal fait ; les assassins dont c’est l’état travaillent mieux ; c’est un homme du monde qui a fait ça. — Les premiers soupçons se sont éveillés ainsi.

Après la séance, je suis allé au cabinet de lecture. Nous avons discuté à nouveau, les ducs de Noailles et de Brissac, le comte de Pontois, le premier président Séguier et moi sur la légalité de l’arrestation de M. de Praslin avant l’arrêt de compétence de la cour. Tous, excepté M. de Séguier, ont été de mon avis.

J’ai dit au duc de Noailles : — Les raisons données par le chancelier et les autres pour pallier cette violation de la Charte sont tout simplement des raisons révolutionnaires, la nécessité, la raison d’État, etc. Avec ces raisons-là, l’inviolabilité royale disparaît. Si le roi commettait un crime matériel comme vient de faire M. de Praslin, savez-vous ce qu’on ferait ?

— On l’arrêterait, m’a dit vivement le duc de Noailles.

— Et ensuite ?

— On le jugerait.

— Et puis ?

— On le guillotinerait, donc ! s’est écrié le vieux duc de Brissac.

Le comte de Noé m’a abordé au vestiaire en me disant : — Comprenez-vous ? il a fait du feu pour brûler sa robe de chambre !

Je lui ai dit : — Il avait quelque chose à brûler, ce n’était pas sa robe de chambre, c’était sa cervelle.

L’autre mois, l’armée a reçu son coup dans le général Cubières, la magistrature dans le président Teste ; maintenant, l’ancienne noblesse reçoit le sien dans le duc de Praslin.

Il faut pourtant que cela s’arrête.


Dimanche 22.

À l’heure qu’il est, on voit encore à la fenêtre de Mlle  de Luzzy, chez Mme  Lemaire, rue du Harlay, dans la cour, le melon, le bouquet et le panier de fruits que le duc avait apportés de la campagne à Mlle  de Luzzy, le soir même qui a précédé l’assassinat.


Le duc est gravement malade. On le dit empoisonné. Tout à l’heure, j’entendais une boutiquière qui disait : — Mon Dieu, pourvu qu’on ne me le tue pas ! cela m’amuse tant de lire tout ça tous les matins dans le journal !

Dans son allocution à la cour en séance secrète, le chancelier a dit que « le devoir à remplir par la cour n’avait jamais été plus triste pour MM. les pairs ni plus pénible pour lui « Il avait la voix véritablement altérée en prononçant ces paroles. Avant la séance, il était venu au cabinet de lecture, je lui avais dit bonjour et donné la main. Le vieux chancelier était accablé.

Le chancelier nous a dit en outre : — « Des bruits de suicide ou d’évasion ont couru. Messieurs les pairs peuvent être tranquilles. Aucune précaution ne sera épargnée pour que l’inculpé, s’il est reconnu coupable, ne puisse se soustraire d’une façon quelconque au châtiment public et légal qu’il aurait encouru et mérité. »

On dit que le procureur général Delangle récite déjà aux intimes son morceau d’effet, la description de la chambre après l’attentat ; ici les meubles somptueux, les franges d’or, les tentures de soie, etc. ; là, une mare de sang ; ici, la fenêtre ouverte, le jour levant, les arbres, les jardins à perte de vue, le chant des oiseaux, les rayons de soleil, etc. ; là, le cadavre de la duchesse assassinée. Contraste. Le Delangle est d’avance émerveillé de la chose et s’éblouit de lui-même.




Le 17, Mlle  de Luzzy avait dîné chez Mme  Lemaire, à la table des sous-maîtresses. Elle était pâle et paraissait souffrante. — Qu’avez-vous ? lui dit une de ses compagnes, Mlle  Julie Rivière. — Mlle  de Luzzy répondit qu’elle ne se portait pas bien, qu’elle s’était trouvée mal dans la journée, rue Saint-Jacques, que cependant le médecin n’avait pas jugé à propos de la saigner.

Le docteur Louis est le médecin de toute la famille de Praslin. On l’a appelé près du duc. Le préfet de police a fait promettre à M. Louis qu’il ne parlerait absolument au duc que de sa santé. La précaution était du reste absolument inutile. C’est à peine si le duc a répondu par des signes de tête aux questions du médecin. Il était dans un état de torpeur étrange. M. Louis a reconnu qu’il avait voulu s’empoisonner en avalant un narcotique.

