Chronique de la quinzaine - 29 février 1864

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Chronique n° 765
29 février 1864


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




29 février 1864.

Parmi les belles pages qui ouvrent le nouveau volume que M. Guizot vient d’ajouter aux Mémoires pour servir à l’histoire de mon temps, il est des considérations élevées qui s’adressent en ce moment avec une merveilleuse opportunité au monde politique européen. « L’esprit de conquête, dit M. Guizot, l’esprit de propagande, l’esprit de système, tels ont été jusqu’ici les mobiles et les maîtres de la politique extérieure des états… Qu’on jette de haut un coup d’œil sur l’histoire des rapports internationaux européens, on verra l’esprit de conquête, ou l’esprit de propagande armée, ou quelque dessein systématique sur l’organisation territoriale de l’Europe, inspirer et déterminer la politique extérieure des gouvernemens. Et, soit que l’un ou l’autre de ces esprits ait dominé, les gouvernemens ont disposé arbitrairement du sort des peuples ; la guerre a été leur indispensable moyen d’action… Que ce cours des choses ait été le résultat des passions des hommes, et que, malgré ces passions et les maux qu’elles ont infligés aux peuples, la civilisation européenne n’ait pas laissé de grandir et de prospérer, et puisse grandir et prospérer encore, je le sais ; c’est l’honneur du monde chrétien que le mal n’y étouffe pas le bien… Mais je tiens en même temps pour certain que ces divers mobiles ne sont plus en harmonie avec l’état actuel des mœurs, des idées, des intérêts, des instincts sociaux… L’étendue et l’activité de l’industrie et du commerce, le besoin du bien-être général, l’habitude des relations fréquentes, faciles, promptes et régulières entre les peuples, le goût invincible de l’association libre, de l’examen, de la discussion, de la publicité, ces faits caractéristiques de la grande société moderne, exercent déjà et exerceront de plus en plus contre les fantaisies guerrières ou diplomatiques de la politique extérieure une influence prépondérante. » On se réconforte avec plaisir, aux accens de ce haut et confiant langage, dans la situation incertaine où nous nous trouvons.

Cette situation est en effet aussi bizarre que pénible. Les instincts et les intérêts pacifiques des sociétés modernes y sont aux prises avec de sourdes et incessantes appréhensions de guerre, et ce qui est étrange, c’est que le motif de cette anxiété générale est un phénomène tout particulier à notre époque que M. Guizot a omis parmi les causes qu’il assigne aux entraînemens ou aux calculs d’une politique belliqueuse. Il n’est pas question maintenant de l’esprit de conquête ; l’esprit de propagande ne lance point ses ardentes provocations : ce qui fait le plus notoirement défaut dans les évolutions de la politique européenne, c’est, à en juger par toutes les apparences, l’esprit de système. Un fonds général d’irrésolution où l’on demeure à la merci de boutades isolées ou d’incidens imprévus. Voilà l’état politique où nous sommes et dont les nations européennes souffrent très positivement. On a bien la paix, mais on n’a pas l’assurance de la conserver. On assiste à des combinaisons diplomatiques qui mettent la paix en péril ; mais on ferait trop d’honneur à ces combinaisons, si on les attribuait à des vues systématiques, car ce que redoutent le plus ceux qui les tentent, c’est de suivre la logique de leurs paroles et de leurs actes, et de poser des conclusions nettes. On ne voit clair dans rien ; l’esprit public n’est nulle part porté et affermi par l’aveu d’une politique décidée. On a ri souvent du vague, de la confusion et de l’enchevêtrement de la politique intérieure de la confédération germanique : nous ne savons si cela provient de ce que la question dominante du jour est une question allemande ; mais le fait est que pour le moment l’Europe entière, plongée dans une confusion dont elle ne peut plus se débrouiller, semble être devenue une immense Allemagne.

Le malheureux conflit de l’Allemagne et du Danemark restera comme la révélation humiliante de la triste situation que nous essayons de décrire. Il est déplorable qu’un procès comme celui qui se débat entre l’Allemagne et le Danemark n’ait pu, dans l’Europe moderne, se vider pacifiquement par la seule action des forces morales. Il est déplorable qu’on n’ait su ni prévoir ni prévenir l’extrémité odieuse d’une lutte si disproportionnée. Il est honteux que sous le regard de grandes nations éclairées, libérales, puissantes, un tel débat ait fait verser du sang. Ce sang, si gratuitement, si étourdiment, si cruellement répandu, crie vengeance. Ce sang laissera une tache sur la politique contemporaine, Or, si l’on y réfléchit, ce malheur est la faute de l’irrésolution universelle ; c’est la conséquence d’un état de choses où les intérêts se divisent sans avoir l’excuse des ambitions énergiques, où des scissions d’opinions s’accomplissent pour des motifs futiles entre les peuples qui semblaient appelés à diriger la civilisation moderne, où l’esprit public manque de lumière et de chaleur, où les malfaisans caprices des gouvernemens semblent échapper de ; plus en plus au contrôle affaibli de la conscience européenne.

