Choses vues en Norvège et en Suède/02

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Choses vues en Norvège et en Suède
Revue des Deux Mondes7e période, tome 15 (p. 361-383).
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CHOSES VUES
EN
NORVÈGE ET EN SUÈDE
(Mars 1923)

II [1]


STOCKHOLM

Il ne fait plus très clair dans ma chambre surchauffée, et je ne puis me résoudre à baisser le store, à tourner les boutons des commutateurs. L’électricité, aussi libéralement dispensée que le téléphone, si peu coûteuse que, dans les chambres d’hôtel, on la laisse brûler indéfiniment, — on reconnaît les étrangers à leur manie d’éteindre les lampes quand ils sortent ! — la surabondante électricité tuerait les couleurs du tableau encadré par la fenêtre.

Il y a devant moi, un bras de mer incurvé qui traverse la ville et s’unit au prolongement du lac Mœlar. A gauche, une rive lointaine, chargée de maisons et de monuments, effilée et dentelée en flèches, en tourelles, en coupoles, émerge d’un brouillard mauve. Devant moi, un îlot porte le Château royal qui rappelle par sa forme et dépasse en majesté les plus beaux palais de Rome. Le crépuscule noie déjà les deux ailes basses et la cour des Lynx, mais, sur la façade occidentale, les fenêtres étincellent d’un feu sanglant. A droite, .il y a un vide, un petit pont, la haute flèche de Riddarholm, légère, aiguë, dont l’extrême pointe s’émousse et se vaporise ; puis un autre ilot où s’élève, noir, à contre-jour, le Parlement couronné de statues ; puis deux ponts encore, vus en perspective, reliant l’îlot du Rikgsdal au nouvel Hôtel de ville, qui élève sa tour de brique et son clocheton ajouré, fleuri des trois couronnes suédoises. De ce côté-là, les édifices se détachent en masses sombres sur un ciel crûment rouge et vert, rouge écarlate et vert acide, un ciel qui resplendit sans flamboyer, et dont les nuances changent si lentement que ce couchant semble durer des heures, comme un état définitif du ciel, une formidable fresque aérienne.

Est-ce Venise ou Stockholm ? Venise du Nord, illusoire Venise, calmée, refroidie, sous une lumière qui ne vibre pas. Et là-bas, où s’efface la rive presque évanouie, avec ses collines et ses dômes, au delà du bras de mer tout moiré de rouge et de vert vif, n’est-ce pas une image, un peu diminuée, de Stamboul ?

Non, Stockholm est bien lui-même, et si, partout, dans les monuments, dans les palais, dans les musées, et jusque dans cette aménité cérémonieuse des Suédois qui se vantent d’être « aussi polis que les Français, » je retrouve des influences méridionales, Stockholm a su garder son âme sous les parures de pierre qu’il doit aux influences successives de la France et de l’Italie.

Je resterai ici trop peu de temps pour connaître cette ville qui a surpassé mon attente, ville-archipel, mariage de la terre, du lac et de la mer, îlots émiettés, architectures fantasques surgissant des eaux et des jardins. Je n’aurai visité ni le Château, ni l’église de Riddarholm, le Panthéon suédois, — qu’on répare, — ni les domaines royaux des environs, Drottingholm, Ulriksdal, où l’on trouve les plus belles collections de Gobelins, où rôdent les fantômes tragiques, capricieux, tristes ou charmants, de Gustave III, de Sophie-Madeleine, d’Hedvige-Eléonore, de Louise Ulrique, et de Fersen.

Mais j’ai vu la « terrasse Fersen, » seul vestige de l’hôtel qu’habita le beau Suédois aimé d’une reine, dont j’ai relu ici même, dans le livre émouvant de M. de Heidenstam, le roman si pur et si douloureux. Et, dans les salles de l’Académie de peinture, guidée par M. le docteur Gauffin qui connaît parfaitement l’art et le génie du XVIIIe siècle, j’ai admiré, parmi cent chefs-d’œuvre, la magnifique collection des Roslin.

Figures altières de princes et de reines, grandes dames poudrées en paniers et en falbalas, jeune femme à la robe rose, qui tient un masque de velours noir, et dont les yeux et les joues rappellent ce noir velouté et ce rose floral ; Suédois et Suédoises mêlés aux Français, et, ce qui est peut-être l’œuvre dominante du peintre, le hautain, sec et spirituel Choiseul, duc de Praslin, — n’est-ce pas la cour de Gustave III et la cour de Louis XV, n’est-ce pas, venue du fond du passé, l’affirmation d’une ancienne sympathie, qui rapprocha, qui pourrait rapprocher encore, la France et la Suède ?

Cette Suède du XVIIIe siècle, l’architecture et la peinture me l’ont racontée avec mélancolie ; et c’est elle qui m’apparait ce soir, dans les froides splendeurs vertes et rouges, dans les brumes violettes du couchant. Et je reste à la fenêtre, fascinée, jusqu’à ce que le soleil ait achevé son agonie lente, et que, la nuit venue, le Château royal semble grandir, sombre, piqué de lumières, et posé obliquement sur l’eau frissonnante et noire, comme il est dans le célèbre tableau du prince Eugène.


Il y a un autre Stockholm, très moderne, qui dévore peu à peu l’ancien, comme il arrive dans toutes les vieilles villes. Ce Stockholm-là, fier de ses tramways, de ses postes téléphoniques échelonnés tous les cinquante mètres à la disposition du public, de ses larges rues propres et bien aérées, de ses banques qui sont des palais, de ses hôtels confortables, de ses écoles et de ses hôpitaux modèles, je n’aurai pu que l’entrevoir.

Du moins aurai-je visité, par une faveur spéciale, l’édifice inachevé qui représente la Suède moderne, opposée au vieux Château des rois. C’est l’Hôtel de ville, œuvre très remarquable d’un architecte jeune et hardi, M. Ragnar. Östberg.

Il a été construit dans un lieu illustré par la légende. Lorsque les Vikings assiégeaient Sigtuna, la ville ancêtre de Stockholm, les notables de la ville, voyant leur trésor épuisé, enfermèrent leurs dernières pièces d’or et leurs derniers bijoux dans un tronc de chêne qu’ils abandonnèrent au courant du Mœlar. Où ce tronc s’arrêterait, on bâtirait la nouvelle ville. Et ce fut l’origine de Stockholm.

