Chronique de Guillaume de Nangis/Année 1214

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Règne de Philippe II Auguste (1180-1223)

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[1214]


Jean, roi d’Angleterre, s’étant réconcilié avec le comte de la Marche et les autres grands d’Aquitaine, prit la ville d’Angers, et envoya ses coureurs au-delà de la Loire avec une troupe de chevaliers qui prirent auprès de Nantes Robert, fils aîné du comte de Dreux, lequel venait au secours de Louis, fils aîné de Philippe, roi de France. Enorgueilli par de tels succès, et croyant recouvrer le reste du territoire qu’il avait perdu, il passa la Loire et assiégea un château appelé la Roche-Moine. Louis, fils de Philippe roi de France, qui demeurait alors à Chinon, dans la Touraine, l’ayant appris, se hâta de marcher au secours des assiégés. Comme l’armée des Français n’était déjà plus éloignée du château que d’une seule journée, Jean, roi d’Angleterre, craignant pour lui, abandonna ses tentes, ses machines de guerre et la ville d’Angers, et repassant la Loire, retourna en Aquitaine, laissant derrière lui tout ce qu’il avait amené, comme Esaü errant et fugitif. Louis reprit possession de la ville d’Angers, et démolit les murs que Jean avait fait réparer.

Dans le même temps que Louis, fils de Philippe, roi des Français, combattait dans le Poitou contre je roi d’Angleterre, son père était entré en ennemi sur le territoire de Ferrand, comte de Flandre, et ravageait tout jusqu’à Lille. Comme il revenait de Lille, Othon, empereur des Romains, qui avait été déposé, et neveu du roi d’Angleterre, étant venu a Valenciennes au secours de Ferrand, comte de Flandre, et n’étant éloigné du roi que, de cinq milles, conduisit son armée de Mortain près de Tournai jusque près du pont de Bovines, afin d’attaquer à l’improviste l’arrière-garde du roi des Français. Le roi de France, ayant su qu’Othon venait avec une armée, ordonna à ses troupes de s’arrêter. Voyant ensuite que les ennemis, miraculeusement saisis de frayeur, ne venaient pas à sa rencontre, il ordonna de nouveau que les bataillons se rangeassent. Comme presque la moitié de son armée passait déjà le pont de Bovines, et que le roi lui-même, entouré d’une multitude de vaillans hommes, venait après son armée, les ennemis, frappés tout-à-coup comme d’épouvante et d’horreur, passèrent sur le flanc septentrional de l’armée, ayant devant les yeux le soleil plus ardent ce jour-là qu’à l’ordinaire. A la vue de ce mouvement, le roi des Français commanda de sonner la trompette et de prendre les armes, et rappela ses troupes qui marchaient en avant. Les ayant exhortées à défendre de tous leurs efforts la couronne de France, il s’élança aussitôt sur les ennemis. Que dirai-je ? on combattit de part et d’autre avec une égale ardeur, pendant presque toute une journée. Philippe, renversé à terre, y demeura long-temps étendu ; mais ayant enfin retrouvé un cheval, et soutenu par l’aide de Dieu, il vainquit l’ennemi sur tous les points. L’empereur Othon, le duc de Louvain, le comte de Limbourg, Hugues de Boves, tournant le dos, trouvèrent leur salut, dans la fuite et abandonnèrent les bannières impériales. Ferrand, comte de Flandre, Renaud, comte de Boulogne, Guillaume, comte de Salisbury, et son frère, deux comtes d’Allemagne, et beaucoup de gens de grand nom, barons et autres, furent faits prisonniers. Il périt beaucoup de monde du côté d’Othon, et peu du côté du roi de France. Ainsi que le disaient ceux qui avaient été pris, le nombre des chevaliers d’Othon était de mille cinq cents, celui des autres hommes d’armes, bien équipés, était de cent cinquante mille,outre la multitude du commun peuple ; trois jours après, il devait avoir de plus cinq cents chevaliers et un nombre infini d’hommes de pied ; mais le Dieu miséricordieux accomplit, sur le roi de France et les siens, le cantique de Moïse, car un des siens en poursuivait mille, et deux des siens en mettaient dix mille en fuite. Le roi de France ayant tout terminé envoya dans ses châteaux, sous une étroite garde, les ennemis prisonniers, et retourna à Paris, où il amena Ferrand avec lui. Le clergé et le peuple l’accueillirent avec des larmes de joie et des acclamations jusqu’alors sans exemple.

A la nouvelle de la victoire de Philippe, roi des Français, les Poitevins, saisis d’une grande frayeur, lui envoyèrent, des députations, et s’efforcèrent de se réconcilier avec lui ; mais le roi, qui avait éprouvé bien des fois leur perfidie, n’y consentit pas, rassembla une armée dans le Poitou ; et s’avança près du lieu où était Jean, roi d’Angleterre. Le vicomte de Thouars l’ayant appris, fit tant, par le moyen du comte de Bretagne qui avait épousé sa mère, qu’il fut reçu en l’amitié du roi de France. Le roi des Anglais, éloigné de lui de dix-sept milles, ne pouvant fuir nulle part, et n’osant s’avancer pour lui livrer bataille en plaine, envoya Renoulf, comte de Chester, avec Robert, légat du Siège apostolique, pour traiter d’une trêve. Le roi Philippe, selon sa bonté accoutumée, lui accorda une trêve de cinq ans, et s’en retourna à Paris.