Ceux qui ont commis contre le Danemark l’agression qui inquiète l’Europe ne peuvent pas même essayer de se justifier par l’illusion d’une politique à système. Que veulent en effet la Prusse et l’Autriche ? Interrogées par les diplomaties de France et d’Angleterre sur la portée de leur alliance, elles protestent que cette alliance n’est qu’un fait accidentel et limité. Elles nient que leur union ait un objet qui dépasse leur querelle avec le Danemark. Leurs représentans affirment qu’elles ne sont liées que par une convention militaire ; ils se plaignent d’ailleurs que cette convention ait été rédigée précipitamment, qu’on ne l’ait point combinée avec attention, qu’on ait négligé d’y insérer des clauses exigées par la plus ordinaire prudence. Nous n’avons pas de peine à croire à ces explications rassurantes des diplomates autrichiens et prussiens, nous ne pensons pas qu’aucun projet menaçant contre la France ou l’Angleterre ait pu se mêler à leurs arrangemens ; mais ont-ils au moins des vues plus nettes dans leur politique envers le Danemark ? Nous en doutons. Les ministres de Prusse et d’Autriche sont fort embarrassés quand on les presse sur ce point. Ils n’ont rien de précis à demander au Danemark ; ils accordent l’intégrité de la monarchie danoise, ils reconnaissent la succession établie par le traité de 1852, ils ne vont même pas jusqu’à demander pour le Slesvig et le Holstein la substitution du lien personnel au lien réel ; ils n’ont pas l’air de vouloir sortir des vagues engagemens de 1852 tels qu’ils sont exposés dans la dépêche du prince Schwarzenberg dont nous avons signalé précédemment les points principaux. À quoi bon alors cette guerre sanguinaire ? Quelle figure feront l’Autriche et la Prusse lorsqu’il faudra enfin s’asseoir pour négocier autour de la table dont lord Palmerston parlait l’autre jour ? Après avoir dépensé leurs trésors et fait tuer leurs soldats, elles seront réduites à reconnaître les droits du Danemark, elles seront serrées dans le cercle des engagemens diplomatiques qu’elles ont contractés en commun avec la France et l’Angleterre. Cette perspective, vers laquelle les cabinets de Prusse et d’Autriche marchent les yeux ouverts, n’est-elle pas dès à présent la condamnation de leur entreprise, et ne leur présage-t-elle pas, en fin de compte, une humiliante confusion ? Il faudra peut-être alors chercher ailleurs le mot de la conduite des deux puissances allemandes ;. On découvrira peut-être qu’en ayant l’air de combattre le Danemark, au fond c’était à leurs propres confédérés, aux états moyens et petits de l’Allemagne, qu’elles faisaient réellement la guerre. C’est à ces états qu’elles voulaient donner une leçon ; elles entendaient réprimer les velléités d’initiative et d’indépendance des cours secondaires ; elles voulaient leur apprendre une bonne fois que les petits cabinets allemands n’ont pas voix dans les grandes transactions européennes. Tel sera en effet, suivant toute vraisemblance, et si quelque diversion imprévue ne se vient mettre à la traverse, l’enseignement que la question dano-allemande aura donné encore une fois aux états secondaires ; mais valait-il bien la peine de jouer si gros jeu pour arriver à un pareil résultat, et ce résultat ne jettera-t-il pas au sein de la confédération germanique de nouveaux fermens de discorde et de désordre ? Les choses tournant ainsi, la question dano-allemande, que les cours secondaires avaient saisie avec une hâte étourdie, comme une occasion unique de conquérir la popularité à l’intérieur et l’importance au dehors, n’aura été pour elles au contraire qu’une source de déceptions et une cause d’abaissement. C’est en vain que M. de Beust et M. de Pfordten auront joué au rôle de ministres de grandes puissances, c’est en vain qu’ils auront fait mine, par la conférence de Wurtzbourg, de former une troisième puissance au sein de la confédération ; il faudra bien reconnaître à la fin l’inanité de ces efforts et de ces prétentions. Le ministre saxon a déjà eu, dans les façons brutales que le gouvernement prussien a prises envers lui, un avant-goût des déboires qui lui sont réservés. On peut répéter pour le parti libéral allemand les prédictions que l’on adresse aux cours secondaires. L’affaire danoise, à l’aide de laquelle il avait espéré réveiller et diriger le mouvement patriotique et réformateur, ne lui apportera que des désappointemens. Le pressentiment de ces conséquences a déjà frappé de découragement le parti libéral. En somme, il ne semble pas que la politique adoptée contre le Danemark doive porter bonheur à personne en Allemagne. Les fautes commises dans cette question ne sont pas faites pour donner au monde une haute idée de la capacité politique des hommes d’état allemands. La politique des cabinets allemands a été marquée par une violence et une imprévoyance également enfantines : on n’y reconnaît point les vues et la conduite d’hommes trempés par le sentiment moral de la responsabilité. La liberté n’a point encore assez mûri les politiques de la confédération. Le spectacle qu’ils nous donnent depuis trois mois est la confirmation éclatante du profond jugement que M. Guizot, dans son dernier volume, porte sur les hommes d’état comparés des pays libres et des gouvernemens absolus. Nous détachons quelques traits de cette belle page : « La différence est grande entre les hommes politiques qui se sont formés dans un régime de liberté, au milieu de ses exigences et de ses combats, et ceux qui ont vécu, loin de toute arène publique et lumineuse, dans l’exercice d’un pouvoir exempt de contrôle et de responsabilité. Pour suffire, à leur tâche, ils ont besoin les uns et les autres d’une réelle supériorité ; la vie politique est difficile, même dans les cours, et le pouvoir silencieux n’est pas dispensé d’être habile. Mais le gouvernement libre forme des mœurs viriles et des esprits difficiles pour eux-mêmes comme pour les autres ; il lui faut absolument des hommes. Le pouvoir absolu admet et suscite bien plus de légèreté, de caprice, d’inconséquence, de faiblesse, et les plus éminens y conservent de grands restes des dispositions des enfans. » C’est à propos de M. de Metternich lui-même que M. Guizot ne craint pas d’écrire ces lignes sévères : que n’aurait-on pas le droit de dire des étroites vues, des dissimulations, des boutades brutales, des forfanteries puériles, par lesquelles se distinguent sous nos yeux les hommes qui dirigent aujourd’hui la politique de l’Allemagne !

