Choses vues en Norvège et en Suède/01

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Choses vues en Norvège et en Suède
Revue des Deux Mondes7e période, tome 15 (p. 166-184).
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CHOSES VUES
EN
NORVÈGE ET EN SUÈDE
(Mars 1923)

I


I
STAVANGER

La cabine blanche, brillante d’électricité, de laque et de nickel, cellule close au ventre du navire, cesse d’osciller autour de moi, et j’entends, à travers les hublots et les cloisons, un silence inattendu s’épandre sur la mer calmée.

Trente heures de chocs sourds, de clapotis, de clameurs, de brusques descentes vers les abîmes, de bondissantes remontées sur le dos fuyant des lames. Maintenant, à l’entrée du fjord, la tempête, dragon charmé par quelque dieu marin, s’arrête, rugissante derrière le rempart des îles. La pulsation de la machine se ralentit. Je guette des voix, des pas, les bruits confus qui annoncent l’arrivée. Mais le jour est loin encore. Les rares passagers qui se sont embarqués à Newcastle et qui doivent aller à Bergen, reposent dans leurs couchettes, trop heureux de n’être plus secoués par un bateau complètement ivre. Seule, je descendrai à terre, cette nuit. Sans réclamer l’aide de personne, je ferme sacs et mallettes, et, le cœur léger malgré ma fatigue, je monte sur le pont.

Nuit noire, un peu étoilée dans la brume. L’air est froid sans âpreté, humide, avec le goût inconnu qu’il a dans les pays nouveaux. Une odeur l’imprègne, saumure et bois frais, délicieuse après l’étouffement empesté de la cabine. L’œil rouge d’un phare clignote, et des lumières, déjà proches, me révèlent le quai de la ville norvégienne, les façades des maisons endormies, les mâtures pressées dans le port.

Stavanger, premier visage de la Scandinavie… Grands pignons de bois, fenêtres sans persiennes, vitres obscures, ténèbres et reflets tremblants, et toujours cette odeur de sel, de poisson et de sapin, qui restera, dans mon souvenir, l’odeur de la Norvège marine. Le cœur mécanique du bateau est mort, et le bateau même, rivé par des amarres à la pierre mouillée du quai, n’appartient plus à la mer. Chose sans âme, il se vide lentement. Des formes sombres, engoncées en des vêtements galonnés, s’agitent autour des caisses que d’autres formes débarquent.

Ma malle émerge des profondeurs, ma précieuse malle-armoire que les porteurs s’obstinent à poser, la tête en bas, ou sur le côté, sans comprendre mes indications, car j’en suis réduite au langage des sigues. Visite rapide, examen du passeport, et me voici libre, étonnée d’être là, toute seule, et de marcher, comme en rêve, derrière le porteur chargé de mes bagages, sur cette petite place déserte, où la porte de l’hôtel envoie une lueur brumeuse.


La chambre est vaste, tiède, jolie, avec ses murs bleus. Radiateurs brûlants, chaleur de serre. Le lit, étroit comme un cercueil, et dur, attire invinciblement ma fatigue, — mais il n’a qu’un seul drap, trop court, pas plus large qu’une serviette, et, au lieu du drap de dessus et des couvertures qui enveloppent les dormeurs, en France, un énorme édredon dans une housse blanche boutonnée !…

… C’est le téléphone qui me fait tressaillir soudain. Le monstre est là, tapi sur une table, et pas une heure, désormais, ne passera, sans éveiller sa voix stridente. Le comité de l’Alliance française s’inquiète de ma santé. Je réponds que je suis bien lasse encore, après l’abominable traversée, et que je ne me lèverai pas de tout le jour, afin d’être en bonne forme le lendemain, pour la conférence… Les murs bleus tournent doucement ; le plafond vacille ! Suis-je encore dans le bateau ? Non, c’est dans ma tête que le mouvement imaginaire se prolonge. Une femme de chambre vient prononcer des mots incompréhensibles, et je vois, ainsi que des personnages sortis d’un drame d’Ibsen ou d’un roman de Bojer, de graves messieurs entrer chez moi et m’encourager au repos. Ce sont les membres du Comité, pleins de compassion pour ma fatigue et d’inquiétude pour la séance du lendemain. Ils poussent la bonté jusqu’à m’envoyer un médecin qui ne me trouve pas bien malade. Et puis, le téléphone se tait ; les fenêtres s’assombrissent ; les murs bleus ne bougent plus ; la nuit me reprend dans sa paix.

Encore le téléphone !… Je me lève, heureuse d’aller mieux, car j’ai pris les gouttes que m’a données le docteur, et je suis soutenue par cette volonté qui précède le désir, la volonté de tout voir, dans une ville que je traverse et que je ne reverrai peut-être jamais.

Je ne suis pas très solide encore ; mais la porte s’ouvre, et voici qu’un ange sauveur paraît, un ange féminin, bien bâti et bien coloré par la nature, grand corps puissant et souple, joues fraîches, blonds cheveux en grosse torsade. C’est ma voisine, une demoiselle de Bergen, qui vient m’offrir ses services.

— J’ai été en France deux ans. J’adore la France et les Français.

La propagande germanophile n’a pas touché cette aimable personne.

Je lui raconte mon voyage dans la tempête.

— Qu’est-ce que le médecin vous a donné ? … Pouah ! Laissez donc ça. Ce qu’il vous faut, c’est un bon cordial. Seulement, c’est dimanche, et le dimanche on ne trouve rien de réconfortant à Stavanger, parce qu’ici on est fou (sic).

