Chronique de Guillaume de Nangis/Règnes de Jean Ier (1316-1316) et de Philippe V le Long (1316-1322)

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Règnes de Jean Ier (1316-1316) et de Philippe V le Long (1316-1322)

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[1316]


Cette année, le manque de récolte, dont on a parlé plus haut, occasionna dans le royaume de France une si onéreuse cherté, que le boisseau de blé de Paris et des environs se vendait cinquante sous forts parisis le boisseau d’orge trente sous et celui d’avoine dix-huit et plus. Il en fut ainsi dans toutes les parties du royaume de France ; selon les mesures usitées dans chacune.

Louis, roi de France et de Navarre, ayant été pendant quelques jours daus la maison royale du bois de Vincennes, en proie à une violente fièvre, termina sa vie le 5 du mois de juillet, laissant la reine Clémence grosse d’un garçon et une fille unique, nommée Jeanne, qu’il avait eue de feue Marguerite sa première femme. Son corps fut d’abord porté le jour même à Paris, dans l’église de la sainte Vierge, et le jour suivant transporté, avec la magnificence convenable à un roi, dans l’église de Saint-Denis, tombeau de ses ancêtres, où il reçut la sépulture ecclésiastique le troisième jour après sa mort. Philippe, comte de Poitou, qui était parti pour Lyon, afin d’aller à Avignon hâter l’élection d’un souverain pontife, ayant appris la mort de son frère le roi de France Louis, se hâta de revenir à Paris ; cependant il fit avant son départ de Lyon renfermer les cardinaux, dont il confia la garde au comte du Forez. Ledit comte Philippe arriva à Paris le jour de la lune après la Translation de saint Benoît. Après avoir pris les chevaux du roi, le jour suivant il fit en sa présence célébrer dans le monastère de Saint Denis les obsèques de son frère le roi Louis, et ensuite, revenant à Paris, fit assembler le parlement, dans lequel il fut sagement réglé, par le conseil des grands et des chevaliers du royaume, que ledit Philippe défendrait et gouvernerait le royaume de France et celui de Navarre pendant dix-huit ans, quand même la reine Clémence, que son frère avait laissée grosse, accoucherait d’un enfant mâle. C’est pourquoi sur son grand sceau était écrit « Philippe, fils du roi des Français, régent des royaumes de France et de Navarre. » Vers la fête de la Madeleine, Louis, comte de Clermont, et Jean son frère, comte de Soissons, ainsi que beaucoup d’autres, reçurent solennellement à Paris la croix d’outre-mer des mains du patriarche de Jérusalem, devant un grand nombre de prélats assemblés ; et Louis annonça de la part du comte de Poitou, qui avait déjà pris la croix depuis longtemps, et du vivant de son père, que tous ceux qui avaient pris la croix à cette époque ou avant eussent à faire des préparatifs selon leur pouvoir pour s’embarquer avec lesdits comtes immédiatement à la fête de la Pentecôte, c’est-à-dire dans un an à compter de la fête actuelle de la Pentecôte. Il y eut cette année une grande mortalité d’hommes, et surtout de pauvres, dont beaucoup périrent de faim.

Après que le Siège apostolique eut vaqué pendant plus de deux ans, les cardinaux renfermés élurent enfin souverain pontife, le premier d’août, à la fête de Saint-Pierre-aux-Liens, le seigneur cardinal Jacques, auparavant évêque d’Avignon, natif de Cahors, homme expert dans le droit et d’une louable vie. Ayant changé son nom pour celui de Jean xxii, il reçut à Avignon, avant la Nativité de la sainte Vierge, les insignes de la papauté. Charles, comte de la Marche, frère de Philippe, régent des royaumes de France et de Navarre, et leur oncle Louis, comte d’Evreux, honorèrent cette cérémonie de leur présence, et tinrent les brides du cheval que montait le pape. Le vendredi après la Nativité de la sainte Vierge, un tremblement de terre eut lieu à Pontoise et dans la ville de Saint-Denis en France, quoique ce pays en éprouve rarement, et qu’ils soient inconnus dans d’autres parties du royaume. Dans ce temps, le pape Jean accorda les annates pour quatre ans à Philippe, comte de Poitou, régent des royaumes de France et de Navarre. La nuit qui précéda le premier jour d’octobre de cette année, il y eut une éclipse de lune. Jean, comte de Soissons, qui avait récemment pris la croix d’outre-mer, termina son dernier jour.

Robert, neveu de Mathilde de Beaumont le Roger, comtesse d’Artois, voulant s’emparer du comté d’Artois, qu’il prétendait lui appartenir au titre de Philippe son père, frère de ladite Mathilde, mort depuis long-temps, se joignit aux chevaliers confédérés dont nous avons parlé plus haut. Quoique Philippe, régent du royaume de France, eût remis cette affaire en main souveraine, ou à la décision quelconque de Gautier, connétable de France, envoyé dans le pays pour réprimer cette révolte, Robert se souleva à main armée, s’empara par force de la ville d’Arras et du château de Saint-Omer, et méprisa de comparaître devant le parlement de Paris, malgré les sommations qui lui en furent faites. Ce qu’ayant appris, le comte Philippe prit les armes contre lui ; le samedi avant la fête de la Toussaint, il prit à Saint-Denis la bannière, l’évêque de Saint-Malo célébrant la messe et lui donnant sa bénédiction, cependant les saints martyrs ne furent pas tirés de leur châsse et posés sur l’autel, et on n’y fit pas toucher la bannière comme on avait coutume de le faire autrefois. Le comte Philippe étant arrivé à Amiens avec une nombreuse armée, avant d’engager un combat, il fut convenu que des gens de confiance seraient chargés de traiter de la paix entre Robert et ladite comtesse, et que si on ne pouvait les mettre d’accord, ils seraient absolument jugés par les pairs et grands du royaume, et que la procédure de leur affaire resterait en l’état où elle en était à l’époque de la mort de Robert, comte d’Artois, père de ladite Mathilde et aïeul de Robert, nonobstant tout jugement rendu,à cet égard que pendant ce temps Charles, comte de Valois, et son frère Louis, comte d’Evreux, tiendraient le comté en main souveraine et en recevraient tous les revenus et rentes ; que Robert, qui avait appelé les confédérés à son secours, se rendrait en prison à Paris, et que cependant si quelques-uns des confédérés avaient en d’autres circonstances attenté contre la majesté royale, ils offriraient de s’en justifier légitimement en temps et lieu ce qui fut ainsi fait. Le comte Philippe donc après avoir licencié son armée s’en revint à Paris ; le comte Robert fut emprisonné à Paris, d’abord au Châtelet, et ensuite a Saint-Germain-des-Prés.

Dans Paris, au Louvre, le quinzième jour du mois de novembre, la nuit qui précède le dimanche, la reine Clémence, travaillée de la fièvre quarte, accoucha d’un enfant mâle, premier fils du feu roi Louis, qui, né pour régner dans le Christ et appelé Jean, mourut le 20 du même mois, à savoir le vendredi suivant. Le jour suivant il fut enterré dans l’église de Saint-Denis, aux pieds de son père, par le seigneur Philippe, comte de Poitou, qui tenait alors légitimement le rang de roi de France et de Navarre, et le porta lui-même au tombeau, avec ses fils et ses oncles Charles et Louis. Philippe, frère de feu Louis roi de France, fut, le dimanche après la fête de l’Epiphanie, sacré roi à Rheims avec Jeanne sa femme, en présence de ses oncles Charles et Louis, et des grands et pairs du royaume, qui cependant n’assistèrent pas tous à cette cérémonie.

Quoique Charles, comte de la Marche, frère de Philippe, fût venu avec lui jusqu’à Rheims, cependant il quitta cette ville dès le grand matin avant son couronnement. Le duc de Bourgogne n’y voulut point venir, et même l’ancienne duchesse de Bourgogne fit un appel et enjoignit aux pairs, et surtout aux prélats qui assistaient au couronnement, de ne point couronner Philippe avant qu’on eût délibéré sur les droits de la jeune fille Jeanne, fille aînée du feu roi Louis, sur le royaume de France et de Navarre. D’après ces faits et quelques indices, un grand nombre concluaient que lesdits grands et pairs du royaume et quelques autres avaient contre le roi une secrète inimitié, et on disait même que son oncle Charles, comte de Valois, favorisait leur parti. Malgré tout cela cependant on célébra solennellement la cérémonie du couronnement, les portes de la ville fermées et gardées par des hommes d’armes. Une discussion s’étant élevée entre l’évêque de Beauvais et l’évêque de Langres sur la question de savoir à qui appartenait la préséance de la pairie, on décida en faveur de l’évêque de Beauvais. Mathilde, comtesse d’Artois, mère de la reine, tint, dit-on, la couronne comme pair du royaume avec les autres pairs, ce qui excita l’indignation de quelques-uns. À la mort de Philippe de Marigny, archevêque de Sens, frère d’Enguerrand, dont nous avons parlé plus haut, le noble Guillaume, frère du vicomte de Meaux, lui succéda. Vers le même temps, Gilles, archevêque de Bourges, étant mort, eut pour successeur l’évêque de Limoges. Dans ce temps aussi moururent Guichard, autrefois évêque de Troyes, et Jean, autrefois chantre d’Orléans, qui lui avait succédé à l’évêché de Troyes, et mourut le jour même de sa consécration.