Quand on songe aux avortemens qui attendent la politique désordonnée des grandes puissances et des petites cours allemandes, on a moins de regret à voir échouer pour le moment l’idée d’une conférence mise récemment en avant par le cabinet anglais. L’opinion a commis au premier abord une méprise au sujet de cette conférence, on a cru qu’elle avait été demandée à tous les signataires du traité de 1852. Il n’en était rien. Le ministère anglais devait adresser sa proposition aux belligérans avant d’en faire part officiellement aux puissances neutres. La Prusse et l’Autriche, consultées les premières, ont accepté la conférence, mais sans suspension des hostilités. Le Danemark a refusé une conférence qui ne serait point accompagnée d’un armistice et de l’évacuation des duchés. On avait eu l’idée d’appeler la diète germanique à se faire représenter en cette occasion dans le conseil des puissances. Que cette idée ait pu être agréable à la Prusse et à l’Autriche, il est permis d’en douter. La diète ayant jusqu’à présent manifesté la résolution la plus contraire aux arrangemens de 1852, on peut dire que l’invitation de siéger dans une conférence où elle serait seule de son avis ne serait envers elle qu’une simple formule de politesse ; cet acte de courtoisie semblerait cependant devoir être bien accueilli par les petites cours allemandes, qui obtiendraient ainsi l’admission d’un principe qu’elles ont depuis si longtemps à cœur, celui de la représentation directe de la portion de l’Allemagne qui n’est ni autrichienne ni prussienne dans les délibérations européennes. Ce qui est certain pourtant, c’est que la réponse de la diète à une telle proposition entraînerait de mortels délais, et enlèverait à la conférence l’efficacité pacificatrice immédiate que le public en avait espérée. La proposition ne devait être officiellement soumise à la France que lorsqu’elle aurait été acceptée par les belligérans. Le refus du Danemark a empêché que cette communication nous fût faite. La France, nous n’en doutons point, aurait répondu favorablement. Pour l’hypothèse où la conférence aurait lieu, nous croyons que la France, l’Angleterre et l’Autriche, après avoir mutuellement sondé leurs dispositions, avaient l’intention de demander en commun, dès la première séance, la suspension des hostilités. Aux ouvertures qui lui ont été faites sur la question de l’armistice, la Prusse a jusqu’à présent fait la sourde oreille. Voici donc en résumé, à propos de la conférence, l’état de la question : la Prusse et l’Autriche acceptent le projet sans armistice ; le Danemark le décline temporairement ; l’accession de la diète entraînerait d’inévitables délais. En dépit de la conférence proposée, la guerre est destinée à continuer. La conférence ne plane sur la situation qu’à l’état d’idée en l’air.

Au milieu de ces débiles efforts diplomatiques, il faut rendre justice à la ferme attitude du peuple danois. Tant que la conférence flotte sous la forme d’un projet, qu’elle n’a pas recueilli les adhésions qui pourront la rendre efficace, qu’elle n’est pas en mesure de se mettre à l’œuvre et d’inaugurer son travail par une déclaration d’armistice, le sentiment de dignité le plus élémentaire interdit au Danemark de faire des concessions en vue de résultats illusoires ; venant de sa part, de telles concessions annonceraient des craintes, une défaillance, une lassitude, qui sont loin de son cœur. La nation danoise a pris son parti de la crise actuelle ; il faut qu’elle en sorte affranchie des tracasseries qui la troublent depuis douze années, ou qu’elle succombe. Si l’issue de la lutte devait détacher le Holstein de la monarchie, le Danemark ressentirait profondément sans doute l’affaiblissement que lui infligerait cette perte ; mais il s’y résignerait en se voyant délivré de la fatigue des chicanes allemandes, et il regarderait l’avenir avec confiance en songeant qu’au prix de ce sacrifice il aurait conquis son indépendance et la liberté de ses développemens intérieurs. Si un malheur plus grand attendait le Danemark, s’il devait être aussi dépouillé du Slesvig, il considérerait sa ruine comme infaillible, ce serait la fin de la monarchie danoise. Il préférerait encore cette révolution à l’expédient bâtard de l’union personnelle du Slesvig substituée à l’union réelle. Les patriotes danois professent sur cette combinaison l’opinion qu’en devraient avoir tous les hommes d’état occidentaux. L’union personnelle ne terminerait rien ; elle livrerait indéfiniment le Danemark aux désordres intérieurs qui l’ont si longtemps troublé, et qui retentissent aujourd’hui sur la politique européenne. L’ennemi serait introduit au cœur de la place. La monarchie danoise serait livrée à la politique allemande. Les Danois veulent donc que la lutte soit décisive. Ils refusent les armistices dilatoires, ils repoussent l’amusement des négociations temporisatrices. Vivre maîtres d’eux-mêmes bu périr avec éclat, c’est la seule alternative qu’ils admettent.

Mais les Danois, et ils le savent bien, ne sont point seuls intéressés dans ce dilemme. La conservation du Danemark importe à l’Angleterre et à la France. Après les démonstrations si extraordinairement actives et si prodigieusement impuissantes que le cabinet anglais vient de faire pour le Danemark, l’intérêt anglais engagé dans la question ne saurait être nié. Malgré la réserve expectante que la France a observée devant cette crise, nous croyons également que l’intérêt français est incontestable. Le Danemark a été l’un de nos plus constans alliés parmi ces états secondaires qui ont si longtemps formé la clientèle de la France. S’il venait à disparaître, ce ne serait point une consolation digne de nous que de venir dire qu’après tout nous ne nous sommes point compromis pour lui, et que, plus prudens que les Anglais, nous avons du moins épargné à notre amour-propre dans cette occurrence la blessure d’un échec diplomatique. À un certain point de vue, nous sommes en effet en train de prendre notre revanche des procédés de mauvais camarade que l’Angleterre a eus envers nous l’année dernière dans la question polonaise. Nous aussi, nous avons échoué l’année dernière dans les efforts que nous avons tentés en faveur d’une nation asservie et opprimée au mépris de la justice et des traités. L’Angleterre avait frappé d’avance notre politique de stérilité en annonçant qu’elle ne nous donnerait qu’un concours moral, qu’en aucun cas elle ne soutiendrait par la guerre ses réclamations et les nôtres. Nous aussi, l’année dernière, nous avons commis une fauté en faisant une grande démonstration contre la Russie sans nous être antérieurement assurés de l’assistance active de l’Angleterre. Nous avons eu le tort de croire que l’alliance anglaise nous viendrait avec le temps, grâce au développement des faits et à la faveur des incidens. Quand arriva le moment de conclure, les incidens nous avaient fait défaut, et, après avoir commis la généreuse imprudence de prendre l’initiative diplomatique des négociations polonaises, nous fûmes obligés d’accepter à notre compte un grand échec et de couvrir notre retraite par la soudaine proposition du congrès universel.