Du reste, M. Louis ne le trouvait pas transportable le 20. Il pensait que le chancelier l’avait fait traîner au Luxembourg nonobstant son avis, espérant que le duc mourrait en route. Je ne le pense pas.

Le peuple est exaspéré contre le duc ; la famille est plus exaspérée encore que le peuple. Si on le donnait à juger à sa famille, il serait plus sévèrement condamné que par la cour des pairs et plus cruellement supplicié que par le peuple.




24 août.

Le duc de Praslin est mort aujourd’hui à 5 heures après midi au Luxembourg.

Marquis a été exécuté à Versailles ce matin. Sous le couteau de la guillotine il a crié trois fois à voix haute : Jésus Maria ! Jésus Maria ! Jésus Maria !




Le corps de Mme  de Praslin était tombé nu et sanglant sur une causeuse. Quand on l’a relevé on a trouvé dessous une bourse pleine d’argent et un

volume d’un livre intitulé : Les gens comme il faut.
27 août.

Jeudi, en sortant de l’Académie avec Cousin et le comte de Sainte-Aulaire, Cousin me disait :

— Vous verrez cette Mlle  de Luzzy, c’est une femme rare. Ses lettres sont des chefs-d’œuvre d’esprit et d’excellent langage. Son interrogatoire est admirable ; encore vous ne le lirez que traduit par Cauchy ; si vous l’aviez entendue, vous seriez émerveillé. On n’a pas plus de grâce, plus de tact, plus de raison. Si elle veut bien écrire quelque jour pour nous, nous lui donnerons, pardieu, le prix Montyon. Dominatrice, du reste, et impérieuse ; c’est une femme méchante et charmante.

J’ai dit à Cousin : — Ah ! çà, est-ce que vous en êtes amoureux ?

Il m’a répondu : — Hée !

— Que pensez-vous de l’affaire ? m’a demandé M. de Sainte-Aulaire.

— Qu’il faut qu’il y ait un motif. Autrement le duc est fou. La cause est dans la duchesse, ou dans la maîtresse, mais elle est quelque part ; sans quoi le fait est impossible. Il y a au fond d’un pareil crime ou une grande raison ou une grande folie.

C’est mon opinion en effet. Quant à la férocité du duc, elle s’explique par sa stupidité. C’était une bête ; ajoutez féroce.

Le peuple a déjà fait le mot prasliner. Prasliner sa femme.

Les pairs instructeurs ont visité avant-hier l’hôtel Praslin. La chambre à coucher est encore comme elle était le matin du crime. Le sang, de rouge, est devenu noir. Voilà la seule différence.

Cette chambre fait horreur. On y voit toute palpitante et comme vivante la lutte et la résistance de la duchesse. Partout des mains sanglantes allant d’un mur à l’autre, d’une porte à l’autre, d’une sonnette à l’autre. La malheureuse femme, comme les bêtes fauves prises au piège, a fait le tour de sa chambre en hurlant et en cherchant une issue sous les coups de couteau de l’assassin.

Le docteur Louis me disait :

— Le lendemain du crime, à dix heures et demie du matin, j’étais appelé et j’arrivais chez M. de Praslin. Je ne savais rien. Jugez de mon saisissement. Je trouve le duc couché. Il était déjà gardé à vue. Huit personnes, qui se relevaient d’heure en heure, ne le quittaient pas des yeux. Quatre agents de police étaient assis sur des fauteuils dans des coins. J’ai observé son état qui était horrible ; les symptômes parlaient ; c’était le choléra, ou le poison. On m’accuse de ne pas avoir dit tout de suite : Il s’est empoisonné. C’était le dénoncer, c’était le perdre. Un empoisonnement est un aveu tacite. « Vous deviez le déclarer », m’a dit le chancelier. J’ai répondu : « Monsieur le chancelier, quand déclarer est dénoncer, un médecin ne déclare pas. »

— Du reste, ajoutait M. Louis, le duc était très doux ; il adorait ses enfants, et passait sa vie à en avoir un sur les genoux et quelquefois en même temps un autre sur le dos. La duchesse était belle et intelligente ; elle était devenue énorme. Le duc a souffert affreusement, mais avec le plus grand courage. Pas un mot, pas une plainte au milieu des tortures de l’arsenic.

Il paraît que M. de Praslin était admirablement bien fait. Quand on l’a déposé sur la table de l’autopsie, les médecins ont été frappés. L’un d’eux s’est écrié : Quel beau cadavre ! — C’était un magnifique athlète, me disait le docteur Louis.