Robert, neveu de la comtesse d’Artois par son frère, ayant été délivré de prison, après quelques altercations au sujet du jugement sur les droits du comté d’Artois, les deux parties traitèrent à l’amiable, et Robert renonça à tous ses droits sur le comté, à condition que le roi réglerait cette affaire selon la justice. Robert prit en mariage la fille du comte de Valois. Vers la Purification mourut Conrard, abbé de Cîteaux ; Gautier lui succéda. Vers la Purification de la sainte Vierge se rassemblèrent en présence de Pierre d’Arrabloi, depuis long-temps chancelier du roi Philippe, et nouvellement créé cardinal par le pape, beaucoup de grands, de nobles et d’hommes puissans du royaume, avec la plupart des prélats et des bourgeois de Paris. Ils approuvèrent tous le couronnement du roi Philippe et jurèrent de lui obéir comme à leur roi, et après lui à son fils aîné Louis, comme à son légitime héritier et successeur. Les docteurs de l’université de Paris approuvèrent unanimement le couronnement mais ne firent cependant aucun serment. Alors aussi il fut déclaré, que les femmes ne succèdent pas à la couronne du royaume de France. Le mardi avant les Cendres il y eut dans le diocèse de Poitiers un tremblement dé terre. Le jeune Louis, fils aîné de Philippe roi de France, mourut le vendredi après les Cendres, et reçut la sépulture ecclésiastique dans le monastère des frères Minimes à Paris, auprès de son aïeule Jeanne, reine de France et de Navarre. Cette même année il y eut un très-rigoureux hiver, qui dura depuis la fête de saint André jusqu’à Pâques environ.

[1317.]


Cette année on traita de la paix avec les Flamands. Le comte de Valois aimant mieux que le comté de Flandre allât à sa fille qu’au fils du comte d’Evreux, son frère, chercha à rompre le mariage de celui-ci, et il fit tant que, quoique le jour de la noce eût été fixé entre eux et qu’on eût fait pour la célébration dudit mariage tous les pompeux préparatifs qui convenaient à une telle noce, le roi néanmoins manda qu’on la différât, voulant, assurait-il, donner en mariage audit fils du comte d’Evreux une de ses propres filles. Le roi et les Flamands ne pouvant s’accorder sur toutes les conditions stipulées dans le traité qu’on espérait devoir rétablir la paix entre eux, il fut réglé, du consentement du roi et des Flamands, qu’ils auraient recours au pape, qui déciderait sur le point en discussion mais, comme le pape voulait arranger cette affaire à l’amiable, les envoyés des Flamands dirent qu’ils n’avaient reçu ni ordre ni pouvoir de rien rectifier, et qu’ils demanderaient aux leurs s’ils voulaient approuver ce qui avait été réglé. Alors le pape envoya en France l’archevêque de Bourges et le maître de l’ordre des Prêcheurs pour rétablir la concorde par l’autorité apostolique, les deux partis entendus. Les Flamands, cherchant de frivoles prétextes de discorde, disaient qu’ils donneraient volontiers leur consentement, pourvu qu’on leur accordât de solides garanties que les gens du roi n’enfreindraient point la paix conclue ; et le roi leur ayant accordé ces garanties, ils ne voulurent point cependant les recevoir. Ainsi les envoyés du pape, trompés par les Flamands, ainsi que le roi et lès grands de France, s’en retournèrent sans avoir réussi dans leurs négociations.

Cependant la mésintelligence qui régnait entre le roi de France et le duc de Bourgogne fut apaisée par l’entremise de leurs amis. Le roi n’avait pas de fils, car son fils unique né de Jeanne sa femme, pendant qu’il était en Bourgogne occupé à rassembler les cardinaux pour l’élection du souverain pontife Jean, était mort peu de temps auparavant ; mais il avait plusieurs filles, dont il donna l’aînée en mariage au duc de Bourgogne. Comme on craignait une guerre avec les Flamands, on conclut jusqu’à la fête suivante de Pâques une trêve qui, après ce terme, fut prolongée jusqu’à la fête suivante de la Pentecôte, et enfin comme auparavant jusqu’à la Pâque suivante. Vers le même temps, le roi circonvenu, comme on le croit, par les paroles et les prières des amis d’Enguerrand, qui avait été pendu, consentit à ce qu’il fût ôté du gibet et enterré au milieu du chœur de l’église des frères Chartreux à Paris, où son frère Jean, archevêque de Sens, avait été déposé aussitôt après sa mort ; il reçut donc la sépulture ecclésiastique et fut renfermé sous la même pierre que son frère.

Le pape Jean XXII fit par une bulle publier à Paris et dans d’autres villes célèbres pour les études, les statuts appelés vulgairement les Clémentines, parce qu’ils avaient été établis par le souverain pontife Clément, dans le concile de Vienne ; ils avaient été suspendus, pour un temps, à cause d’un grand nombre d’excommunications, suspensions et autres peines de droit qu’ils contenaient et qui paraissaient trop sévères. Le pape Jean ordonna de les observer, sous peine des punitions portées dans ces statuts, ce qui troubla beaucoup les Béguines, parce qu’on y supprimait sans aucune distinction leur ordre tout entier ; mais malgré cette condamnation, l’ordre des Béguines subsista toujours, car leur nom et leur règle persistent encore dans l’Église, et leur ordre, par la permission du pape, est devenu une sorte de communauté. En effet, il vaut mieux que ces femmes vivent ainsi, que si, libres de tout frein, elles s’égaraient dans les pompes et les vanités du monde, car parmi elles il y a beaucoup de bonnes et religieuses personnes, et elles s’adonnent en commun à des exercices de piété. On croit cependant que la chose avait été conseillée et même appuyée. Quelques-uns prétendent que les ordres de mendians ne seront mendians que de nom et point réellement, tant que le béguinage demeurera en vigueur. Vers le même temps, sur les confins et dans le comté de Milan, en Italie, s’élevèrent des hérétiques qui causèrent de grands troubles à l’Église de Dieu, tant par leur conduite et leurs œuvres perverses que par leur puissance temporelle c’étaient Matthieu, un des comtes de Milan, Galéas son fils, Marc, Luc, Jean et Etienne. Une inquisition ayant été faite contre eux, ils furent trouvés manifestes hérétiques, et définitivement condamnés comme tels. Ayant reçu souvent des envoyés du Siège apostolique, ils les frappèrent, les emprisonnèrent, déchirèrent leurs lettres ; ils dépouillèrent les églises, enlevèrent ce qu’elles renfermaient, chassèrent de leurs résidences les évêques, les abbés et autres personnes ecclésiastiques, les flagellèrent, les envoyèrent en exil, en tuèrent plusieurs, et brûlèrent les hôpitaux, les églises et autres maisons de piété. Matthieu défendit aux ecclésiastiques les synodes, les conciles, les chapitres, les visites et les prédications il abusa d’un grand nombre de jeunes filles, et, après les avoir flétries, les mit violemment à mort ; il viola beaucoup de nonnes dans des monastères, défendit d’observer l’interdit lancé contre la ville de Milan força les clercs à célébrer solennellement l’office divin, malgré cet interdit ; ses fils en firent autant en d’autres endroits. Il fit prêcher que la sentence d’excommunication lancée contre lui n’était pas à craindre. Il s’unit aux schismatiques ce qui fut une source de guerres et de schismes innombrables et de beaucoup d’autres hérésies. Il niait la résurrection de la chair, ou du moins la révoquait en doute. Son aïeul et sa grand’mère avaient été hérétiques et pour ce brûlés. Manfied sa sœur par sa mère avait été brûlée à Orvara ; elle prétendait que le Saint-Esprit était incarné. Inguilline, hérétique aussi, avait de même été livrée aux flammes. Dans ce temps, le pape Jean fit plusieurs procès et fulmina beaucoup de sentences contre ces hérétiques condamnés et excommuniés ; mais leur obstination fit que ces sentences eurent peu et même point de succès c’est pourquoi le pape, voyant qu’il ne réussirait pas par cette voie, accorda à ceux qui leur feraient la guerre de larges indulgences conçues en cette forme : Que quiconque, clerc ou laïc, marcherait personnellement en guerre, à ses frais ou à ceux d’un autre, contre ces schismatiques, hérétiques excommuniés rebelles au Christ et ennemis de la sainte mère l’Église, et demeurerait pendant un an à cette expédition sous la bannière de l’Église romaine, ou y enverrait pour un an de vaillans hommes de guerre, gagnerait l’indulgence accordée ordinairement à ceux qui vont au secours de la Terre-Sainte ; pour telle partie d’année, partie d’indulgence proportionnée ; pour ceux qui mourraient en route, indulgence entière ; ceux qui enverraient des secours pécuniaires devaient avoir une part d’indulgence proportionnée à la quantité des dons ou donations. Comme ceux qui ont écrit avant l’année 1314 ou environ, n’ont rien dit du Bavarois soi-disant roi des Romains, je vais remonter au temps de son élection, et, quoiqu’il en ait été dit quelque chose plus haut, rapporter ce fait avec les antécédens. Il entra en Italie, et s’allia cruellement auxdits schismatiques et hérétiques. L’an du Seigneur 1314, après la mort de l’empereur Henri, de glorieuse mémoire, les trois archevêques, électeurs des rois d’Allemagne, les archevêques de Mayence, Trêves et Cologne, rassemblés pour l’élection avec trois ducs à Francfort-sur-le-Mein, choisirent unanimement pour roi d’Allemagne Louis, duc de Bavière ; l’archevêque de Cologne seul donna son suffrage à Frédéric, duc d’Autriche. Après quoi les autres princes, conduisant ledit Louis à Aix-la-Chapelle, lieu ordinaire du sacre des rois d’Allemagne, ils le firent asseoir sur le trône du magnanime empereur Charlemagne, vers la Nativité de la sainte Vierge Marie, et le couronnant roi des Romains, lui mirent sur la tête le diadème royal.

