Chronique d’un temps troublé/13
XIII
L’INSTRUCTION
AU XXe SIÈCLE
Hélène, je suis en train de devenir heureux : vous permettez que je vous en fasse part tous les jours ? Ce n’est pas qu’aujourd’hui j’aie fait des découvertes aussi fameuses qu’hier. Disons qu’elles sont d’un autre ordre. J’ai découvert que Mme Hébert me volait, que le pauvre curé est dénué d’esprit, et que l’instituteur est un âne ! Mais… tout cela, Thierry le savait. Il m’a montré la liste des mots latins que lui fait apprendre le curé : scutale, la poche de fronde ; focale, la cravate ; subligar, le caleçon ; toral, la housse de lit ; minutal, le hachis ; torcular, le pressoir. Il raconte, en les illustrant d’éclats de rire, des choses épiques sur l’avarice de Mme Hébert, et sur les rencontres du curé avec l’instituteur. Ces messieurs, paraît-il, se saluent poliment ; puis le curé, qui est un brouillon, dit dans un bouillonnement de mots :
— Alors, vous ne voulez toujours pas croire en Dieu ?
Et l’autre reprend avec un calme sentencieux :
— Il ne s’agit pas de croire, ou de ne pas croire !… Ignoramus !
Le curé a donné à Thierry des leçons de latin. L’instituteur des leçons de « Science ». À la vérité, il ne paraît rien savoir… que des vers français ! Il s’est fabriqué un tableau des dates de naissance et de mort de nos poètes, et à ces occasions, il apprend pieusement de longs morceaux de Corneille, de La Fontaine, d’André Chénier, d’Anna de Noailles.
Il m’a paru très au courant de la politique extérieure : la Comtesse a un frère ambassadeur, elle lui fait de passionnants récits. Par Flora il n’ignore rien du fascisme et de Mussolini. Mme Alexandreff lui a décrit avec détails la vie européenne vers 1900 : elle connaît toutes les familles royales par le menu, et ne s’égare sur rien, même pas sur les mariages morganatiques. En outre, il parle de la T. S. F. comme s’il l’avait inventée, et des avions comme s’il en fabriquait. Pour les autos, il dit les formes « aérophagiques » au lieu « d’aérodynamiques », mais le sens ne s’en trouve guère changé. Il a d’étonnantes notions de cuisine. La ratatouille de Mme Hébert soulève chez lui des protestations. À l’improviste, il la surprend au fourneau, lui dit ce qu’il voit faire chez Flora, et ajoute avec autorité : « Chez papa voilà ce qu’on fait ! » Enfin, c’est d’une incroyable drôlerie de l’entendre parler d’amour. Je suis forcé de dire qu’il a, en naissant, apporté, sinon la connaissance, du moins le pressentiment le plus juste de cette grande passion. Ce qu’il dit semble réfléchi, tellement c’est nuancé. En somme, son programme n’est pas le même que celui des Universités !…
Je lui ai demandé :
— Qu’est-ce que tu aimerais voir d’abord dans le monde ? Constantinople ? Pékin ? Les Pyramides ?
Il a répondu :
— Non !… La place où est enterré Pascal, à Saint-Étienne-du-Mont, (— de Pascal il connaît juste trois pensées —) et un couvent aussi bien que la Grande-Chartreuse, mais où il y aurait des moines, pour les entendre à l’office de nuit.
À de telles paroles je ne me tiens pas de joie. C’est pour moi une fête du cœur que la seule idée de l’emmener, de l’élever, de parler avec lui, puisqu’on parle comme avec un homme qui aurait gardé les idées fraîches de son enfance. Mais devant toutes les amitiés que Thierry a suscitées dans ce village de montagne, j’ai compris que ce serait un drame pour lui et les autres que de dire : « Je l’emmène ; il ne reviendra pas. » Il fallait donc mentir, affirmer : « Nous partons quelques jours ! » Et ensuite on verrait. C’est ce que je viens de faire. La nouvelle a été bien accueillie.
L’enfant a dit seulement :
— C’est malheureux que tu n’emmènes pas la Comtesse… Ou plutôt que tu ne lui demandes pas de nous emmener. Elle voudrait tout de suite : elle a une Chrysler magnifique !
J’ai souri… Un portrait si charmant m’a été fait de cette femme que je me suis méfié de moi et de ma faiblesse. Thierry voulait m’entraîner chez elle. Je l’y ai laissé monter seul, et pendant ce temps, dans une prairie, à l’ombre d’un noyer, j’ai entrepris la lecture du livre de « Science » avec lequel l’instituteur payé par l’État, M. Nègre, a prétendu instruire Thierry, jeune Français. C’est le livre où se trouve la leçon sur l’eau de Javel. J’étais curieux de connaître le reste. Et il faut dire que j’ai passé une heure curieuse, à la fois bouleversé et diverti.