—  ? ? ?

— On est fou. Tout est défendu. Impossible d’acheter une bouteille de vin ou d’alcool. Il faut une ordonnance de médecin qui coûte dix couronnes, plus dix couronnes au pharmacien. Aussi, les docteurs font des fortunes !…

— Mais je ne prends jamais d’alcool !

— Ici, où c’est défendu, tout le monde en prend, même les dames. C’est le résultat de la prohibition. On boit à domicile.

L’ange sauveur s’en va et revient avec un bon sourire sur son visage vermeil.

— Tenez ! buvez ça. Ce n’est pas de ces sales liqueurs qui empoisonnent ; c’est du vin de France. Deux doigts seulement ! Vous ne pouvez pas refuser.

Et, sur la table, à côté du téléphone, l’auge pose une vénérable bouteille de Pommard. .


Est-ce l’effet des gouttes du docteur ou du Pommard que j’ai bu ? Me voilà ressuscitée. J’ai pu parler devant un auditoire que j’ai senti plein de bienveillance, et faire honneur à ce qui remplace le dîner, un « thé » copieux, où, pour la première fois, j’ai la révélation des smôr brod, ces tartines beurrées, couvertes de viande, de poisson fumé, de sardines à l’huile, de saumon, de charcuteries et de fromage, qui me semblent former le principal élément de la nourriture en Norvège.


Le lendemain matin, j’ai visité Stavanger, avec le seul Français qui habite cette ville, un professeur, M. Fourès, qui a vécu en Russie très longtemps et connu les prisons bolchévistes.

Elle est étrange, pour mes yeux français, cette ville de brique et de bois. Peint en clair, blanc ou gris, rehaussé de notes vives, le bois n’est pas sans charme, mais il me donne la sensation du provisoire, d’une cité bâtie trop vite et qui ne doit pas durer. Je me trompe, puisque certaines de ces maisons, dans les rues pauvres, datent de quatre-vingts ou cent ans ; et pourtant je ne me trompe pas tout à fait, puisque cette ville, — la plus ancienne de la Norvège, — a été détruite par des incendies et plusieurs fois reconstruite, comme les vieux quartiers de Stamboul.

Elle n’a pas dû changer d’aspect depuis bien des siècles, et les maisons nouvelles reproduisent probablement le type des édifices brûlés, type simple, net, adapté aux conditions climatériques. Il y a des magasins bien fournis, dans la Kirkegate, beaucoup d’appareils électriques de toute espèce, des fourrures point très belles, mais très chères, des costumes de provenance allemande à bon marché d’une curieuse laideur, de très jolis vêtements et accessoires de sport, — chandails, guêtres, bonnets, skis, patins, cannes à pêche, bâtons ferrés, — et aussi, dans les boutiques des marchands de comestibles, des fruits méridionaux, ananas, oranges, bananes, pommes ridées par l’hiver qui alternent avec le poisson sec, et les gélinottes blanches qu’on appelle « poules de neige. »

Il y a des libraires, des marchands de musique et des kiosques de journaux, plus que dans une ville française de la même importance. Ici, tout le monde lit. Le désir de s’instruire dure bien après l’école. J’admire la propreté des rues, la blancheur des rideaux drapés derrière les fenêtres et découvrant, pour le plaisir du promeneur, des tulipes jaunes dans des vases ou des jacinthes bleues en pot.

Le temps est devenu froid, avec un ciel gris, traversé de bleu. Une pâle lumière lave les grands toits et les pignons aux vitres claires, les arbres noirs autour du petit lac terni dont la glace se fendille. La cathédrale, orgueil de Stavanger, a une noble simplicité paysanne, avec ses deux tours de brique et ses portails latéraux dont les motifs sculptés s’apparentent, par leur rudesse, à ceux des églises bretonnes. Hélas ! elle est complètement restaurée, cette cathédrale de Stavanger. De l’édifice primitif, il ne subsiste que les trois nefs aux piliers massifs, belles par leur majesté lourde où les pas du visiteur solitaire résonnent. La Réforme a éteint les feux des vitraux, chassé les statues, et la seule note colorée, dans la grisaille du grand vaisseau gothique, c’est la chaire de 1658, toute contournée, toute chargée de guirlandes, d’ornements, de monstres, de symboles marins, de figures mystérieuses, évoquant peut-être des légendes locales, et qui me font penser, encore une fois, aux chaires, aux retables peints et dorés des sombres églises du Finistère.

Le même jour, une dame, membre de l’Alliance, qui a longtemps habité la France et la Suisse, a bien voulu me faire continuer la visite de Stavanger. Avec elle, j’ai vu les quartiers ouvriers à peine différents en apparence des quartiers riches, tant se ressemblent les maisons de bois, et les rues, si propres que les « défenses » diverses, déshonneur de nos murs, sont ici complètement inutiles. On sent, aux moindres détails, ce souci de la netteté et du confort qui caractérise les peuples Nordiques, et aussi le désir d’égayer la monotonie des constructions, par une tache de couleur, par une décoration florale, par un appel