Vers la fête suivante de la Pentecôte, l’archevêque de Cologne couronna non à Aix-la-Chapelle, mais dans une ville appelée Bonn, et éloignée de quatre lieues de Cologne, Frédéric, qu’il avait élu. Après son couronnement, Louis, qui avait eu pour lui la majorité des électeurs, et paraissait le plus puissant, revint à Nuremberg, où les rois d’Allemagne, après avoir reçu la couronne de roi des Romains, avaient coutume d’établir leur première résidence, et y fît publiquement annoncer qu’il tiendrait sa cour. Il reçut en cette ville les hommages de l’Empire, exerça les droits et juridictions temporelles, confirma les privilèges, et fit les autres actes royaux qui étaient et paraissaient de son ressort. Il disait qu’il pouvait le faire sans aucune requête de l’Église et du pape, parce que lui-même et ses prédécesseurs l’avaient fait et prescrit depuis si long-temps qu’on n’avait pas souvenir du contraire. Il s’éleva à l’occasion de cette élection une très-funeste dissension entre les deux princes élus, qui ravagèrent mutuellement leurs terres par beaucoup d’incursions. Enfin il se livra entre eux une bataille en plaine ; et quoique le parti de Frédéric, duc d’Autriche, fût le plus nombreux, le plus fort et le plus puissant, Louis cependant, à la tête d’un nombre peu considérable de troupes, en comparaison des ennemis, tua beaucoup de ceux-ci, en contraignit un grand nombre à la fuite, et, s’emparant de Frédéric et de Henri son frère, remporta une glorieuse victoire. Après ce triomphe, Louis, selon la coutume de ses prédécesseurs, envoya vers le souverain pontife une solennelle ambassade pour lui demander qu’il le confirmât sur le trône, et le couronnât et bénît empereur, ce qui, disait-il, lui était dû de droit. Le pape cependant n’y voulut absolument point consentir, disant que comme il y avait eu opposition à son élection, il appartenait au souverain pontife, avant de le confirmer dans la dignité de l’Empire, de décider définitivement auquel des deux élus revenait légitimement la couronne. De même, disait-il, au pape appartient l’approbation, non seulement de l’élection, mais même de la personne élue, avant que les droits impériaux puissent être légitimement exercés ; et Louis, en s’ingérant à les exercer, recevant les hommages de l’empire, distribuant illicitement les fiefs, avait par là porté préjudice aux priviléges de l’Église romaine ; en sorte que quand bien même il aurait eu auparavant quelques droits au trône, cette conduite l’en privait justement.

Vers le même temps il s’éleva dans la cour de Rome, au sujet des frères Minimes, une discussion délicate qui dans la suite des temps, comme nous l’avons vu de nos propres yeux, fut pour l’Église une source de scandales et de schismes pervers. En effet, la règle desdits frères et leurs vœux portent explicitement et expressément qu’aucun frère n’aura rien ni en propre, ni en commun, et qu’ils n’ont droit à aucune sorte de propriété, mais simplement à l’usage des choses ; ils affirment que cette manière de vivre est la plus parfaite, qu’elle est évangélique, et a été suivie par le Christ et les apôtres, qui ont enseigné à la suivre, et que le Christ ne possédait rien du tout ni en propre, ni en commun. Cette singularité excita la surprise de quelques-uns ; par exemple, dans une chose dont l’usage est la consommation, comme dans quelque chose qu’on mange, supposez du pain et du fromage, il est certain qu’en cette circonstance la possession passe dans l’usage, et que celui qui a l’usage a la possession ; voilà donc un cas où on ne peut distinguer la possession de l’usage, et il faut que, dans l’expression de leur vœu, il soit dit que dans aucune chose on n’a la possession, et que cependant, en ce qui se rapporte à la vie, on a usage de la possession. Supposez qu’ils veuillent vivre, il est donc nécessaire à ceux qui professent cette règle de rompre leur vœu bien plus, il est évident qu’un tel vœu est par eux rompu chaque jour ; c’est pourquoi beaucoup de gens concluaient qu’ils n’étaient pas dans l’état de salut, et que ce vœu ne provenait pas de sainteté, mais plutôt d’une volonté adoptée sans raison, et on disait que le souverain pontife penchait vers cette opinion. La cherté du blé continua cette année dans le royaume de France.


[1318]


Ainsi qu’on l’a dit plus haut, comme on avait à craindre entre le roi de France Philippe et le duc de Bourgogne quelque renouvellement des querelles si promptement apaisées par l’entremise de leurs amis, pour plus grande marque de concorde ils fortifièrent leur amitié par plusieurs alliances. A la fête de la Trinité, le duc de Bourgogne prit en mariage la fille aînée du roi, et par la volonté du roi et du duc, leur nièce, fille aînée du feu roi Louis par la soeur du duc, fut donnée en mariage à Philippe, fils de Louis comte d’Évreux ; et ce qui fut pour beaucoup de gens un grand sujet d’étonnement, c’est que quoiqu’ils ne fussent point encore nubiles, cependant dès ce moment ils furent solennellement unis par les paroles du mariage.

Louis, fils aîné du comte de Flandre, homme-lige du roi de France pour le comté de Nevers, la baronie de Douzy et le comté de Réthel, qui lui revenait au titre de sa femme, fut accusé de plusieurs trames contre le roi et le royaume, comme d’entretenir les Flamands dans leur rébellion, de mettre obstacle à la paix, de munir ses châteaux et forteresses contre le roi et le royaume, d’envoyer vers les ennemis ses enfans et ses serviteurs, et de s’allier avec tous ceux qu’il pouvait supposer ennemis du roi. Cité à Compiègne dans la quinzaine de l’Assomption de sainte Marie, pour répondre solennellement sur lesdites accusations en présence du roi et de ses gens, quoiqu’on lui eût fait savoir que, soit qu’il vint ou non, justice serait cependant faite à son égard, il ne comparut point, et même passa vers les Flamands avec ses biens. C’est pourquoi le roi prit possession desdits comtés, et assigna sur le comté de Réthel un revenu suffisant à sa femme, que cet homme, coupable de toutes les méchancetés, avait répudiée, quoique le bruit public affirmât que c’était une sainte et honnête femme. Mathilde, comtesse d’Artois, fille de Robert d’Artois, voulant entrer à main armée dans sa terre, éprouva de la résistance de la part d’un grand nombre de chevaliers confédérés du comté et des environs, qui lui signifièrent que, si elle voulait entrer sans armes dans sa terre, ils y consentiraient volontiers ; mais que si elle y venait à main armée, ils lui en fermeraient l’entrée. Ce qu’ayant entendu, ladite comtesse, craignant le danger, renonça à son entreprise.

Le pape envoya encore d’autres messagers vers les Flamands, à savoir maître Pierre de Plaude, frère Prêcheur et docteur en théologie, et deux frères Minimes, chargés d’une lettre de lui, dans laquelle le pape leur conseillait d’accepter pacifiquement les garanties que leur offrait le roi, et qu’il croyait suffisantes ; qu’autrement il les regarderait comme des parjures qui mettaient obstacle à l’expédition d’outremer. Ils répondirent : « Le pape ne nous ordonne rien, il ne fait que nous conseiller ; ainsi nous ne nous croyons pas obligés. » Cependant ils prirent jour pour traiter à Compiègne dans l’octave de l’Assomption. Ce jour-là le pape envoya le maître de l’ordre des Prêcheurs avec un frère Minime, docteur en théologie, et le roi envoya aussi une solennelle ambassade ; mais on ne vit paraître personne de la part des Flamands, si ce n’est seulement deux jeunes gens, fils de bourgeois, qui dirent n’avoir point été envoyés pour rien régler. Interrogés sur les motifs de leur venue, ils répondirent « Nous avons perdu quelque bétail, et nous sommes sortis pour le chercher. » Ainsi joués, les envoyés du pape et du roi s’en retournèrent chez eux. Les Flamands avaient essayé auparavant d’entraîner les gens du Poitou dans la même alliance et les mêmes sermens, afin de se renforcer contre le roi ; mais les Poitevins ne le voulurent point.

La même année, il y eut une guerre civile à Verdun en Lorraine, entre les citoyens de cette ville, en sorte qu’un des partis chassa l’autre de la ville. Le comte de Bar, qui défendait contre l’évêque de la ville et son frère, le seigneur d’Aspremont, le parti des bourgeois expulsés, rassembla une armée, et après avoir long-temps assiégé le château de Diuland, en ayant rompu et renversé les remparts, le prit ainsi qu’un autre appelé Sapigny. Mais le roi de France, chargé de la garde de cette ville ayant envoyé dans ce pays le connétable de France, rétablit entre eux la concorde, et les citoyens expulsés furent rappelés chez eux. Cette année le Seigneur renouvela le miracle de la multiplication des pains ; car comme déjà, par tout le royaume de France, la cherté du blé était devenue si excessive que le boisseau de blé était monté au prix de quarante sous, avant aucune moisson ni récolte de fruits, par la grâce de Dieu clairement manifestée à nos yeux, il fut réduit au prix de douze sous ou environ. La dépense en pain qui suffisait à peine pour la nourriture d’un homme pendant une petite heure, et n’apaisait même pas la faim, la cherté diminuée, suffisait abondamment à la nourriture de deux hommes pendant toute une journée.

