Chronique de Guillaume de Nangis/Règne de Charles IV le Bel (1322-1328)

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Règne de Charles IV le Bel (1322-1328)

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[1322]


L’an du Seigneur 1322, la veille de l’Ascension, suffisamment informé que ladite comtesse d’Artois, mère de ladite Blanche, avait tenu ledit roi sur les fonts baptismaux, et qu’ainsi, vu la parenté spirituelle existant entre le roi et la fille de sa mère spirituelle, ils ne pouvaient, sans dispense, s’unir en mariage, ce qu’ils avaient fait, le pape prononça dans un consistoire public que le mariage était nul. La même année, vers la fête de la Purification, le comte de Nevers fut délivré de prison ; mais peu de temps après, étant venu à Paris, il y mourut, après avoir été pendant long-temps tourmenté de langueur, et fut enterré à Paris, dans le monastère des frères Minimes. Cette même année, le roi n’étant plus marié, et craignant qu’un si noble trône manquât de successeurs, épousa à la fête de l’apôtre saint Matthieu, à Provins château royal, Marie, aimable jeune fille de Henri, naguère empereur et comte de Luxembourg, et sœur du roi de Bohême.

Le comte de Flandre étant mort, Louis, fils aîné du comte de Nevers et marié à une fille du feu roi, fut créé comte de Flandre, quoique Robert, fils puîné du feu comte, aidé du comte de Namur, se fût emparé de quelques châteaux et forteresses de Flandre, malgré la promesse qu’il avait faite au roi, au mariage de sa fille. Les communes de Flandre, se rangeant du parti de Louis, jurèrent de ne pas recevoir d’autre comte que lui, et signifièrent même au roi que s’il recevait pour le comté de Flandre un autre hommage que celui du seigneur Louis, les Flamands gouverneraient eux-mêmes leurs villes et se passeraient de comte. Ainsi, malgré quelques oppositions, Louis fut reçu paisiblement par le roi pour l’hommage et la souveraineté du comté.

Vers ce temps il s’éleva en Angleterre une grave dissension entre le roi d’Angleterre et plusieurs barons, à la tête desquels était le comte de Lancaster, homme puissant en Angleterre, et d’une haute noblesse, car il était oncle du roi de France par sa mère, et frère du roi d’Angleterre par son père. Le roi ayant voulu introduire en Angleterre des innovations injustes et contraires au bien général du royaume, ce qu’il n’avait pu faire, disait-on, sans le consentement de ces barons, d’autant qu’ils le disaient imbécile et inhabile à gouverner le royaume, ils saisirent ce prétexte pour se soulever ; en sorte que, les uns se rangeant du parti du roi, les autres du parti des barons, toute l’Angleterre fut plongée dans les plus grands troubles. Il arriva qu’un chevalier d’Angleterre nommé André de Harcla, désirant plaire au roi d’Angleterre, dressa des embûches au comte de Lancaster dans la ville de Boroughbridge, et le prit en trahison ; ayant tué sur un pont le comte de Hertford, il conduisit prisonniers vers le roi d’Angleterre le comte de Lancaster et beaucoup de nobles barons. Après avoir entendu la messe, s’être confessé dévotement à un prêtre, et avoir reçu le corps du Seigneur, comme c’est, dit-on la coutume en Angleterre, le roi les condamna tous également comme conspirateurs contre leur roi et traîtres envers leur seigneur. Tous les autres ayant été envoyés en différens endroits pour y subir divers supplices, le roi fit, dans l’endroit même où il était, trancher la tête audit comte ; son corps fut enterré dans une abbaye près du lieu où il avait été décollé ; et, comme bien des gens l’affirment, le Seigneur opère aujourd’hui par lui et pour lui beaucoup de miracles sur les malades. Le roi d’Angleterre, en récompense du service que lui avait rendu ledit André de Harcla, qui avait pris ledit comte et les autres, lui donna le comté de Carlisle, qui renferme une ville et plusieurs châteaux forts. Ledit chevalier André, après le supplice du comte de Lancaster, réfléchissant qu’il n’était pas sûr pour lui de demeurer plus long-temps en Angleterre, et qu’il pourrait être protégé par les Ecossais, et, s’alliant avec Robert Bruce, qui tenait pour le parti du roi d’Ecosse, lui promis de lui donner tout entier le comte qui lui avait été accordé, et d’épouser sa sœur tout cela se fit cependant à l’insu du roi d’Angleterre.

Cette année le roi d’Angleterre ayant rassemblé une grande armée, entra en Ecosse. Après avoir ravagé tout jusqu’au château de Pendebone, appelé le château des Pucelles, il ne put s’avancer plus loin, parce que son armée n’avait pas de vivres. Il retourna jusqu’à une montagne appelée Black-Moor, au pied de laquelle est une abbaye vers laquelle la plus grande partie de l’armée s’étant dirigée, le roi dressa ses tentes à une petite distance ; auprès de lui était la reine qui suivait son seigneur. Le roi licencia son armée, car les Ecossais étant éloignés de quarante-huit milles du lieu où il était, on ne pouvait soupçonner aucun danger. Le seigneur Jean de Bretagne, comte de Richemond, et le seigneur de Sully, envoyés en députation par le roi de France vers le roi d’Angleterre, étaient aussi dans cette abbaye avec une nombreuse suite. Mais voilà que ledit chevalier André de Carlisle manda aux Ecossais de venir, parce qu’ils trouveraient le roi d’Angleterre dénué de troupes. Les Ecossais étant accourus comme des furieux, à travers les forêts, après avoir fait quarante-huit milles dans un jour et une nuit, arrivèrent jusqu’auprès de ladite abbaye où ledit comte de Richemond et le seigneur de Sully prenaient leur repas. A peine voulurent-ils croire ceux qui leur annoncèrent l’arrivée des Ecossais ; prenant les armes, ils voulurent boucher un étroit passage qui fournissait une entrée aux Ecossais ; mais après avoir tué plusieurs Ecossais en cet endroit, ils ne purent résister à la multitude, et se rendirent enfin aux ennemis. Ce qu’ayant appris, le roi se sauva à grand’peine avec un petit nombre de gens ; la reine se réfugia dans un très-fort château adjacent à la mer, et situé sur une roche, et par où les Flamands passent en allant chez les Ecossais. La reine craignant qu’en restant plus long-temps dans le château, elle n’y fût assiégée par les Ecossais, secourus peut-être même par les Flamands, aima mieux s’exposer aux périls de la mer qu’au danger de tomber entre les mains de ses ennemis ; c’est pourquoi s’embarquant avec sa suite, elle souffrit de très-graves et insupportables maux, qui firent périr une de ses servantes et enfanter une autre avant le temps. Cependant, aidée de Dieu, après beaucoup de tourmens, elle arriva en Angleterre. Le roi d’Angleterre ayant fait dresser de tous côtés des embûches à André de Carlisle, s’en empara, et le condamna à un terrible supplice. D’abord il fut traîné à la queue de deux chevaux, après quoi, n’étant pas encore mort, il fut éventré ; ses entrailles furent brûlées devant les yeux du roi et par son ordre ; ensuite on lui trancha la tête, et on pendit le tronc par les épaules, puis son corps fut coupé en quatre morceaux, dont chacun fut envoyé dans une ville, afin qu’un si horrible supplice fût désormais un exemple pour les autres. Robert Bruce, commandant des troupes du roi d’Ecosse, ayant reçu un message du roi de France, lui remit librement et sans aucune rançon, au carême suivant, le seigneur de Sully, envoyé en députation vers le roi d’Angleterre qui était alors en Ecosse ; mais il retint auprès de lui le comte de Richemond, qu’il ne voulut point délivrer, à quelque condition que ce fût.