Le cercueil dans lequel on l’a inhumé porte une plaque de plomb sur laquelle est le no 1 054. Un numéro après sa mort, comme les forçats pendant leur vie ; voilà toute l’épitaphe du duc de Choiseul-Praslin.




Mlle Deluzy, et non de Luzzy, est toujours à la Conciergerie. Elle se promène tous les jours à deux heures dans la cour. Elle porte tantôt une robe de nankin, tantôt une robe de soie à larges raies. Elle sait que beaucoup de regards sont fixés sur elle de toutes les fenêtres. Les gens qui l’ont vue disent qu’elle prend des poses. Elle fait la distraction de M. Teste, dont la fenêtre donne sur cette cour. Elle a envoyé chercher chez Mme Lemaire deux cents francs et du linge.

Granier de Cassagnac, qui l’a vue, m’en faisait ce portrait : — Elle a le front trop bas, le nez trop retroussé, les cheveux trop blonds. Cependant, somme toute, elle est jolie. Elle regarde fixement tous ceux qui passent, cherchant à observer et peut-être aussi à fasciner.

C’est une de ces femmes auxquelles il manque du cœur pour avoir de l’esprit. Elle est capable de sottises, non par passion, mais par égoïsme.




30 août.

Séance dans laquelle la cour s’est dessaisie.

À une heure un quart, j’entre dans la salle, il n’y a encore que peu de pairs. M. Villemain, M. Cousin, M. Thénard, quelques généraux, entre autres le général Fabvier, quelques premiers présidents, entre autres M.Barthe ; il y a aussi M. le comte de Bondy, qui a une ressemblance physique singulière, en beaucoup mieux, avec le duc de Praslin.

Je cause avec le général Fabvier, puis longuement avec M. Barthe, de tout. et de la Chambre des pairs en particulier. Il faut la relever, lui rendre le peuple sympathique en la rendant sympathique au peuple.

— Nous parlons du suicide d’Alfred de Montesquiou. Au vestiaire, c’était la conversation de tous ; et aussi cet autre incident triste : le prince d’Eckmuhl a été arrêté dans la rue, la nuit passée, comme vagabond, et mis dans une prison de fous, après avoir donné des coups de couteau à sa maîtresse.

À deux heures, le chancelier s’est levé ; il avait à sa droite le duc Decazes et à sa gauche M. de Pontécoulant. Il a parlé vingt minutes environ.

On introduit le procureur général.

Il y a une soixantaine de pairs environ. Le duc de Brancas et le marquis de Portes sont à côté de moi.

M. Delangle a déposé son réquisitoire tendant à ce que la cour se déclare dessaisie par la mort du duc.

Le procureur général sorti, le chancelier dit : — Quelqu’un demande-t-il la parole ?

M. de Boissy se lève. Il approuve une partie de ce qu’a dit le chancelier. Le poison a été pris avant que la cour des pairs ait été saisie ; par conséquent, aucune responsabilité pour la cour. L’opinion générale accuse les pairs chargés de l’instruction d’avoir favorisé l’empoisonnement. (Réclamations.)

Comte de Lanjuinais. — Opinion mal fondée !

Boissy. — Mais universelle. (Non! non!) J’insiste pour qu’il soit établi qu’aucune responsabilité de l’empoisonnement ne revient à M. le chancelier, ni aux pairs instructeurs, ni à la cour.

M. le Chancelier. — Le doute ne peut exister dans l’esprit de personne. Le procès-verbal d’autopsie éclaircit complètement la question.

M. Cousin se joint au chancelier et, tout en partageant la sollicitude de M. de Boissy, croit qu’elle n’est point fondée.

M. de Boissy insiste. Il croit à une aide coupable. Mais il n’accuse personne dans les officiers de la cour.

M. Barthe se lève et cède la parole à M. le duc Decazes, qui raconte une entrevue avec M. de Praslin le mardi de sa mort à dix heures du matin.

Voici cette entrevue :

— Vous souffrez beaucoup, mon cher ami ? aurait dit M. Decazes.

— Oui.

— C’est votre faute. Pourquoi vous être empoisonné ?

Silence.

— Vous avez pris du laudanum ?

— Non.

— Alors vous avez pris de l’arsenic ?

Le malade lève la tête et dit : Oui.

— Qui vous a procuré cet arsenic ?

— Personne.