La reine Clémence, veuve de feu Louis roi de France, entra dans Avignon vers la fête de la Toussaint, croyant y trouver son oncle le roi de Sicile ; mais elle l’y attendit vainement pendant quelque temps, parce qu’il n’y put venir promptement à cause de la guerre des Génois, par le territoire desquels il avait pris sa route. Ayant été voir le pape, elle en reçut un accueil très-gracieux, et par son conseil se rendit à Aix au couvent des sœurs de Saint-Dominique, ou elle attendit long-temps l’arrivée du roi son oncle. Cette année le roi de Sicile s’approcha de Gênes, et entrant dans cette ville, fut reçu avec honneur par les Guelfes, qui en avaient chassé les Gibelins. Il desirait quitter Gênes pour aller rendre visite au souverain pontife, mais les instances des Guelfes, qui le menaçaient d’une honte et d’un opprobre éternels s’il les laissait exposés aux attaques des Gibelins leurs ennemis, qui assiégeaient leur ville, et d’autres raisons de cette sorte…… 35 le décidèrent à s’arrêter à Gênes plus long-temps qu’il ne comptait.

L’hiver étant passé, le roi fit voile vers Savone avec vingt-trois galères et une multitude d’hommes d’armes ; mais les Gibelins lui ayant opposé une vigoureuse résistance, il ne put entrer dans le port ; cependant plusieurs galères s’étant dirigées vers le port dit de Sairit-André, assiégèrent un château qu’on disait gardé par les Gibelins, et, s’en emparant en peu de temps, le livrèrent aux flammes ; ce que voyant, le roi et les Génois naviguèrent au secours des leurs avec une grande multitude d’hommes d’armes. Les ennemis à leur vue allèrent à leur rencontre, et il s’engagea un violent combat, qui fut interrompu par la nuit. Comme il avait été convenu de part et d’autre que le lendemain matin ils retourneraient au même endroit pour y combattre de nouveau en bataille rangée, ceux qui s’étaient emparés du château étant sortis le matin, ne trouvèrent personne dans la plaine ; les ennemis craignant de perdre la bataille, n’avaient cessé de fuir toute la nuit, emportant tous les bagages et fardeaux qu’ils purent. Ce que voyant, ceux qui étaient venus pour combattre se rendirent vers le camp, où ils enlevèrent le reste des vivres et des effets, et tuèrent tous les hommes qu’ils trouvèrent. Ensuite le roi envoya au secours de ceux qui assiégeaient Savone une nombreuse multitude d’hommes d’armes, dont le capitaine, le seigneur Pierre de Genèse, s’étant éloigné d’une grande distance du camp des siens pour aller chercher des vivres, fut pris par les ennemis après un combat opiniâtre dans lequel tous les siens périrent.

Frédéric, duc d’Autriche, et son frère Henri, ayant été pris dans une bataille en plaine, comme nous l’avons dit plus haut, par le duc de Bavière, élu roi des Romains, le duc Léopold, autre frère dudit Frédéric, s’efforça d’arracher celui-ci des mains du Bavarois, sur le territoire duquel il fit beaucoup d’ incursions ; mais le Bavarois, soutenu par les secours du roi de Bohême, lui opposa une vigoureuse résistance et fit échouer ses projets.

Vers ce temps, de la Fleur de Lys, maison d’études de Paris sortirent deux fils, méchante race de vipère, à savoir, maître Jean de Laon, Français de nation, et maître Marsille de Padoue, Italien de nation, qui élevèrent contre l’honneur de l’Église beaucoup de mensonges et de faussetés, et poussèrent contre elle beaucoup de pernicieux aboiemens. Liés au parti des Bavarois, ils l’engageaient et l’excitaient à ne rien craindre des frivoles paroles du pape, à faire valoir fermement les droits de l’Empire selon la coutume de ses prédécesseurs, même contre l’Église, allant jusqu’à dire que les droits de l’Église tiraient plutôt leur origine de la dignité impériale que de partout ailleurs.

Vers ce temps-là, le pape Jean promulgua quelques déclarations au sujet de la règle des frères Minimes ; car comme les frères disaient, ainsi que nous en avons parlé quelque part, que dans toutes choses ils n’avaient absolument que l’usage, et que la propriété était réservée au pape, le pape voyant que cette propriété ne procurait aucun avantage à l’Église, puisque les frères conservaient l’usage de la chose, renonça à une telle propriété comme étant sans aucune utilité pour lui ni pour l’Église, et révoqua l’agent chargé de la gérer en son nom, ne se réservant dans les affaires des frères que le spirituel et la souveraineté commise à sa direction et cela indépendamment du droit de propriété qu’il a en commun avec tous les possesseurs des biens de l’Église sur toutes les maisons, livres et choses nécessaires au service divin. Le pape â ce sujet envoya à Paris, et dans d’autres villes de grandes études, des statuts et décrétales, sous forme de bulle, qu’il ordonna de lire publiquement, ainsi que les autres décrétales. Il y décidait que dans les choses qui se consomment par l’usage, la propriété ne peut être distincte de l’usage, ni l’usage de la propriété. Cela fit naître beaucoup de doutes sur la question de savoir si les religieux soumis à de telles règles pouvaient, sans scrupule et sans grand péril pour leurs ames, prendre sur eux de garder plus long-temps les observances qu’on leur imposait.

Vers le même temps, le Bavarois apprenant que le pape lui refusait la bénédiction impériale, quand selon lui elle lui était due de droit, car il avait pour lui la majorité des électeurs, se regarda comme élu sans opposition ; c’est pourquoi il disait que, selon les droits et coutumes confirmés par ses prédécesseurs, il lui appartenait d’administrer tout le temporel de l’Empire, de distribuer les fiefs et les dignités, et recevoir les hommages, comme l’avaient fait ses prédécesseurs élus de la même manière que lui, sans que le pape eût rien à réclamer à ce sujet. Il en appela donc à un concile général et fit proclamer son appel en différens lieux, soutenant que le pape était un hérétique, surtout encore, disait-il, lorsqu’il paraissait s’efforcer de détruire la règle de saint François et de l’ordre des frères Minimes, confirmée avant lui par ses saints prédécesseurs et louablement observée par de si saints religieux, en sorte qu’il ne pouvait, sans folie et erreur contre la foi catholique et le Christ, attenter à cette règle si sainte ou à ceux qui la professaient, considérant surtout qu’elle ordonne d’observer toute la perfection de la vie spirituelle, et que ceux qui la professent suivent la voie de pauvreté évangélique qu’a suivie le Christ, et qu’il a enseignée et recommandée aux apôtres et hommes apostoliques, tels que ceux qui professent cette règle.


[1319]


L’an du Seigneur 1319, le samedi après l’Ascension du Seigneur, mourut l’illustre seigneur Louis, comte d’Evreux ; et le mardi suivant il fut enterré auprès de sa femme, à Paris, dans l’église des frères Prêcheurs, en présence du roi de France son neveu, de beaucoup de grands, évêques et abbés ; une messe solennelle fut célébrée par Goncelin prêtre-cardinal au titre de saint Marcellin et de saint Pierre, qui était venu à Paris pour y traiter de la paix avec les Flamands. Le cardinal envoyé en France avec l’archevêque de Troyes pour rétablir la paix avec les Flamands, partant pour la Flandre, pria l’évêque de Tournai, dans l’évêché duquel il s’était arrêté, de faire connaître son arrivée aux Flamands et d’annoncer le mandement apostolique. Ledit évêque, craignant d’y aller en propre personne, chargea de cette affaire deux frères Minimes qui après avoir accompli leur message, furent aussitôt, par un ordre, du comte, retenus prisonniers.

Dans le même temps, le comte de Flandre ayant rassemblé une armée avec la comtesse de Gand, dans le projet de soumettre les gens de Lille qu’il craignait, parce, qu’ils étaient sous la domination royale, voulut passer la Lys ; mais les Gantois disant qu’ils avaient juré au roi de France d’observer la trêve, ne voulurent pas aller plus loin avec lui, et même ils s’en retournèrent sans se soucier de ses ordres ; c’est pourquoi le comte indigné les condamna à lui paver une grosse somme d’argent. Comme ils s’y refusèrent, le comte fit garder avec soin toutes les passes et routes qui conduisaient à Gand : il accepta la rançon de quelques Gantois, en emprisonna quelques uns, en tua plusieurs et les accabla d’un grand nombre d’injustices. Mais les gens de Gand, lui opposant une vigoureuse résistance, l’attaquèrent courageusement lui et les siens. Vers le même temps le cardinal dont nous avons parlé plus haut obtint du comte de Flandre qu’il se rendrait avec lui, accompagné de ses fils, sur les limites du territoire du pape, pour y conférer avec le pape et les envoyés solennels qui y devaient assister pour le roi sur un projet de paix avec le roi. On convint donc dans cette entrevue qu’à la mi-carême le comte viendrait à Paris faire hommage au roi et ratifier les conventions établies précédemment mais il ne comparut pas au jour marqué, et fit, selon sa coutume, alléguer par des envoyés de frivoles excuses.