Le premier chapitre porte en fronton le mot le plus admirable : L’air. À ce mot, l’esprit s’envole. Je me suis mis à lire avec avidité :
« L’air est nécessaire à la vie. Essayons à la fois de fermer la bouche et de pincer le nez ; si nous y réussissons, nous serons asphyxiés. »
J’ai eu l’impression, dès ces premières lignes, de faire connaissance avec un loufoque. J’ai regardé le nom sur la couverture : « Bienvenu, ancien directeur d’école primaire. » Nom et titre attestaient l’enseignement officiel de la République française.
Je pensai avec indulgence : « Rien n’est plus difficile que de commencer. Continuons ! » Il y avait des vignettes. Je regardai celle de la seconde page : sous une cloche un rat crevé, avec cette légende : « L’absence d’oxygène cause la mort. » Alors, je me dispensai d’absorber plus de texte, et pour ne pas rester sur cette vue déplorable, je tournai les pages jusqu’au chapitre ii. Le titre n’en est pas moins prometteur : « Le sang. » Mon Dieu ! la vie du corps et ses passions ! Que de choses palpitantes, comme le cœur même, on peut conter sur ce sujet. Mon propre sang ne fit qu’un tour ! Je m’adossai vigoureusement à mon arbre. J’aurais voulu être l’auteur. Mais… dès que je jetai les yeux sur l’ensemble du chapitre, je vis, comme la première fois, d’abord les images, et elles sont deux. L’une représente un bocal plein d’un liquide sombre au fond, clair au-dessus ; des pointillés indiquent : caillot en bas, sérum en haut. J’ai fait la moue. L’autre représente un homme, manches de chemises retroussées, qui remue le contenu d’une terrine ; et on lit : « Quand un charcutier agite du sang de porc avec un petit balai de brindilles, des filaments rouges s’attachent au balai : c’est la fibrine. Otez celle-ci : le sang demeure liquide. » Avec tristesse je tournai les pages… « Les nerfs. » Ah ! troisième pathétique chapitre ! Le plus important de la vie moderne. Quelque action qu’on entreprenne en ce siècle, c’est aux nerfs qu’on en appelle. Qu’on mène une auto, qu’on traverse à pied la Concorde, qu’on dirige les Finances, qu’on se marie, les nerfs, toujours les nerfs ! Il fallait là vingt pages où coure de l’électricité, où on reçoive la commotion de la foudre… « Lisons bien cela ! » me dis-je. Et je lus : « Dans les villes importantes, le bureau central de police communique avec tous les quartiers par les fils du téléphone. Arrive-t-il un malheur : le centre est averti, et donne des ordres pour parer au mal, qui ainsi peut être atténué ou circonscrit. Chez l’homme, le bureau central de police est le cerveau, siège de l’intelligence, logé dans le crâne. Les fils téléphoniques sont les nerfs qui sillonnent le corps ; ils partent du cerveau ou de la moelle, et courent jusqu’à l’extrémité des membres, qui représentent les bureaux de quartiers. »
J’avais fait un effort pour aller jusqu’au terme de l’explication. Mais quand j’eus vu l’image qui accompagnait le texte, j’eus envie de fermer le livre. « Livre de crétin ! » c’était le mot le plus doux à employer. Pauvre Thierry ! Il avait entendu débiter, répéter tout cela, avec la composition de l’eau de Javel, par Bienvenu-Ignoramus ! Et Ignoramus-Bienvenu lui avait fait contempler longuement les dessins ! On voyait sur celui-ci un commissaire central en train de téléphoner à un sergent de ville… Sergent de ville, charcutier, rat crevé, voilà les images poétiques dont on ornait son jeune et tendre cerveau ! Ah ! Socrate ! Ah ! Saadi ! L’expression si belle « élever un enfant », en ce triste siècle, n’a donc plus de sens !
Je n’aime pas la violence, mais j’avais envie de dépecer ce bouquin. Puis tournant machinalement les pages, je suis tombé sur un chapitre qui s’appelle les animaux, et ma curiosité fut la plus forte. Les animaux ! La Fontaine ! Le royaume de la fable ! Peut-être qu’au milieu d’eux j’allais trouver l’apaisement et la poésie. Je parcourus :
« Les harengs habitent les mers polaires. Ils peuvent pondre jusqu’à cinquante mille œufs. »
Je passai :
« La morue peut atteindre un mètre de long. Elle est plus féconde encore que le hareng. »
Je passai :
« Le cheval a les yeux à fleur de tête. Sa vue est perçante et pénètre les ténèbres. Il sait se conduire la nuit. Ses oreilles sont en cornets. Par ses narines largement ouvertes, il respire bruyamment. Le pied du cheval n’a qu’un doigt, sur lequel le maréchal-ferrant fixe des fers. Le cou est surmonté d’une crinière abondante. »
Je pensai à Phidias, aux Panathénées… J’éclatai de rire !
« Le bœuf est un animal pacifique, dont la démarche est lourde et lente. Ce n’est qu’accidentellement qu’il court… Il présente les mêmes avantages que la vache, le lait en moins. »
Je lançai le livre en l’air, et me tenant les côtes, je roulai dans l’herbe.