Chronique de Guillaume de Nangis/Année 1189

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Règne de Philippe II Auguste (1180-1223))

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[1189]


Les archevêques de Ravenne et de Pise, s’étant mis en mer avec une nombreuse armée d’Italiens, firent voile vers Tyr, et furent d’un grand secours pour les habitans de cette ville. Frédéric, empereur des Romains, et le duc de Souabe, son fils, prirent le chemin du pélerinage d’outre-mer à la fête de saint George, entrèrent dans la Hongrie avec une multitude infinie, et furent reçus avec honneur par le roi de ce pays. De là ayant passé le Danube, ils se dirigèrent vers la Thrace par la Bulgarie. Mais l’empereur des Grecs leur ayant refusé passage et obstrué les chemins, ils se détournèrent vers la Grèce, et, s’emparant d’une partie de ce pays, y demeurèrent quelque temps. Cinquante vaisseaux de la Grèce et du Danemarck, ligués ensemble, entreprirent le même pèlerinage. Trente vaisseaux partis de la Flandre, et suivant les autres, assiégèrent en passant du côté de l’Espagne une ville des Sarrasins, nommée Silvie ; et l’ayant prise après quarante jours de siège, ils la pillérent, n’épargnant ni le sexe, ni l’âge, et massacrant tout sans distinction ; ensuite ils partagèrent également entre eux les richesses qu’ils trouvèrent, et remirent la ville en la possession du roi chrétien de Portugal.

Cependant la discorde s’échauffant entre le roi de France et le roi d’Angleterre, plusieurs villes et châteaux furent dévastés ; la ville de Tours, ainsi que celle du Mans, furent prises par le roi de France. Ensuite la paix ayant été conclue entre eux, le roi Henri mourut, pénétré, dit-on, d’une extrême douleur de se voir vaincu par le roi de France, et abandonné par son fils Richard, qui avait passé du côté de son ennemi. Il fut enterré dans un monastère de nonnes, appelé Fontevrault, qu’il avait enrichi de beaucoup de revenus et de présens. Ce fut un homme fameux par sa sagesse et ses exploits, qui prospéra par d’heureux succès, et digne d’une éternelle mémoire s’il n’eut persécuté saint Thomas de Cantorbéry. Il eut pour successeur Richard son fils.

Le château de Crach ou Crac, assiégé depuis deux ans par les Turcs, fut remis à Saladin, et par là fut délivré Honfroi de Toron, retenu dans les fers. Gérard, grand-maître du Temple, obtint également sa liberté, et le père du Marquis fut rendu en échange d’un prisonnier gentil. Beaucoup de milliers de Chrétiens s’étant approchés de Tyr et de Tripoli, Gui, roi de Jérusalem, leur fit gagner et assiéger Acre. Saladin vint à leur rencontre pour secourir les assiégés, et attaqua les assiégeans. Les nôtres, hors d’état de soutenir l’attaque des ennemis, construisirent des retranchemens et barricades, en forme de châteaux, et, mis à l’abri, soutinrent contre les ennemis de très-violens combats. Etant ainsi demeurée pendant long-temps au siège, un grand nombre moururent du mal de dysenterie devant et derrière eux ils étaient menacés de l’attaque des ennemis. Le temps fut si mauvais, et il y eut de telles inondations de pluie, que l’excessive humidité corrompait les vivres. C’est pourquoi nous devons admirer et vénérer à jamais le courage d’un homme que tant de maux ne purent abattre, et qui demeura inébranlable. A ce siège mourut Sibylle, reine de Jérusalem, avec quatre fils, ses seuls enfans, qu’elle avait eus du roi Gui son mari. Par sa mort, le roi Gui perdit ses droits au trône, qui revint à Isabelle, sœur de la reine, femme de Honfroi de Toron, mais qui avait été séparée de lui, parce qu’il l’avait épousée avant l’âge nubile et contre sa volonté, et s’était mariée au marquis Conrad, qui de cette manière obtint le gouvernement du royaume de Jérusalem.

Guillaume, roi de Sicile, mourut, et beaucoup perdirent à cette mort. Comme il n’avait pas d’héritier, Henri, fils de Frédéric, empereur des Romains, s’annonçait pour son successeur, par convention, par promesse et par droit de parenté, parce qu’il avait pris en mariage la sœur du roi Guillaume. Mais les grands de Sicile, ayant tenu conseil, nommèrent roi, à la place de Guillaume, l’illustre Tancrède ; ce qui donna occasion à de grands troubles le désordre fut dans les provinces, et la Pouille et la Campanie furent les principaux théâtres de la guerre. La reine Isabelle, femme de Philippe, roi de France, mourut et fut enterrée à Paris dans la grande église de Sainte- Marie.