L’Hôtel de ville est une construction énorme, en briques d’un beau rouge foncé, avec deux tours inégales-dont la plus haute, portant le groupe de Saint-George et du Dragon, enferme un jeu de cloches. Le style est grave, simple, rude, et transpose dans une forme originale certains caractères des anciens monuments suédois, avec des souvenirs de la Flandre, de l’Allemagne et de l’Orient. La grande cour intérieure, entourée de galeries, ouvre, d’un côté, ses arcades, sur le paysage du Mœlar, et l’on voit les mâtures et les voiles mouvantes des bateaux entre les lourds piliers rougeâtres. De cette cour, montent les escaliers décorés de sculptures en pierre, jusqu’aux salles du premier étage ; la grande salle des séances, décorée d’étoffes pourpres et de boiseries ; le « Hall bleu » réservé aux fêtes, et qui peut contenir deux mille personnes ; la magnifique « salle dorée », toute couverte de mosaïques et qui fait songer aux églises de Ravenne.

Les cent conseillers municipaux, pour se rendre à la salle rouge, devront suivre une galerie voûtée, haute de trente et un mètres, qui occupe tout le bas de la grande tour, et sous l’escalier conduisant à cette voûte, on a réservé une salle de réunion, jolie comme un boudoir, pour mesdames les Conseillères.

Quand on s’est bien saturé de cette modernité mêlée d’archaïsme, n’est-il pas délicieux d’aller au Skansen découvrir la Suède rustique ? Car si la ville de Stockholm n’est pas toute la Suède, on peut dire cependant que toute la Suède est à Stockholm, ou, plus exactement, au Musée du Nord et au Skansen. Voyageons dans l’espace et dans le temps ! Au Musée du Nord, des mains, tendrement filiales, ont réuni les épaves glorieuses du passé. Il n’y a rien d’analogue, en aucun pays, ou rien d’aussi parfaitement beau. L’histoire des Vikings, l’histoire des rois, l’histoire obscure des paysans sont là, sous nos yeux,

comme un livre d’images, enluminé des plus fraîches couleurs. Armures des rois, costumes ensanglantés par l’épée ou la balle dont, les traces sont visibles, habits de couronnement, vêtements argentés que porte Gustave III dans le grand tableau de l’Académie, robes de reines aux étroits corsages, aux paniers démesurés, voisinent, avec les costumes des paysans de toutes les provinces, et la vaisselle d’or avec les écuelles de bois.

Une série de petites salles est consacrée à cette représentation de la vie rustique. Des mannequins très bien exécutés et qui sont des œuvres d’art, portent les robes multicolores, les coiffes aussi variées que celles de nos Bretonnes, les habits bleus, les gilets brodés, les étranges « hauts-de-forme » des gens du Smaland, du Halland, de la Vestrogothie, de la Dalécarlie, et autres provinces. Ils sont là, parmi leurs meubles et leurs outils, parmi ces naïves peintures sur toile qui décorent les petites fermes anciennes, et où l’on voit, en costumes de 1810, les Apôtres et les Rois Mages, les séides de Ponce-Pilate en uniforme, la Vierge en jupon ballonné, le Père Eternel en chapeau de feutre, et le prophète Elie qui est ravi en extase sans lâcher son parapluie vert.

Ces peintures ingénues, comparables aux plus primitifs de nos Primitifs, par le sentiment religieux qui les inspire et qui s’unit à une observation minutieuse de la réalité, on les revoit encore dans les maisonnettes transportées au parc du Skansen.

J’ai eu, pour visiter Stockholm, des guides incomparables : M. de Heidenstam, président de l’Alliance française, historien de Fersen, de Marie-Antoinette et de Gustave III, est, à plus de quatre-vingts ans, jeune par l’allure, le caractère, l’esprit et le cœur ; M. Fevbrel, secrétaire de l’Alliance, un peu Français par ses origines, est l’un de nos plus fervents amis ; enfin Mme Marika Sjernstedt, romancière de grand talent, a voué sa plume et sa parole à défendre, à expliquer la France. — C’est elle qui m’a conviée, dans sa villa de Djursholm, à un très amusant déjeuner féminin avec trois autres femmes écrivains : Mme Branting, femme du ministre socialiste, Mme de Kleen, et Mme Follgren, toutes trois journalistes et chroniqueuses remarquables.

Mais j’ai eu, au Skansen et dans la campagne suédoise, un autre guide qui me parlait tout bas, dans le silence de mon rêve, et qui me disait de merveilleuses paroles. C’est vous, Selma Lagerlöf, femme de génie que je n’ai pu voir, hélas ! pas plus que la grande Ellen Key. C’est vous, âme et voix de la Suède, incantatrice qui ressuscitez les morts et leur rendez une vie immortelle

Combien je vous admire et vous aime, je ne vous l’aurai pas dit, ô solitaire qui vivez dans votre retraite dalécarlienne ! Mais sachez-le, si jamais vous lisez ces lignes : au lieu d’emporter des ouvrages savants, j’ai pris, tout simplement, le Voyage merveilleux de Nils Holgersson, ce chef-d’œuvre écrit par vous pour les enfants des écoles primaires

Nils Holgersson, garçonnet changé en lutin, Petit Poucet suédois, s’envole sur le dos d’un jars blanc, dans une bande d’oies sauvages. Il visite ainsi toute la. Suède, et il a mille aventures terribles ou divertissantes, avec des hommes ou des animaux, car, étant sorti de l’humanité, il comprend le langage des bêtes.

Au Skansen blanc, par un dimanche glacé, j’ai imaginé que Nils Holgersson était près de moi, grand comme un revers de main, vêtu de ses culottes de cuir et chaussé de ses petits sabots. Il me conduisait dans les maisons de bois où des gardiennes en costume national attisent le feu sur la pierre du foyer angulaire ; il ouvrait la porte de la vieille et délicieuse église ; il me montrait, dans leurs enclos, l’ours brun vautré, le lynx qui crache et jure comme un chat, les rennes aux larges pieds, les aigles engourdis et mélancoliques, l’admirable auroch qui paraît aussi vieux que le monde et qui est couvert d’un poil feutré, laineux et roux comme le varech sur les roches marines.

La neige cachait les allées ; la neige accablait les sapins ; tout était blanc, le sol, les toits, les branches, les tentes laponnes, les rochers des ours, et Stockholm, vu à travers les arbres, était blanc dans un brouillard pâle. Seuls, les bouleaux, sous le grésil léger de leurs ramilles, n’étaient pas blancs. Ils avaient la pâleur ineffable des flocons de fumée.

Je suis rentrée à l’hôtel, et j’ai regardé le château ; les quais, les ponts tendus d’hermine. Sur le bras de mer, de gros glaçons verdâtres arrivaient en tournoyant. Ces glaçons étaient couverts d’oiseaux, mouettes, canards et corneilles.

J’ai entendu l’appel de ces oiseaux, sans le comprendre, moi qui n’ai pas été changée en lutin. Alors mon petit compagnon mystérieux m’a quittée. Dans la fantasmagorie du crépuscule, où le réel et l’imaginaire se confondaient, — je l’ai vu qui s’en allait sur un glaçon, parmi les canards sauvages.