la nature. Stavanger a des airs de grand village. Entre les

maisons, par-dessus les jardinets endormis, il y a toujours des échappées sur les montagnes striées de neige, sur le fjord bleuâtre, criblé d’ilots ; et les arbres, le bouleau et le pin, sont partout ménagés, respectés, mêlés familièrement aux demeures des hommes. Cela est plus sensible encore dans le quartier que nous avons traversé pour rentrer en ville, quartier riche, où les jardins sont plus grands et les villas plus élégantes. Le crépuscule venait, lent et blême, et toutes les couleurs se fanaient sous le frisson qui annonce le soir. Je croyais voir, dans une transparence grise, les jolies maisons au toit débordant, au pignon percé de baies, maisons presque toutes en deux couleurs, boiseries et charpentes bleues sur un fond cendré, vertes sur un fond rouge, ou noires sur un fond orangé. Vers les portes des jardinets, accouraient des jeunes filles à bicyclette, dont les tresses blondes brillaient sur des chandails aux nuances crues. Des nurses ramenaient d’admirables petits enfants, pelotes de laine bourrue et de soie floche. Déjà s’allumaient, derrière les vitrages, les plafonniers électriques, jaunes, rouges, roses, opalins ou lactescents, soyeux comme des pavots ou nacrés comme des coquillages. Et, de la rue qui s’assombrissait, sous le vent levé soudain, je regardais, en passant, ces « intérieurs » comme les chapitres d’un livre qu’on feuillette et qu’on n’a pas le temps de lire. Style moderne, un peu anglais, bois vernis, cuivres luisants, chauds velours foncés, toiles peintes ; et partout des lampes à profusion, et partout aussi des fleurs, toujours les mêmes, ces bouquets qui ornent les tables des restaurants, les chambres des hôtels, les devantures des magasins, ces tulipes jaunes apportées en masse, par bateau, de la printanière Hollande.


EN MER

Le vent est tombé ; la mer est câline entre les iles. Qu’il fait noir sur les eaux semées d’écueils ! Toute la nuit, quand je croirai m’endormir, j’entendrai la clameur des sirènes, et le bateau s’arrêtant, je ne résisterai pas au désir de me lever et d’écarter le store rabattu sur le hublot. Embarcadère d’un petit quai, maisons de bois, lueurs derrière les baies vitrées et les rideaux d’un hôtel, voyageurs qui descendent ou qui montent, tout cela comme un tableau plaqué de blanc et de noir, un tableau sans perspective, où l’électricité marque durement les ombres et accuse les volumes, tandis que je traduis malgré moi cette vision selon la formule des paysages « cubistes ! »

Et puis, après un sommeil qui m’a paru bien court, c’est la sensation du jour qui vient. Sa cabine étant sur la pont, je n’ai qu’à entr’ouvrir la porte : l’air humide ma baigne tout entière. Un silence infini, un silence d’avant la création, règne sur la mer, décolorée comme le ciel. Dans un brouillard qui fond en gouttelettes, j’aperçois une immense falaise grise, crevassée de fissures, chargée de neige, une muraille, levée de l’abime, et qui semble inachevée, inconsistante, comme serait un « mirage de la brume, » si la brume avait des mirages.

Je rêve aux couleurs de l’été sur ces pierres, quand l’eau est un miroir presque aérien par la pureté, et que la falaise grise et bleue, rose et violette, couronnée de glaciers d’argent, creusée de fjords d’émeraude, semble suspendue entre deux ciels.

Je ne l’aurai pas vue, dans cette lumière magique, dans le crépuscule d’or et la clarté lunaire des nuits : mais telle qu’elle m’apparait, gigantesque et confuse, par cette aube froide de mars, elle restera dans ma mémoire ainsi qu’une figure de la terre primitive, à peine séparée des eaux et vierge de toute vie.


IL PLEUT A BERGEN

Il était écrit que je ne verrai pas Bergen, car un jour perdu à Stavanger a modifié tout mon programme. Au lieu de passer vingt-quatre heures à Bergen, j’ai traversé la ville et couru vers la gare pour prendre le train de Christiania. Je me rappellerai seulement les maisons pressées entre le port et la montagne, une tour, une église, des façades de vieilles bâtisses un peu hollandaises, aux teintes sombres, qui pointaient derrière un voile de pluie.

Car il pleuvait comme il pleut à Bergen seulement ! Un rideau mobile aux millions de raies liquides couvrait les choses, et j’avançais derrière les porteurs de bagages, presque aveuglée par cette averse qui ruisselait sur moi. J’apercevais, comme au fond d’un aquarium, la cathédrale, une statue luisante d’eau, des maisons peintes en noir avec des rehauts blancs d’aspect funèbre, et, dans les rues pareilles à des torrents, les gens qui s’en allaient à leur travail, tout habillés de caoutchouc, et tranquilles, dans ce déluge, comme dans leur élément naturel.


LE ROYAUME DE LA NEIGE

Entre Bergen et Christiania, dans le train qui halète en remontant sur la voie taillée à. flanc de montagne, je contemple les monotones déserts du Hallingdal.

Chaleur affreuse dans le wagon. Les Norvégiens craignent le froid comme les Arabes craignent le soleil. L’air glacé qu’ils boivent avec délices, lorsqu’ils parcourent, sur leurs patins, les blanches étendues neigeuses, ils le redoutent dès qu’ils s’enferment dans un wagon ou dans une chambre. Ici, une vapeur d’étuve imbibe mes fourrures et coule en filets d’eau sur les vitres embuées qu’il faut essuyer sans cesse.

C’est le seul inconvénient dont j’aie à me plaindre, car le wagon de seconde classe, — il n’y a pas de « premières » dans les trains norvégiens, — est confortable et propre. J’ai, pour voisins, un bon gros monsieur blond, qui dort sur un journal, et un jeune ménage avec un bébé, ménage modeste d’employés ou de petits fonctionnaires. J’avoue qu’au premier moment, mes compagnons me parurent un peu… sans façon, et d’une éducation rudimentaire, mais j’ai appris à me méfier de ces impressions superficielles, car, d’un pays à l’autre, le protocole de la politesse est variable.