La chance a complètement tourné aujourd’hui. Les Anglais se sont mis, à propos du Danemark, dans un embarras semblable à celui où nous nous trouvions, il y a quatre mois, à propos de la Pologne. Il était manifeste pour l’Europe entière qu’entre eux et nous une alliance active immédiate était impossible. Cette conviction générale a fait beau jeu aux petites cours allemandes, à la Prusse et à l’Autriche. Quand les deux puissances occidentales sont séparées, lorsqu’elles sont coupées, le reste de l’Europe peut passer au travers, et l’on se permet bien des fantaisies. C’est donc en vain que lord Russell a pris en main la cause du Danemark ; c’est en vain qu’il a accumulé les démarches, les représentations, les propositions. À Francfort, à Berlin, à Vienne, même à Dresde, on s’est ri de lui. L’Allemagne, bien sûre que la France ne remuerait pas, s’est sentie émancipée, s’est jetée dans l’action avec une rare gaillardise, et a montré à l’Angleterre le cas que l’on fait dans le monde de l’autorité morale des conseils lorsqu’ils ne doivent pas être soutenus par un supplément de force matérielle. La diplomatie anglaise a été couverte de confusion : elle est poursuivie par les sarcasmes des cours secondaires d’Allemagne ; elle est narguée par M. de Bismark. C’est une déroute. Voici que les Grecs et les Turcs s’en mêlent à leur tour et se demandent à quoi sert l’amitié d’une puissance qui n’est bonne qu’à compromettre ses alliés et non à les défendre. Par contre, c’est de l’attitude de la France que l’on commence à s’inquiéter. De Vienne à Berlin, dans les petites cours de la confédération, quand il s’agit de prendre un parti, on s’interroge sur nos intentions. « Que fera la France ? » c’est la question qui est sur toutes les lèvres. Notre position extérieure, un peu dérangée par la conclusion de la négociation polonaise, est donc bien rétablie. Nous avons eu notre revanche, nous avons rendu la pareille à l’Angleterre, nous sommes quittes envers elle ; mais ne nous paierions-nous point d’une puérile et vaine satisfaction, si nous demeurions trop longtemps à nous amuser des déboires de la diplomatie anglaise ? En vérité, les Anglais ont remporté une bien utile victoire sûr nous, lorsqu’ils ont dit : Tant pis pour la France, s’il n’y a plus de Pologne ! Et nous nous glorifierions d’un beau triomphe, en disant à notre tour : Tant pis pour l’Angleterre, s’il n’y a plus de Danemark ! Une politique de petites niches convenir à l’intelligence, aux intérêts, à l’honneur des deux plus grands états, des deux plus grands peuples du monde ?

L’enseignement qui sort donc avec une lumineuse évidence de la confusion politique dont nous sommes témoins, c’est que le maintien de la paix et de l’ordre en Europe, c’est que la conservation du prestige et de l’influence des deux nations occidentales sont au prix de la bonne entente de la France et de l’Angleterre. Ni la France ni l’Angleterre ne peuvent s’engager avec succès en Europe dans des entreprises politiques importantes, si d’avance elles ne sont sûres de leurs bons sentimens mutuels, et si l’influence de leur accord ne domine pas et ne contient point les autres puissances. Cet enseignement, nous l’espérons, ne sera perdu ni pour les Anglais ni pour nous. Nous croyons que l’œuvre du rapprochement des deux politiques fait des progrès réels. Les faits déplorables qui se sont passés entre l’Allemagne et le Danemark auraient été prévenus assurément, si la mort du roi Frédéric VII eût trouvé la France et l’Angleterre décidées à marcher d’accord ; mais les pires conséquences que l’on peut redouter du conflit dano-allemand ne seront conjurées que par l’alliance intime et active des deux pays.

Un des traits les moins curieux de ce temps-ci ne sera pas le silence qui a été gardé au sein de notre corps législatif pendant la discussion de l’adresse sur la question dano-allemande. C’était l’affaire critique du présent, c’était la difficulté de laquelle, suivant la juste indication de M. Thiers, la guerre, échappant au libre arbitre de la France, pouvait sortir à l’improviste, — et cependant, sur cette question actuelle et brûlante, qui émeut depuis un mois les intérêts industriels et financiers de l’Europe, on s’est complètement tu. Il eût été pourtant très utile que des voix autorisées fussent venues éclairer l’opinion, fort peu édifiée sur cet obscur litige. Il eût été utile que l’on eût appris au public dans quelle mesure et jusqu’à quel degré les intérêts, les traditions, l’honneur de la France, étaient engagés dans la question. Il eût été utile que l’on eût jeté un aperçu sur la façon dont la question danoise se mêlait à la politique générale de l’Europe et au système de nos alliances. L’esprit public eût été tiré d’incertitude par une discussion semblable, et peut-être la politique du gouvernement en eût été affermie. Mais, et c’est un inconvénient que nous avons plus d’une fois signalé, nos discussions de l’adresse sont des débats rétrospectifs ; il serait à désirer que la chambre pût être associée par une autre combinaison parlementaire à la délibération des affaires courantes, des affaires qui sont en train de se développer et vis-à-vis desquelles le pays conserve encore sa liberté d’action. On fait un autre reproche aux débats de l’adresse, on se plaint de leur durée ; c’est trop de temps, dit-on, perdu pour les affaires. Le reproche est fondé, mais il est telle autre partie de l’organisation du travail parlementaire, qui ne présente pas un moindre défaut. N’abuse-t-on point par exemple du système des commissions ? Voici à peu près un mois que les séances du corps législatif sont suspendues. Tout le travail parlementaire est concentré dans le huis clos des commissions. C’est là que l’on étudie le budget, c’est là qu’on prépare l’amendement de la loi sur les coalitions, c’est là qu’on remanie encore une fois la loi des sucres. L’importance des questions ainsi élaborées est incontestable ; mais cette longue étude des commissions n’est-elle pas exagérée ? N’entraîne-t-elle pas d’inutiles pertes de temps ? n’empiète-t-elle pas un peu sur les discussions publiques, qui sont la véritable affaire et le vrai procédé d’élaboration des assemblées représentatives ?