FEMINISME

Je me disais, en admirant les splendides Norvégiennes : « Filles des vikings, filles des reines de la mer. » Les Suédoises, moins éclatantes, plus fines, sont du même sang. Il y a entre elles, Suédoises et Norvégiennes, des différences qui tiennent au milieu, à l’éducation, à des traditions abolies en Norvège, conservées en Suède, mais le fond de race est pareil.

Ici et là, le féminisme règne. Les femmes, ici et là, ont conquis le droit de vote : elles sont électrices et éligibles ; elles ont accompli une œuvre sociale très belle, dont elles ont le légitime orgueil, et féministes militantes et triomphantes sont également disposées à considérer les femmes latines, — qui ne votent pas, — comme des victimes infortunées de l’homme, des poupées ou des courtisanes.

Sous la bonne grâce, je sens parfois cette conviction, absolue et non raisonnée, surtout chez les femmes qui ne sont jamais venues en France et qui nous voient à travers la littérature, une certaine littérature.

Il n’y a dans ce sentiment qu’on avoue, si j’insiste un peu, aucune arrière-pensée désagréable pour moi. On veut bien croire que je suis une « intellectuelle » et même une « affranchie, » et l’on met un certain temps à pressentir que ces mots d’« intellectuelle » et « d’affranchie » n’ont pas le même sens en français, en norvégien, en suédois, et que cette définition ne m’enferme pas tout entière.

Malgré cette sympathie qui m’est précieuse, malgré un goût commun pour toutes les formes de l’art et de la pensée, j’ai senti, à tout propos, en Suède comme en Norvège, ces dissemblances profondes qui existent entre la femme nordique et la femme latine. Chacune a ses vertus propres ; chacune a sa conception particulière du droit et du devoir, du bonheur et de l’amour ; chacune est le produit de sa race et de son milieu. A la beauté du monde, au génie de l’humanité, tous ces éléments, si divers, sont nécessaires ; mais ne les confondons pas sous prétexte de les comparer !

Je veux parler en toute franchise. On m’en saura gré, puisque j’ai su écouter ce qu’on me disait avec franchise, et rudement quelquefois ! J’admire les éminentes qualités des femmes scandinaves : j’admire les services qu’elles ont rendus à leur patrie. Si j’essaie de montrer ce qui nous sépare, c’est pour nous mieux définir, les unes et les autres, pour nous comprendre un peu, sinon tout à fait.

Il y a d’abord la question politique, — pacifisme, internationalisme, désarmement, etc.— sur laquelle je reviendrai plus tard. En Norvège, on a de l’amitié pour nous, mais la propagande anti-française, — qui n’est pas toujours allemande, — rend souvent cette amitié peu clairvoyante ou incertaine. Les femmes, assez mal ou pas du tout renseignées sur les conditions de la vie française après la guerre, très attachées à un pacifisme théorique, ne se représentent absolument pas les épreuves que nous avons subies, et les dangers qui nous menacent. En Suède, c’est pis encore.

Les mots qui reviennent le plus souvent sur les lèvres des Françaises ou des Italiennes, quand elles expriment leurs idées sur la vie et leur idéal de bonheur féminin, c’est « amour, » et « mariage. » Dans les discussions amicales que j’ai entendues, en Norvège, autour des tables à thé et dans les coins de salon, lorsque les « discuteuses » étaient des intellectuelles, le mot qui revenait sans cesse, c’était : « indépendance. »

L’indépendance et le travail ! Voilà le programme offert à la jeunesse. Les « servitudes familiales, » on les acceptera le plus tard possible, et elles seront réduites au strict minimum. Très lâches resteront les liens de famille. Ah ! certes, ce n’est pas aux femmes du Nord qu’il faudrait répéter la phrase chère à nos aïeules : « La femme est faite pour souffrir... et l’homme pour être souffert. »

Nous aussi, nous avons protesté contre cette conception de la vie féminine, et nous avons cru être très audacieuses, en disant que la femme ne doit pas souffrir injustement, et par la faute de l’homme, et par la faute des lois que l’homme a faites dans un temps où sa compagne dépendait véritablement de lui, où il prenait, en l’épousant, la charge totale, absolue, de la nourrir, elle et ses enfants. L’obligation du travail, pour la femme isolée, et aussi pour la femme mariée, a changé les termes du vieux pacte millénaire et je persiste à le déplorer.

Je persiste à croire que la division des fonctions et des devoirs, conformément à la nature, serait une garantie d’équilibre pour la société, et de bonheur pour les familles. Je sais qu’elle répond au vœu de la grande majorité des femmes, dans nos pays, car ce n’est point par plaisir que la Française quitte son foyer pour l’atelier ou le bureau. Femme entre les femmes, elle a pour idéal de « rester chez elle, » de gouverner son ménage et d’y être reine, laissant à l’homme les émotions du forum. Les revendications d’une élite d’intellectuelles et de travailleuses n’auraient pas d’écho dans les foyers français, si tous ces foyers étaient construits selon l’ordre naturel, si tous étaient réchauffés, éclairés par la présence de la femme. C’est la carence de l’homme qui a créé le féminisme, si artificiel en France ; et la guerre, en détruisant un peuple de jeunes hommes, a fait un peuple de victimes féminines : les veuves, les jeunes filles condamnées au célibat et contraintes à gagner leur vie.

Sur les solitaires les Norvégiennes ne s’apitoient pas comme nous. Elles n’imaginent pas que la solitude soit une douleur, et que la femme puisse être, au fond de l’âme, sous la pudeur et la dignité du silence, torturée par le regret de l’amour et de la maternité impossible. Liberté ! cela console de tout : un maximum d’indépendance, un minimum de sacrifices, la plus grande facilité à choisir son métier, sa carrière, à secouer l’autorité des parents, à se fiancer et à se défiancer, à se marier et à divorcer, voilà le bonheur. Mais cette liberté, — où il y a bien un peu d’égoïsme, — s’arrête devant l’amour qui est censé ne pas exister hors du mariage. « Nous n’aimons pas le ménage à trois », me dit-on, avec fierté, et l’on ne parait pas comprendre que si la femme latine répugne aux divorces rapides, c’est qu’il y a dans son cœur une lutte terrible entre l’amour et l’amour maternel, et qu’elle n’abandonne pas ses enfants aussi facilement que Rosa. Le drame secret qui est la rançon, — je ne dis pas l’excuse, — de bien des situations fausses, doit se produire parfois dans les âmes du Nord, mais personne n’en veut convenir. Le diable n’y perd rien, dit-on ; mais il y a une convention que l’on respecte. Des maris successifs, cela ne fait pas scandale, mais une liaison amoureuse ne serait pas tolérée. Et c’est la même chose en Suède où cependant, — par un mystère que je n’essaie pas d’expliquer, — le nombre des enfants illégitimes est considérable !