La même année, le roi Robert vint demander du secours au pape ; le pape, avait équipé dix galères pour la prochaine expédition de la Terre-Sainte ; le roi les ayant obtenues de lui, y joignit quatorze des siennes et les envoya toutes ensemble au secours des Génois assiégés. Les Gibelins hors de la ville, ayant appris l’arrivée de ces galères, dans l’intention de les prévenir, livrèrent à ladite ville un très-vigoureux assaut. La même année, Philippe, fils du comte de Valois, accompagné de Charles son frère et de beaucoup de nobles du royaume de France, à la requête du roi Robert, son oncle par sa mère, entra en Lombardie pour secourir les Guelfes contre les Gibelins ; étant arrivé à la ville de Verceil, occupée d’un côté par les Gibelins et de l’autre par les Guelfes, il fut reçu avec joie par ceux-ci et attaqua les Gibelins de toutes ses forces mais comme ils avaient dans la ville une libre entrée et sortie, il remporta contre eux peu ou point d’avantages. C’est pourquoi ayant à ce sujet tenu conseil avec les siens, il sortit de la ville, et, l’assiégeant par derrière, il resserra tellement les Gibelins, qu’ils ne pouvaient sortir de la ville ni faire venir des vivres du dehors ; ce que voyant, les Gibelins envoyèrent vers le commandant de Milan pour lui demander du secours. Le roi Robert résidait avec le pape à Avignon, et lui donnait tant d’occupation à son sujet, que le pape paraissait négliger les autres affaires et même les siennes propres.

Dans la même année, vers la fête de saint Jean-Baptiste, peut-être en punition de nos péchés, il arriva aux Chrétiens en Espagne une funeste calamité. Le jeune roi de Castille, nommé Jean, avait pour oncle et tuteur un homme noble et puissant par son courage éprouvé durant de longues années ; et le jeune roi ayant, par sa bravoure et celle son oncle, attaqué bien des fois et chassé d’une partie de leur pays les Sarrasins du royaume de Grenade, on espérait que sa vaillance soumettrait bientôt aux Chrétiens ce royaume tout entier. Mais Dieu, de la volonté de qui on ne doit point rechercher les motifs, changea la face des affaires ; car ledit Jean, se trouvant avec son oncle à la tête de cinquante mille hommes, tant chevaliers qu’hommes de pied, pour combattre contre cinq mille Sarrasins seulement, il arriva qu’avant que les deux armées en vinssent aux mains, Jean tomba de sa litière, et mourut de cette chute. Cet accident abattit tellement le courage des Chrétiens, que, quoiqu’ils vissent que leurs ennemis, en si petit nombre, étaient faciles à vaincre, aucune prière, aucune récompense ne purent les engager à combattre ce jour-là. Ledit tuteur et oncle du jeune roi de Castille, presque hors de lui, passa tout nn jour, par un soleil ardent, à parcourir l’armée, pour la déterminer à se mettre en mouvement et à attaquer l’ennemi ; mais, voyant qu’il ne pouvait réussir, suffoqué par l’excès de la chaleur, et aussi le cœur brisé, il expira lui-même. Alors toute l’armée des Chrétiens prit la fuite ; et quoique les Sarrasins eussent pu facilement les vaincre, cependant à leur tour aucun d’eux n’osa poursuivre les fuyards ; d’où un chevalier sarrasin dit au roi de Grenade, qui n’était pas présent à cette affaire : « Vous saurez que le Seigneur est offensé contre nous et contre les Chrétiens : contre eux car quoique cause de leur grand nombre ils eussent facilement pu triompher de nous, Dieu ne le leur a pas permis ; contre nous, car lorsque nous aurions pu les prendre et les tuer dans leur fuite comme de faibles enfans, Dieu ne l’a pas voulu, et nous a retenus. » Vers ce temps de nombreuses et graves disputes s’élevèrent en Allemagne à l’occasion de l’élection contentieuse de deux ducs, entre Louis duc de Bavière, Frédéric duc d’Autriche, et ses frères Léopold, Henri, Othon et Jean, qui ravagèrent réciproquement leurs terres par le pillage et la flamme. Ce mortel fléau réduisit au veuvage bien des femmes en Allemagne, et surtout dans les terres desdits ducs, changea bien des pays en déserts plongea bien des citoyens dans l’exil et des riches dans la pauvreté et la misère.


[1320]


L’an du Seigneur 1320, le comte de Flandre vint à Paris avec le comte de Nevers et les fondés de pouvoir des communes de Flandre, autorisés à rétablir la paix et la concorde entre le roi de France et le comte de Flandre. D’après les instances du cardinal envoyé en France par le pape, spécialement pour l’affaire des Flamands, il fit hommage au roi ; ce qui réjouit bien des gens, dans l’idée que la paix était solidement établie. Mais au jour fixé pour discuter des articles de paix, le comte ne voulut consentir à la conclure qu’à condition qu’on lui rendrait Béthune, Lille et Douai, que le roi, disait-il, retenait seulement en otage. C’est pourquoi le roi, saisi d’indignation, jura publiquement qu’il ne lui remettrait jamais la souveraineté de ces villes, et pria son frère Charles comte de la Marche, le seigneur Charles comte de Valois, son oncle, et les autres barons alors présens, et tous ceux du sang royal, de faire le même serment ; ce à quoi ils consentirent unanimement. Le comte s’éloigna de Paris sans avoir pris congé de son hôte ; mais les fondés de pouvoir des communes, sortant de Paris, envoyèrent après lui pour lui dire : « Nous sommes sûrs que, si nous retournons vers ceux qui nous ont envoyés sans avoir conclu la paix avec le roi, il ne nous restera plus de tête à mettre sous nos capuchons ; c’est pourquoi vous pouvez être assurés que nous ne quitterons jamais la France avant que la concorde soit rétablie entre nous et le roi. » A ce message, le comte, sachant que si les communes se révoltaient contre lui, il perdrait bientôt tout son comté, revint à Paris, s’en tint auxdits articles, les confirma de son serment, et consentit aux fiançailles d’une fille du roi avec le fils du comte de Nevers ; en faveur de ces fiançailles, on rendit au comte de Nevers le comté de Nevers et celui de Réthel, à condition qu’il n’exercerait aucun pouvoir sur les nobles et les religieux qui en avaient appelé contre lui à la cour de France tant que cet appel subsisterait. Après lesdites fiançailles, le mariage entre le fils dudit comte et la fille du roi fut solennellement célébré le jour de la Madeleine, quoique le comte cherchât de frivoles subterfuges et voulût rompre cette affaire mais le cardinal, craignant en retournant vers le pape d’avoir travaillé en vain, exigea du comte l’accomplissement de ses promesses.

Vers ce temps, comme Henri dit Caperel, Picard de nation, retenait à Paris, dans la prison du Châtelet, un certain homme riche, homicide et coupable de meurtre, et que le jour n’était pas loin où il devait être pendu, comme le méritait son crime, un autre homme, pauvre et innocent, ayant reçu le nom du riche, fut à la place de celui-ci suspendu au gibet, et l’homicide, sous le nom du pauvre innocent, eut la liberté de se retirer. Convaincu de ce crime et de beaucoup d’autres, il fut puni de sa méchanceté, et condamné au gibet par des juges établis par le roi. Quelques-uns cependant soutiennent qu’il fut victime de la jalousie de ses rivaux. La même année, dans le royaume de France, éclata tout-à-coup et sans qu’on s’y attendît un mouvement d’hommes impétueux comme un tourbillon de vent. Un ramas de paysans et d’hommes du commun en grand nombre se rassembla en un seul bataillon ; ils disaient qu’ils voulaient aller outre-mer combattre les ennemis de la foi, assurant que par eux serait conquise la Terre-Sainte. Ils avaient dans leur troupe des chefs trompeurs, à savoir un prêtre qui, à cause de ses méfaits, avait été dépouillé de son église, et un autre moine, apostat de l’ordre de Saint-Benoît. Tous deux avaient tellement ensorcelé ces gens simples, qu’abandonnant dans les champs les porcs et les troupeaux, malgré leurs parens, ils couraient en foule après eux, même des enfans de seize ans, sans argent et munis seulement d’une besace et d’un bâton ; enfin ils se pressaient autour d’eux comme des troupeaux en une telle affluence qu’ils formèrent bientôt une très-grande armée d’hommes. Ils employaient leur volonté et leur pouvoir plutôt que la raison et l’équité ; c’est pourquoi, si quelqu’un investi du pouvoir judiciaire voulait punir quelqu’un ou quelques uns d’entre eux comme ils le méritaient, ils lui résistaient à main armée, ou s’ils étaient retenus dans des prisons, ils brisaient les cachots et en arrachaient les leurs malgré les seigneurs. Etant entrés dans le Châtelet de Paris pour délivrer quelques-uns des leurs qui y étaient renfermés, ils precipitèrent lourdement et écrasèrent sur les marches de cette prison le prévôt de Paris, qui voulait leur faire résistance, et brisant les cachots où il retenait les leurs, les en arrachèrent bon gré mal gré. S’étant mis en défense et préparés à combattre sur le pré Saint-Germain, appelé préaux Clercs, personne n’osa s’avancer contre eux, et même on les laissa librement sortir de Paris. Ensuite ils se dirigèrent vers l’Aquitaine, enhardis par l’espérance que puisqu’on les avait laissés sortir de Paris librement et sans opposition, ils n’éprouveraient plus désormais aucune résistance ; ils attaquaient de tous côtés et dépouillaient de leurs biens tous les Juifs qu’ils pouvaient trouver. Ils assiégèrent une forte et haute tour du roi de France, dans laquelle les Juifs saisis de crainte étaient venus de toutes parts se réfugier. Les assiégés se défendirent avec un courage barbare, lançant sur eux une foule de morceaux de bois et de pierres, et, à défaut d’autres choses, leurs propres enfans ; néanmoins le siège ne cessa pas, car les Pastoureaux mirent le feu à l’une des portes de la tour et incommodèrent beaucoup par la fumée et les flammes les Juifs assiégés. Ceux-ci, voyant qu’ils ne pouvaient s’échapper, et aimant mieux se donner eux-mêmes la mort que d’être tués par des hommes non circoncis, chargèrent un des leurs, qui paraissait le plus fort d’entre eux, de les égorger avec son épée ; il y consentit, et en tua sur-le-champ près de cinq cents. Descendant de la tour avec un petit nombre d’hommes encore vivans et les enfans des Juifs, qu’il avait épargnés, il obtint une entrevue avec les Pastoureaux, et leur déclara ce qu’il venait de faire, demandant à être baptisé avec les enfans. Les Pastoureaux lui dirent : « Coupable d’un si grand crime sur ta propre nation, tu veux ainsi éviter la mort ! » Aussitôt ils lui dépecèrent les membres et le tuèrent, mais ils épargnèrent les enfans, qu’ils firent baptiser catholiques et fidèles. De là ils marchèrent vers Carcassonne, se portant aux mêmes excès et commettant beaucoup de crimes dans le chemin. Le sénéchal de ce pays, de la part du roi de France, fit publier dans les villes situées sur le chemin des Pastoureaux, qu’on leur fit résistance et qu’on défendît les Juifs comme étant sujets du roi mais beaucoup de Chrétiens, contens de voir périr les Juifs, refusaient d’obéir à cet ordre, disant qu’il n’était pas juste de prendre le parti de Juifs infidèles et jusqu’alors ennemis de la foi chrétienne, contre des fidèles et catholiques ; ce que voyant, le sénéchal défendit sous peine capitale qu’au moins personne prêtât secours aux Pastoureaux. Une nombreuse armée ayant été rassemblée contre eux, les uns furent tués, d’autres renfermés dans diverses prisons le reste ayant recours à la fuite fut bientôt réduit à rien. Ledit sénéchal s’avançant vers Toulouse et les environs, où ils avaient commis beaucoup de dégâts, en fit pendre à des arbres, vingt dans un endroit, dans l’autre trente, plus ou moins, et laissa à ceux à venir un exemple terrible pour les empêcher de se résoudre facilement à commettre de tels crimes. Ainsi cette expédition déréglée s’évanouit comme une fumée, parce que ce qui dans le principe n’a rien valu a bien de la peine ensuite à valoir quelque chose.