Louis, fils de Louis, comte de Nevers, récemment mort, étant venu de Flandre à Paris, fut arrêté à Louvres, parce qu’il avait reçu des hommages sans le consentement du roi ; mais ayant donné une caution, il fut peu de temps après relâché. Une dispute s’étant élevée entre lui et son oncle pour savoir qui devait succéder à leur aïeul dans le comté de Flandre, d’après l’inspection des pactes confirmés par serment, on jugea en faveur du jeune Louis, et on imposa désormais silence aux autres à ce sujet. Ainsi Louis, admis à faire hommage, entra paisiblement en possession du comté. Le nouveau roi Charles, contre le bien général, suivant les traces de son père, qui dans son temps avait altéré les monnaies, jeune encore, et séduit par le conseil de quelques-uns des siens, établit cette année une petite monnaie ce qui fut dans la suite pour le peuple la cause d’innombrables dommages. En Allemagne, les deux ducs élus à la fois à la tête de leurs partisans, se combattirent cruellement et se livrèrent à mille ravages et incendies.


[1323]


Cette année, Jourdain dit de Lille, Gascon très-noble par son origine, mais bas par ses actions, accusé auprès du roi de beaucoup de crimes rapportés par la renommée publique, ne put légitimement s’en justifier ; cependant, à cause de sa noblesse et de sa naissance, le pape Jean lui avait donné sa nièce en mariage. A la prière du pape, le roi lui remit miséricordieusement les dix-huit accusations dont il avait été chargé dans la cour de France, et dont chacune, selon la coutume de France, était digne de mort. Ingrat pour un si grand bienfait, il accumula d’autres crimes sur ceux qu’il avait commis, violant les jeunes filles, commettant des homicides, entretenant des méchans et des meurtriers, favorisant les brigands, et se soulevant contre le roi. Il tua de son propre bâton un serviteur du roi qui portait la livrée du roi selon la coutume des serviteurs. Dès qu’on fut informé de ses méfaits, il fut appelé en jugement à Paris. Il y vint entouré d’une pompeuse foule de comtes, de nobles et barons d’Aquitaine. Du côté opposé étaient le marquis d’Agnonitano, neveu de feu le seigneur pape Clément, le seigneur d’Albret et beaucoup d’autres. Après qu’on eut entendu ses réponses, et ce qu’il alléguait pour sa défense sur les crimes dont on l’accusait, renfermé d’abord dans la prison du Châtelet, il fut enfin jugé digne de mort par les docteurs du palais, et la veille de la Trinité, traîné à la queue des chevaux, il fut pendu, comme il le méritait, à Paris, sur le gibet public. Ala fête suivante de la Pentecôte, la reine Marie, femme du roi Charles, sœur du roi de Bohême, fut ointe et couronnée dans la chapelle du roi à Paris, en présence de son oncle, archevêque de Trêves, et de beaucoup de nobles de France, par l’archevêque de Sens qui célébra la messe. La même année, frère Thomas d’Aquin, de l’ordre des Prêcheurs, Italien de nation, noble selon le monde, car il était frère du comte d’Aquino, mais plus noble encore par sa sainteté, très-fameux docteur en théologie, de la doctrine duquel l’Église universelle brille comme du soleil et de la lune, fut du consentement des Frères ; et après un soigneux examen sur sa conduite, ses mœurs. et sa doctrine, canonisé par le souverain pontife, et jugé digne d’être désormais compté au rang des saints.

Dans le diocèse de Sens, dans un château du roi de France, appelé Landon, en français Château-Landon un sorcier et faiseur de maléfices avait promis à un abbé de l’ordre de Cîteaux de lui faire recouvrer une grosse somme d’argent qu’il avait perdue, et de lui faire nommer les voleurs de l’argent et leurs fauteurs. Voici la manière par laquelle ledit sorcier voulut et crut venir à bout de ce qu’il desirait. Prenant un chat noir et le renfermant dans un panier ou une boîte, il fit un mets de pain trempé dans le chrême, l’huile sainte et l’eau bénite, qu’il crut pouvoir suffire à sa nourriture pendant trois jours, et le mit aussi dans cette boîte. Le chat étant placé dans cette boîte, il la déposa pour trois jours sous la terre dans un carrefour public, devant la reprendre au bout de ce temps ; et il eut soin de faire deux conduits creut qui prenaient depuis le coffre jusqu’à la surface de la terre, afin que le chat pût respirer l’air. Il arriva que des bergers passèrent près dudit lieu, suivis, comme de coutume, par leurs chiens. Les chiens sentant l’odeur du chat, comme s’ils eussent senti des taupes, grattèrent avec leurs pattes, et creusèrent vigoureusement la terre, en sorte que rien ne pouvait les arracher de ce lieu. Un des bergers, plus prudent que les autres, alla déclarer ce fait au prévôt de la justice ; celui-ci étant venu avec beaucoup de gens, la vue de ce qui avait été fait lui causa, ainsi qu’à tous les autres, une violente surprise. Le juge réfléchit avec inquiétude pour savoir comment il découvrirait l’auteur d’un si horrible maléfice, car il voyait que cela avait été fait pour quelque maléfice, mais il en ignorait absolument l’auteur et la nature. Enfin, au milieu des réflexions dans lesquelles il était plongé, reconnaissant que la boîte était nouvellement faite, il fit venir tous les charpentiers. Leur ayant demandé qui d’entre eux avait fait cette boîte, l’un d’eux s’avancant avoua que c’était lui, disant qu’il l’avait vendue à unhomme appelé Jean, du prieuré, sans savoir à quel usage il la destinait. Celui-ci soupçonné fut pris et appliqué à la question ; il avoua tout ; il accusa un nommé Jean de Persan d’être le principal auteur et chef de ce maléfice, et lui donna pour complices un moine de Cîteaux, apostat et principal disciple de ce Persan, l’abbé de Sarcelles, de l’ordre de Cîteaux, et quelques chanoines réguliers. Ayant tous été saisis et enchaînés, ils furent amenés à Paris devant l’official de l’archevêque et d’autres inquisiteurs de la perversité hérétique ; Ceux qu’on soupçonnait de ce maléfice ayant été interrogés sur la manière de le faire, répondirent que si après trois jours, retirant le chat du coffre, ils l’eussent écorché et eussent fait avec sa peau des lanières tirées de telle sorte qu’en les nouant ensemble, elles fissent un cercle au milieu duquel pût tenir un homme, cela fait, un homme se plaçant au milieu dudit cercle, et ayant soin avant toute chose d’enduire son derrière avec ladite nourriture du chat, aurait appelé le démon Bérich ce démon serait venu, et répondant à toutes les questions, aurait révélé les vols, les voleurs, et tout ce qui est nécessaire pour accomplir un maléfice quelconque. Après que ces aveux eurent été entendus, Jean du prieuré et Jean de Persan furent condamnés aux flammes comme auteurs de ce maléfice ; mais leur supplice ayant été un peu différé, l’un d’eux mourut ; ses ossemens furent brûlés en exécration de son crime et l’autre, le lendemain de la Saint-Nicolas, termina sa misérable vie au milieu des flammes. L’abbé, l’apostat et les chanoines réguliers qui avaient fourni, pour l’exécution du maléfice, le saint chrême et l’huile sainte, furent entièrement dégradés et renfermés à perpétuité dans diverses prisons pour subir différentes punitions, selon qu’ils étaient plus ou moins coupables. La même année, le livre d’un moine de Morigny près d’Etampes, qui contenait beaucoup d’images peintes de la sainte Vierge et beaucoup de noms, qu’on croyait et assurait être des noms de démons, fut justement condamné à Paris comme superstitieux, parce qu’il promettait des délices et des richesses, et tout ce qu’un homme peut désirer, à celui qui pourrait faire peindre un tel livre, y faire inscrire deus fois son nom, et remplir encore d’autres conditions vaines et fausses.