Dans la démocratique Norvège, ce protocole est réduit au minimum, et les étrangers venus du Sud sont quelquefois déconcertés par des manières qui leur paraissent brutales. Il leur semble que la loi du pays, c’est « chacun pour soi. Personne ne se gêne pour personne. » Les hommes traitent les femmes en égales et en camarades, c’est-à-dire qu’ils les laissent se tirer d’affaire comme elles peuvent, avec les seules forces qu’elles doivent à la nature, mais les femmes, accoutumées à cette liberté qu’elles ont désirée et dont elles sont fières, trouvent parfaitement corrects des procédés qui sont un hommage à leur esprit d’indépendance.

Je devais m’en apercevoir, par la suite. Dans ces premiers jours de mon voyage, j’avais besoin de m’adapter à des mœurs si différentes des nôtres.

La journée s’avançait et il n’y avait pas de wagon-restaurant dans ce train. Mes compagnons de voyage avaient une bonne provision de tartines, tandis que je me contentais de quelques bonbons au chocolat et de la contemplation du paysage alternant avec la lecture d’un roman de Selma Lagerlöf. Je ne m’étais pas rendu compte que le déjeuner norvégien se place au milieu du jour, à deux heures ou à trois heures, quelquefois plus tard encore, si bien que le dîner ou souper est reporté à neuf heures du soir. Le wagon-restaurant ne serait attaché au train que vers trois heures de l’après-midi. Le jeune père de famille me donna ces renseignements, — il parlait un peu l’anglais qui est la langue étrangère la plus familière aux Norvégiens, — et tout en dévorant ses smür-brod chargés de beurre, de viande et de fromage, il me considérait avec une certaine appréhension, comme s’il avait redouté de me voir tomber sur place, morte de faim. Il proféra même une phrase vaguement intelligible pour affirmer que les Français mangent vraiment très peu et que l’excessive sobriété est nuisible dans les pays froids. Le monsieur placide et grassouillet qui me faisait vis à vis, sortit alors du sommeil pour me considérer avec pitié, et, supposant peut-être que je me nourrissais de papier imprimé, il m’offrit un journal de Bergen. Pendant ces essais de conversation, le train peinait douloureusement sur les pentes roides des montagnes. Nous avions quitté les rives du fjord qui s’enfonce au delà de Bergen, et laissé en bas, derrière nous, les lacs resserrés entre des falaises à pic. Les sapinières et les bois de bouleaux devenaient plus grêles ; plus espacés et plus petits les villages autour de leurs pauvres églises de bois.

L’immobile, l’uniforme blancheur, sous un ciel blanchâtre, devient, après quelques heures, pour qui l’a regardée obstinément, une espèce de force maléfique, car elle fascine les yeux éblouis et las, et elle finit par engourdir la pensée. Qu’ils doivent être beaux, en été, ces monts de la Norvège, tout échevelés de cascades, tout brillants des reflets de l’aube qui succède au crépuscule rouge, lorsque les fjords et les lacs sont comme les yeux bleus de la terre ! La beauté de l’hiver, c’est la beauté d’une morte, d’une figure aveugle aux paupières fermées. Le soleil peut lui prêter une vie factice, le soir, quand les sommets s’embrasent et que des ombres d’un bleu pur s’allongent aux creux des vallées, — mais cette fête ne dure pas, et bientôt, la funèbre féerie du clair de lune jette sur le beau cadavre un long suaire argenté.

Et plus haut, plus haut encore, le train monte, plus haut que le tunnel du Mont-Cenis, à 1 300 mètres d’altitude. Nous touchons la ligne de partage des eaux, entre le Skager-Rak et la mer du Nord. Les arbres ont disparu. De chaque côté de la voie, s’élèvent des palissades qui défendent la ligne contre le péril des avalanches. Plus de villages. Seulement, de loin en loin, une maison rouge enfouie dans la neige jusqu’au deux tiers de sa hauteur, seule chose qui soit vivante dans le paysage désolé, parce qu’une petite fumée monte du toit et parce qu’un homme, glissant sur ses skis, rapide comme un insecte, se hâte vers le seuil invisible.

Qui peut vivre ainsi, pendant l’interminable hiver, pendant la période des nuits où le jour blême naît, jette un regard triste sur la montagne, et se perd aux gouffres noirs du temps ? Un homme, dans cette solitude, n’est-il pas incliné vers les secrets de la conscience, et s’il est à la fois orgueilleux et scrupuleux, nourri de la Bible protestante, disposé à ruminer sans jamais conclure sur le bien et le mal, sur le droit et le devoir, ne devient-il pas un de ces individualistes forcenés, purement cérébraux, ivres de vertige et de solitude, que le génie d’Ibsen nous a révélés ?… Ou, plus simplement, si la vie spirituelle n’est pas assez puissante en lui, n’est-il pas tenté par le diabolique paradis de l’alcool ?… Mais comment une idée aussi choquante peut-elle me venir, dans ce vertueux pays où il n’y a plus, — officiellement, — ni alcool, ni alcooliques ? C’est la faute de Mlle B… ennemie de la « prohibition, » qu’elle appelait une « hypocrisie conventionnelle. » Quittons ces pensées ! D’ailleurs, le train s’arrête, et le jeune père de famille s’élance au dehors. Que va-t-il chercher dans cette baraque entre les talus neigeux, en face de la toute petite gare ? Il revient avec deux verres pleins de lait, l’un pour sa femme, et l’autre pour moi. Et cela ne le satisfait pas encore : il veut que je le suive dans la baraque, et il m’aide à traverser les tas de neige accumulée ! Il ne sera content que lorsqu’il m’aura vue acheter, sous ses yeux, et de grosses, très grosses tartines…

C’est ainsi qu’une cordialité réelle peut s’accorder avec ce laisser-aller et cette rudesse qui étonnait le voyageur étranger. Ce n’est qu’un polit incident, mais je me le rappelle avec plaisir, et il me semble plus riche de sens que bien des discours philosophiques.