Matthieu commandant de Milan ayant appris quel urgent besoin de vivres avaient les Gibelins de Verceil, à cause du siège de la ville par Philippe, comte, de Valois, et plusieurs nobles de France, aidé par les Lombards-Guelfes, envoya à leur secours son fils Galéas. Le seigneur Philippe ayant appris son arrivée envoya vers lui pour lui demander s’il avait le projet de combattre contre lui, il répondit qu’il n’était pas dans son intention de combattre avec personne de la maison de France, qu’il voulait seulement défendre ses terres et secourir ses amis. Philippe lui manda de nouveau que s’il avait le projet de faire passer des vivres aux habitans de Verceil, il s’y opposerait de tout son pouvoir et le ferait renoncer à son entreprise. Il avait en effet la ferme espérance qu’il recevrait bientôt des Guelfes un nombreux secours d’hommes d’armes. Galéas, dit-on, lui répondit ainsi : « J’apporterai des vivres aux assiégés, et si quelqu’un m’attaque, je me défendrai, parce que personne sans injustice ne peut me blâmer en ceci. » Alors Philippe supposant qu’il aurait à livrer un combat, leva le siège, et s’éloignant d’un mille de Verceil, pour choisir un lieu propre à l’action, rassembla et rangea son armée dans une plaine, près du chemin par lequel devait passer Galéas. Celui-ci étant arrivé en cet endroit, envoya d’abord en avant quatre cents Allemands avec des chevaux très bien dressés au combat ; ils étaient suivis d’un convoi de vivres, accompagné et gardé par une foule innombrable de stipendiés qui formaient comme le second rang ; enfin au troisième rang s’avançait Galéas à la tête d’un grand nombre de chevaliers lombards ; en sorte que le premier, le second et le troisième rangs pris séparément, excédaient du décuple l’armée de Philippe. Comme les premières troupes avaient déjà passé l’armée, et qu’il ne voyait encore paraître aucun des Guelfes, dont il espérait fermement l’aide et le secours, craignant d’être enveloppé par les ennemis, Philippe demanda à Galéas de lui accorder une trêve et de se rendre vers lui pour avoir une conférence amicale. Galéas s’y rendit volontiers et de bon cœur, et ils conférèrent secrètement ensemble pendant longtemps. Quoiqu’on ignorât leur entretien, l’effet qui le suivit le révéla très-clairement ; en effet, les deux princes entrèrent tous deux dans la ville, chacun avec son armée, sans avoir livré aucun combat. Philippe, après y être resté pendant quelques jours, reçut de Galéas un sauf-conduit jusques hors du territoire ennemi, et comme lui et son armée manquaient de paie pour avoir des vivres, quoiqu’à regret, après avoir pris conseil de son armée, il s’en retourna en France sans s’être acquis de gloire. Le roi Robert continuait de résider avec le pape à Avignon, quoique les Guelfes et les Génois fussent en proie à de grands dangers.

La même année le comte de Nevers fut accusé d’avoir essayé de faire périr par le poison son père, le comte de Flandre. Ferric de Pecquigny, irrité de ce que ledit comte de Nevers avait fait alliance avec le roi de France, sans lui et sans le seigneur de Renty, amena vers son père un garçon qui le pria en pleurant de lui pardonner le mauvais dessein qu’il avait conçu contre lui, s’étant, disait-il, préparé à lui donner du poison. Le père lui ayant demandé ce qui l’avait poussé à cette action, il répondit : « Votre fils, le comte de Nevers, qui m’avait ordonné d’obéir à frère Gauthier. » Ce frère Gauthier était de l’ordre des Ermites de Saint-Guillaume, et ledit comte le retenait à sa cour. A ces mots, le père fut saisi de trouble, et par sa volonté et celle de son fils Robert, lesdits chevaliers, Ferric de Pecquigny, le seigneur de Fresnes et le seigneur de Réthel tendirent des embûches au seigneur le comte de Nevers, et l’emmenèrent prisonnier dans une forteresse située dans l’Empire. Mais le frère Gauthier ayant été pris, malgré beaucoup de tourmens, il ne fit absolument aucun aveu, et ainsi on ne put trouver de preuve de l’accusation. Cependant pour cela on ne délivra pas encore de sa prison le comte de Nevers ; et quoique le roi eût envoyé au comte une lettre solennelle pour sa délivrance, ceux qui le retenaient ne voulurent point le laisser aller, à moins qu’il ne leur pardonnât de l’avoir emprisonné, et ne leur remît une garantie suffisante qu’à l’avenir il ne leur causerait aucun dommage, soit par lui-même soit par les mains d’aucun autre, et à cette condition que tant que son père vivrait il n’entrerait pas dans le comté de Flandre. C’étai par méchanceté qu’ils exigeaient cette condition, afin qu’à la mort de son père, Robert, autre fils du comte de Flandre, se mît en possession du comté. Quoique le comte de Nevers eût long-temps différé d’y consentir, cependant voyant qu’il n’avait d’autre moyen d’être délivré, il y consentit enfin, et sortit ainsi avec peine de sa prison.


[1321]


L’an du Seigneur 1321, le roi de France visita soigneusement le comté de Poitou, qu’il tenait de son père par droit héréditaire, et il avait résolu, dit-on, d’y demeurer long-temps, lorsque vers la fête de saint Jean-Baptiste le bruit public vint à ses oreilles que, dans toute l’Aquitaine, les sources et les puits avaient été ou seraient bientôt infectés de poison par un grand nombre de lépreux. Beaucoup de lépreux, avouant ce crime, avaient déjà été condamnés à mort et brûlés dans la haute Aquitaine. Leur dessein était, comme ils l’avouèrent au milieu des flammes, en répandant partout du poison, de faire périr tous les Chrétiens, ou du moins de les faire devenir lépreux comme eux, et ils voulaient étendre un si grand forfait sur toute la France et l’Allemagne. On dit, pour plus grande confirmation de la vérité de ces bruits, que vers ce temps le seigneur de Parthenay écrivit au roi, sous son seing, les aveux d’un des plus considérables lépreux qu’il avait pris dans sa terre. Il avait, dit-on, confessé qu’un riche Juif l’avait entraîné à commettre ces crimes, lui avait remis le poison, donné dix livres, et promis de lui fournir beaucoup d’argent pour corrompre les autres lépreux. Comme on lui eut demandé la recette de ces poisons, il répondit qu’ils se faisaient avec du sang humain et de l’urine, et trois herbes dont il ne savait pas ou ne voulut pas dire le nom. On y plaçait, disait-il, le corps du Christ, et lorsque le tout était sec, on le broyait et réduisait en poudre ; alors le mettant dans des sacs, attachés avec quelque chose de lourd, ils le jetaient dans les puits et dans les sources. Nous avons vu aussi de nos propres yeux, dans notre ville, dans le Poitou, une lépreuse qui, passant par là, et craignant d’être prise, jeta derrière elle un chiffon lié, qui fut aussitôt porté à la justice. On y trouva une tête de couleuvre, les pieds d’un crapaud, et comme les cheveux d’une femme infectés d’une espèce dé liqueur très-noire et fétide, en sorte que c’était aussi dégoûtant à voir qu’à sentir. Tout cela jeté dans un grand feu allumé exprès ne put aucunement brûler, preuve manifeste que c’était un poison des plus violens. Le roi, apprenant ces faits et d’autres de cette sorte, s’en retourna précipitamment en France, et manda partout son royaume qu’on emprisonnât les lépreux, en attendant qu’on décidât à leur égard conformément à la justice.