J’ai l’impression que, dans tous ces entretiens, où chacune parlait avec sincérité, nous n’arrivions pas à nous comprendre, parce que les mêmes mots n’avaient pas le même sens pour les unes et pour les autres.

C’est que les relations sociales, et sentimentales des deux sexes, dans les pays du Nord, ont un caractère difficile à comprendre pour les gens du Sud. L’amour, la forme latine de l’amour, raffiné, devenu un art où l’intelligence et la tendresse s’accordent pour broder le simple canevas de la nature, l’amour qui ennoblit la volupté comme le sculpteur divinise le marbre dont il fait surgir une déesse, — cet amour-là, qui est une des forces créatrices de notre art et de notre littérature, et qui tient tant de place dans notre vie, les Scandinaves, quand ils le rencontrent le méconnaissent. La femme, pour eux, c’est la camarade, avant le mariage, et après, c’est, — je n’ai pas inventé le mot, — « un moule à enfants. » L’homme, qui, même irréligieux, reste imprégné de puritanisme, ne cède à la puissance de ses sens qu’avec une sorte de honte. Il croit se ravaler jusqu’à la bête, et il s’y ravale, puisqu’il n’apporte pas une idée de grâce et de beauté dans ce qui est, pour lui, une basse fonction.

Voilà ce que des femmes m’ont dit, en expliquant, par ce caractère des hommes, leur altitude à elles, et leur volonté de vie indépendante. Je ne veux pas généraliser. Si les autres ne nous comprennent pas, je risque aussi de ne pas les comprendre. Chaque peuple fait son bonheur à sa façon. Nous avons la nôtre, qui est méconnue et dénaturée. J’ai bien le droit de la défendre.

Une très intelligente Finlandaise que j’ai rencontrée dans un déjeuner de dames, en Norvège, m’a tout de suite attaquée à ce propos, et m’a dit qu’elle plaignait beaucoup les femmes qui épousaient des « hommes du Sud, parce qu’ils sont charmants, faux et infidèles. » Je lui ai répondu que je souhaitais aux femmes du Nord « le même bonheur que savent nous donner ces hommes du Sud, quand ils nous aiment. »

On revient souvent, en Norvège, sur cette idée de « fausseté » opposée à la « franchise » septentrionale ; et j’ai senti qu’il était presque impossible de séparer, dans l’esprit de certaines personnes, la « fausseté » de la « politesse. » Elles croient fermement que c’est la marque d’une supériorité morale que de dire tout ce que l’on pense, même ce qui est désagréable et désobligeant. Je persiste à croire que la politesse est, au contraire, une forme de la charité, une répression de petites impulsions égoïstes, une entente réciproque pour éviter les chocs pénibles et voiler les laideurs de la vie.

En expliquant ainsi mes idées, je revendiquais le bénéfice de cette franchise dont on usait vis à vis de moi. J’ai la certitude que mes amies scandinaves ne m’en voudront pas de suivre ici l’exemple qu’elles m’ont donné. Je leur demande seulement de faire les mêmes réserves que moi, lorsqu’elles jugeront la France qu’elles connaissent peu ou mal. Qu’elles écoutent seulement leurs compatriotes qui ont vécu longtemps parmi nous, — j’entends celles qui ont vu de Paris autre chose que les boulevards, Montmartre et le café de la Rotonde.


UPSAL

J’allais partir pour Upsal, un matin, et j’attendais ma voiture, dans le salon du Grand Hôtel.

Un amoncellement de journaux couvrait la table, et c’étaient, avec des journaux suédois, quantité de journaux allemands. Le texte, incompréhensible pour moi, avait cependant des transparences... vuhr... Poincaré... Bochum... Essen... Franzôsischen soldateska... Et puis, il y avait les images !

Dans cet océan de papier boche, un journal français, vieux de huit jours, — il était arrivé par l’Angleterre, — attira mes yeux. Je le feuilletai. C’était un numéro du Temps.

« Dernière heure... Réponse de M. Poincaré à l’archevêque d’Upsal... Lettre des protestants français aux évêques suédois... » Je n’eus pas le loisir d’en lire davantage. Il fallait partir. Je partis, me demandant ce que l’archevêque d’Upsal avait bien pu écrire à l’archevêque de Paris, aux protestants de France et au Président du Conseil !

J’arrivai dans la fameuse ville universitaire, l’Oxford suédois, capitale de la science, nourrice des futurs professeurs, pasteurs, avocats, naturalistes et médecins. Par treize degrés au-dessous de zéro, c’était une cité provinciale et triste, engourdie dans la neige, où devait grelotter, sous les arbres qui semblaient morts, l’ombre douce et charmante de Linné. Un étudiant, envoyé à ma rencontre par le professeur Staaf, me conduisit au musée de l’Université qui contient quelques tableaux de second ordre, présentés dans un cadre très agréable. Le directeur de ce musée, M. Hahn, eut la bonté de me faire les honneurs de la cathédrale, qui est célèbre dans toute la Suède, avec celles de Linkôping et celle de Lund.

De loin, elle monte, d’un double jet svelte et fier, rouge dans le gris du ciel, et si opposée par sa légèreté au lourd château de la reine Christine. De près, elle déçoit, parce qu’elle est moins qu’un monument restauré ; elle est un monument pastiche, la copie d’un modèle gothique, comme Sainte-Clotilde de Paris. Et elle serait sans charme, en dépit du talent des architectes, si elle ne contenait des tombeaux admirables ; celui de Catherine Jagellon, étendue dans sa robe aux plis réguliers, les mains jointes, le front couronné, sous une arcade à plein cintre, celui de Svedenborg que j’ai salué en souvenir de Seraphita, et le plus beau de tous, celui de Gustave Vasa, dont la grande statue rigide est couchée, entre ses deux épouses, sur un cénotaphe flanqué de quatre obélisques. Mais ce qui m’a le plus touchée, dans cette cathédrale tant remaniée qui a subi tant de vicissitudes et d’avatars, au cours des siècles, ce ne sont pas les tombes royales, ni la chasse vénérée de saint Eric, ni les vêtements conservés dans la sacristie ; c’est une inscription sur le mur du transept :

A la mémoire de Estienne de Bouneuill, tailleur de pierre, maistre de faire l’église de Upsal en Suece, menant avecques lui ses compaignons et ses bachelors pour ouvrer de taille de pierre en ladite église alant de Paris en ladite terre l’an de grâce mil ce quatre-vingt et sept.