La même année, le seigneur de Parthenay, homme noble et puissant dans le Poitou, fut gravement accusé auprès du roi de France de beaucoup de faits hérétiques que, pour l’honneur, aucun Catholique ne doit redire, par le frère Maurice de l’ordre des Prêcheurs et Breton de nation, envoyé en Aquitaine par le pape comme inquisiteur de la perversité hérétique. Le roi, adoptant ces accusations avec une trop grande précipitation, conduit en cela cependant, comme je le crois, par son zèle pour la foi, sans que la moindre délibération eût été préalablement faite à ce sujet, fit saisir et appeler à Paris à son audience ledit seigneur de Parthenay. Tous ses biens ayant été saisis et mis en la possession du roi, il fut amené à Paris, et renfermé pendant quelques jours dans la maison du Temple. Ensuite, en présence d’un grand nombre de prélats et dudit seigneur en propre personne, ledit inquisiteur exposa contre lui beaucoup d’articles d’accusation d’hérésies, demandant qu’il y répondit et jurât de dire la vérité. Mais après beaucoup d’accusations contre ledit inquisiteur, le comte soutint qu’il était inhabile à remplir son office, ne voulut point faire de serment ni de réponse, et en appela à la cour de Rome pour être entendu, en tout cas qu’il dût l’être ; ce que voyant, le roi, qui ne voulait fermer à personne le chemin de ses droits, après lui avoir restitué ses biens en entier, l’envoya sous une sûre garde vers le souverain pontife. Ledit inquisiteur ayant, en présence du pape, exposé lesdits articles contre ledit noble, le pape lui assigna d’autres auditeurs, ordonnant audit inquisiteur que, s’il avait à porter accusation contre lui, il le fit devant ces auditeurs et ainsi, suivant la coutume de la cour de Rome, cette affaire traîna en longueur.

A la fin de cette année, le jeune Louis, venant dans la ville de Bruges, fut gracieusement reçu de tous ; et ayant accordé aux habitans beaucoup de libertés, fit par là renaître de grandes joies ; mais ce qui leur déplaisait souverainement, c’est que, négligeant les conseils des Flamands, il se servait de ceux de l’abbé de Vézelai, fils de feu Pierre Flotte, tué devant Courtrai avec Robert comte d’Artois, qu’ils regardaient comme ennemi mortel des Flamands, à cause de la mort de son père en sorte que si dans le comté il avait été fait quelque règlement conforme à leurs voeux, quelque bon et juste que fût ce réglement, s’ils apprenaient que les conseils de l’abbé l’avaient fait porter, les habitans le trouvaient mauvais et injuste ; c’est pourquoi le comte fut forcé de le quitter et de s’en retourner chez lui. Dans ce même temps, il s’éleva à Bruges une dissension. Le comte ayant imposé aux villages une taille assez onéreuse, les receveurs, en la levant, exigèrent beaucoup plus qu’il n’était imposé. Les paysans et le bas peuple, violemment animés, tinrent conseil avec le moyen peuple des villages, que les maires des villages avaient de même accablé ; il fut unanimement décidé dans les villages qu’à la dixième heure ils sonneraient les cloches dans les églises, et que ce son avertirait chacun de se tenir prêt. Ainsi rassemblés tous ensemble, ils entrèrent soudainement dans la ville de Bruges, et, commandés par un homme qu’ils avaient mis à leur tête pour cette expédition, ils tuèrent plusieurs gens du comte et quelques maires.

Vers ce temps, Matthieu, vicomte de Milan, et commandant des Gibelins, étant mort, Galéas son fils lui succéda dans sa souveraineté. Le pape et le roi Robert envoyèrent contre lui une nombreuse multitude d’hommes-gardes avec le cardinal de Poggi et le seigneur Henri de Flandre, capitaine des troupes. Les Guelfes s’étant joints à eux, ils livrèrent à Galéas un terrible combat entre Milan et Plaisance. Mais le seigneur Henri de Flandre, frère du comte de Namur, ayant été tué, et le cardinal ayant pris la fuite, plus de quinze cents hommes de guerre du parti des Guelfes furent tués par les Gibelins, qui remportèrent ainsi la victoire.

Vers la fin de cette année, presque à la mi-carême, comme le roi revenait du pays de Toulouse, étant arrivé avec sa femme alors enceinte, à un château situé dans le diocèse de Bourges, la reine, accablée par la fatigue d’un voyage qui avait duré environ un mois, accoucha, avant le terme, d’un fils qui fut aussitôt baptisé, et expira peu de temps après. La mère mourut peu de jours après son fils ; elle fut portée et honorablement enterrée à Montargis, dans l’église des soeurs de Saint-Dominique.

Comme, à cause de l’élection d’un roi des Romains, la discorde continuait à régner entre les électeurs d’Allemagne, après beaucoup de dévastations, d’incendies et de rapines, du consentement des électeurs, on prit jour pour une bataille rangée ; ce fut le dernier jour de septembre. Le duc de Bavière avait dans son parti le roi de Bohême ; le duc d’Autriche avait amené avec lui une très-grande multitude de Sarrasins et de Barbares, qu’il plaça aux premiers rangs de l’armée, sous le commandement de son frère Henri. Du côté du Bavarois, ce fut le roi de Bohême qui entama le combat avec eux ; après un long conflit, les Sarrasins et les Barbares furent défaits ; Henri, frère du duc d’Autriche, fut pris avec beaucoup d’autres, et le roi de Bohême remporta une glorieuse victoire. Le jour suivant, qui était le premier jour d’octobre, le Bavarois combattit contre Frédéric duc d’Autriche, et l’ayant pris avec beaucoup de nobles, il tua beaucoup de ses gens, et remporta ce jour-là un très-glorieux triomphe. Frédéric duc d’Autriche, et Henri son frère, ayant été pris, celui-ci fut promptement délivré, car il donna pour sa rançon au roi de Bohême onze mille marcs d’argent bon et pur, et lui rendit une terre que long-temps auparavant son père, le roi Albert, avait violemment enlevée audit roi. Cette terre contenait seize forteresses, à savoir des villes et de bons et forts châteaux, sans compter les villages, qui ne sont pas compris dans ce nombre. Le roi de Bohême ayant reçu cette terre, permit à Henri, frère du duc, de s’en aller en liberté. Quant à Frédéric duc d’Autriche, il fut retenu prisonnier auprès du Bavarois pendant deux ans et sept mois consécutifs ; mais quoique le duc Frédéric fût prisonnier, le duc Léopold son frère, et ses autres frères, ne cessèrent pas leurs combats et leurs fréquentes incursions contre le Bavarois ; ainsi la captivité du duc, au lieu de terminer la guerre, la rendit plus violente encore.


[1324]