On doit féliciter l’honorable ministre de l’intérieur, M. Boudet, de n’avoir point attendu l’expiration du délai légal pour convoquer les électeurs de Paris appelés à remplir les deux sièges laissés vacans par les doubles élections. La perspective des nouvelles élections parisiennes a provoqué de la part d’un certain nombre d’ouvriers une manifestation qui est à cette heure vivement discutée par la presse quotidienne. Cette manifestation a été la publication d’un programme où l’on réclame les candidatures ouvrières. Il y a dans ce programme deux choses à distinguer : on y voit les traces de doctrines économiques et sociales erronées, de doctrines qui tendent à partager la société en deux camps antagonistes, le travail et le capital ; on y remarque aussi le désir d’une portion considérable de la population qui voudrait participer, par quelques-uns de ses membres, à la tâche et à l’honneur de la représentation nationale. Il importe, à notre avis, de ne point perdre de vue cette distinction, si l’on veut apprécier avec équité et sans préjugé la réclamation qui vient de se produire. Dans l’examen de cette question délicate, ce qu’il faut en effet s’efforcer d’éviter avant tout, c’est d’aigrir et d’irriter toute une catégorie intéressante de citoyens laborieux en condamnant des prétentions politiques qui pourraient être justes sous le prétexte qu’elles se produisent avec un bagage d’opinions économiques dangereuses et fausses.

Il faut être franc et net envers les rédacteurs du programme des candidatures ouvrières. S’ils considèrent les ouvriers comme une classe au sein de la nation, ayant des intérêts distincts de classe opposés à ceux d’autres catégories de citoyens, ils commettent une grave erreur, et ils entrent sans s’en douter dans une voie rétrograde. La fortune et l’honneur de la démocratie française sont d’avoir fait disparaître dans notre pays les odieuses et blessantes distinctions de classes ; ceux qui voudraient faire revivre ces distinctions au nom même de la démocratie commettraient le contre-sens le plus monstrueux et le plus déplorable. En invoquant pour eux-mêmes des préjugés qui n’ont rien dont leur dignité bien entendue se puisse honorer, ils iraient réveiller ailleurs des préjugés, heureusement détruits, dont ils auraient à souffrir les premiers. Ils déferaient de leurs propres mains l’œuvre de la révolution française. Ils travailleraient à troubler cette condition fondamentale de notre paix publique qui repose dans le sentiment universel de l’égalité. Leur faute ne serait pas moins funeste, si, déçus par une mauvaise routine de langage, ils allaient transporter sur le terrain économique et social un antagonisme que notre droit politique n’admet plus. Il est faux que la société se prête à la division simple et arbitraire que quelques auteurs de systèmes se sont plu à établir entre ceux qui travaillent de leurs mains et les détenteurs des capitaux. Deux camps aussi positivement tranchés n’existent point dans la société : le capital et le travail sont partout mêlés ; le capital est la réserve des instrumens de travail et des produits à consommer, dont vit le travail lui-même. Rien de variable et de mobile d’ailleurs comme les classes de ceux qui détiennent les capitaux et de ceux qui en vivent par le travail. Avec l’épargne, qui est le produit réservé du travail, des capitaux se forment sans cesse en de nouvelles mains, tandis qu’en d’autres mains, par l’inconduite, la négligence, l’inhabileté, les erreurs commerciales, des accumulations de capitaux se dispersent et s’évanouissent. Ce n’est donc point sur une opposition normale des intérêts du capital et des intérêts du travail que des hommes intelligens et fiers peuvent fonder leur prétention à être représentés par des ouvriers dans les assemblées politiques.

Une fois ces points écartés énergiquement, il nous semble que la question des candidatures ouvrières n’a rien dont on doive s’offusquer outre mesure. Nous vivons sous le suffrage universel ; il ne nous paraît guère possible que, sous le régime du suffrage universel pratiqué librement, il ne se produise point dans de grandes agglomérations des candidatures ouvrières. Le suffrage universel, qui est notre maître, n’admet pas plus d’exclusion pour les éligibles que pour les électeurs. Le premier devoir des électeurs est de confier la députation à ceux qu’ils jugent le plus dignes et le plus capables d’en remplir les fonctions, en se plaçant au point de vue des intérêts les plus élevés et les plus généraux du pays. Une fois faite la part de l’intérêt politique et national dans le choix des candidats, il est naturel que les électeurs consultent aussi des convenances secondaires et se décident en vue d’intérêts spéciaux et locaux. Personne ne s’étonnera que certaines circonscriptions nomment des députés protectionistes, que d’autres nomment des députés partisans de la liberté commerciale. Il peut arriver ainsi que l’influence d’intérêts collectifs, mais d’une nature particulière, se fasse sentir dans une élection, soit par la façon dont les votes se grouperont, soit par le choix d’un candidat qui se recommandera par une aptitude spéciale. Qu’à la veille d’une élection générale, Une question soit agitée qui intéresse une catégorie influente ou nombreuse de citoyens, supposez que cette question soit celle de l’abolition de la vénalité des offices, on verra tous les officiers ministériels se réunir pour agir sur le corps électoral, et plusieurs même briguer la candidature pour mieux défendre leurs légitimes intérêts. Si la question à l’ordre du jour est ou une taxe sur un objet de grande consommation, ou la réglementation des heures de travail dans les ateliers, il sera fort naturel que des ouvriers se concertent pour se faire représenter par un ouvrier. Au-dessus de ces circonstances spéciales, il y a une considération plus élevée, une considération d’un ordre moral qui peut faire souhaiter la députation à des ouvriers. La députation est à la fois un moyen de servir le pays et un honneur public. Une émulation généreuse peut bien inspirer à un ouvrier le désir de remplir ce devoir et de mériter cet honneur. Et qui oserait dire que ceux qui travaillent de leurs mains ne se sentiraient point moralement élevés en se voyant ainsi représentés par un homme de leur profession, en ayant sous les yeux ce saisissant exemple, d’égalité politique ? La société n’aurait, croyons-nous, rien à perdre au succès de pareilles candidatures, qui ne feraient au contraire que resserrer les liens de la solidarité sociale. Ainsi comprises, et nous croyons que nous en avons donné la seule interprétation légitime, la question des candidatures, ouvrières ne peut pas soulever d’objections. Les candidatures demandées par les ouvriers se réduisent, comme les autres, a une affaire de convenance temporaire ou locale ; elles sont soumises aux combinaisons, que comporte le système électoral ; elles dépendent des chances pratiques de succès, et doivent enfin se subordonner à l’intérêt politique et patriotique supérieur du moment. Si des candidatures ouvrières ne devaient obtenir qu’une impuissante minorité, si elles devaient affaiblir en le divisant le parti libéral et démocratique, les ouvriers, en y persistant, n’agiraient point patriotiquement, se donneraient devant l’opinion les torts d’une classe égoïste et exclusive, et travailleraient en réalité contre eux-mêmes ; mais nous ne croyons pas nous tromper en disant que l’intelligence et le patriotisme des ouvriers de Paris, de ces ouvriers d’élite qui sont de délicats artistes dans les jours de paix et d’héroïques soldats quand un péril national les appelle, les mettent à l’abri d’une si fâcheuse méprise.