Tout en visitant la cathédrale, je pensais à l’archevêque et je déplorais, intérieurement, que ce haut dignitaire ecclésiastique fut très probablement un germanophile. Redoutable effet de la propagande allemande ! Cependant, il y avait eu contre-manifestation de la part des Français et protestation officielle... J’aurais donné cher pour connaître le détail de cette histoire, mais par une sotte timidité où il y avait aussi de la discrétion, je n’osai parler de l’archevêque à mes hôtes, et je me dis seulement, à part moi : « C’est bien la dernière personne d’Upsal, que j’aurai l’occasion de connaître. »

Le soir, je fus présentée, par le professeur Staaf, à un nombreux et juvénile public d’étudiants et d’étudiantes, auquel je parlai de la « Parisienne inconnue, » c’est-à-dire la femme du peuple et la femme de la bourgeoisie, que les étrangers ne rencontrent pas à Montmartre. Il y avait, au premier rang des auditeurs, un monsieur en redingote noire, blond grisonnant, la figure fine et vive, et qui portait une croix pectorale suspendue par une chaîne d’or. Il souriait avec bienveillance, applaudissait avec ardeur, et je me persuadai que ce devait être une sorte de « grand vicaire » ou de « coadjuteur » de l’archevêque. Quand j’eus terminé ma causerie, M. Staaf prononça quelques paroles ; puis le personnage à la croix d’or se leva :

— Je n’ai pas l’habitude, dit-il en français, — et en très bon français, — de parler dans les réunions de l’Alliance, mais j’ai été si ému par ce que je viens d’entendre que je ne puis m’empêcher d’apporter ici mon témoignage. J’ai habité Paris pendant sept ans. J’ai vu de près le foyer français, la femme française que les étrangers ignorent et calomnient, et j’ai admiré les vertus familiales de ce peuple qu’on ne peut pas connaître sans !’aimer...

« Voilà qui est parler ! me disais-je. Voilà un ami éclairé, sincère, courageux !... C’est ce monsieur à la croix d’or et non pas l’autre, le germanophile, qui devrait être archevêque d’Upsal. »

Après la séance, le personnage qui avait si bien parlé, vint encore une féliciter, me baisa la main et s’excusa de ne pouvoir rester pour le souper.

— J’espère, dit-il, que nous nous reverrons avant votre départ.

— Monsieur, répondis-je dans toute la sincérité de mon cœur, croyez que j’en serai charmée.

Il partit. On se mit à table. Le souper fut excellent et gai. La glace étant rompue avec mes voisins, je demandai discrètement :

— Quel est donc ce monsieur à la croix d’or qui a si bien parlé et qui aime tant la France ?

— Madame, me répondit mon voisin de droite, on ne vous a donc pas prévenue ? ... C’est l’archevêque d’Upsal.


Jamais M. Nathan Sôderblom, archevêque luthérien d’Upsal, ancien pasteur de l’église suédoise à Paris, ne saura combien je fus déconcertée par cette révélation. Déconcertée et consolée aussi. J’étais sûre que cet archevêque, — à moins que d’être un hypocrite damnable et un sépulcre blanchi, — ne détestait pas la France. Je le trouvais respectable et sympathique, et je me demandais seulement :

« Qu’est-ce qu’il a bien pu écrire à M. Poincaré, à Mgr Dubois et aux protestants de France ? »

Les personnes que j’interrogeai, sur ce point délicat, firent : « Heu !... heu !... » d’une manière inquiétante. Mais j’appris que M. Soderblom m’invitait à déjeuner pour le lendemain, et je songeai qu’une conversation plus longue me donnerait peut-être quelques lumières.

Le lendemain, je fus reçue à l’Archevêché, par M. l’archevêque et sa famille, avec M. et Mme Staaf. La maison est grande et belle, bien meublée et ornée de bons tableaux anciens, et plus confortable que beaucoup d’évêchés de France, depuis la séparation. M. Nathan Sôderblom fut aussi aimable que la veille : il me parla de mes impressions de voyage, de mes livres, du dernier surtout, Priscille Séverac, histoire véridique d’une illuminée protestante. Il me demanda aussi si je connaissais Mgr Dubois.

— Je ne Fai vu qu’à l’autel.

— C’est, parait-il, un grand prélat, un prêtre remarquable par l’intelligence et le caractère, dit M. Sôderblom d’un air pensif.

Quand je pris congé, en remerciant mes hôtes de l’accueil que j’avais reçu, M. Sôderblom, au seuil de la maison, me dit gravement :

— Dieu vous bénisse, madame !

— Et mon pays aussi, monsieur l’archevêque ?

Il n’hésita pas une seconde :

— Certes... certes... que Dieu bénisse la France !

Et comme l’automobile allait démarrer :

— - Madame, dit l’archevêque d’Upsal, en guise d’adieu, — quand vous serez revenue à Paris, embrassez pour moi l’Arc de Triomphe I


De retour à Stockholm, j’ai connu, non seulement la réponse de M. Poincaré et la lettre, si digne, des protestants de France, mais la lettre de M. Sôderblom et son discours au clergé suédois. Je n’insiste pas sur le détail si fâcheux de la traduction incomplète envoyée en France, tandis qu’un texte différent de la même épitre était adressé à des personnages importants du clergé anglais et du clergé américain. Il peut y avoir faute du traducteur, erreur involontaire ou malentendu. Cependant, le discours même et la lettre, dans leur texte original et complet, contiennent des affirmations et des jugements qui nous affligent et nous blessent, et peuvent nous faire beaucoup de mal.

Qu’un plumitif besogneux, qu’un « intellectuel » farci de théories, qu’un naïf, dépourvu de sens critique, accepte, sans examen, les mensonges allemands ; qu’il fonde, sur ces mensonges, sur des faits inventés ou déformés, toute une doctrine politique ; qu’il pleure sur les misères allemandes et s’indigne des « atrocités » françaises dans la Ruhr, cela n’a rien d’extraordinaire, aujourd’hui, en un pays savamment travaillé par la plus habile propagande. On peut s’en émouvoir ; on ne peut pas s’en étonner. Mais qu’un homme de grande valeur, un savant, un prêtre, chef du clergé suédois, puisse se tromper aussi lourdement, cela trouble le cœur... Il ne se trompe pas, le mot n’est pas juste. Il est trompé, — comme toute la Suède.

Je ne mets pas en doute la sincérité de l’archevêque d’Upsal, et me rappelant ses paroles, avec précision, je crois qu’il a exprimé un sentiment vrai, en déclarant qu’il aime la France… Seulement, il aime aussi l’Allemagne. Il a, dans les deux pays, des souvenirs et des affections. Il n’a pas su, ou voulu, ou pu choisir. Ne pas choisir dans certains cas, c’est choisir tout de même. Et voilà pourquoi M. Sôderblom, qui aime la France et les Français, prend, peut-être inconsciemment, une attitude de « germanophile. » Sur la simple affirmation des Allemands, et sur la foi de documents truqués, il admet, trop vite, trop facilement, ce qu’un très grand nombre de Suédois admettent, proclament, et réprouvent, soit :

Que la France, dans la Ruhr, apporte la guerre en temps de paix, dans l’intention d’annexer de riches territoires ; qu’elle opprime et martyrise une « noble nation civilisée » ; que les soldats français « boivent le lait enlevé aux nourrissons» ; que des familles honnêtes sont chassées de leurs maisons par des officiers français, et que ces officiers installent, dans les maisons réquisitionnées, des lupanars où l’on traine « des jeunes filles au cœur pur ; » enfin, que la France « contamine » la région occupée, « moralement et sexuellement » (sic). (Cette dernière phrase, qui existe dans le texte soumis aux Anglo-Américains, était omise dans la traduction française envoyée à M. Poincaré et Mgr Dubois.)