Beaucoup de gens assignèrent à ces choses beaucoup de différens motifs ; mais le plus fondé et le plus communément adopté est celui qui suit. Le roi de Grenade, affligé d’avoir été souvent vaincu par les Chrétiens, et surtout par l’oncle du roi de Castille, dont nous avons parlé plus haut, et ne pouvant se venger à son gré, à défaut de la force des armes, chercha à accomplir sa vengeance par la fourberie. C’est pourquoi l’on dit qu’il eut avec les Juifs un entretien pour tâcher par leur moyen de détruire la chrétienté par quelque maléfice, et leur promit d’innombrables sommes d’argent. Ils lui promirent d’inventer un maléfice, disant qu’ils ne pouvaient aucunement l’exécuter, parce qu’ils étaient suspects aux Chrétiens, mais que les lépreux, qui ont de continuelles relations avec les Chrétiens, pourraient très bien accomplir ce maléfice en jetant des poisons dans leurs sources et leurs puits. C’est pourquoi les Juifs ayant rassemblé les principaux des lépreux, ceux-ci, par l’intervention du diable, furent tellement séduits par leurs trompeuses suggestions, qu’après avoir d’abord abjuré la foi catholique, et ce qui est terrible à entendre, criblé et mis le corps du Christ dans ces poisons mortels, ainsi que plusieurs lépreux l’avouèrent dans la suite, consentirent à exécuter ledit maléfice. Les principaux des lépreux, s’étant rassemblés de tous les points de la chrétienté, établirent quatre espèces d’assemblées générales, et il n’y eut point de noble ladrerie, comme quelques lépreux l’ont avoué dans la suite, dont quelque lépreux n’eût assisté à ces assemblées pour annoncer aux autres ce qui s’y ferait, à l’exception des deux ladreries d’Angleterre. Par la persuasion du diable, servi par les Juifs dans cesdites assemblées des lépreux, les principaux d’entre eux dirent aux autres que, comme leur lèpre les faisait paraître aux Chrétiens vils, abjects, et ne méritant aucune considération, il leur était bien permis de faire que tous les Chrétiens mourussent ou fussent tous semblablement couverts de lèpre, en sorte que lorsqu’ils seraient tous lépreux personne ne serait méprisé. Ce funeste projet plut à tous, et chacun dans sa province l’apprit à d’autres. Ainsi, un grand nombre, séduits par de fausses promesses de royaumes, de comtés et d’autres biens temporels, s’annonçaient entre eux et espéraient fermement qu’il en serait ainsi. Cette année, vers la fête de saint Jean-Baptiste, on en brûla un dans la ville de Tours, qui se nommait l’abbé de Mont-Mayeur. Par les soins des Juifs, ces poisons mortels étaient par les lépreux répandus dans tout le royaume de France, et l’eussent été davantage, si le Seigneur n’avait si promptement révélé leur perfidie. Un édit du roi, au sujet des lépreux, déclara que les coupables seraient livrés aux flammes, et les autres renfermés perpétuellement dans les ladreries, et que si quelque lépreuse coupable était enceinte, elle serait conservée jusqu’à ce qu’elle eût accouché, et ensuite livrée aux flammes. Les Juifs furent aussi brûlés dans quelques surtout pays, en Aquitaine. Dans le bailliage de Tours, en un château du roi appelé Chinon, on creusa une fosse immense, et un grand feu y ayant été allumé, on y brûla en un seul jour cent soixante Juifs de l’un et l’autre sexe ; beaucoup d’entre eux, hommes et femmes, chantaient comme s’ils eussent été invités à une noce, et sautaient dans la fosse ; beaucoup de femmes veuves firent jeter dans le feu leurs propres enfans, de peur qu’ils ne leur fussent enlevés pour être baptisés par les Chrétiens et les nobles, présens à ce supplice. Ceux qui furent trouvés coupables à Paris furent brûlés, les autres condamnés à un exil perpétuel ; quelques-uns, les plus-riches, furent conservés jusqu’à ce qu’on connût leurs richesses, et qu’on les adjugeât dans le fisc royal avec tous leurs biens ; on dit que le roi en tira cent cinquante mille livres.

On rapporte un accident arrivé dans le même temps à Vitry. Près de quarante Juifs ayant été renfermés dans une prison du roi à cause desdits crimes, comme ils se croyaient déjà près d’encourir la mort et ne voulaient pas tomber entre les mains d’hommes incirconcis, ils décidèrent qu’un d’entre eux égorgerait tous les autres ; et le consentement et, la volonté unanimes de tous furent que ce serait un ancien, qui paraissait le plus saint et le meilleur, et qu’à cause de sa bonté et de son âge les autres appelaient leur père, qui les mettrait tous à mort. Il n’y voulut consentir qu’à condition qu’on lui donnerâit quelque jeune homme pour accomplir avec lui cette œuvre pieuse. Cela lui ayant été accordé, ces deux-là tuèrent tous les autres sans exception. Lorsqu’ils ne virent plus qu’eux seuls de vivans, ils se disputèrent pour savoir qui des deux tuerait l’autre. Le jeune homme voulait que le vieillard le tuât, et lé vieillard voulait être tué par le jeune homme ; mais enfin le vieillard remporta, et il obtint par ses prières que le jeune homme lui donnerait la mort. Le vieillard et tous les autres tués, le jeune homme se voyant seul, prit tout l’or et l’argent qu’il trouva sur les morts, et faisant une corde avec des haillons, il essaya de descendre au bas de la tour. Mais comme la corde, était trop petite, il se laissa tomber en bas, et, alourdi par le poids très-considérable de l’or et de l’argent qu’il portait, il se cassa la jambe. Remis à la justice, il avoua le crime qu’il avait, commis, et fut pendu avec les cadavres des autres, morts.

Vers ce temps le roi commença à régler qu’on ne se servirait dans son royaume que d’une mesure uniforme pour le vin, le blé et toutes les marchandises ; mais, prévenu par une maladie, il ne put accomplir l’œuvre qu’il avait commencée. Ledit roi proposa aussi que, dans tout le royaume, toutes les monnaies fussent réduites à une seule ; et comme l’exécution d’un si grand projet exigeait de grands frais, séduit, dit-on, par de faux conseils, il avait résolu d’extorquer de tous ses sujets la cinquième partie de leur bien. Il envoya donc pour cette affaire des députés en différens pays ; mais les prélats et les grands, qui avaient depuis long-temps le droit de faire différentes monnaies, selon les diversités des lieux et l’exigence des hommes, ainsi que les communautés des bonnes villes du royaume, n’ayant pas consenti à ce projet, les députés revinrent vers leur maître sans avoir réussi dans leur négociation. La même année, vers le commencement d’août, le roi fut attaqué d’une double maladie, d’une dysenterie et d’une fièvre quarte, qu’aucun remède des médecins ne put guérir, et qui le fit languir sur son lit pendant cinq mois consécutifs. Quelques-uns doutent si ce ne furent pas les malédictions, du peuple soumis à son gouvernement, à cause des exactions et extorsions inouïes jusqu’alors dont il l’accablait, qui le firent tomber malade ; néanmoins, tant que dura sa maladie, l’affaire de ces extorsions fut suspendue, si elle ne fut pas entièrement abandonnée. Comme la maladie augmentait, pour lui faire recouvrer la santé, l’abbé et le couvent de Saint -Denis allèrent en procession, nu-pieds, avec dévotion et humilité, portant la croix et le clou du Seigneur, et le bras de saint Siméon, jusqu’au lieu où il était malade, appelé Long-Champ. Philippe, recevant avec piété et humilité les saintes reliques, aussitôt qu’il les eut touchées et baisées, sentit en lui un mieux remarquable ; c’est pourquoi on rapportait publiquement que le roi était guéri. Mais comme les maladies vieilles et enracinées, si elles ne sont ménagées, reviennent facilement, le roi, ne prenant pas assez de sages précautions, retomba dans sa maladie ; c’est pourquoi on raconte qu’il dit ensuite : « Je sais que j’ai été guéri par les mérites et les prières de saint Denis ; et que ma rechute provient de mon mauvais régime. » Le troisième jour du mois de janvier suivant, vers le milieu de la nuit, après avoir, reçu tous les sacremens ecclésiastiques, il monta vers le Christ, et le jour suivant de l’Epiphanie il fut enterré avec respect dans le monastère de Saint-Denis, auprès du maître-autel. Charles, comte de la Marche, son frère, lui succéda au trône sans aucune dispute ou opposition.

