Chronique de Guillaume de Nangis/Année 1318

La bibliothèque libre.
Règne de Philippe V le Long (1316-1322)

◄   1317 1318 1319   ►



[1318]


Ainsi qu’on l’a dit plus haut, comme on avait à craindre entre le roi de France Philippe et le duc de Bourgogne quelque renouvellement des querelles si promptement apaisées par l’entremise de leurs amis, pour plus grande marque de concorde ils fortifièrent leur amitié par plusieurs alliances. A la fête de la Trinité, le duc de Bourgogne prit en mariage la fille aînée du roi, et par la volonté du roi et du duc, leur nièce, fille aînée du feu roi Louis par la soeur du duc, fut donnée en mariage à Philippe, fils de Louis comte d’Évreux ; et ce qui fut pour beaucoup de gens un grand sujet d’étonnement, c’est que quoiqu’ils ne fussent point encore nubiles, cependant dès ce moment ils furent solennellement unis par les paroles du mariage.

Louis, fils aîné du comte de Flandre, homme-lige du roi de France pour le comté de Nevers, la baronie de Douzy et le comté de Réthel, qui lui revenait au titre de sa femme, fut accusé de plusieurs trames contre le roi et le royaume, comme d’entretenir les Flamands dans leur rébellion, de mettre obstacle à la paix, de munir ses châteaux et forteresses contre le roi et le royaume, d’envoyer vers les ennemis ses enfans et ses serviteurs, et de s’allier avec tous ceux qu’il pouvait supposer ennemis du roi. Cité à Compiègne dans la quinzaine de l’Assomption de sainte Marie, pour répondre solennellement sur lesdites accusations en présence du roi et de ses gens, quoiqu’on lui eût fait savoir que, soit qu’il vint ou non, justice serait cependant faite à son égard, il ne comparut point, et même passa vers les Flamands avec ses biens. C’est pourquoi le roi prit possession desdits comtés, et assigna sur le comté de Réthel un revenu suffisant à sa femme, que cet homme, coupable de toutes les méchancetés, avait répudiée, quoique le bruit public affirmât que c’était une sainte et honnête femme. Mathilde, comtesse d’Artois, fille de Robert d’Artois, voulant entrer à main armée dans sa terre, éprouva de la résistance de la part d’un grand nombre de chevaliers confédérés du comté et des environs, qui lui signifièrent que, si elle voulait entrer sans armes dans sa terre, ils y consentiraient volontiers ; mais que si elle y venait à main armée, ils lui en fermeraient l’entrée. Ce qu’ayant entendu, ladite comtesse, craignant le danger, renonça à son entreprise.

Le pape envoya encore d’autres messagers vers les Flamands, à savoir maître Pierre de Plaude, frère Prêcheur et docteur en théologie, et deux frères Minimes, chargés d’une lettre de lui, dans laquelle le pape leur conseillait d’accepter pacifiquement les garanties que leur offrait le roi, et qu’il croyait suffisantes ; qu’autrement il les regarderait comme des parjures qui mettaient obstacle à l’expédition d’outremer. Ils répondirent : « Le pape ne nous ordonne rien, il ne fait que nous conseiller ; ainsi nous ne nous croyons pas obligés. » Cependant ils prirent jour pour traiter à Compiègne dans l’octave de l’Assomption. Ce jour-là le pape envoya le maître de l’ordre des Prêcheurs avec un frère Minime, docteur en théologie, et le roi envoya aussi une solennelle ambassade ; mais on ne vit paraître personne de la part des Flamands, si ce n’est seulement deux jeunes gens, fils de bourgeois, qui dirent n’avoir point été envoyés pour rien régler. Interrogés sur les motifs de leur venue, ils répondirent « Nous avons perdu quelque bétail, et nous sommes sortis pour le chercher. » Ainsi joués, les envoyés du pape et du roi s’en retournèrent chez eux. Les Flamands avaient essayé auparavant d’entraîner les gens du Poitou dans la même alliance et les mêmes sermens, afin de se renforcer contre le roi ; mais les Poitevins ne le voulurent point.