— Comment cela ? Vous l’avez acheté vous-même chez un pharmacien ?

— Je l’ai apporté de Praslin.

Silence. Le duc Decazes reprend :

— Ce serait le moment pour vous, pour votre nom, pour votre famille, pour votre mémoire, pour vos enfants, de parler. S’empoisonner, c’est avouer. Il ne tombe pas sous le sens qu’un innocent, au moment où ses neuf enfants sont privés de leur mère, songe à les priver aussi de leur père. Vous êtes donc coupable ?

Silence.

— Au moins déplorez-vous votre crime ? Je vous en conjure, dites si vous le déplorez.

L’accusé lève les yeux et les mains au ciel, et dit avec une expression d’angoisse : — Si je le déplore !

— Alors, avouez ! — Est-ce que vous ne voulez pas voir le chancelier ?

L’accusé a fait un effort et a dit : — Je suis prêt.

— Eh bien, a repris le duc, je vais le faire prévenir.

— Non, a répondu le malade après un silence, je suis trop faible aujourd’hui. Demain. Dites-lui de venir demain.

Le soir, à quatre heures et demie, il était mort.

Ceci n’a pu être mis dans les actes, étant une conversation privée que M. Decazes ne répète que parce que la cour est en quelque sorte en famille.

M. Decazes ajoute ce détail ; Quand on a transféré le duc au Luxembourg, il était vêtu d’un pantalon et d’une robe de chambre. Pendant le trajet, il n’a pas vomi. Il s’est plaint seulement d’une soif insupportable. En arrivant, à cinq heures du matin, on l’a déshabillé et couché sur-le-champ. On ne lui a remis la robe de chambre et le pantalon que le lendemain, quand on l’a transporté dans la pièce voisine, pour l’interrogatoire de M. le chancelier. Après cet interrogatoire, on lui a ôté de nouveau cette robe et ce pantalon et on l’a recouché. Il ne s’est pas relevé depuis. Il est donc impossible que, même eût-il eu quelque poison dans ses poches, il ait pu s’en servir. Il est vrai qu’on ne l’a pas fouillé ; mais cela était bien inutile. On ne perdait pas de vue un de ses mouvements.

M. Barthe appelle l’attention sur le fait que l’empoisonnement a eu lieu le mercredi 19 et n’a pas été renouvelé.

M. de Boissy voudrait une punition pour ceux qui ont mal surveillé le duc. Il s’est empoisonné le mercredi à dix heures du soir.

M. le chancelier dit que M. de Boissy se trompe : c’est à quatre heures après midi. Ce sont, du reste, des faits qui arrivent fréquemment dans la justice ordinaire et dans les prisons les mieux gardées.

On vote l’arrêt qui dessaisit la cour par mains levées, à l’unanimité.

Le duc de Massa, après le vote, demande qu’on mette son épouse dans l’arrêt. Il y a une duchesse de Praslin mère. On fait droit à l’observation.

On fait rentrer le procureur général et on lui lit l’arrêt. La séance est levée à trois heures moins cinq minutes.

Beaucoup de pairs restent à causer dans la salle. M. Cousin dit à M. de Boissy : — Vous avez eu raison de questionner. C’était excellent.




Y a-t-il eu préméditation ?

Préméditation ? oui et non. Entendons-nous sur ce point.

Il y a la préméditation légale, la préméditation définie par le code, qui consiste à vouloir un crime, à le préparer, à le combiner, à l’échafauder, à l’arranger comme une œuvre de patience, comme un ouvrage d’art.

Et puis il y a la préméditation involontaire.

Un homme tue un matin sa femme. Il la tue dans des conditions étranges, inouïes, impossibles, insensées, hideusement folles et bêtes. Nous en avons eu récemment un exemple effrayant. (Le duc de Praslin.)

Voici comment les choses ont pu se passer.

On s’épouse. Sans se connaître. Les familles s’épousent, les terres s’épousent, les coffres-forts s’épousent, les noms s’épousent. Le jeune homme et la jeune fille ne se sont pas appareillés. Cependant on les marie. Les voilà mariés. Un beau jour la discordance éclate. Ces deux natures sont mal accouplées. Tout contact leur est choc. Les baisers s’achèvent en morsures. Le mari fait obstacle à la femme, la femme fait obstacle au mari. Ironies, amertumes, colères, querelles. On se déteste.

L’homme, qui du reste n’est pas bon, devient rêveur. Un jour que son esprit est sombre cette réflexion y éclôt : En voilà donc pour toute ma vie ! quel boulet à traîner !