Je ne discute pas le cas de l’archevêque d’Upsal. Il m’a reçue chez lui ; il m’a exprimé son amitié pour la France, dans les termes que j’ai rapportés, et il m’a dit « d’embrasser pour lui l’Arc de Triomphe. » Je crois à sa probité d’homme et de prêtre. Je suis certaine qu’il a été victime du savant travail organisé autour de lui, et dupe d’un « mirage » moral. Quand il aura la pleine certitude de l’erreur commise, il la déplorera. Il voudra peut-être même en atténuer les conséquences.

Mais je retiens son cas, comme un exemple retentissant de cette puissance de la propagande allemande en Suède, que trop de Français ignorent ou tiennent pour négligeable.

En Norvège, c’est tout différent. Les deux grandes nations scandinaves ne sont pas des sœurs Ménechmes, quoique jumelles, et leur frère de race, le Danemark, se défend aussi de leur ressembler. La Norvège, démocratie de paysans, de commerçants et de marins, férue de liberté, est aussi « travaillée » par l’Allemagne, mais elle résiste, malgré les Sigurd, Ibsen et Cie. C’est vers l’Occident anglo-américain qu’elle tourne les proues de ses navires, comme jadis les drakkars des Vikings, et elle se souvient de tous les marins, ses fils, que les Allemands ont torpillés sans miséricorde.

La Suède est un pays aristocratique, traditionaliste, savant, épris de morale et de théologie. Elle regarde avec inquiétude du côté de l’Est, où le vieil ennemi, le Russe, lui réserve peut-être des surprises ; et elle regarde aussi vers le Sud, vers l’Allemagne, sa voisine, qui a lié avec elle d’étroites relations de parenté.

Isolée à l’extrémité de l’Europe, toutes les routes qui la mènent au continent passent par l’Allemagne. La langue qu’elle parle est germanique. Ses professeurs fréquentent les Universités allemandes et ses militaires ont reçu les enseignements de Potsdam. Luthérienne, elle respecte la patrie de Luther. Que de raisons, pour elle, d’avoir cru à la puissance, à la vertu, à la sagesse de l’Allemagne ! Que d’excuses de croire encore à la bonne foi du Germain !

Et puis, le Suédois est plus « sentimental » que « critique ». Il est foncièrement honnête et probe, très accessible à la pitié, quand on lui parle de la « honte noire » et de la souffrance des enfants. Si on lui démontrait que la « honte noire » n’existe pas, et si on lui apprenait ce que souffrent les milliers d’enfants anémiés, rachitiques et tuberculeux dans les baraques en carton bitumé de nos départements dévastés, si on lui expliquait, — pas une fois, par hasard, mais, presque quotidiennement, avec films, photographies statistiques, beaucoup de statistiques à l’appui, — quelles sont les plaies de la France, ses yeux ne refuseraient pas de s’ouvrir. Mais c’est au cœur qu’il faudrait parler, et surtout au cœur des femmes.

Ce devrait être une suggestion répétée, raisonnée, faite avec toute la délicatesse possible et avec l’aide des gens qui ont l’expérience du caractère suédois. Une conférence, si elle a une estampille officielle, est sans effet. Le public se méfie. Une conversation isolée, même très amicale, peut laisser un désir de réflexion et d’examen, dans des âmes loyales, mais on l’oublie vite. Il est difficile de persuader des gens même qui ne nous sont pas foncièrement hostiles, certes, qui apprécient nos arts, nos lettres, nos sciences, notre génie national, — si ces gens entendent tous les jours, à toute heure, partout, les mille voix insinuantes, suppliantes, indignées, douloureuses, et quémandeuses de la voisine Allemagne.

Je me suis trouvée, à Stockholm, avec des femmes « intellectuelles » du plus haut mérite. Elles parlaient le français et nous pouvions nous entendre. Eh bien ! elles croyaient aux « nègres cannibales » de la Ruhr, aux poilus buveurs du lait des petits enfants, aux « atrocités » commises par les Français à la Chambre de commerce de Bochum.

— L’Allemagne souffre beaucoup, me disaient-elles. Elle a été coupable, mais elle souffre. Des innocents paient pour les coupables. Ah ! pourquoi la France conserve-t-elle, dans la paix, l’esprit de guerre, et ne donne-t-elle pas au monde l’exemple de la générosité ?

— Madame, répondis-je à celle qui me parlait ainsi et qui est à la fois une femme très charmante et un bon journaliste, ce n’est pas à nous, c’est à MM. Stinnes et consorts qu’il faut dire ces choses. Si des innocents souffrent, il y a chez nous des veuves, des orphelins, des mutilés, et quatorze cent mille hommes sous terre.

— C’est vrai... c’est vrai... mais, ces nègres dans la Ruhr !...

J’ai eu beau dire que les prétendus « cannibales » étaient des Algériens, — nullement noirs, — ou des créoles des Antilles, lesquels sont citoyens français, vont à l’école, votent, et envoient des députés de leur couleur au Parlement, je n’ai pas mieux réussi, je le crains, à faire admettre que les poilus ne se nourrissent pas de lait, qu’ils en boivent, à contre-cœur, quand ils sont malades ; que les Allemands sont seuls responsables de la « famine » qu’ils ont créée par des grèves dans les transports ; qu’ils empêchent les ouvriers d’aller aux soupes populaires françaises (voir les photographies publiées par l’Illustration) ; qu’ils ont, eux-mêmes, abîmé, bien après le départ des Français, les locaux de la Chambre de commerce à Bochum (voir encore la photographie de l’Illustration), pour montrer les « dégâts » aux journalistes neutres convoqués spécialement, dont une Suédoise ; enfin que la France a la conscience tranquille et qu’elle ira jusqu’au bout de son droit, non pas contre la paix, mais pour la paix du monde.

On me répondait :

— Peut-être !... On ne sait rien... On n’est pas suffisamment renseigné... Il faudrait envoyer une commission de neutres dans la Ruhr, pour qu’ils voient, de leurs propres yeux...

— Pas comme à Bochum, en tout cas !

