Chronique de Guillaume de Nangis/Année 1188

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Règne de Philippe II Auguste (1180-1223)

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[1188]


Gui, roi de Jérusalem, délivré de la prison de Saladin, s’avança vers Tyr, mais le marquis Conrad lui refusa l’entrée de cette ville. Le roi, dissimulant sagement cet affront, demeura pendant un an tantôt à Antioche, tantôt à Tripoli, attendant que les Chrétiens d’outremer vinssent au secours de la Terre- Sainte. Philippe, roi de France, et Henri, roi d’angleterre, s’étant réunis à une conférence entre Trie et Gisors, pour apaiser leurs différends, prirent la croix, à la persuasion de l’archevêque de Tyr, qui était venu en France solliciter des secours pour la Terre -Sainte. Les barons et les chevaliers, et une foule innombrable d’hommes de toute condition, excités par leur exemple, prirent aussi la croix du Seigneur. Dans le même temps, Frédéric, empereur des Romains, s’engagea au même vœu de pèlerinage, et tous, dans son empire, et même dans tout l’univers, brûlaient du même desir et du même zèle.

Par le conseil de Philippe, roi de France, et des grands de son royaume, on mit la dîme sur tous les biens et meubles pour le soutien des pélerins qui marchaient vers la Terre-Sainte. Cela tourna à grand dommage parce qu’un grand nombre de ceux qui percevaient la dîme surchargeaient plus violemment les églises et l’on a cru que ce fut à cause de ce péché qu’échoua le voyage d’outre-mer. Satan, jaloux des heureux commencemens de l’entreprise des princes croisés, sema la discorde entre eux pour que cette parole du prophète fût accomplie « La discorde s’est répandue sur les princes et les a fait errer hors du bon chemin. » En effet, bientôt s’éveilla entre Philippe, roi de France, et Henri, roi d’Angleterre, la discorde qu’on croyait entièrement assoupie. Le roi Philippe, ayant rassemblé un grand nombre d’hommes d’armes, entra dans le territoire d’Auvergne, et se soumit tout ce qui appartenait au roi d’Angleterre. Dès que le roi d’Angleterre l’apprit, violemment irrité, il entra en Normandie du côté de Gisors, et détruisit un grand nombre de villes. Le roi de France l’ayant appris, vint à sa rencontre, et le força de fuir jusqu’à un château appelé Trou, d’où il le chassa honteusement, et soumit sur son passage le Vermandois. Enfin, l’hiver étant arrivé, on conclut une trêve, et de part et d’autre on se reposa des fatigues de la guerre. Les Templiers, les Hospitaliers, et un grand nombre de vaillans hommes, se mirent en mer pour aller secourir les opprimés de la Terre-Sainte. Guillaume, roi de Sicile, faisait tenir le chemin de la mer libre et à l’abri des pirates par le commandant de sa flotte, et aidait très-généreusement les Chrétiens d’outre-mer, tant du secours de ses vaisseaux que par une grande abondance de choses de toutes sortes.

Il y eut une sécheresse extraordinaire, au point que, dans beaucoup d’endroits, les fleuves, les sources et les puits furent taris, et la France souffrit beaucoup de désastres par les incendies car les villes de Tours, de Chartres, de Beauvais, d’Autun et de Troyes, le château de Provins et un grand nombre d’autres villes, furent misérablement brûlés. Saladin fit réparer et munir de fortifications les villes et châteaux qu’il avait enlevés aux Chrétiens. Il assiégea de nouveau la ville de Tyr par mer et par terre, et, essayant tous les moyens, il présenta captif aux yeux du Marquis son père, qu’il avait pris au combat de Tibériade, dans la confiance que, pressé des sentimens de l’affection filiale, il lui rendrait la ville en échange. Tantôt il offrait de le rendre, tantôt il menaçait de le faire périr, et essayait différens moyens ; mais en tout ses espérances furent trompées, car le Marquis, ne sachant pas fléchir, se moqua de son offre, méprisa ses menaces et toutes les fois que pour exciter sa compassion, on lui montrait son père dans les fers ; saisissant aussitôt une arbalète, il dirigeait obliquement ses traits sur son père, décidé à le manquer, mais voulant avoir l’air de le tirer. Il affirma à des envoyés du soudan, qui le menaçaient de la mort de son père, qu’il la desirait de tous ses voeux, afin qu’après tant de crimes, ce méchant trouvât une mort honorable, et que lui, il eût la grâce d’avoir un père martyr. Saladin, trompé dans l’espérance d’avoir la ville par ce moyen, tenta par les armes ce qu’il ne pouvait obtenir par la ruse ; mais, vaincu par le Marquis sur terre et sur mer, il se retira honteusement.