Chronique de Guillaume de Nangis/Année 1209

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Règne de Philippe II Auguste (1180-1223)

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[1209]


Philippe, roi des Français, prit par la force des armes un château fortifié, nommé Garplie, situé dans la partie septentrionale de la petite Bretagne, et qui fournissait un facile passage vers l’Angleterre. Les Bretons l’avaient muni d’armes, d’hommes et de vivres, y recevaient les Anglais, ennemis du royaume de France, et causaient beaucoup de dommage à la province environnante. Un illustre et valeureux chevalier français, nommé Jean de Brienne, ayant été élu roi de Jérusalem par les habitans du pays d’outre-mer, s’embarqua en grand appareil, et, abordant à la ville d’Acre la veille de l’Exaltation de la Sainte-Croix, prit en mariage le lendemain matin la fille aînée de la reine Isabelle, qu’elle avait eue de feu le marquis Conrad. Peu de temps auparavant, la reine Isabelle était morte, et avait laissé trois filles ; l’héritage du royaume appartenait donc, par droit de primogéniture, à celle que Jean prit en mariage. Le dimanche après la fête de saint Michel avec la faveur des princes et du peuple de la Terre-Sainte, ledit Jean de Brienne fut, avec sa femme, couronné solennellement roi de Jérusalem à Tyr, et Amaury, roi de Chypre, qui avait long-temps régné au titre de sa femme feu la reine Isabelle, déposa alors le titre de roi de Jérusalem.

Othon, roi des Romains, étant entré en Italie, fut reçu avec respect par la plupart des villes, et, favorisé par le pape Innocent, malgré la volonté du roi de France Philippe et l’opposition de la plus grande partie des Romains et des grands de l’Empire, fondée sur ce que feu son père, le duc de Saxe, avait été, par le jugement des barons, convaincu du crime de lèse-majesté envers l’empereur Frédéric, condamné et dépouillé à jamais de la dignité ducale, il reçut à Rome, un dimanche, vers la fête de saint Michel, la bénédiction impériale. Dans cette bénédiction, le pape exigea de lui le serment d’être fidèle à l’Église, de maintenir ses droits, et de ne faire aucune attaque contre le royaume de Sicile. Aussitôt, le jour même, il viola et rompit ces sermens ; c’est pourquoi il s’éleva dès ce moment entre lui et le pape une violente haine.

De toutes les parties de la France, des évêques, des chevaliers, des barons, et une multitude infinie de peuple, ayant pris la croix contre les hérétiques Albigeois, se rassemblèrent au mois de juin a Lyon ; et de là, s’avançant vers la Provence, enflammés de colère contre ces hommes pestiférés et transfuges de leur foi, ils se préparèrent à combattre les Albigeois, auxquels se joignit le comte de Toulouse, qui, après avoir fait satisfaction de ses péchés, avait reçu l’absolution du pape par les mains d’un de ses légats. Ils assiégèrent d’abord et prirent d’assaut la ville de Béziers, et n’épargnèrent ni le sexe, ni l’âge, mais massacrèrent également tous les habitans, depuis le plus petit jusqu’au plus grande en sorte qu’il périt dix-sept mille hommes par le fer et par le feu. De là, gagnant Carcassonne, où s’étaient rassemblés un grand nombre de gens du pays environnant, ils l’assiégèrent aussitôt. Mais Roger de Béziers, renfermé dans Carcassonne, homme perfide, dont la perversité avait favorisé cette contagieuse erreur, voyant la force et l’audace des catholiques, et l’impuissance dans laquelle étaient les siens de faire résistance, fit avec les nôtres un traité, par lequel il serait permis aux siens de se retirer où ils voudraient sans emporter leurs biens. Les habitans ayant quitté la ville, Roger seul fut retenu sous une étroite garde. Les nôtres prirent possession de la ville, et mirent à la tête de tout le pays Simon de Montfort vaillant chevalier. On laissa sous son commandement tout ce qu’on trouva dans la ville et une partie de l’armée. Après ces exploits, les autres s’en retournèrent chez eux. Les Albigeois, voyant le départ des princes, causèrent aux nôtres beaucoup de dommages, car ils couraient secrètement vers les châteaux et les forteresses, prenant les chevaliers et leurs suivans laissés à la garde des villes, tuaient les uns, et en défiguraient un grand nombre, en leur coupant les oreilles, le nez, la lèvre supérieure, et leur faisant subir d’autres cruautés. Ils tuèrent un abbé de l’ordre de Cîteaux, qu’ils rencontrèrent voyageant avec sa suite, blessèrent un moine, et, le croyant mort, le laissèrent sur la route. Gérard de Pépieux, homme très-puissant de ce pays, étant venu avec une multitude d’hommes d’armes à une ville qui tenait pour le parti catholique, et ne pouvant s’emparer de six chevaliers, d’un prêtre et de cinquante serviteurs qui y étaient renfermés, il s’engagea par serment, s’ils se rendaient, à les conduire tranquillement jusqu’à Carcassonne. Les assiégés s’étant rendus, comme ils furent arrivés à la propre maison de Gérard sans soupçonner aucune trahison, ils furent aussitôt dépouillés et plongés dans une prison. Les chevaliers, le prêtre et les autres, ayant été tirés de la prison, Gérard les fit placer sur du feu entretenu par de la paille et beaucoup de bois, tandis que ses ministres criaient et blasphémaient en ces termes la sainte Marie, mère de Dieu « Ah ! coquine de sainte Marie ! » Quoique liés à ce feu, ils demeurèrent cependant trois jours sans être brûlés. Après avoir fait subir aux chevaliers divers supplices pour les forcer à renier le Christ et la foi catholique, comme ils persévéraient cependant dans leur foi, ils leur crevèrent les yeux avec leurs propres pouces, et leur coupèrent les oreilles, le nez et la lèvre supérieure. Un d’entre eux, glorieux martyr, succomba à ces tourmens ; les autres survécurent. Le comte de Foix, rompant l’alliance qu’il avait conclue avec les catholiques, abandonna son fils unique, qu’il avait donné pour otage, et retourna à son vomissement, préférant la perversité hérétique à la foi catholique. Dans la suite, il causa aux nôtres beaucoup de chagrins.