La même année, il y eut une guerre civile à Verdun en Lorraine, entre les citoyens de cette ville, en sorte qu’un des partis chassa l’autre de la ville. Le comte de Bar, qui défendait contre l’évêque de la ville et son frère, le seigneur d’Aspremont, le parti des bourgeois expulsés, rassembla une armée, et après avoir long-temps assiégé le château de Diuland, en ayant rompu et renversé les remparts, le prit ainsi qu’un autre appelé Sapigny. Mais le roi de France, chargé de la garde de cette ville ayant envoyé dans ce pays le connétable de France, rétablit entre eux la concorde, et les citoyens expulsés furent rappelés chez eux. Cette année le Seigneur renouvela le miracle de la multiplication des pains ; car comme déjà, par tout le royaume de France, la cherté du blé était devenue si excessive que le boisseau de blé était monté au prix de quarante sous, avant aucune moisson ni récolte de fruits, par la grâce de Dieu clairement manifestée à nos yeux, il fut réduit au prix de douze sous ou environ. La dépense en pain qui suffisait à peine pour la nourriture d’un homme pendant une petite heure, et n’apaisait même pas la faim, la cherté diminuée, suffisait abondamment à la nourriture de deux hommes pendant toute une journée.

La reine Clémence, veuve de feu Louis roi de France, entra dans Avignon vers la fête de la Toussaint, croyant y trouver son oncle le roi de Sicile ; mais elle l’y attendit vainement pendant quelque temps, parce qu’il n’y put venir promptement à cause de la guerre des Génois, par le territoire desquels il avait pris sa route. Ayant été voir le pape, elle en reçut un accueil très-gracieux, et par son conseil se rendit à Aix au couvent des sœurs de Saint-Dominique, ou elle attendit long-temps l’arrivée du roi son oncle. Cette année le roi de Sicile s’approcha de Gênes, et entrant dans cette ville, fut reçu avec honneur par les Guelfes, qui en avaient chassé les Gibelins. Il desirait quitter Gênes pour aller rendre visite au souverain pontife, mais les instances des Guelfes, qui le menaçaient d’une honte et d’un opprobre éternels s’il les laissait exposés aux attaques des Gibelins leurs ennemis, qui assiégeaient leur ville, et d’autres raisons de cette sorte…… 35 le décidèrent à s’arrêter à Gênes plus long-temps qu’il ne comptait.

L’hiver étant passé, le roi fit voile vers Savone avec vingt-trois galères et une multitude d’hommes d’armes ; mais les Gibelins lui ayant opposé une vigoureuse résistance, il ne put entrer dans le port ; cependant plusieurs galères s’étant dirigées vers le port dit de Sairit-André, assiégèrent un château qu’on disait gardé par les Gibelins, et, s’en emparant en peu de temps, le livrèrent aux flammes ; ce que voyant, le roi et les Génois naviguèrent au secours des leurs avec une grande multitude d’hommes d’armes. Les ennemis à leur vue allèrent à leur rencontre, et il s’engagea un violent combat, qui fut interrompu par la nuit. Comme il avait été convenu de part et d’autre que le lendemain matin ils retourneraient au même endroit pour y combattre de nouveau en bataille rangée, ceux qui s’étaient emparés du château étant sortis le matin, ne trouvèrent personne dans la plaine ; les ennemis craignant de perdre la bataille, n’avaient cessé de fuir toute la nuit, emportant tous les bagages et fardeaux qu’ils purent. Ce que voyant, ceux qui étaient venus pour combattre se rendirent vers le camp, où ils enlevèrent le reste des vivres et des effets, et tuèrent tous les hommes qu’ils trouvèrent. Ensuite le roi envoya au secours de ceux qui assiégeaient Savone une nombreuse multitude d’hommes d’armes, dont le capitaine, le seigneur Pierre de Genèse, s’étant éloigné d’une grande distance du camp des siens pour aller chercher des vivres, fut pris par les ennemis après un combat opiniâtre dans lequel tous les siens périrent.