Nous sommes en retard pour annoncer la publication du livre remarquable de M. Dupont-White : La liberté politique considérée dans ses rapports avec l’administration. Le titre de cet ouvrage, dont les diverses parties sont connues des lecteurs de la Revue dit clairement que M. Dupont-White s’est attaqué résolument au problème politique le plus délicat et le plus difficile de l’organisation de la France. M. Dupont-White est un des rares esprits que préoccupent parmi nous la vertu théorique et le progrès pratique des institutions. Partisan de la centralisation française, il est en même temps un des amis les plus décidés et les plus éclairés de la liberté. Il a en outre cet avantage sur ceux qui n’opposent trop souvent que des déclamations à notre système centralisateur, qu’il connaît à fond le mécanisme des pays organisés d’après le régime municipal, et surtout les institutions anglaises. Quant à nous, nous sommes de ceux qui croient qu’en matière de centralisation ou de décentralisation la franche liberté rectifie les abus et donne l’essentiel. Les gouvernemens libres qui vivent par la parole et par l’opinion possèdent la meilleure des centralisations, la centralisation morale, celle qui corrige les excès d’un mécanisme bureaucratique trop rigide, ou qui supplée aux défauts d’un lien administratif trop relâché. e. forcade.

REVUE MUSICALE.


La saison s’avance, et l’année s’écoulera probablement sans laisser un bien vif, souvenir dans les annales de l’art et surtout de la musique dramatique. Rien en effet ne s’annonce ; aucun homme, aucune œuvre ne s’élève au-dessus de l’horizon, et les théâtres, nous l’avons déjà dit, ne vivent que de leur ancien répertoire ; dont les chefs-d’œuvre sont bien souvent défigurés par une exécution misérable. Il faut avoir assisté à quelques représentations de Robert le Diable, des Huguenots, du Comte Ory, il faut entendre Zampa à l’Opéra-Comique et le Barbier de Séville aux Italiens pour se faire une idée de l’état où se trouve aujourd’hui le goût de ce public composite, qui remplit les salles de spectacle. Il ne juge plus, ce public formé d’élémens divers, où domine le voyageur des chemins de fer ; il s’amuse ou il s’ennuie de ce qu’il voit et de ce qu’il entend, il se laisse aller à la sensation qu’il éprouve sans se soucier de l’apprécier en lui assignant un rang dans la hiérarchie des émotions qu’éveille l’art dramatique dans ses diverses manifestations. Il y aurait bien d’autres réflexions à faire sur un sujet qui touche à toute l’économie des plaisirs publics. Faute de mieux et pour varier un peu son répertoire, l’Opéra a donné le 19 février un nouveau ballet, la Marchera ou les Nuits de Venise, en trois actes et six tableaux. Le scenario est de M. Saint-George et de l’Italien M. Rota. La scène se passe à Venise, et voici sur quelle donnée quasi historique les auteurs ont bâti leur scénario. Dans l’année 1730, il y avait à Venise une célèbre danseuse qui portait le nom de la Zanzara. Elle était l’idole du public, qui accourait chaque soir au théâtre où elle produisait son merveilleux talent. La Zanzara, devenue riche grâce à la munificence de ses nombreux admirateurs, acheta un beau palais où elle recevait les premiers personnages de Venise. On dit qu’il se leva une rivale, une zingara de Bohême, qui parut sur la place de Saint-Marc le visage couvert d’un loup de velours noir qu’elle ne quittait jamais. Un jeune seigneur voulut un jour, à ce qu’il paraît, soulever le masque de cette ballerine mystérieuse qui excitait la curiosité générale ; mais la zingara se défendit en repoussant le téméraire par un coup de poignard qui aurait blessé grièvement le jeune seigneur ; mais ce qui paraît encore plus plaisant dans cette historiette, c’est qu’on aurait découvert, quelques années après l’événement, que la mystérieuse bohémienne était la Zanzara elle-même, qui, éprise d’un gondolier, se déguisait et se masquait pour voir avec plus de sécurité son obscur amant. Se non è vero, je ne me charge pas de prouver le contraire. Voici en quelques mots comment est distribué le scenario de MM. Saint-George et Rota. Le rideau se lève sur une place de Venise où une foule joyeuse attend Donato Rizzi, jeune peintre qui revient dans sa patrie après avoir été couronné aux concours de Rome et de Florence, Lorsque Donato traverse la place où ses amis se groupent autour de lui, il voit tomber à ses pieds un bouquet qu’une main invisible lui a jeté du haut d’une fenêtre. L’artiste ramasse le bouquet, et cherche du regard d’où peut lui venir ce témoignage de galanterie.