Après cette conversation, Mme F... a écrit, dans un journal de Stockholm, un article sympathique et même élogieux. Mais elle regrettait, disait-elle, que j’aie des sentiments « nationalistes ; » que j’adopte toujours « le point de vue patriotique, » et que, dans la Veillée des armes, où j’ai raconté la vie de Paris pendant les deux jours qui précédèrent la mobilisation, je n’aie pas déclaré que j’étais « contre la guerre », — comme si des gens attaqués par des apaches devaient proclamer avant de se défendre : « Je suis contre l’emploi de la force brutale ! »

Je rapporte ces petits traits parce qu’ils marquent l’élut d’esprit d’un grand nombre de Suédois.


L’ATTAQUE ET LA PARADE

Comment nous défendre, et d’abord, faut-il nous défendre ? Certains haussent les épaules : « Bah ! les sottises inventées par les Allemands tomberont d’elles-mêmes. Ça n’a pas d’importance. » Je conseille à ces sceptiques d’aller faire un petit voyage dans les pays du Nord.

A Lund, ville universitaire, dans cette partie méridionale de la Scanie qui touche presque au continent, il y a une seule famille française, celle du lecteur à l’Université, M. Virgile Pinot. Pendant la guerre, M. Virgile Pinot était sergent d’infanterie dans les tranchées. Sa femme, qui avait tous les titres nécessaires, le remplaça pendant deux ans, à l’Université de Lund, gratuitement, et avec un dévouement absolu qui eût bien mérité une récompense... Depuis l’armistice, M. Pinot à repris son poste. Quand les journaux pro-allemands de Lund publièrent des articles outrageants et mensongers contre la France, M. Pinot voulut répondre, afin de faire entendre « l’autre cloche. » Les journaux refusèrent de publier ses explications, et les habitants de Lund continuèrent d’entendre la cloche germanique.

Comment donc atteindre ce public suédois, plein de bonne foi et de bonnes intentions, mais qui n’a pas en main les éléments indispensables pour se former une opinion personnelle ?

Les Allemands ne sont pas si maladroits qu’on veut bien le dire. S’ils font de la propagande, c’est toujours d’une manière détournée, car ils savent que les seuls mots « propagande, mission officielle, etc. » mettraient les gens en défiance [2]. Ils étudient, dans les moindres détails, les pays où ils doivent agir, et n’appliquent pas en Suède les même méthodes qu’au Danemark et en Norvège. Ils se gardent bien de confondre les trois pays sous ce nom de « Scandinavie » qui n’a plus qu’un sens poétique, et qui déplaît aux trois nations, lesquelles veulent être fortement différenciées. Connaissant à fond les idées, les préjugés, les besoins et même les faiblesses de chaque peuple, ils lui envoient des « missionnaires » choisis, qui parlent sa langue, pratiquent sa religion et caressent son orgueil.

En Suède, où l’on est sentimental et charitable, où l’on a le cœur et la bourse .ouverts pour toutes les infortunes, les professeurs allemands profitent de ce sentiment très noble. Ils viennent par fournées, sans attendre qu’on les invite. A Lund, me disait M. Pinot, il n’y a guère de jour sans conférence allemande. Récemment, Harnack faisait quatre conférences ; bientôt, Willamovitz en fera cinq. Ils demandent à venir et aucun argument ne leur coûte. La raison invoquée par Villamovitz, par exemple, c’est qu’il n’a pas de bois pour se chauffer. On aurait pu lui conseiller de s’adresser à Stinnes ! Nous aussi, en France, nous avons des savants qui mènent une vie misérable, mais en Suède on nous croit riches. On ne soupçonne pas le bouleversement apporté dans la vie des classes moyennes et des travailleurs intellectuels par la guerre et l’après-guerre ; et si les Suédois connaissaient cet état, s’ils connaissaient la misère de nos populations du Nord, et l’effort de reconstitution qu’elles ont fait, — au prix de quels efforts et avec l’argent de la France ! — leurs appréciations se modifieraient en notre faveur ; mais ils ne savent pas !...

Il faut qu’ils apprennent à nous connaître, et il faut aussi que nous les connaissions. La meilleure contre-propagande, c’est le resserrement des liens spirituels, sans préjudice des liens économiques. A cet égard, notre ministre à Stockholm, M. Delavaud, a fait des miracles pour ramener vers nous les sympathies et pour éclairer l’opinion. Il a visité toutes les Universités suédoises ; il a fait envoyer gracieusement des livres français à leurs bibliothèques ; il a contribué à mettre en lumière les talents suédois, les œuvres suédoises ; à faire conférer à plusieurs maîtres éminents des grades dans la Légion d’honneur, et à un savant célèbre la qualité très enviée de correspondant de l’Institut de France.

Car nous avons, malgré tout, des amis en Suède. On peut citer, au premier rang, Branting, Palmstjerna, le grand astronome Hildebrandson, Arrhénius, Mittag-Leffter, — tous trois correspondants de notre Académie des Sciences, — Et les Français qui ont voyagé dans les villes universitaires de Suède, savent ce que doit notre cause à des hommes comme le professeur Staaf, d’Upsal, et le professeur Vising, de Gothembourg.

Les Suédois se plaignent d’être ignorés, chez nous. Attirons-les, recevons-les. Offrons à leurs savants, non pas seulement des banquets, mais des facilités de travail. On m’a raconté qu’un professeur suédois, étant venu en France, pour étudier nos méthodes d’enseignement, fut convoqué, à heure fixe, dans un lycée. A son arrivée, on lui annonça que la leçon serait supprimée, celui qui devait la faire étant retenu comme examinateur dans un jury. Le Suédois, furieux de s’être inutilement dérangé, se vengea par une magistrale démolition de l’enseignement français, comparé à l’enseignement allemand...

La création de la bibliothèque scandinave, sous la direction de Lucien Maury, ce grand ami de la Suède, qui la connaît si bien et qui sait la faire aimer ; la création d’un Institut d’études nordiques à la Sorbonne, complétée par un poste de lecteur suédois ; enfin, les tournées de conférences, la volonté de faire connaître la France moderne, sa force, sa puissance, sa vitalité, son œuvre coloniale, auraient des résultats certains, immédiats et durables.

Un agent consulaire de France, Suédois de nationalité, m’a dit, à ce propos :

— Pourquoi n’insiste-t-on pas sur ce point important ? L’Allemagne, pratiquant le dumping, inonde la Suède de ses produits et ruine notre industrie, tandis que la France est pour nous une bonne cliente. Elle nous achète chaque année pour quatre cents millions de francs de marchandises, tandis que la Suède lui en achète seulement pour soixante-six millions. Et cependant, les Suédois sont tellement aveuglés par l’Allemagne que nos journaux font campagne pour boycotter les produits français ! Ils ne songent pas que la France pourrait acquérir de la Finlande, et à de bonnes conditions, la pâte à papier et le bois qu’elle nous achète !