À quelque temps de là, il arrive qu’il lit dans un journal cette nouvelle : Mme  la duchesse une telle est morte. — Pardieu, dit-il, c’était une bonne femme celle-là, et qui rendait son mari bien heureux ! Quel dommage qu’elle soit morte plutôt qu’une autre ! Les femmes bonnes s’en vont, les mauvaises restent.

On fait quelque partie de campagne, un accident survient, une voiture verse, la femme n’a aucun mal. — Je n’aurai pas le bonheur qu’elle se rompe le cou, pense le mari.

La femme tombe malade. Le mari devient lugubrement joyeux. Il examine les chances du mal et se dit avec l’affreux cynisme du monologue : — Si elle pouvait crever !

Elle guérit.

Cependant, comme il faut qu’on ait une femme, n’ayant plus la sienne, il en prend une autre. Il est riche, jeune, etc., les occasions ne lui manquent pas, ni les femmes non plus. L’épouse s’en aperçoit. Nouvelles aigreurs. Scènes et scandales. Les domestiques comprennent et jasent. Chose plus triste, les enfants commencent à deviner et se taisent tristement devant leur père et leur mère.

On ne se déteste plus maintenant, ce qui est pire et plus noir, on se hait.

Une nuit, après quelque violente altercation, le mari songe : — Je donnerais bien cent mille francs à celui qui m’en délivrerait !

La vie continue son train, car la vie, comme les saisons, s’écoule, chargée de mille riens, à travers tout. On a d’horribles soucis au cœur, on entrevoit des abominations dans son âme, on frémit par moments devant les choses possibles dont on est capable, et cela n’empêche pas qu’on lise le journal, qu’on fasse des parties de chasse, qu’on dépense à peu près gaîment deux cent mille livres de rente, qu’on rie et qu’on fume son cigare, et qu’on aille à la cour si on est de la cour, ou à la Chambre si on est de la Chambre.

Un jour enfin un vent mauvais souffle dans ce ménage plein de tempêtes. Une circonstance fatale survient, de graves intérêts de nom ou de famille, ou de cœur, une fortune à préserver, une maîtresse à conserver. La femme, la mère, celle qui a tous les droits, s’exaspère d’une prétention quelconque du mari, et se met à le mordre furieusement, sans retenue et sans pitié, au plus sensible de la passion. Le mari s’en va morne et se dit : — Qu’elle y prenne garde ! je lui tordrais le cou comme à un moineau.

De le dire à le faire il n’y a plus qu’un pas.

Ainsi l’esprit d’un homme se trouve monté ou descendu de rêverie en rêverie, comme par les marches d’un escalier, au niveau d’une pensée affreuse.

Par degrés, comme on dit.

Sa raison en vient à marcher et à se mouvoir presque à l’aise dans cette pensée où elle n’aurait pu tomber d’un coup sans se briser.

Le dénouement sera brusque, violent, imprévu, effroyable, imprudent, fou, et aura tous les caractères de l’improvisation. La moindre querelle suffit maintenant pour l’amener. C’est la goutte d’eau qui fait déborder le vase, lequel se trouvait plein. Plein ? de quoi ? d’une sorte de préméditation insensible qui, pendant des années peut-être, avait filtré goutte à goutte, rancune à rancune, dans cette âme, et dont l’assassin, mûrissant à son insu, ne se rendait pas compte à lui-même. Le meurtre pénétrait peu à peu le meurtrier et l’emplissait sans qu’il s’en doutât. Il y a dans ces destinées fatales un jour où la colère se fait haine et un autre jour où la haine se fait crime.

Analysez ce crime : vous le trouverez composé de ces deux éléments qui s’excluent en apparence et se combinent en réalité : improvisation et préméditation.



  1. Le duc de Choiseul-Praslin vécut en bonne intelligence avec sa femme jusqu’en 1840, lorsqu’il eut, à partir de cette époque, les gouvernantes de ses enfants pour maîtresses ; l’une d’elles, Mlle  Deluzy, exerça une grande autorité dans la maison ; la vie devenait intolérable pour la duchesse, et à la suite de plaintes violentes de sa femme et d’une menace en séparation, le duc consentit à éloigner Mlle  Déluzy, tout en continuant à lui rendre visite.

    Le 18 août 1847 la duchesse mourut frappée de trente coups de couteau. (Note de l’éditeur.)