Après d’autres incidens sur lesquels il est inutile de s’arrêter, on voit arriver sur la place une troupe de bohémiennes commandées par une reine qui porte un masque en velours noir. Tout à coup elle aperçoit le jeune peintre occupé à reproduire les traits d’un pauvre vieillard qui mendie dans les rues. Curieuse comme le sont toutes les femmes, l’inconnue s’approche du peintre en lui disant : — Veux-tu faire mon portrait ? — Volontiers, répond l’artiste, pourvu que tu ôtes l’on masque. — C’est impossible. — Alors tu es laide, puisque tu crains de montrer ton visage. — Si tu veux absolument voir mes traits, réplique la ballerine, viens au rendez-vous que je vais te donner. Lorsque la nuit couvrira de ses ombres la belle Venise, tu suivras les gens que je t’enverrai, et que tu reconnaîtras à cette écharpe. — Et elle lui montre sa ceinture, qu’elle vient de détacher. Le peintre Donato va se trouver dans une position critique. Fils d’une famille honorable de bourgeois, il devait épouser sa cousine Marietta, à qui il était fiancé depuis son enfance. C’est entre ces deux femmes, Marietta et l’inconnue, que va s’engager une lutte violente qui est le nœud de la fable. Il nous suffira de dire qu’après une suite d’épisodes où la féerie intervient dans le jeu des passions d’une manière absurde, Donato finit par épouser sa cousine Marietta grâce au dévouement héroïque de la virtuose. Une scène charmante, et je dirai même touchante, est celle du bal masqué, à la fin du troisième acte. La danseuse Lucilla, touchée de la douleur de la pauvre Marietta, qui, par désespoir de se voir abandonnée par Donato, s’est jetée dans le canal, sacrifie son amour au bonheur de la jeune fille qu’elle vient de sauver. — Rassure-toi, mon enfant, lui dit-elle en la pressant contre son cœur, tu épouseras celui que tu aimes. — Mais, lui répond en sanglotant la jeune fiancée, peut-il m’aimer après vous ? — Il t’aimera, je le jure devant Dieu, — Voilà un mot bien éloquent pour une zingara. Quoi qu’il en soit, les deux femmes, déguisées avec le même costume et portant le même masque noir, se rendent au bal où doit se trouver Donato, à qui les deux rivales ont donné un rendez-vous particulier. Voilà le peintre au milieu de la foule, cherchant à reconnaître la personne chérie, et il s’approche d’un masque qu’il croit être Lucilla. Au moment où il prend la main de cette femme survient un masque tout à fait semblable, qui fait à Donato les mêmes signes d’intelligence. Ce jeu dure assez longtemps, et rien n’est plus comique que l’indécision du peintre, qui va de Charybde en Scylla, et qui ne sait à quel masque il doit promettre un amour éternel. Enfin, ceci est touchant, en embrassant, en étreignant contre son cœur tantôt l’une et tantôt l’autre de ces deux femmes, il sent tout à coup une émotion si profonde qu’il est persuadé que le masque qu’il tient pour le moment dans ses bras est celle qui l’aime le plus. À cette réflexion, elle ôte son masque, et Donato reconnaît Marietta, sa fiancée. — Voilà celle que tu dois aimer ! — dit la ballerine en se découvrant le visage. Pâle, tremblante et désespérée de ce grand sacrifice, elle se sauve, tenant à la main un laurier d’or que vient de lui remettre un grand admirateur de son talent, et elle s’écrie : « Plus d’amour ! L’art et la gloire, voilà ma seule pensée désormais ! » Avouons que Mignon, la divine zingarella, ne se serait pas mieux conduite que la Zanzara dans une pareille circonstance.

J’avouerai, en finissant cette analyse rapide, que le ballet est intéressant, et qu’il y a dans ces trois actes des situations dignes vraiment d’une œuvre d’art. Les décors sont beaux, les costumes très variés, et il y a parmi les tableaux qui se succèdent dans ces trois actes une scène vraiment originale : c’est le bal masqué de la fin, où apparaissent sous leur costume pittoresque tous les types de l’ancienne commedia dell’arte, les pierrots, les pantalons, les arlequins, les colombines, dont chaque groupe danse sur un rhythme particulier ; l’ensemble est gai et d’un effet vraiment comique. La musique, sans être bien distinguée de style, est facile, suffisamment colorée et bien rhythmée surtout, qualité indispensable dans l’accompagnement d’un ballet. C’est l’œuvre d’un compositeur italien très fécond, M. Giorza, qui a écrit la musique d’un grand nombre de ballets accueillis toujours avec beaucoup de succès en Italie. Quant à M. Rota, qui est le véritable auteur de la Maschera, c’est un artiste plus célèbre encore que le musicien, car, dans les nombreux scenario qu’on a représentés de lui, il a mis de la poésie et une entente habile de l’ordonnance de groupes dansans. L’auteur de la Maschera, qui se présente pour la première fois au public parisien, a produit un ballet : les Blancs et les Noirs, qui a été reçu avec enthousiasme dans toutes les grandes villes de l’Italie. Amina Boschetti, pour qui je crois a été tracé le rôle de la Zanzara, jouissait aussi d’une grande réputation dans son pays. C’est une femme d’une taille moyenne, bien prise et vigoureuse. Douée d’une physionomie mobile, elle exprime avec énergie et vérité les divers sentimens qu’elle éprouve, et sa pantomime vraiment italienne rappelle la ferme accentuation de la Ristori. Ceux qui n’ont pas peur de l’originalité et qui savent apprécier les forces vives de la nature dirigées par un art incontestable, ceux-là trouveront dans Mme Boschetti un talent curieux et piquant. Elle va, elle vient, elle bondit comme une lionne et retombe sur ses pieds solides avec une rapidité vertigineuse. Elle est aussi étonnante de précision quand elle se suspend au cou de son partenaire, M. Mérante, et quand elle exécute un point d’orgue d’entrechats, dont les mouvemens sont aussi serrés qu’un trille aigu de Mlle Patti ; mais ce que la cantatrice ne pourra jamais réaliser, c’est de courir à reculons sur la pointe de ses orteils et de faire ainsi des voltiges qui excitent l’étonnement même de cette minorité de la fashion qui juge en premier et dernier ressort les danseuses qui passent sur la scène de l’Opéra. Reconnaissons aussi que les plus célèbres danseuses qu’on a admirées à Paris depuis cinquante ans venaient de l’Italie. Mme Boschetti peut être classée parmi les danseuses réalistes qui rappellent un type de l’ancienne comédie dell’arte dont l’origine remonte aux atellanes, que les Romains avaient empruntées aux Étrusques. On voit par ces rapprochemens que la Zanzara de Milan vient de loin.

Le Théâtre-Italien a montré depuis quelque temps une activité dont il faut tenir compte à l’administration de M. Bagier, qui a compris qu’il faut bien des efforts pour relever une institution sur son déclin. Nous l’avons dit souvent : ce n’est pas le public qui manque à Paris gour faire réussir une entreprise d’art qui lui offre un plaisir certain. Voyez les concerts populaires de musique classique où se rendent, tous les dimanches, trois mille auditeurs, puisés dans toutes les classes de la société, pour entendre les chefs-d’œuvre de la musique instrumentale ! N’est-ce pas là un signe éclatant des progrès immenses qu’a faits eh France cet art éminemment civilisateur ? Les sociétés consacrées à l’exécution de la musique instrumentale dans toutes ses formes sont très nombreuses à Paris, et toutes ont un public affidé qui chaque jour devient plus nombreux. Le Théâtre-Italien, auquel il faut revenir, a pu se convaincre aussi que l’exécution soignée d’un ouvrage connu obtient un succès fructueux et durable, parce qu’on ne se fatigue pas d’entendre un délicieux chef-d’œuvre comme Don Pasquale, où Mlle Patti est ravissante de naturel, de brio et d’espièglerie piquante.