Cette année, la femme du roi de France sœur du roi de Bohême, étant morte, le roi prit en mariage Jeanne, fille du feu comte d’Evreux, sa cousine germaine, puisqu’elle était fille de son oncle. Dans ce temps, en Gascogne, le seigneur de Montpesat bâtit un fort dans le domaine du roi de France, et soutint qu’il était dans le domaine du roi d’Angleterre. Une discussion s’étant élevée à ce sujet entre les gens du roi de France et ceux du roi d’Angleterre, le jugement fut rendu en faveur du roi de France. Ainsi ledit fort lui fut adjugé, et joint au domaine du roi de France. Le seigneur de Montpesat, offensé, se mettant à la tête d’une troupe de chevaliers, appela à son aide le sénéchal du roi d’Angleterre ; étant venus ensemble audit fort, ils tuèrent tous les hommes du roi de France qu’ils y trouvèrent, pendirent, dit-on, quelques bourgeois considérables qu’ils y prirent, et, détruisant le fort de fond en comble, transportèrent au château de Montpesat tout ce qu’ils y avaient pu trouver. Quoique le roi eut pu venger par lui-même cette injure,voulant cependant procéder en toutes choses selon les formes de la justice, il fit connaître au roi d’Angleterre l’offense qui lui avait été faite dans sa terre, et demanda qu’il lui en fît faire juste réparation. Le roi d’Angleterre envoya vers le roi de France, avec quelques grands d’Angleterre, Edmond, son frère par la seconde femme de son père, cousin-germain du roi de France par sa mère, avec le pouvoir de traiter avec le roi de France au sujet de la réparation, et de ratifier pleinement ce qui aurait été traité avec lui. Le roi voulut que le senéchal d’Angleterre dans le pays de Gascogne, le seigneur de Montpesat, et quelques-uns qui lui avaient conseillé ledit méfait, fussent, pour réparation, remis entièrement à sa volonté, demandant de plus que le château lui fût rendu. Les Anglais, convaincus qu’ils ne pourraient d’aucune manière faire pencher l’esprit du roi à accepter une autre réparation que celle qu’il exigeait, feignirent de consentir à celle-ci. Le seigneur Jean d’Artablay, chevalier du roi, s’étant joint à eux pour que l’exécution de ladite affaire eût lieu en sa présence au nom du roi, ils se dirigèrent vers la Gascogne ; mais ils n’observèrent pas les conventions, et ledit seigneur Jean revint annoncer au roi comment les Anglais l’avaient trompé, et comment, munissant d’Anglais les châteaux et les villes, ils se préparaient de tout leur pouvoir à la guerre. Le roi envoya en Gascogne, à la tête d’une troupe choisie d’hommes de guerre, son oncle, le comte de Valois avec Philippe et Charles, fils dudit oncle, et le seigneur d’Arras, comte de Beaumont le Roger. Le comte de Valois s’étant avancé jusqu’à Agen, cette ville se rendit volontairement à lui sans combat. Ayant appris que le frère du roi d’Angleterre et les Anglais demeuraient dans une ville appelée Régale et vulgairement en français La Réole avec une forte troupe d’hommes de guerre, il s’en approcha avec son armée. Mais quelques-uns des nôtres s’étant avancés trop près d’une porte, et ayant témérairement provoqué ceux de la ville au combat, le seigneur de Florent fut tué dans cette affaire avec quelques autres chevaliers, et ils furent honteusement vaincus. Supportant avec peine cette défaite, le comte de Valois fit dresser les machines et tous les engins nécessaires à la destruction de la ville, qu’il assiégea de telle sorte que de tous côtés furent également interdites l’entrée et la sortie. Les assiégés se voyant, eux et leurs biens, menacés de tous côtés, offrirent aussitôt des conditions de paix. Il fut arrêté que la ville serait rendue, que les habitans qui voudraient demeurer dans le parti du roi d’Angleterre pourraient librement se transporter en d’autres endroits, vie et bagues sauves ; que ceux qui voudraient rester jureraient fidélité au roi de France, et obéiraient aux gardiens établis par lui en ce château. Ledit Edmond, chef de cette guerre, frère du roi d’ Angleterre par son père, et neveu du seigneur Charles par sa mère, eut la permission de s’en retourner vers le roi d’Angleterre, afin que, si le roi d’Angleterre voulait observer le traité comme il l’avait promis au roi de France à Paris, la paix fût fermement établie entre eux ; autrement ledit Edmond devait revenir vers le seigneur Charles pour être livré à la volonté du roi ; c’est pourquoi on donna en otage quatre chevaliers anglais, et on conclut une trêve pour jusqu’à la fête suivante de Pâques. Ainsi relâché, Edmond retourna en Angleterre par Bordeaux ; beaucoup de gens dirent qu’on aurait dû l’amener d’abord vers le roi, afin qu’avant d’être mis en liberté, il attendît au sujet de cette affaire les ordres du roi. La Réole ayant été prise, on détruisit de fond en comble le château de Montpesat, dont le seigneur était, dit-on, mort auparavant de tristesse et de chagrin. Ainsi toute la Gascogne fut soumise à la domination du roi de France, à l’exception de Bordeaux, de Bayonne et de Saint-Sever, qui sont encore demeurés sous l’obéissance du roi d’Angleterre. Le seigneur Charles, ayant licencié son armée, retourna en France.

Cette année, le pape ordonna aux prélats et à tous les autres, tant religieux que non religieux, chargés du ministère de la prédication, d’annoncer publiquement au clergé et au peuple, en vertu de la sainte obédience, les procédures qu’il avait faites contre Louis, duc de Bavière, défendant, sous les peines réservées à la désobéissance, que personne le dît ni le nommât empereur. Dégageant tous ses vassaux de leur serment de fidélité, il défendit que, tant que durerait sa rébellion et sa désobéissance contre l’Église, personne lui prêtât secours, protection ni conseil ; que celui qui paraîtrait agir autrement, s’il était prélat, serait pendu, si laïc, excommunié et que sa terre serait soumise à l’interdit ecclésiastique. Il ordonna de publier à Paris, et dans les autres villes de grandes écoles, une nouvelle décrétale qu’il venait de composer, qui condamnait comme hérétique la doctrine de quelques gens qui prétendaient que le Christ n’avait rien possédé en propre ni en commun, doctrine contraire et opposée à l’Evangile et à l’Ecriture sainte, qui dit que le Christ avait des poches. Il fit aussi cette année publier des indulgences contre Galéas, dont le père était déjà mort, et dont nous avons parlé plus haut. Presque à la fin de cette année, aux prières de sa sœur, la reine d’Angleterre, qui vint humblement le trouver, le roi de France prolongea jusqu’à la fête de saint Jean-Baptiste la trêve conclue par le seigneur Charles pour jusqu’à la fête de Pâques, entre lui et le roi d’Angleterre, afin que pendant ce temps les amis des deux rois pussent traiter de la concorde à rétablir entre eux.

Le duc d’Autriche étant retenu prisonnier par le Bavarois, le duc Léopold et ses autres frères causèrent beaucoup de dommages audit Bavarois et à sa terre.


[1325]


Cette année, par les conseils de la reine sa femme, comme on le croit fermement, le roi d’Angleterre promit de venir en France à un jour fixé, et de faire hommage au roi pour la terre de Gascogne et de Ponthieu. Comme le temps approchait, la nouvelle reine de France était enceinte et très-près d’accoucher, ce qui rendit plus supportable le retard du roi d’Angleterre. On espérait, d’après les pronostics de quelques astronomes, dit-on, que la reine accoucherait d’un fils, et l’arrivée du roi aurait beaucoup augmenté la joie de cette naissance ; mais Dieu, qui dispose de tout selon sa volonté, en ordonna d’une manière contraire aux mensongères opinions des hommes car peu de temps après la reine mit au monde une fille, son premier enfant. Dans ce temps, pendant que la reine d’Angleterre demeurait en France auprès du roi de France son frère, le roi d’Angleterre qui avait promis de venir au jour fixé faire hommage au roi de France, changea de résolution, et céda à son fils aîné Edouard, qui devait après lui régner sur l’Angleterre, tous ses droits sur le duché d’Aquitaine. Edouard étant venu en France par l’ordre de son père, son hommage fut, par l’intercession de sa mère, accueilli avec bienveillance. La reine d’Angleterre, qui demeurait en France, fut rappelée en Angleterre par son mari mais, sachant que le roi avait un conseiller qui, autant qu’il pouvait, jetait sur elle le blâme et la honte, et à la voix duquel le roi faisait tout indifféremment, elle craignit, non sans raison, de s’y rendre. Elle renvoya donc en Angleterre les hommes d’armes, les servantes et les chevaliers qu’elle avait amenés avec elle en venant, et n’en retenant qu’un petit nombre auprès d’elle, choisit la France pour résidence. Pendant ce temps, le roi de France lui fit fournir les sommes nécessaires pour elle et les gens qu’elle avait gardés.