Et l’on m’a dit encore, dans tous les milieux où nous avons des amis :

— Ne soyez pas faibles. Ne méprisez pas les attaques, même stupides, en pensant : « C’est trop bête pour être dangereux ! » Ne laissez passer aucune injure sans la relever, aucune calomnie sans la démentir. On prend votre négligence pour de la faiblesse, votre silence pour de la peur. Montrez que vous connaissez tout ce qui est publié ici contre vous... Il y a des journaux (Goteborgs Handelstidning) qui traitent Poincaré de « Tartuffe, » qui écrivent : « Écrasons l’infâme ; » qui espèrent que « les Allemands seront bientôt à Paris pour la troisième et dernière fois... » N’en riez pas ! Ce n’est pas drôle ! Ne dédaignez pas ! C’est dangereux. Souvenez-vous que la noble manifestation des protestants français contre la lettre collective des évêques suédois a eu le plus grand retentissement et vous a fait le plus grand bien… « Et puis, en disant tout cela, — qu’il faut dire en France, — n’oubliez pas qu’en dépit des Allemands et de leur propagande, vous avez, en Suède, de vrais amis. »


Je ne l’oublierai pas. Ma gratitude demeurera fidèle à ceux qui m’ont reçue affectueusement en Norvège et en Suède. Qu’ils en trouvent ici le témoignage !

Mais voici un fait que je raconterai, à titre documentaire :

— J’étais à Gothembourg, dernière étape de mon voyage, Gothembourg est la seconde ville de la Suède, un admirable port dans un admirable paysage, et c’est aussi une ville très moderne, très perfectionnée, où l’Université est un palais, où les hôpitaux sont si confortables qu’on irait s’y faire soigner par plaisir ; où les écoles primaires sont des chefs-d’œuvre. J’en ai visité une, énorme, qui domine de sa masse rouge toute la cité, et qui peut recevoir deux mille enfants. Je reviendrai un jour sur cette visite qui m’a appris ce que peut faire un pays où l’on a, vraiment, le sens de la bonne pédagogie et le tendre amour de l’enfance. J’ai visité aussi le beau musée de peinture et même, par faveur spéciale, l’Exposition en préparation, qui commémorera le troisième centenaire de la fondation de Gothembourg, et qui sera un événement mondial. Toute l’histoire, toutes les industries, tous les arts de la Suède, non pas seulement dans le passé comme au musée, mais dans leur vivace présent, y seront représentés. L’architecture, d’un caractère à la fois très national et ultra-moderne, avec d’immenses surfaces planes et blanches, des hardiesses de couleur imprévues, des voûtes au dessin large et simple, des coupoles bariolées, des sculptures massives et peintes, des pylônes noirs à dessins blancs, pourra être une révélation... Je ne l’ai vue qu’à l’état d’ébauche, comme une grande chose naissante, dans un colossal chantier, et il m’est impossible de dire si elle me plaît, ou si elle mo trouble, car un jugement serait prématuré... Mais elle atteste un effort, une volonté de renouvellement qui méritent la plus haute estime.

Il y a un détail touchant. Pour établir les bâtiments de l’Exposition, il a fallu sacrifier des arbres, On a réduit le sacrifice nécessaire, en réservant les plus beaux arbres autour desquels on a bâti des murs, formant des courettes. C’est un des traits les plus sympathiques du Suédois que cet amour des arbres, et la pitié tendre pour tout ce qui vit autour de l’homme, pour la plante comme pour la bête. Cela me faisait penser tristement, par contraste à la façon stupide et cruelle dont les jardins de Paris sont traités, à des arbres que je connais, qui sont une joie pour toute une petite rue et que la spéculation condamne à mort.

Or, j’ai trouvé à Gothembourg, comme dans la charmante ville de Lund, comme à Stockholm et à Upsal, un accueil bienveillant. Le gouverneur et Mme de Sydow m’ont invitée à déjeuner dans leur magnifique résidence, maison ancienne, délicieusement rajeunie et embellie par une femme de goût.


Après un séjour trop rapide, j’allais partir, comblée d’amitiés, de compliments, de bonbons et de fleurs merveilleuses. Il me fallait quelque chose de plus, peut-être : une preuve matérielle que ma venue n’avait pas été inutile, et qu’en parlant, avec tout mon cœur, des femmes françaises, j’avais, pour ma petite part, gêné la méchanceté allemande.

Cette preuve, je la reçus, sous les espèces d’une lettre anonyme, injurieuse et ordurière, où il était question de l’« ignoble langue française, » des cannibales de la Ruhr, « des Français qui cravachent les femmes, des Françaises « qui sont toutes des….» et de « la guerre de délivrance, que la Suède fera à la France, avec la noble Allemagne... »

C’était signé « une Suédoise, » mais c’était écrit en allemand. Mes amis de Gothembourg l’ont lu, pourpres de colère et de honte.

Qu’ils n’en soient pas émus ! La signature est un faux-nez sur un visage boche, et les Suédoises n’écrivent pas dans ce style-là. J’ai oublié l’immondice, mais je me souviendrai des fleurs.


MARCELLE TINAYRE.

  1. Voyez la Revue du 1er mai.
  2. Lorsqu’on a fait représenter en Suède le film du roman de G. d’Esparbès, les Demi-solde, on a eu le tort de faire remarquer que ce film avait été composé « avec la collaboration du Gouvernement français. » Tout le monde a conclu de là à la propagande, et ce film très beau a été dédaigné par le public de certaines villes.
    Au contraire, lorsque les industriels allemands ont établi un service de propagande à Bielefeld, non loin de la Ruhr, pour maintenir le moral des habitants et les inciter à la résistance passive, ils l’ont baptisé « service d’informations. » Le Svenska Dagbladet de Stockholm écrit, au sujet de ce bureau : « Ce bureau ne fait pas de propagande à proprement parler ; on dit seulement à l'étranger : écoutez vous-même, c’est suffisant ! » (9 mars 1923), Et le brave journaliste suédois, sans méfiance, ne s’aperçoit pas toujours qu’on lui présente des documents truqués. On lui a montré un numéro du Journal contenant un dessin d’Abel Faivre, « le Cordon douanier, » où l’on voit, dans un décor imprécis, sur un fond de nuages, la République française étranglant un ouvrier allemand, avec cette légende : Quand vous voudrez ! Et le journaliste ne se doute pas que dans le dessin original d’Abel Faivre, il y a, derrière les personnages, un fond composé par des usines et des maisons qui flambent encore, et que la légende exacte est celle-ci : « Quand vous voudrez, monsieur Stinnes !... » Le Suédois reproduit ce dessin truqué dans son propre journal qui veut y voir « des preuves de sauvagerie et de cruauté, faites pour émouvoir particulièrement un vieil ami de cette culture française dont on a peine, aujourd’hui, à retrouver les traces.