CHRISTIANIA

Christiania, rouge dans la neige, avec des lampes électriques qui font des soleils mauves, aux irradiations irisées, vibrantes, et des flocons piquetant le soir brumeux.

La gare est pleine de jeunesse. Les patineurs et les skieurs, qui sont montés dans le train, aux stations de sport, se précipitent comme s’ils allaient prendre la ville d’assaut. Tous sont vêtus de la même façon, bonnet fourré, chandails blancs, jaunes, rouges ou verts, culottes lacées, jambières et bottes. Tous ont le même type qui serait lourd, s’il n’était assoupli par la gymnastique et la natation. Haute taille, larges épaules, longues jambes, pieds et mains solides, figures puériles par l’éclatante fraîcheur des joues et la limpidité sans profondeur du regard. Jeunes gens ou jeunes filles ?… On pourrait hésiter. Les filles ont une démarche et des gestes virils, et elles sont aussi robustes que les garçons. Aussi les garçons les bourrent-ils de coups de poing fraternellement égalitaires. Et tout cela rit, s’interpelle, se bouscule, comme une bande d’écoliers, et leurs grands skis, dans leurs mains, ont l’air de lances tordues ou d’arcs sauvages. .

C’est la sensation première, l’image que je ne retrouverai plus, le lendemain, quand je verrai Christiania, sous la lumière du jour sans soleil, et que je me mêlerai, dans l’avenue Carl-Johan, aux gens qui pataugent.

Pour retrouver les chandails multicolores, les bonnets fourrés et la jeunesse aux joues riantes, je suis allée à Holmenkollen. Dès midi, la voilure, — qui ne comporte qu’une seule classe, — était bondée de jeunes gens et d’enfants. À l’extérieur, il y avait un véritable hérissement de skis accrochés sur une espèce de lige horizontale, et dressés verticalement contre les vitres. À l’arrivée, chacun reconnaît les siens.

Holmenkollen, c’est « la petite Engadine » de Christiania ; c’est, à quelque vingt minutes de la ville, une colline boisée qui domine l’admirable fjord. En été, l’on y va diner ou souper, par les nuits claires, dans un restaurant de style rustique, peint en rouge foncé. L’hiver, on y fait des exercices de ski et de luge.

Le roi Haakon et la reine Maud possèdent un chalet dans les pins de la colline.

— Ils l’habitent en ce moment, me dit Mme D… qui a bien voulu être mon guide. Le roi descend tous les jours, en ville, pour voir ses ministres, au palais royal. La route étant interdite aux automobiles, il prend le tramway, comme tout le monde, et personne ne fait attention à lui. Souvent, avec la reine Maud, il se môle aux patineurs, et cette liberté dont ils jouissent leur est précieuse. C’est que nous sommes un peuple très démocratique, — beaucoup plus que vous ! — et si nous avons un roi, c’est pour des raisons de commodité (sic). Mais tout roi qu’il est, chaque citoyen se regarde comme son égal. Pour lui et pour nous, c’est agréable.

Je ne puis m’empêcher de rire à cette idée d’un roi qui prend le tramway tous les malins et qui va à son palais confondu parmi les employés qui vont à leur bureau. Que cela me paraisse singulier, c’est évidemment la marque d’un esprit tout français, dit ma compagne, c’est-à-dire « foncièrement aristocratique, » car les Français, malgré leur étiquette républicaine, ne savent pas ce qu’est une « véritable démocratie. »

Mme D… a peut-être raison. Le lendemain de notre promenade à Holmenkollen, j’ai croisé, dans la rue de l’Université, un monsieur grand, très grand, chargé d’une serviette comme un avocat. Il causait avec un autre monsieur, d’un ton familier. On m’a dit :

— C’est le roi Haakon. N’est-ce pas, il est sympathique ?

— Tout à fait sympathique.

— Et puis, c’est si commode de l’avoir !

Cette idée de « commodité » c’est décidément la forme du loyalisme dans les âmes norvégiennes.

La charmante personne, — ancienne infirmière sur le front français, — Mlle D… F…, qui m’avait montré le roi, était beaucoup plus respectueuse lorsqu’elle me conduisit, selon mon désir, au cimetière du Saint-Sauveur. Ce cimetière est un parc, dans le centre de la ville, et, pendant la belle saison, les femmes vont s’y asseoir, sur des bancs, à l’ombre des bouleaux, et les enfants jouent parmi les lombes.

Ibsen et Bjôrnson reposent là, ombres ennemies, ombres inégales, sous des monuments aussi différents que leurs génies. Un obélisque noir marque la place où dort le père de Nora, de Brant, de Solness, de Peer Gynt, et sur le marbre, qui domine les autres monuments, on a sculpté le marteau symbolique et gravé un vers tiré du poème le Mineur :


Fraye-moi un chemin, rude marteau,
Jusqu’au cœur de la montagne.