Le jeune comte de Flandre soupçonnant le seigneur Robert son oncle de tramer quelque crime contre sa vie, manda par une lettre aux hommes de Warneston, distant de trois milles de Lille, où demeurait son oncle, qu’après avoir lu cette lettre, ils le tuassent comme un traître ; mais le chancelier du comte en donna avis au seigneur Robert avant que ladite lettre signée eût été remise aux hommes de ladite ville. A cette nouvelle, le seigneur Robert s’éloigna le plus promptement possible de la ville, en sorte que la lettre du comte étant arrivée après, la fuite du seigneur Robert empêcha qu’elle n’eût aucun effet ; de là de grandes inimitiés s’élevèrent entre ledit comte et le seigneur Robert. Le comte ayant fait saisir le chancelier, comme il lui demandait pourquoi il avait trahi son secret, le chancelier répondit que c’était pour empêcher le comte de se déshonorer ; cependant ledit chancelier fut renfermé dans une prison du comte. Peu de temps après, peut-être en punition de ses péchés, il arriva dans Courtrai audit comte une grande infortune. Dans les précédens traités de paix, le comte et les Flamands ayant promis au roi une très-forte somme d’argent qui serait perçue sur les comtés des villes, ledit comte envoya pour lever et recueillir la somme qu’il avait imposée, quelques nobles et quelques riches bourgeois de Bruges, d’Ypres et de Courtrai. Il sembla aux communautés et aux hommes des villages que lesdits percepteurs levaient une quantité d’argent plus forte que la somme due au roi de France ; ils ignoraient même si avec cet argent on s’acquitterait envers le roi de France. C’est pourquoi les chefs des communautés demandèrent au comte que les percepteurs rendissent compte de ce qu’ils avaient reçu ; mais le comte n’y ayant pas consenti, il s’éleva entre eux une grave dissension. Les percepteurs se retirant à Courtrai avec le comte, après une commune délibération, résolurent de mettre le feu aux faubourgs de la ville, afin que ceux du parti des communes qui viendraient exiger d’eux un compte n’ayant pas d’abris, fussent plus facilement vaincus ; car ils s’étaient rassemblés en cet endroit avec une nombreuse multitude d’hommes d’armes. Mais le Seigneur tourna contre eux-mêmes ce qu’ils avaient méchamment fait contre les autres ; car le feu mis au faubourg acquit une telle violence, qu’il consuma non seulement le faubourg, mais même tout le reste de la ville. Ce que voyant, les habitans de Courtrai croyant que c’était l’effet d’une trahison de la part du comte et des siens, eux qui auparavant étaient pour lui et avec lui, prirent alors unanimement les armes contre lui ; des deux cotés un grand nombre de nobles furent tués, principalement le seigneur Jean de Flandre, autrement appelé du nom de sa mère, Jean de Nesle. Le comte fut pris avec cinq chevaliers et deux autres nobles de sa maison ainsi pris, ils furent livrés aux gens de Bruges et renfermés en prison. Alors les maires, les communes et les villages des environs, excepté les Gantois, s’accordèrent unanimement à élire pour leur chef le seigneur Robert, oncle du comte, et son ennemi, comme nous l’avons dit. Ayant accepté cette souveraineté, il mit en liberté et combla d’honneurs le chancelier du comte, emprisonné comme nous l’avons dit auparavant. Les gens de Grand, soutenant le parti du comte contre les gens de Bruges qui le tenaient emprisonné, prirent les armes, et, les attaquant avec courage, en tuèrent, dit-on, près de cinq cents. Cependant le comte ne fut pas délivré de sa prison ; c’est pourquoi, vers le même temps, le roi de France envoya aux gens de Bruges une solennelle députation pour les prier de mettre le comte en liberté, mais les envoyés s’en retournèrent sans avoir réussi.

Vers la Madeleine, et pendant tout le temps de l’été qui précéda et suivit cette fête, il y eut une très-grande sécheresse, en sorte qu’il plut à peine dans l’espace de quatre lunes, et qu’en rassemblant les pluies qui tombèrent pendant ce temps, et en comptant comme si elles étaient tombées de suite, on peut les estimer à des pluies de deux jours. Quoique la chaleur fût excessive, il n’y eut cependant pas d’éclairs, de tonnerre, ni d’orage, d’où il arriva que les fruits furent en petite quantité, mais que le vin fut meilleur qu’à l’ordinaire. L’hiver suivant il y eut de très-grands froids, en sorte que dans un court espace de temps la Seine gela deux fois avec tant de solidité que des hommes chargés passaient dessus, et qu’on y traînait des tonneaux pleins. L’épaisseur des glaçons est attestée par les deux ponts de bois de Paris que la débâcle rompit.

Vers le même temps, une si grave maladie attaqua Charles, comte de Valois, que la moitié de son corps était privé de l’usage de ses membres. Comme les souffrances ouvrent l’intelligence, on croit fermement qu’elles rappelèrent à sa conscience le supplice d’Enguerrand, qu’il avait fait pendre, ainsi que nous l’avons dit. On peut en juger d’après ce fait. Comme sa maladie augmentait de jour eu jour, il fut fait aux pauvres de Paris une distribution générale d’argent, et à chaque denier que donnaient à chaque pauvre ceux qui distribuaient cet argent, ils disaient : « Priez pour le seigneur Enguerrand et pour le seigneur Charles, » ayant soin de mettre le nom du seigneurr Enguerrand avant celui du seigneur Charles ; d’où beaucoup de gens conclurent que le supplice d’Enguerrand lui causait des remords. Après avoir langui long-temps, il mourut, le dixième jour de l’année, dans une ville appelée Partey, du diocèse de Chartres. Son corps fut enterré dans le monastère des frères Prêcheurs à Paris ; quelques-uns assurent que c’est bien là le lieu de sa sépulture, mais qu’à cause du mauvais temps, ne pouvant aller plus loin, il y fut déposé pour y être gardé jusqu’à ce qu’il fit un temps plus convenable pour le transporter au monastère des Chartreux qu’il avait lui-même fondé et doté, et choisi, dit-on, de son vivant pour le lieu de sa sépulture. Son cœur fut enseveli dans la maison des frères Minimes à Paris. Cette même année beaucoup de gens de différens pays du monde, ayant appris que le seigneur Louis de Clermont s’embarquerait pour la Terre-Sainte à la prochaine fête de Pâques, furent excités par la ferveur de la dévotion et de la foi, quelques-uns même abandonnèrent leurs affaires et vendirent leur patrimoine dans le désir de voir, s’il leur était possible, le sépulcre de notre Seigneur Jésus- Christ, et ils vinrent à Paris. Ledit seigneur Louis voyant et réfléchissant qu’il n’y avait aucun préparatif convenable pour ce voyage, et que surtout il n’avait pas le moyen d’équiper une flotte pour entreprendre une si périlleuse traversée, fit annoncer publiquement en plein sermon à Paris, dans le Palais-Royal, le vendredi saint avant la fête de Pâques, qu’il n’avait ni le pouvoir ni l’intention de s’embarquer cette année mais que l’année suivante, le même jour, dans la ville de Lyon, sur le Rhône, ceux qui seraient prêts s’embarqueraient avec lui, et que là on leur nommerait le port auquel tous les pèlerins devraient aborder ensemble. Beaucoup de gens furent scandalisés de ces paroles, que quelques-uns même tournèrent en dérision ; ainsi, trompés dans leur attente, les pèlerins retournèrent chez eux sans avoir exécuté leur projet.

Cette même année, à la fin de janvier, le vénérable homme de Pontoise, autrement de Chambeil, abbé du monastère de Saint-Denis en France, laissa un utile exemple aux moines à venir il commença et acheva dans son monastère une nouvelle maison de malades, d’un travail admirable et très-somptueux. Il eut pour successeur, an mois de mars suivant, frère Gui de Castres, élu avec paix et accord par les moines dudit monastère, homme remarquable par son honorable dévotion et l’honnêteté de ses moeurs. Le seigneur souverain pontife, résidant à Avignon, confirma son élection an mois d’avril suivant, à savoir, le 27 dudit mois.