Peu de temps après, mourut Marie, née de Brabant, autrefois reine de France, fille du feu duc de Brabant, et femme du roi de France Philippe, fils de saint Louis, mort en Aragon, et dont elle avait eu pour fils Louis, comte d’Evreux. Le corps de ladite reine fut enterré a Paris dans le monastère des frères Minimes, et son cœur dans celui des frères Prêcheurs. Après la mort du roi Philippe, Charles son frère obtint donc la couronne ; il apprit que le mariage qu’il avait depuis long-temps célébré avec Blanche, fille de la comtesse d’Artois, retenue en prison dans le château de Gaillard pour l’adultère qu’elle avait commis et avoué, était nul, à cause de la parenté spirituelle qui existait entre lui et la mère de ladite Blanche, qui l’avait tenu sur les fonts de baptême, et surtout parce que le souverain pontife n’avait pas accordé de dispense à ce sujet. Saisissant avec joie cette occasion, il écrivit au pape d’arranger cette affaire comme il convenait. Alors le pape chargea les évêques de Paris et de Beauvais, et le seigneur Geoffroi du Plessis, protonotaire de la cour de Rome, de faire à ce sujet une soigneuse enquête, et d’annoncer à la cour de Rome le résultat de leurs recherches.


[1322]


L’an du Seigneur 1322, la veille de l’Ascension, suffisamment informé que ladite comtesse d’Artois, mère de ladite Blanche, avait tenu ledit roi sur les fonts baptismaux, et qu’ainsi, vu la parenté spirituelle existant entre le roi et la fille de sa mère spirituelle, ils ne pouvaient, sans dispense, s’unir en mariage, ce qu’ils avaient fait, le pape prononça dans un consistoire public que le mariage était nul. La même année, vers la fête de la Purification, le comte de Nevers fut délivré de prison ; mais peu de temps après, étant venu à Paris, il y mourut, après avoir été pendant long-temps tourmenté de langueur, et fut enterré à Paris, dans le monastère des frères Minimes. Cette même année, le roi n’étant plus marié, et craignant qu’un si noble trône manquât de successeurs, épousa à la fête de l’apôtre saint Matthieu, à Provins château royal, Marie, aimable jeune fille de Henri, naguère empereur et comte de Luxembourg, et sœur du roi de Bohême.

Le comte de Flandre étant mort, Louis, fils aîné du comte de Nevers et marié à une fille du feu roi, fut créé comte de Flandre, quoique Robert, fils puîné du feu comte, aidé du comte de Namur, se fût emparé de quelques châteaux et forteresses de Flandre, malgré la promesse qu’il avait faite au roi, au mariage de sa fille. Les communes de Flandre, se rangeant du parti de Louis, jurèrent de ne pas recevoir d’autre comte que lui, et signifièrent même au roi que s’il recevait pour le comté de Flandre un autre hommage que celui du seigneur Louis, les Flamands gouverneraient eux-mêmes leurs villes et se passeraient de comte. Ainsi, malgré quelques oppositions, Louis fut reçu paisiblement par le roi pour l’hommage et la souveraineté du comté.

Vers ce temps il s’éleva en Angleterre une grave dissension entre le roi d’Angleterre et plusieurs barons, à la tête desquels était le comte de Lancaster, homme puissant en Angleterre, et d’une haute noblesse, car il était oncle du roi de France par sa mère, et frère du roi d’Angleterre par son père. Le roi ayant voulu introduire en Angleterre des innovations injustes et contraires au bien général du royaume, ce qu’il n’avait pu faire, disait-on, sans le consentement de ces barons, d’autant qu’ils le disaient imbécile et inhabile à gouverner le royaume, ils saisirent ce prétexte pour se soulever ; en sorte que, les uns se rangeant du parti du roi, les autres du parti des barons, toute l’Angleterre fut plongée dans les plus grands troubles. Il arriva qu’un chevalier d’Angleterre nommé André de Harcla, désirant plaire au roi d’Angleterre, dressa des embûches au comte de Lancaster dans la ville de Boroughbridge, et le prit en trahison ; ayant tué sur un pont le comte de Hertford, il conduisit prisonniers vers le roi d’Angleterre le comte de Lancaster et beaucoup de nobles barons. Après avoir entendu la messe, s’être confessé dévotement à un prêtre, et avoir reçu le corps du Seigneur, comme c’est, dit-on la coutume en Angleterre, le roi les condamna tous également comme conspirateurs contre leur roi et traîtres envers leur seigneur. Tous les autres ayant été envoyés en différens endroits pour y subir divers supplices, le roi fit, dans l’endroit même où il était, trancher la tête audit comte ; son corps fut enterré dans une abbaye près du lieu où il avait été décollé ; et, comme bien des gens l’affirment, le Seigneur opère aujourd’hui par lui et pour lui beaucoup de miracles sur les malades. Le roi d’Angleterre, en récompense du service que lui avait rendu ledit André de Harcla, qui avait pris ledit comte et les autres, lui donna le comté de Carlisle, qui renferme une ville et plusieurs châteaux forts. Ledit chevalier André, après le supplice du comte de Lancaster, réfléchissant qu’il n’était pas sûr pour lui de demeurer plus long-temps en Angleterre, et qu’il pourrait être protégé par les Ecossais, et, s’alliant avec Robert Bruce, qui tenait pour le parti du roi d’Ecosse, lui promis de lui donner tout entier le comte qui lui avait été accordé, et d’épouser sa sœur tout cela se fit cependant à l’insu du roi d’Angleterre.

Cette année le roi d’Angleterre ayant rassemblé une grande armée, entra en Ecosse. Après avoir ravagé tout jusqu’au château de Pendebone, appelé le château des Pucelles, il ne put s’avancer plus loin, parce que son armée n’avait pas de vivres. Il retourna jusqu’à une montagne appelée Black-Moor, au pied de laquelle est une abbaye vers laquelle la plus grande partie de l’armée s’étant dirigée, le roi dressa ses tentes à une petite distance ; auprès de lui était la reine qui suivait son seigneur. Le roi licencia son armée, car les Ecossais étant éloignés de quarante-huit milles du lieu où il était, on ne pouvait soupçonner aucun danger. Le seigneur Jean de Bretagne, comte de Richemond, et le seigneur de Sully, envoyés en députation par le roi de France vers le roi d’Angleterre, étaient aussi dans cette abbaye avec une nombreuse suite. Mais voilà que ledit chevalier André de Carlisle manda aux Ecossais de venir, parce qu’ils trouveraient le roi d’Angleterre dénué de troupes. Les Ecossais étant accourus comme des furieux, à travers les forêts, après avoir fait quarante-huit milles dans un jour et une nuit, arrivèrent jusqu’auprès de ladite abbaye où ledit comte de Richemond et le seigneur de Sully prenaient leur repas. A peine voulurent-ils croire ceux qui leur annoncèrent l’arrivée des Ecossais ; prenant les armes, ils voulurent boucher un étroit passage qui fournissait une entrée aux Ecossais ; mais après avoir tué plusieurs Ecossais en cet endroit, ils ne purent résister à la multitude, et se rendirent enfin aux ennemis. Ce qu’ayant appris, le roi se sauva à grand’peine avec un petit nombre de gens ; la reine se réfugia dans un très-fort château adjacent à la mer, et situé sur une roche, et par où les Flamands passent en allant chez les Ecossais. La reine craignant qu’en restant plus long-temps dans le château, elle n’y fût assiégée par les Ecossais, secourus peut-être même par les Flamands, aima mieux s’exposer aux périls de la mer qu’au danger de tomber entre les mains de ses ennemis ; c’est pourquoi s’embarquant avec sa suite, elle souffrit de très-graves et insupportables maux, qui firent périr une de ses servantes et enfanter une autre avant le temps. Cependant, aidée de Dieu, après beaucoup de tourmens, elle arriva en Angleterre. Le roi d’Angleterre ayant fait dresser de tous côtés des embûches à André de Carlisle, s’en empara, et le condamna à un terrible supplice. D’abord il fut traîné à la queue de deux chevaux, après quoi, n’étant pas encore mort, il fut éventré ; ses entrailles furent brûlées devant les yeux du roi et par son ordre ; ensuite on lui trancha la tête, et on pendit le tronc par les épaules, puis son corps fut coupé en quatre morceaux, dont chacun fut envoyé dans une ville, afin qu’un si horrible supplice fût désormais un exemple pour les autres. Robert Bruce, commandant des troupes du roi d’Ecosse, ayant reçu un message du roi de France, lui remit librement et sans aucune rançon, au carême suivant, le seigneur de Sully, envoyé en députation vers le roi d’Angleterre qui était alors en Ecosse ; mais il retint auprès de lui le comte de Richemond, qu’il ne voulut point délivrer, à quelque condition que ce fût.

Louis, fils de Louis, comte de Nevers, récemment mort, étant venu de Flandre à Paris, fut arrêté à Louvres, parce qu’il avait reçu des hommages sans le consentement du roi ; mais ayant donné une caution, il fut peu de temps après relâché. Une dispute s’étant élevée entre lui et son oncle pour savoir qui devait succéder à leur aïeul dans le comté de Flandre, d’après l’inspection des pactes confirmés par serment, on jugea en faveur du jeune Louis, et on imposa désormais silence aux autres à ce sujet. Ainsi Louis, admis à faire hommage, entra paisiblement en possession du comté. Le nouveau roi Charles, contre le bien général, suivant les traces de son père, qui dans son temps avait altéré les monnaies, jeune encore, et séduit par le conseil de quelques-uns des siens, établit cette année une petite monnaie ce qui fut dans la suite pour le peuple la cause d’innombrables dommages. En Allemagne, les deux ducs élus à la fois à la tête de leurs partisans, se combattirent cruellement et se livrèrent à mille ravages et incendies.

35. Il y a ici une lacune dans le texte.