Le tombeau de Bjôrnson n’est qu’un blanc tumulus de neige entre les pins noirs. Et presque toutes les tombes sont ainsi nivelées, sous cette blancheur qui n’est pas vraiment pure et belle, toujours un peu souillée, dans les villes, par les fumées de l’air et les pas des hommes.

Sur les croix qui émergent, il y a de petites gerbes de paille. De bonnes âmes, suivant une vieille coutume touchante, les ont apportées là, le jour de Noël. Ce sont des épis d’avoine avec leurs grains, offrande faite au nom des morts, pour que les oiseaux affamés participent à la joie chrétienne.


UNE REINE DE LA MER

Elle est moins célèbre que Touth-ank-Amon. Une savante publicité ne l’a pas mise à la mode, et elle n’inspire pas les décorateurs et les couturiers. Peu de gens, parmi ceux qui ne s’occupent pas spécialement d’archéologie et qui ne sont pas allés au musée de Christiania, connaissent cette « Reine de la mer, » dont le tombeau a livré un trésor comparable, par sa beauté barbare et son caractère mystérieux, au trésor exhumé de Mycènes.

Le tombeau même fut découvert en 1903, par le professeur Gustafson. C’était aux environs de Tônsborg, sur la rive occidentale du Chrislianiafjord, dans un pays de tourbières et de marécages. Vieux pays, riche de souvenirs, où la légende païenne des Vikings n’est pas encore oubliée. Il produit une race de pêcheurs qui était déjà illustre par son audace, au temps de Harald Haarfagre, et qui n’a pas cessé, depuis onze cents ans, d’envoyer ses flottilles de baleiniers jusque dans l’Océan Glacial. Entre le village de Slagen et la mer, au lieu dit Oseberg Odegaarden, il y avait un tumulus, au milieu des prairies et des jardins, près d’une rivière ; et c’est là, sous une couche de terre tourbeuse et de pierrailles, que gisait la Reine inconnue, dans son étrange cercueil, qui n’était pas une boîte de chêne ou de métal, qui était, — -selon la coutume antique des Vikings, — un navire !

Déjà, en 1876 et en 1880, des archéologues avaient découvert d’autres vaisseaux funéraires. Le plus grand, le mieux conservé de tous, était celui d’Ogstadt, exposé dans un hangar, à l’Université de Christiania, bâtiment admirable par ses lignes, et si parfaitement construit qu’une copie exacte, un double, put tenir la mer et naviguer jusqu’en Amérique.

Le professeur Gustafson fut bien étonné quand les premières fouilles d’Oseberg révélèrent un bateau analogue à celui d’Ogstadt, mais incomparable par sa magnificence sculpturale. La poupe, mise au jour après onze siècles d’enfouissement, sortit des terres écartées. Une grosse corde la tenait amarrée à un bloc de pierre. Sur la partie médiane, et jusque sous la quille, une frise décorative, taillée dans le chêne, était encore visible. Lorsque le déblaiement fut plus avancé, l’archéologue et les ingénieurs éprouvèrent la même émotion que ressentit lord Carnavon dans la vallée des Rois ; émotion plus intense peut-être, puisque c’était leur patrie, la vieille Norvège, qui ressuscitait sous les yeux de ses fils.

« D’après le caractère des sculptures, le bateau datait des premières années du IXe siècle. Solidement construit en bois de chêne, long de vingt et un mètres, large de cinq, il comportait quinze couples de rameurs, et il pouvait marcher à l’aviron ou à la voile. Le mât, haut de treize mètres, était brisé. Le fond assez plat de la coque indiquait que le navire était fait pour la navigation côtière, dans les eaux calmes des fjords et des archipels. Bateau de plaisance, bateau réservé sans doute pour les fêtes et les cérémonies religieuses, mais qui avait dû servir beaucoup et longtemps. Derrière le mât, était une chambre funéraire, écroulée et disjointe. Des pillards avaient visité le tumulus à une époque lointaine, — au XIe siècle environ. — Ils avaient creusé une galerie dans la tourbe, laissant la trace de leur passage sur le côté de la poupe, et dans le milieu du bateau. Leurs outils, pelles et pioches, étaient abandonnés sur place. Ces violateurs de tombeaux, attirés par l’espoir d’un trésor, avaient défoncé la chambre sépulcrale, dispersé les ossements et enlevé tous les bijoux d’argent et d’or, en dédaignant les objets usuels, en bois et en cuivre, trop lourds d’ailleurs, pour être emportés.

Ces fouilles, qui n’avaient pas l’archéologie pour excuse, avaient abîmé le navire et causé l’éboulement des terrains qui le protégeaient. La tâche des ingénieurs fut très difficile Il fallut renoncer à exhumer le bateau dans son entier. On déblaya l’intérieur avec les précautions les plus minutieuses, et chaque jour réserva quelque surprise. On trouva, d’une part, tous les ustensiles nécessaires à la cuisine, fourneau, crémaillère, marmites, seaux cerclés de bronze, baratte a beurre, tonneaux à bière ; d’autre part, des avirons, des épuisettes, une planche d’accostage, les outils et les matériaux dont les marins se servent pour réparer les bâtiments ; puis quatre traîneaux, une grande voiture à quatre roues, des coffres qui avaient contenu des provisions. On put reconnaître des grains d’avoine, des noisettes, des noix, des plantes tinctoriales qui donnaient une couleur bleue, et une cinquantaine de pommes sauvages, toutes ridées et noircies.