[1326]


Cette année la reine Jeanne, fille de feu l’illustre Louis, fut couronnée à Paris, le jour de la Pentecôte, à grands frais et avec un appareil pompeux quoique inutile. Cette même année, la reine d’Angleterre Isabelle, sœur du roi de France, craignant d’offenser son mari en demeurant plus longtemps en France, et croyant apaiser son mécontentement en se présentant à lui avec son fils aîné, prit congé du roi et de la cour, et se mit en route avec son fils pour l’Angleterre. Attendant quelque nouveau message de son seigneur, le roi d’Angleterre, elle résolut de demeurer quelque temps dans le comté de Ponthieu qui, disait-on, lui avait été assigné pour dot par le roi d’Angleterre. Pendant ce temps le bruit était, dit-on, venu aux oreilles du roi de France que le roi d’Angleterre avait fait tuer dans son royaume tous ceux du royaume de France qui demeuraient en Angleterre, et avait confisqué tous leurs biens. Le roi de France irrité ordonna de saisir tous les Anglais qui demeuraient dans le royaume de France, fit confisquer leurs biens, et les fit renfermer eux-mêmes dans diverses prisons du royaume. Cet ordre fut le même jour, à la même heure, exécuté dans tout le royanme de France c’était le lendemain de l’Assomption de sainte Marie. Les Anglais du royaume de France en furent merveilleusement épouvantés, car ils craignaient que, de même qu’ils avaient tous été pris en un seul jour, en un seul jour de même ils ne fussent tous livrés à la mort, mais Dieu, qui a coutume de changer ce qui est mal en mieux, en ordonna autrement, car le roi ayant appris la fausseté du rapport de la prise et du meurtre des Français en Angleterre, ordonna qu’on mît en liberté les Anglais qu’il avait fait saisir en France. Cependant il confisqua les biens des Anglais qui paraissaient riches, ce qui troubla beaucoup tous les hommes de bien du royaume, car cette action fit peser sur le roi et ses conseillers à cette affaire la honte de l’avoir commise plutôt par une détestable avarice que pour venger une injure du roi.

Cependant la reine d’Angleterre, résolue à s’embarquer pour l’Angleterre, hésitait vraisemblablement sur la manière dont elle pourrait le faire ; car le roi troublaient la paix de toute l’Angleterre ; elle voulait, dit-elle, tâcher de les faire périr, ou du moins, si elle ne le pouvait, les éloigner de la présence du roi, réparer par là les maux qu’ils avaient commis, et remettre le pays dans un état de paix. A la vue de leur seigneur, le fils du roi, la férocité des Anglais fit place à la douceur ils accueillirent avec une grande joie la reine, son fils et ceux qui la soutenaient, et s’empressèrent de faire connaître le plus promptement possible, dans le royaume et au roi, l’arrivée pacifique de la reine sa femme et de son fils, le suppliant de la recevoir, comme il le devait, avec clémence et bonté. Mais le roi d’Angleterre, opiniâtre dans ses mauvaises résolutions, au lieu de la recevoir avec bienveillance, lui manda avec indignation qu’il était mécontent qu’elle eût l’air d’entrer à main armée dans la terre d’Angleterre, soutenant toujours qu’elle était ennemie du royaume et du roi. A ce message, la reine craignit davantage pour elle mais elle rechercha autant qu’elle put, et obtint la faveur des barons et des bonnes villes, surtout de la ville de Londres. Ensuite la reine, espérant pouvoir ramener le coeur du roi à l’amour et à la clémence, se mit en route pour l’aller trouver ; mais le roi, dépravé par les conseils des méchans, comme l’ayant tout à fait en exécration, ne voulut ni la voir ni l’entendre. C’est pourquoi les barons indignés, se joignant au seigneur Jean de Hainaut, marchèrent au combat contre le roi, du côté duquel un grand nombre furent tués entre autres, Hugues le Dépensier, le principal des conseillers du roi, fut pris vivant ; et le roi, fuyant du champ de bataille avec un petit nombre des siens, se réfugia dans un château très-fortifié situé sur les frontières du pays de Galles et de l’Angleterre. Ensuite ledit roi, ayant voulu se transporter de ce château dans un autre endroit, fut pris par quelques barons postés en embuscade sur la route, et remis à la garde du frère du comte de Lancastre, appelé Court-Cou, parce que le roi avait fait décoller son frère le seigneur Thomas de Lancaster, et qui le retint très-soigneusement sous une étroite et sûre garde jusqu’à la fin de sa vie. Ensuite le conseil des barons et des comtes s’étant assemblé à Londres, Edouard, auparavant roi, fut, du consentement unanime de tous, jugé indigne et incapable de gouverner le royaume d’Angleterre, et justement privé désormais de la dignité et autorité royale et même du nom de roi ; ils couronnèrent roi, du vivant de son père, son fids brillant déjà, quoique jeune, de beaucoup de qualités. Aussitôt après, par le jugement des barons, Hugues le Dépensier fut traîné à la queue des chevaux et éventré ; ses entrailles furent brûlées pendant qu’il vivait encore, et pendu enfin, il termina misérablement sa vie. Ensuite plusieurs autres, qui le favorisaient dans ses mauvais conseils, périrent dans différens supplices d’un genre atroce.

Cette année, le seigneur cardinal Bertrand du Puy, auquel peu de temps après se joignit le seigneur cardinal Jean de Gaëte, fut envoyé en Italie en qualité de légat par le souverain pontife pour soutenir le parti de l’Église contre les Gibelins, et surtout contre les seigneurs de la ville de Milan, à cause desquels le seigneur pape avait mis en interdit les églises de la ville et de tout le pays de Milan ; mais ils n’observaient aucunement l’interdit ; et si quelques-uns, comme des religieux, voulaient l’observer, ils les contraignaient à fuir et à abandonner leur pays, ou les faisaient périr par divers supplices. Des gens affirment qu’un grand nombre furent tués parce qu’ils ne voulaient point célébrer en leur présence, ou leur administrer les sacremens ecclésiastiques. Vers ce temps mourut Edouard, roi d’Angleterre ; il fut honorablement enterré par sa femme et son fils et les grands de son royaume dans, la sépulture de ses pères ; son fils Edouard lui succéda, et fut confirmé sur le trône d’Angleterre. Celui à qui rien n’est caché sait si la mort du roi fut ou non hâtée. Vers ce temps, il s’éleva entre le comte de Savoie et le dauphin une violente guerre ; un grand nombre du parti du duc périrent, et beaucoup des gens du comte s’enfuirent ; beaucoup de nobles furent pris, à savoir le frère du duc de Bourgogne, le comte d’Auxerre, et beaucoup d’autres nobles et puissans : et ainsi la victoire fut remportée par le dauphin, que le père dudit comte de Savoie avait pendant longtemps opprimé par sa méchanceté : cependant le parti du comte paraissait plus nombreux et plus fort.

Pendant que Louis, due de Bavière, qui se regardait comme empereur, ainsi que nous l’avons dit, retenait auprès de lui dans les fers Frédéric, duc d’Autriche, le duc Léopold et les autres frères du duc d’Autriche troublaient l’Allemagne par des rapines et de toute sorte de manières. Mais le Seigneur, qui change comme il veut les cœurs des hommes, puisqu’en lui résident le droit et le pouvoir, non seulement des royaumes, mais même des rois, fit tellement pencher le cœur dudit Louis à la miséricorde envers ledit Frédéric duc d’Autriche, auparavant son ennemi, qu’il lui pardonna toutes ses offenses, le délivra de la prison où il était enchaîné, ainsi que plusieurs nobles retenus prisonniers avec lui, et le renvoya libre chez lui, et cela sans y être déterminé par aucune prière ou rançon ; cependant auparavant ils firent serment sur le corps du Christ, partagèrent une hostie en deux parties, communièrent à la même messe, et jurèrent de se tenir fidélité à l’avenir, ce que fit le duc d’Autriche. Ainsi libre, il s’en retourna chez lui avec les siens.

