Chronique de Guillaume de Nangis/Année 1317

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Règne de Philippe V le Long (1316-1322)

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[1317.]


Cette année on traita de la paix avec les Flamands. Le comte de Valois aimant mieux que le comté de Flandre allât à sa fille qu’au fils du comte d’Evreux, son frère, chercha à rompre le mariage de celui-ci, et il fit tant que, quoique le jour de la noce eût été fixé entre eux et qu’on eût fait pour la célébration dudit mariage tous les pompeux préparatifs qui convenaient à une telle noce, le roi néanmoins manda qu’on la différât, voulant, assurait-il, donner en mariage audit fils du comte d’Evreux une de ses propres filles. Le roi et les Flamands ne pouvant s’accorder sur toutes les conditions stipulées dans le traité qu’on espérait devoir rétablir la paix entre eux, il fut réglé, du consentement du roi et des Flamands, qu’ils auraient recours au pape, qui déciderait sur le point en discussion mais, comme le pape voulait arranger cette affaire à l’amiable, les envoyés des Flamands dirent qu’ils n’avaient reçu ni ordre ni pouvoir de rien rectifier, et qu’ils demanderaient aux leurs s’ils voulaient approuver ce qui avait été réglé. Alors le pape envoya en France l’archevêque de Bourges et le maître de l’ordre des Prêcheurs pour rétablir la concorde par l’autorité apostolique, les deux partis entendus. Les Flamands, cherchant de frivoles prétextes de discorde, disaient qu’ils donneraient volontiers leur consentement, pourvu qu’on leur accordât de solides garanties que les gens du roi n’enfreindraient point la paix conclue ; et le roi leur ayant accordé ces garanties, ils ne voulurent point cependant les recevoir. Ainsi les envoyés du pape, trompés par les Flamands, ainsi que le roi et lès grands de France, s’en retournèrent sans avoir réussi dans leurs négociations.

Cependant la mésintelligence qui régnait entre le roi de France et le duc de Bourgogne fut apaisée par l’entremise de leurs amis. Le roi n’avait pas de fils, car son fils unique né de Jeanne sa femme, pendant qu’il était en Bourgogne occupé à rassembler les cardinaux pour l’élection du souverain pontife Jean, était mort peu de temps auparavant ; mais il avait plusieurs filles, dont il donna l’aînée en mariage au duc de Bourgogne. Comme on craignait une guerre avec les Flamands, on conclut jusqu’à la fête suivante de Pâques une trêve qui, après ce terme, fut prolongée jusqu’à la fête suivante de la Pentecôte, et enfin comme auparavant jusqu’à la Pâque suivante. Vers le même temps, le roi circonvenu, comme on le croit, par les paroles et les prières des amis d’Enguerrand, qui avait été pendu, consentit à ce qu’il fût ôté du gibet et enterré au milieu du chœur de l’église des frères Chartreux à Paris, où son frère Jean, archevêque de Sens, avait été déposé aussitôt après sa mort ; il reçut donc la sépulture ecclésiastique et fut renfermé sous la même pierre que son frère.