Frédéric, duc d’Autriche, et son frère Henri, ayant été pris dans une bataille en plaine, comme nous l’avons dit plus haut, par le duc de Bavière, élu roi des Romains, le duc Léopold, autre frère dudit Frédéric, s’efforça d’arracher celui-ci des mains du Bavarois, sur le territoire duquel il fit beaucoup d’ incursions ; mais le Bavarois, soutenu par les secours du roi de Bohême, lui opposa une vigoureuse résistance et fit échouer ses projets.

Vers ce temps, de la Fleur de Lys, maison d’études de Paris sortirent deux fils, méchante race de vipère, à savoir, maître Jean de Laon, Français de nation, et maître Marsille de Padoue, Italien de nation, qui élevèrent contre l’honneur de l’Église beaucoup de mensonges et de faussetés, et poussèrent contre elle beaucoup de pernicieux aboiemens. Liés au parti des Bavarois, ils l’engageaient et l’excitaient à ne rien craindre des frivoles paroles du pape, à faire valoir fermement les droits de l’Empire selon la coutume de ses prédécesseurs, même contre l’Église, allant jusqu’à dire que les droits de l’Église tiraient plutôt leur origine de la dignité impériale que de partout ailleurs.

Vers ce temps-là, le pape Jean promulgua quelques déclarations au sujet de la règle des frères Minimes ; car comme les frères disaient, ainsi que nous en avons parlé quelque part, que dans toutes choses ils n’avaient absolument que l’usage, et que la propriété était réservée au pape, le pape voyant que cette propriété ne procurait aucun avantage à l’Église, puisque les frères conservaient l’usage de la chose, renonça à une telle propriété comme étant sans aucune utilité pour lui ni pour l’Église, et révoqua l’agent chargé de la gérer en son nom, ne se réservant dans les affaires des frères que le spirituel et la souveraineté commise à sa direction et cela indépendamment du droit de propriété qu’il a en commun avec tous les possesseurs des biens de l’Église sur toutes les maisons, livres et choses nécessaires au service divin. Le pape â ce sujet envoya à Paris, et dans d’autres villes de grandes études, des statuts et décrétales, sous forme de bulle, qu’il ordonna de lire publiquement, ainsi que les autres décrétales. Il y décidait que dans les choses qui se consomment par l’usage, la propriété ne peut être distincte de l’usage, ni l’usage de la propriété. Cela fit naître beaucoup de doutes sur la question de savoir si les religieux soumis à de telles règles pouvaient, sans scrupule et sans grand péril pour leurs ames, prendre sur eux de garder plus long-temps les observances qu’on leur imposait.

Vers le même temps, le Bavarois apprenant que le pape lui refusait la bénédiction impériale, quand selon lui elle lui était due de droit, car il avait pour lui la majorité des électeurs, se regarda comme élu sans opposition ; c’est pourquoi il disait que, selon les droits et coutumes confirmés par ses prédécesseurs, il lui appartenait d’administrer tout le temporel de l’Empire, de distribuer les fiefs et les dignités, et recevoir les hommages, comme l’avaient fait ses prédécesseurs élus de la même manière que lui, sans que le pape eût rien à réclamer à ce sujet. Il en appela donc à un concile général et fit proclamer son appel en différens lieux, soutenant que le pape était un hérétique, surtout encore, disait-il, lorsqu’il paraissait s’efforcer de détruire la règle de saint François et de l’ordre des frères Minimes, confirmée avant lui par ses saints prédécesseurs et louablement observée par de si saints religieux, en sorte qu’il ne pouvait, sans folie et erreur contre la foi catholique et le Christ, attenter à cette règle si sainte ou à ceux qui la professaient, considérant surtout qu’elle ordonne d’observer toute la perfection de la vie spirituelle, et que ceux qui la professent suivent la voie de pauvreté évangélique qu’a suivie le Christ, et qu’il a enseignée et recommandée aux apôtres et hommes apostoliques, tels que ceux qui professent cette règle.

35. Il y a ici une lacune dans le texte.