Vers le même temps vinrent, au nom de Berith, de l’université de Paris, vers Louis, duc de Bavière, qui prenait publiquement le nom de roi des Romains, deux fils de diable, à savoir maître Jean de Gondouin, Français de nation, et maître Marsil de Padoue, Italien de nation. Comme ils avaient été assez fameux à Paris dans la science, quelques gens de la maison du duc qui les avaient connus à Paris les ayant vus et reconnus, ils furent admis non seulement à la cour du duc, mais bientôt dans sa faveur. Un jour ledit duc leur adressa, dit-on, cette question : « Pour Dieu, qui vous a engagés à quitter une terre de paix et de gloire pour un pays en guerre, rempli de tribulations et de, calamités ? » Ils répondirent : « L’erreur que nous voyons dans l’Église de Dieu nous a fait exiler, et ne pouvant en bonne conscience la supporter davantage nous nous réfugions vers vous, à qui appartient, avec le droit de l’Empire, l’obligation de corri ger les erreurs, et de rétablir ce qui est mal dans l’état convenable ; car, disaient ils, l’Empire n’est pas soumis à l’Église, puisque l’Empire existait avant que l’Église possédât quelque domination ou souveraineté. Il ne doit pas être réglé par les lois de l’Église, puisqu’on trouve des empereurs qui ont confirmé l’élection des pontifes souverains et convoqué des synodes auxquels ils accordaient l’autorité de statuer, par le droit de l’Empire, sur des choses qui concernaient la foi. Ainsi, disaient-ils, si pendant quelque temps l’Église a ordonné quelque chose contre l’Empire et ses libertés, c’est une injustice, non conforme au droit, et une malicieuse et perfide usurpation de l’Église sur l’Empire. » Ils assuraient qu’ils voulaient soutenir contre tout homme cette vérité, comme ils l’appelaient, et que même enfin, s’il le fallait, ils supporteraient, pour la défendre, tel supplice, telle mort que ce fût. Cependant le Bavarois n’adopta pas entièrement cette opinion, ou plutôt cette folie ; et même ayant à ce sujet appelé des hommes experts, il la trouva profane et pernicieuse, parce que s’il l’avait adoptée, comme elle était hérétique, il se serait privé lui-même des droits de l’Empire, et par là aurait ouvert au pape une voie pour procéder contre lui. C’est pourquoi on lui conseilla de les punir, puisqu’il apparient à l’empereur, non seulement de défendre la foi catholique et les fidèles, mais même d’extirper l’hérésie. On dit que le Bavarois répondit à ceux qui lui donnaient ce conseil, qu’il était inhumain de punir ou de tuer ceux qui avaient suivi son camp, qui pour lui avaient abandonné leur propre patrie, une heureuse fortune et des honneurs. C’est pourquoi il n’y consentit pas, mais ordonna qu’on les assistât toujours, et les combla, selon leur état et sa magnificence, de dons et d’honneurs. Ce fait ne demeura pas caché au pape Jean ; aussi après avoir à ce sujet fait contre lesdits docteurs beaucoup de procédures selon les voies du droit, il fulmina contre eux et le Bavarois une sentence d’excommunication, qu’il envoya et fit proclamer publiquement à Paris et dans d’autres grandes villes.

La même année, le seigneur pape envoya à Milan un grand nombre de stipendiés, avec indulgence plenière ; contre les Gibelins, surtout contre Galeas et ses frères, dont le père, le seigneur Matthieu, vicomte de Milan, était mort excommunié, et contre d’autres Gibelins. C’est pourquoi à ce sujet on dit, non sans motifs, que le pape souffrit justement ces infortunes, l’église ne devant pas se servir contre ses ennemis du glaive matériel, et quelques-uns disant surtout que le seigneur pape avait commencé cette entreprise de son propre mouvement, sans consulter les cardinaux. Le pape se voyant donc appauvri, envoya des députés particuliers dans toutes les provinces du royaume de France, demander aux églises et aux ecclésiastiques de ce royaume, un subside pour poursuivre la guerre en Italie. Le roi de France le défendit, soutenant que c’était contraire aux coutumes du royaume ; mais le seigneur pape lui ayant écrit à ce sujet, le roi réfléchissant au je donne pour que tu donnes, lui accorda facilement sa demande. C’est pourquoi le pape accorda au roi pour deux ans la dîme sur l’Église. Ainsi, pendant que l’un tond la malheureuse Église, l’autre l’écorche. Ce subside pour le seigneur pape fut très-considérable ; car on exigea des uns la dîme, des autres la moitié, et de quelques-uns tout ce qu’ils purent avoir, en sorte que le pape recueillit de chacun de ceux qui possédaient des bénéfices ecclésiastiques par l’autorité apostolique, le revenu d’un an du bénéfice, ce qui était inoui jusqu’alors dans le royaume de France. C’est pourquoi on a sujet de craindre qu’à l’avenir il ne soit porté un grand préjudice à l’Église gallicane désolée, puisqu’il n’est personne qui s’oppose à sa spoliation.

La même année, quelques bâtards de nobles hommes de Gascogne attaquèrent les armes à la main et en grand appareil de guerre, les terres et, les villes du roi de France. Le roi envoya contre eux son parent le seigneur Alphonse d’Espagne, naguère chanoine et archidiacre de Paris, et depuis fait chevalier ; mais quoiqu’il eût dépensé au roi beaucoup d’argent dans la poursuite de cette affaire, il n’eut que peu ou point de succès ; et attaqué de la fièvre quarte, dont il mourut peu de temps après, il’ s’en retourna en France sans avoir acquis de gloire ni mis à fin son entreprise. Lesdits bâtards de Gascogne s’avancèrent avec quelques Anglais, jusqu’à Saintes dans le Poitou. La ville de Saintes était au roi de France mais elle était dominée par un très-fort château appartenant au roi d’Angleterre. Lesdits bâtards de Gascogne s’y retranchèrent et se défendirent vigoureusement contre la ville et le comte d’Eu, envoyé en cet endroit par le roi de France avec beaucoup d’autres nobles. Enfin pourtant les Gascons et, les Anglais, après avoir soutenu dans ce château un grand nombre d’assauts, y laissant quelques troupes pour le garder, s’enfuirent secrètement vers une plaine très-éloignée de la ville, et mandèrent au comte d’Eu et à ceux qui étaient dans la ville pour le parti du roi de France, qu’ils les attendaient dans ce lieu un certain jour qu’ils fixèrent pour combattre en bataille rangée. Ledit comte accepta volontiers le défi et, à la tête des siens et des hommes de la ville en état de porter les armes, il se rendit aussi vite qu’il put au lieu qu’ils lui avaient désigné. Les Gascons et les Anglais le voyant ainsi éloigné delà ville, prirent un autre chemin secret, et entrèrent dans la ville qu’ils brûlèrent entièrement avec ses églises. C’est pourquoi le comte d’Eu et le seigneur Robert Bertrand, maréchal de France, se voyant ainsi joués, poursuivirent les ennemis jusque dans la Gascogne, où ils soumirent à la domination du roi de France beaucoup de terres et de villes, et contraignirent tellement à fuir lesdits Gascons et Anglais, qu’ils n’osèrent plus désormais reparaître dans leur propre pays. Cette même année, la reine de France,enceinte fut conduite à Neufchâtel, près d’Orléans, parce qu’on espérait, comme l’avaient prédit quelques sorciers et sorcières, qu’en cet endroit plutôt qu’ailleurs, elle accoucherait d’un enfant mâle mais Dieu voulant manifester leurs mensonges, en ordonna autrement, car la reine mit au monde une fille ; peu de temps après mourut son autre fille, l’aînée.

Environ vers le même temps, le comte de Flandre, retenu pendant quelque temps en prison à Bruges par les habitans de cette ville, fut mis en liberté, après avoir cependant prêté serment d’observer fidèlement et inviolablement leurs libertés et coutumes, et de ne point à l’avenir leur causer ni faire causer aucun mal pour son emprisonnement ou sa détention, assurant que cela avait été fait pour son grand avantage. Il jura aussi désormais de se servir principalement de leurs conseils dans les affaires difficiles ; cependant, comme l’événement le prouva clairement, il ne tint pas ses promesses.