Le pape Jean XXII fit par une bulle publier à Paris et dans d’autres villes célèbres pour les études, les statuts appelés vulgairement les Clémentines, parce qu’ils avaient été établis par le souverain pontife Clément, dans le concile de Vienne ; ils avaient été suspendus, pour un temps, à cause d’un grand nombre d’excommunications, suspensions et autres peines de droit qu’ils contenaient et qui paraissaient trop sévères. Le pape Jean ordonna de les observer, sous peine des punitions portées dans ces statuts, ce qui troubla beaucoup les Béguines, parce qu’on y supprimait sans aucune distinction leur ordre tout entier ; mais malgré cette condamnation, l’ordre des Béguines subsista toujours, car leur nom et leur règle persistent encore dans l’Église, et leur ordre, par la permission du pape, est devenu une sorte de communauté. En effet, il vaut mieux que ces femmes vivent ainsi, que si, libres de tout frein, elles s’égaraient dans les pompes et les vanités du monde, car parmi elles il y a beaucoup de bonnes et religieuses personnes, et elles s’adonnent en commun à des exercices de piété. On croit cependant que la chose avait été conseillée et même appuyée. Quelques-uns prétendent que les ordres de mendians ne seront mendians que de nom et point réellement, tant que le béguinage demeurera en vigueur. Vers le même temps, sur les confins et dans le comté de Milan, en Italie, s’élevèrent des hérétiques qui causèrent de grands troubles à l’Église de Dieu, tant par leur conduite et leurs œuvres perverses que par leur puissance temporelle c’étaient Matthieu, un des comtes de Milan, Galéas son fils, Marc, Luc, Jean et Etienne. Une inquisition ayant été faite contre eux, ils furent trouvés manifestes hérétiques, et définitivement condamnés comme tels. Ayant reçu souvent des envoyés du Siège apostolique, ils les frappèrent, les emprisonnèrent, déchirèrent leurs lettres ; ils dépouillèrent les églises, enlevèrent ce qu’elles renfermaient, chassèrent de leurs résidences les évêques, les abbés et autres personnes ecclésiastiques, les flagellèrent, les envoyèrent en exil, en tuèrent plusieurs, et brûlèrent les hôpitaux, les églises et autres maisons de piété. Matthieu défendit aux ecclésiastiques les synodes, les conciles, les chapitres, les visites et les prédications il abusa d’un grand nombre de jeunes filles, et, après les avoir flétries, les mit violemment à mort ; il viola beaucoup de nonnes dans des monastères, défendit d’observer l’interdit lancé contre la ville de Milan força les clercs à célébrer solennellement l’office divin, malgré cet interdit ; ses fils en firent autant en d’autres endroits. Il fit prêcher que la sentence d’excommunication lancée contre lui n’était pas à craindre. Il s’unit aux schismatiques ce qui fut une source de guerres et de schismes innombrables et de beaucoup d’autres hérésies. Il niait la résurrection de la chair, ou du moins la révoquait en doute. Son aïeul et sa grand’mère avaient été hérétiques et pour ce brûlés. Manfied sa sœur par sa mère avait été brûlée à Orvara ; elle prétendait que le Saint-Esprit était incarné. Inguilline, hérétique aussi, avait de même été livrée aux flammes. Dans ce temps, le pape Jean fit plusieurs procès et fulmina beaucoup de sentences contre ces hérétiques condamnés et excommuniés ; mais leur obstination fit que ces sentences eurent peu et même point de succès c’est pourquoi le pape, voyant qu’il ne réussirait pas par cette voie, accorda à ceux qui leur feraient la guerre de larges indulgences conçues en cette forme : Que quiconque, clerc ou laïc, marcherait personnellement en guerre, à ses frais ou à ceux d’un autre, contre ces schismatiques, hérétiques excommuniés rebelles au Christ et ennemis de la sainte mère l’Église, et demeurerait pendant un an à cette expédition sous la bannière de l’Église romaine, ou y enverrait pour un an de vaillans hommes de guerre, gagnerait l’indulgence accordée ordinairement à ceux qui vont au secours de la Terre-Sainte ; pour telle partie d’année, partie d’indulgence proportionnée ; pour ceux qui mourraient en route, indulgence entière ; ceux qui enverraient des secours pécuniaires devaient avoir une part d’indulgence proportionnée à la quantité des dons ou donations. Comme ceux qui ont écrit avant l’année 1314 ou environ, n’ont rien dit du Bavarois soi-disant roi des Romains, je vais remonter au temps de son élection, et, quoiqu’il en ait été dit quelque chose plus haut, rapporter ce fait avec les antécédens. Il entra en Italie, et s’allia cruellement auxdits schismatiques et hérétiques. L’an du Seigneur 1314, après la mort de l’empereur Henri, de glorieuse mémoire, les trois archevêques, électeurs des rois d’Allemagne, les archevêques de Mayence, Trêves et Cologne, rassemblés pour l’élection avec trois ducs à Francfort-sur-le-Mein, choisirent unanimement pour roi d’Allemagne Louis, duc de Bavière ; l’archevêque de Cologne seul donna son suffrage à Frédéric, duc d’Autriche. Après quoi les autres princes, conduisant ledit Louis à Aix-la-Chapelle, lieu ordinaire du sacre des rois d’Allemagne, ils le firent asseoir sur le trône du magnanime empereur Charlemagne, vers la Nativité de la sainte Vierge Marie, et le couronnant roi des Romains, lui mirent sur la tête le diadème royal.