Dans le navire, et au dehors, étaient les squelettes de quinze chevaux, de quatre chiens et d’un bœuf dont la tête était coupée.

C’était bien le tombeau d’un Viking, constitué selon le rite, avec tout ce que le défunt avait aimé durant sa vie terrestre, et qui devait consoler son âme dans le paradis d’Odin. Les ossements, dispersés par les pillards, furent réunis, et l’examen prouva que le Viking était une femme. Une autre femme, sans doute esclave, et sans doute immolée pour le service de la morte, avait été ensevelie avec elle. L’une pouvait avoir trente ans, l’autre un peu plus de quarante. D’après le style des objets qui leur avaient appartenu, l’on reconnut qu’elles étaient des contemporaines de Harald Haarfagre, qu’elles avaient vécu probablement vers la fin du IXe siècle, et l’on ne sut rien d’elles que cela


… Dans le vaste hangar que remplit l’odeur âcre du goudron, je regarde le vaisseau, reconstitué par des mains savantes. Étayé sur un support de bois et des piquets de fer, il dresse sa belle proue mutilée, ornée de sculptures représentant des animaux fantastiques. La cambrure de l’étrave, d’un dessin élégant et fier, devait se prolonger par une haute spirale écailleuse, par le dragon qui donnait son nom aux navires scandinaves, corps de serpent, long cou dressé, tête féroce aux yeux rougeoyants, aux mâchoires d’os ciselé, que l’ennemi apercevait de loin, au-dessus des verts dragons des vagues, comme une bête jaillie de la mer. Alors, le navire n’avait pas cette triste couleur de houille. Il était bariolé de tons éclatants, à l’ombre de ses voiles peintes. Quinze couples de rameurs pesaient, en chantant, sur les avirons de sapin. Les boucliers des Vikings étaient suspendus au bordage. Près du mât, sur des tapis qu’elle-même avait tissés, la « reine de la mer » était assise avec ses femmes, et se réjouissait à sentir le vent printanier dans sa chevelure, tandis que le « drakkar » splendide glissait sur le fjord couvert de barques.

Qu’était-elle, cette reine barbare, si honorée qu’elle avait reçu la sépulture et les honneurs réservés aux chefs ? J’ai cru comprendre qu’elle s’appelait Asa… Peut-être s’illustra-t-elle comme ces amazones du Nord dont parlent les vieilles Sagas, comme Hetha et Visina, qui vinrent au secours d’un roi de Zélande, avec une armée de vierges et de Suédois sauvages, portant de longues épées et de petits boucliers bleus. Peut-être ressembla-t-elle à cette fille du roi Sigurd, Alfhilda, princesse des Ostrogoths, qui était chaste et belle et toujours voilée, et qui avait deux guerriers pour la défendre et pour éprouver, au combat singulier, la valeur de ses prétendants. Un jeune Viking, Alf, tua les deux gardiens et crut gagner le cœur de la vierge ; mais la princesse s’enfuit avec ses compagnes, sous des vêtements masculins. Elle devint « amirale » d’une flotte de Vikings, qui croisait dans le golfe de Finlande. Un jour, les « drakkars » de l’amant vinrent livrer bataille, et les deux navires d’Alf et d’Alfhilda s’accrochèrent bord à bord. Le jeune homme et la jeune fille se défièrent, et ils luttèrent, à coups d’épée, jusqu’à ce que, le heaume d’Alfhilda se détachant, le clair visage de la princesse se révélât, dans un flot de tresses blondes, — et le seul vainqueur dans ce combat, ce fut l’amour.

Asa, reine de la mer, quelle Saga oubliée aurait pu nous conter vos aventures ? Je pense à ce jour où l’on vous étcndit. dans la chambre funéraire, après de sanglantes cérémonies. C’était un jour de fin d’été, quand il y a encore des fleurs et que les pommes sauvages mûrissent. Sur un lit à colonnes, garni de coussins, la morte reposait, vêtue de sa robe brodée, chaussée de ses petites bottes en fin chevreau. Ses cheveux nattés descendaient sur sa poitrine. À ses pieds gisait son esclave la plus chère, et autour des deux femmes, on avait placé des lampes, des escabeaux, le métier à tisser, le rouet et la quenouille. Ainsi, dans le monde surnaturel où elles allaient revivre, Asa et sa compagne retrouveraient les coffres, les bijoux, les vêtements, le peigne d’os gravé, les traîneaux qui voleraient sur la neige au galop de chevaux fantômes, et le navire qui ouvrirait ses voiles brillantes au souffle d’un ciel inconnu.

On rejeta la tourbe sur le vaisseau, on éleva le tumulus de pierres entassées, — et onze siècles passèrent.

Qui nous dira le secret de la reine Asa ? Je suis allée dans les salles du Musée, interroger ces choses mortes, plus mortes d’être là, sous des vitrines, dans la triste clarté d’un matin de neige. Voici les seaux, les coffres, les escabeaux, le rouet et la quenouille ; voici le peigne d’os ciselé et les épingles de corne ; voici la lampe et des débris d’étoffe, et voici les petites bottes en chevreau. Une boite de verre, remplie d’eau alcoolisée, contient un merveilleux dragon dont le bois s’effriterait à l’air libre.