[1327]


Cette année, le roi de France Charles envoya des députés au nouveau roi d’Angleterre demander qu’il vînt lui faire hommage pour le duché d’Aquitaine ; mais le roi d’Angleterre, assurant qu’à cause de la mort récente de son père il ne serait pas sûr pour lui de s’éloigner de son royaume, et craignant non sans raison des ennemis secrets, s’excusa là-dessus auprès du roi de France, qui admit volontiers cette excuse. Un grand nombre de barons s’assemblèrent à Paris avec le roi pour apaiser la discorde qui régnait entre le comte de Savoie et le Dauphin ; mais, n’ayant pu trouver moyen de les accorder, ils s’en retournèrent sans succès, et il fut permis à chacun de défendre ses droits, quoiqu’on en eût appelé au roi. A peu près dans le même temps, le seigneur Louis, comte de Clermont, voulant clairement manifester à tous la dévotion et l’affection qu’il avait pour la Terre-Sainte, ayant, dit-on, l’intention de s’embarquer le plus tôt qu’il lui serait possible de le faire, en reçut la permission dans l’église de Sainte-Marie à Paris, et jura publiquement dans la chapelle du roi qu’à compter de ce jour il ne rentrerait dans Paris qu’après avoir accompli son serment de passer dans le pays d’outre-mer. Et quoiqu’on ignore si, après ce serment, il rentra dans Paris, il ne s’en éloigna pourtant pas beaucoup, car, trouvant un port tranquille dans la maison du Temple, dans le Louvre et dans les autres faubourgs de Paris, il y demeura constamment, et, tout en ne regardant que de loin la Terre-Sainte, observa avec exactitude son serment.

Cette même année, il fut convenu entre les rois de France, d’Angleterre, d’Espagne, d’Aragon, de Sicile et de Majorque, que les marchands, de quelque pays qu’ils fussent, pourraient en sûreté passer avec leurs marchhandises d’un royaume à un autre, tant par terre que par mer, et transporter partout leurs marchandises et pour que cet édit ne fût ni ne pût être ignoré de personne, il fut publiquement proclamé dans chaque royaume. Cette année, le seigneur Aphonse d’Espagne, devenu chevalier de clerc et de moine de Paris qu’il était auparavant, mourut dans la maison du comte de Savoie, à Gentilly, près Paris, de la maladie dont il avait été attaqué en Gascogne, et fut saintement enseveli chez les frères Prêcheurs, à Paris.

Cette même année, vers la fin d’août, Louis duc de Bavière, qui prenait publiquement le titre de roi des Allemands accompagné seulement d’environ vingt chevaliers, et comme s’exerçant à la chasse, passa les Alpes. Dès que les Lombards en furent instruits, surtout les nobles, comme le seigneur Cani de Vérone, le seigneur Castruccio, le seigneur Galéas et ses frères, fils du seigneur Matthieu, et d’autres nobles du comté de Milan, ils vinrent au devant de lui avec une grande armée ; et conduit jusqu’à Milan, le Bavarois y fut reçu avec honneur par les principaux de la ville et du pays, et comblé de riches présens. Il y régla ses affaires avec lesdits nobles, et, dans l’octave de l’Épiphanie, fut couronné empereur avec la couronne de fer.

Cette année, le jour de la Nativité du Seigneur, vers le milieu de la nuit, le roi de France Charles fut attaqué d’une grave maladie, dont ayant souffert long-temps, il mourut la veille de la Purification de sainte Marie, dans le bois de Vincennes, près de Paris, laissant veuve et enceinte la reine sa femme, plongée dans la désolation. Son corps fut enterré avec honneur à Saint-Denis, auprès de son frère, dans la sépulture accoutumée dés rois de France ses ancêtres.

Après la mort du roi Charles, les barons s’assemblèrent pour délibérer sur le gouvernement du royaume ; car comme la reine était enceinte, et qu’on ne savait pas le sexe de l’enfant dont elle accoucherait, personne n’osait, à cause de cette incertitude, prendre le nom de roi, il était seulement question entre eux de savoir à qui on devait confier le gouvernement du royaume, comme au plus proche parent du feu roi, les femmes ne pouvant dans le royaume de France monter en personne sur le trône. Les Anglais prétendaient que le gouvernement du royaume et le trône même, si la reine n’avait pas d’enfant mâle, devaient appartenir au jeune Edouard, roi d’Angleterre, comme au plus proche parent du feu roi, étant fils de la fille de Philippe le Bel, et par conséquent neveu du feu roi Charles, plutôt qu’à Philippe, comte de Valois, qui n’était que cousin-germain du feu roi Charles. Beaucoup d’experts dans le droit canon et le droit civil étaient de cet avis ; ils disaient qu’Isabelle, reine d’Angleterre, fille de Philippe le Bel, et sœur de feu Charles, était repoussée du trône et du gouvernement du royaume, non parce qu’elle n’était pas par sa naissance la plus proche parente du feu roi, mais à cause de son sexe. Dès qu’on pouvait représenter quelqu’un qui était le plus proche parent par sa naissance, et apte par son sexe à régner, c’est-à-dire mâle, c’était à lui que revenaient la couronne et le gouvernement. D’un autre côté, ceux du royaume de France, ne pouvant souffrir volontiers d’être soumis à la souveraineté des Anglais, disaient que si ledit fils d’Isabelle avait quelques droits au trône, il ne pouvait les tenir naturellement que de sa mère ; or la mère n’ayant aucun droit, il s’ensuivait que le fils n’en devait pas avoir.

Cet avis ayant été accueilli et approuvé par les barons comme le meilleur, le gouvernement du royaume fut remis à Philippe, comte de Valois, qui fut appelé régent du royaume. Alors il reçut les hommages du royaume de France, mais non ceux du royaume de Navarre, parce que Philippe, comte d’Evreux, prétendait avoir des droits sur ce royaume, au titre de sa femme, fille de Louis, fils aîné de Philippe le Bel, à laquelle il appartenait, au titre de sa mère. Mais au contraire la reine Jeanne de Bourgogne, veuve de Philippe le Long, soutenait que les droits sur ce royaume appartenaient à sa fille, femme du duc de Bourgogne, au titre de son père, qui était mort possesseur et investi des droits dudit royaume et de ses appartenances. De même aussi, et au même titre, la reine Jeanne d’Evreux, veuve du roi Charles, disait que les droits les plus légitimes sur ce royaume étaient ceux de sa fille, à qui il appartenait, au titre de son père, qui le dernier de tous était mort dans la possession et investiture desdits droits du royaume et de ses appartenances. Après beaucoup d’altercations de part et d’autre, l’affaire resta pendant quelque temps en suspens.

Vers le même temps, fut saisi Pierre Remy, principal trésorier du feu roi Charles. Il avait été accusé par beaucoup de gens d’avoir en bien des circonstances fait un emploi infidèle des biens du roi et de plusieurs meubles et immeubles ; en sorte que beaucoup et d’importantes personnes soutenaient que ses prodigieuses spoliations avaient fait monter la valeur de ses biens à plus de douze cent mille livres. Comme il possédait un immense trésor, il fut sommé de rendre compte de sa gestion ; et n’ayant pu trouver aucune réponse satisfaisante il fut condamne à être pendu. Etant près du gibet, à Paris, il avoua qu’il avait trahi le roi et le royaume en Gascogne ; c’est pourquoi, à cause de cet aveu, il fut attaché à la queue du cheval qui l’avait amené au gibet ; et aussitôt, traîné du petit gibet à un grand gibet qu’il avait nouvellement fait faire lui-même, et dont il avait, dit-on, donné le plan aux ouvriers avec un grand soin, il fut le premier qui y fut pendu. C’est par un juste jugement que celui qui travaille recueille le fruit de ses travaux. Il fut pendu le 25 d’avril, jour de la fête de saint Marc l’évangéliste, l’an 1328, quoiqu’il eût été pris l’an 1327, peu de temps après la mort du roi Charles.

Vers la fin de cette année à savoir le vendredi saint, qui était le premier jour du mois d’avril, la reine Jeanne, femme du feu roi, accoucha d’une fille dans le bois de Vincennes ; comme les femmes ne peuvent parvenir à la dignité royale, Philippe, comte de Valois, appelé régent, fut dès lors appelé roi ; d’où on voit clairement que la ligne directe des rois de France fut rompue en lui, et que le royaume passa à une ligne collatérale ; car Philippe, alors roi, était fils de Charles, comte de Valois, lequel était oncle du feu roi Charles ; et ainsi Philippe, appelé auparavant régent, et alors roi, était seulement cousin-germain du roi Charles. Ainsi le royaume passa en une ligne collatérale, d’un cousin à un cousin-germain.


FIN DE LA CHRONIQUE DE GUILLAUME DE NANGIS.