Vers la fête suivante de la Pentecôte, l’archevêque de Cologne couronna non à Aix-la-Chapelle, mais dans une ville appelée Bonn, et éloignée de quatre lieues de Cologne, Frédéric, qu’il avait élu. Après son couronnement, Louis, qui avait eu pour lui la majorité des électeurs, et paraissait le plus puissant, revint à Nuremberg, où les rois d’Allemagne, après avoir reçu la couronne de roi des Romains, avaient coutume d’établir leur première résidence, et y fît publiquement annoncer qu’il tiendrait sa cour. Il reçut en cette ville les hommages de l’Empire, exerça les droits et juridictions temporelles, confirma les privilèges, et fit les autres actes royaux qui étaient et paraissaient de son ressort. Il disait qu’il pouvait le faire sans aucune requête de l’Église et du pape, parce que lui-même et ses prédécesseurs l’avaient fait et prescrit depuis si long-temps qu’on n’avait pas souvenir du contraire. Il s’éleva à l’occasion de cette élection une très-funeste dissension entre les deux princes élus, qui ravagèrent mutuellement leurs terres par beaucoup d’incursions. Enfin il se livra entre eux une bataille en plaine ; et quoique le parti de Frédéric, duc d’Autriche, fût le plus nombreux, le plus fort et le plus puissant, Louis cependant, à la tête d’un nombre peu considérable de troupes, en comparaison des ennemis, tua beaucoup de ceux-ci, en contraignit un grand nombre à la fuite, et, s’emparant de Frédéric et de Henri son frère, remporta une glorieuse victoire. Après ce triomphe, Louis, selon la coutume de ses prédécesseurs, envoya vers le souverain pontife une solennelle ambassade pour lui demander qu’il le confirmât sur le trône, et le couronnât et bénît empereur, ce qui, disait-il, lui était dû de droit. Le pape cependant n’y voulut absolument point consentir, disant que comme il y avait eu opposition à son élection, il appartenait au souverain pontife, avant de le confirmer dans la dignité de l’Empire, de décider définitivement auquel des deux élus revenait légitimement la couronne. De même, disait-il, au pape appartient l’approbation, non seulement de l’élection, mais même de la personne élue, avant que les droits impériaux puissent être légitimement exercés ; et Louis, en s’ingérant à les exercer, recevant les hommages de l’empire, distribuant illicitement les fiefs, avait par là porté préjudice aux priviléges de l’Église romaine ; en sorte que quand bien même il aurait eu auparavant quelques droits au trône, cette conduite l’en privait justement.

Vers le même temps il s’éleva dans la cour de Rome, au sujet des frères Minimes, une discussion délicate qui dans la suite des temps, comme nous l’avons vu de nos propres yeux, fut pour l’Église une source de scandales et de schismes pervers. En effet, la règle desdits frères et leurs vœux portent explicitement et expressément qu’aucun frère n’aura rien ni en propre, ni en commun, et qu’ils n’ont droit à aucune sorte de propriété, mais simplement à l’usage des choses ; ils affirment que cette manière de vivre est la plus parfaite, qu’elle est évangélique, et a été suivie par le Christ et les apôtres, qui ont enseigné à la suivre, et que le Christ ne possédait rien du tout ni en propre, ni en commun. Cette singularité excita la surprise de quelques-uns ; par exemple, dans une chose dont l’usage est la consommation, comme dans quelque chose qu’on mange, supposez du pain et du fromage, il est certain qu’en cette circonstance la possession passe dans l’usage, et que celui qui a l’usage a la possession ; voilà donc un cas où on ne peut distinguer la possession de l’usage, et il faut que, dans l’expression de leur vœu, il soit dit que dans aucune chose on n’a la possession, et que cependant, en ce qui se rapporte à la vie, on a usage de la possession. Supposez qu’ils veuillent vivre, il est donc nécessaire à ceux qui professent cette règle de rompre leur vœu bien plus, il est évident qu’un tel vœu est par eux rompu chaque jour ; c’est pourquoi beaucoup de gens concluaient qu’ils n’étaient pas dans l’état de salut, et que ce vœu ne provenait pas de sainteté, mais plutôt d’une volonté adoptée sans raison, et on disait que le souverain pontife penchait vers cette opinion. La cherté du blé continua cette année dans le royaume de France.