Au milieu de la salle, est la grande charrette à quatre roues et plus loin les deux traîneaux, pièces merveilleuses, dont la restauration a coûté des années de travail, car un seul des traîneaux était réduit en 1 068 fragments ! Pour eux, comme pour le navire, on a dû faire « cuire » le bois, deux ou trois fois, dans l’eau bouillante, afin de rendre aux fibres du chêne la souplesse indispensable pour le travail de réajustement.

Sur le char et sur les traîneaux, sur les coffres, sur la baratte à beurre, foisonne la décoration sculpturale, grouillement de monstres, nœuds de reptiles, qui me rappelle les figures de certains chapiteaux romans, et qui décèle des influences asiatiques, Ils ont des ancêtres dans les temples de l’Inde, ces crocodiles entrelacés, ces chiens, ces chevaux, ces cavaliers, ces serpents, toute cette ornementation exubérante, qui paraît confuse au premier coup d’œil, et qu’on aperçoit bientôt comme ordonnée par un art très sûr. Mais n’est-on pas surpris de distinguer, sur la baratte à beurre, d’étranges faces bouddhiques ?

Ni les symboles perdus de cette sculpture, ni les lettres runiques gravées sur un bâton, ne nous apprennent le secret de la reine Asa… Ce secret, je l’ai deviné plus tard, en voyant, dans les rues de Christiania, et au dancing de l’hôtel Bristol, les Norvégiennes gaies comme des enfants et fortes comme des Valkyries. J’ai compris que les reines de la mer ne sont pas mortes, que leurs âmes revivent en leurs descendantes, dans ces belles filles amoureuses de liberté, qui ne craignent pas la lutte, — et pas même la lutte électorale ! — qui ont gardé, comme tout leur pays, une fraîcheur un peu primitive et sauvage sous une volontaire modernité, et qui portent, avec une fierté d’amazones, leur casque de cheveux blonds.


M. JOHAN BOJER

J’avais le désir de connaître Johan Bojer, parce qu’il est un grand romancier et parce qu’il est un grand ami de la France. M. Pralon, notre ministre, qui sait réunir à la Légation l’élite de la société de Christiania, avait devancé mon vœu. Au dîner qu’il donna, j’eus le plaisir de rencontrer, en excellente compagnie, mon illustre confrère norvégien.

Nous fûmes amis tout de suite. Avec Bojer, on est vite fixé. Il vous regarde, vous devine, vous juge et vous classe. Il a cette intuition spéciale au romancier qui a observé des gens de toute sorte et voyagé à travers la société, en tout sens. Les Norvégiens se font gloire de leur franchise. Johan Bojer pratique cette vertu nationale. Il la pratique même dans ses livres, ce qui sort des règles du jeu, car en ce pays, où l’on méprise les conventions sociales, il n’est pas permis de toucher à certaines conventions de moralité. L’esprit puritain, qui survécut chez un Bjôrnson aux croyances religieuses, ne va pas sans hypocrisie.

Cette hypocrisie, Bojer l’ignore. Il a dénoncé la « Puissance du mensonge ; » il a démonté les âmes des faux apôtres et des égoïstes théoriciens qui, pour leur propre satisfaction, tentent des expériences sociales « sous le ciel vide. » Il a osé montrer une jeune fille perdue par la douceur des « nuits claires » et par une dangereuse liberté. Il ne croit pas que les jeunes hommes soient de meilleurs maris s’ils arrivent « purs » au mariage, et que les interminables fiançailles, avec promenades, baisers, sommeil côte à côte dans les huttes, n’entraînent jamais aucun péril pour l’innocence des demoiselles.

Il écrit ce qu’il pense ; il dit ce qu’il a vu ; il ne ménage rien ; et ce n’est pas, chez lui, besoin de moraliser et de prêcher. C’est amour de la vérité, émotion devant la vie qu’il veut exprimer tout entière. Ses livres ne lui avaient pas fait que des amis, avant le grand succès unanime du Dernier Viking. On lui reprochait cette hardiesse qui, pourtant, n’égale pas la brutalité de Bjornson, et, — chose étonnante pour nous, Français, — on lui reproche ce que nous admirons dans ses livres : la clarté, le sens de la composition, l’équilibre des parties, la logique des caractères, tout ce qui nous ressemble et qu’il doit peut-être à l’étude de nos écrivains.

Car il les a beaucoup étudiés. Il en parle d’une manière imprévue et savoureuse.

— Aimez-vous Maupassant ? J’adore Maupassant. Le dîner chez les Forestier, dans Bel-Ami, quelle chose épatante ! L’atmosphère, la conversation, les types, tout y est. La vérité même ! EL que c’est bien Paris, un certain Paris !… Les femmes, vous rappelez-vous ? Mme de Muriel, la brune, Mme Forestier, la blonde… Quand je suis avec des Parisiennes, je me demande toujours : « De quelle espèce est celle-ci : Martel ou Forestier ? » Oui, c’est entendu ; il y a d’autres types de Parisiennes, mais ces deux femmes, ils n’existent qu’à Paris, voluptueuses sans être basses ; l’une un peu oiseau, mais si vive, si drôle, et l’autre, la Forestier, câline, douce, roulée dans ses peignoirs blancs, avec un cerveau d’homme et une volonté d’homme, et si féline, si femme !… Hein ?… Quoi ?… Démodé ?… Les jeunes écrivains vomissent sur Maupassant ?… Ils le trouvent inintelligent, vulgaire ?… Mais qu’ils essaient donc d’écrire un bouquin vivant comme Bel-Ami, où pas un mot n’a vieilli, après quarante ans ! Qu’ils essaient !…


MARCELLE TINAYRE.