Ce rôle de Norina a été écrit pour la Grisi, puissante et admirable cantatrice, auprès de laquelle Mlle Patti n’est qu’une enfant mutine. M. Mario, qui paraissait aussi dans ce rôle d’Ernesto qu’il a chanté jadis avec un charme que les femmes n’ont pas oublié, a retrouvé dans le duo et dans la délicieuse sérénade du troisième acte quelques accens émus que le public a salués comme un souvenir d’une époque incomparable dans l’histoire du Théâtre-Italien. C’est pour Lablache, Tamburini, Mario et même Grisi que Donizetti a composé Don Pasquale en 1843. Le rôle si difficile du vieil amoureux est rempli avec talent par M. Scalese, et M. Delle-Sedie est dans le personnage du docteur ce qu’il est partout, un chanteur de goût et un comédien intelligent. On a repris aussi tout récemment la Semiramide de Rossini pour les deux sœurs Marchisio, que nous avons vues sur la scène de l’Opéra il y a deux années. Depuis lors, elles ont beaucoup voyagé et chanté sur plusieurs théâtres de l’Italie. Elles viennent aujourd’hui directement d’Espagne, où, elles ont été fort appréciées, ce qui n’a rien d’étonnant, puisque Mme de Lagrange y fait merveille avec une voix acérée et de faux transports. La nature a fait de ces deux filles de l’Italie, — elles sont nées à Turin, — un soprano et un contralto d’une inégale beauté, mais dont elles ont appris à fondre les timbres dans un harmonieux accord. C’est Barbara, le contralto, qui est montée la première sur la scène et débuta sur le théâtre de Madrid. Carlotta, le soprano, qui s’était vouée d’abord à l’étude du piano sous la direction de son frère, suivit bientôt l’exemple de Barbara, et toutes deux parurent ensemble au théâtre San-Benedetto à Venise. Quoi qu’il en soit de ces commencemens modestes des deux sœurs, elles sont aujourd’hui parvenues à une certaine célébrité. Carlotta. Plus grande et plus agréable, possède une voix de soprano fort étendue et d’une flexibilité naturelle que l’art a perfectionnée. Elle réalise sans trop d’efforts les difficultés vocales les plus compliquées, et les sons supérieurs sont aussi justes et presque aussi nourris que les notes de la partie moyenne de son échelle. C’est une artiste d’un vrai talent, mais elle manque un peu de passion. Elle chante en honnête femme qui ne veut pas éveiller de trop fortes émotions sur un public qui l’accueille du reste avec une juste estime. La voix de Barbara au contraire est un contralto fort inégal, dont les deux registres qui composent son clavier sont mal joints. Elle est d’ailleurs moins bien douée au physique que Carlotta, et elle ajoute à ce désavantage un défaut de prononciation qui rend sa voix plus sourde que ne l’a faite la nature. On ne sait vraiment dans quelle langue elle chante, et c’est aussi le reproche qu’on peut faire à Mme Meric-Lablache, qui, par ce défaut d’articulation, affaiblit une partie de l’effet que produirait son talent vraiment dramatique. Carlotta a chanté avec un très grand éclat l’air Belraggio lusinghiero, et dans le duo Eh ben ! elles ont été admirables par la perfection avec laquelle les deux voix s’unissent et se fondent en un accord ravissant. On leur a fait répéter ce duo, et si les autres chanteurs qui contribuent à l’exécution de ce grand ouvrage étaient moins médiocres, la reprise de Semiramide aurait eu plus de succès. M. Agnesi, qui est un Belge, je crois, a été chargé du rôle d’Assur. M. Agnesi, qui a une grosse voix de basse assez étendue,-ne sait pas encore s’en servir, et il a grand besoin d’étudier l’art de phraser, qu’il paraît ignorer. Je mentionnerai seulement le nom d’une cantatrice émérite, Mme Spezzia, qui a débuté dans il Trovatore, où elle a crié tant qu’elle a pu, car sa voix ruinée ne lui permet plus de chanter. Enfin le Théâtre-Italien a repris aussi Marta, de M. de Flottow. Nous l’avons déjà entendue plusieurs fois, cette musique agréable, qui manque absolument de style et d’originalité. Mlle Patti a chanté la fameuse romance de la Rose avec une simplicité d’accent qui a étonné et charmé le public. M. Mario est aussi agréable à voir et à entendre dans le rôle de Lyonnell, et en général l’opéra de M. de Flottow est assez bien interprété.

P. Scudo.


LES FINANCES DE LA RUSSIE[1].


On ne saurait traiter des finances de la Russie sans s’exposer à de vives réponses, et notre modération même en pareille matière a été présentée comme suspecte. À quelles amères critiques ne faudrait-il donc pas s’attendre, si, au lieu de se contenter de l’éloquence des faits, on empruntait le langage des fonctionnaires russes les plus considérables ! Ce langage est significatif, on en jugera par un seul exemple, emprunté a une récente correspondance de Saint-Pétersbourg. Il y a un mois à peine, on offrait au général Tchevkine, l’ancien ministre des travaux publics, de le charger de l’administration des finances ; il répondit : « Pour accepter le portefeuille des finances dans l’état de choses actuel, il faut être un homme de génie ou un fou, et, comme je ne suis ni l’un ni l’autre, je le refuse. »

En essayant d’exposer ici l’état réel des finances russes, nous n’étions pas, malgré notre soin scrupuleux de n’admettre que des faits sévèrement contrôlés, à l’abri de quelque inquiétude. Une erreur involontaire, n’eût-elle porté que sur des données d’une faible importance, risquait, auprès d’esprits prévenus, de répandre quelque ombre sur le travail tout entier ; nous dirons naïvement ce que nous avons fait pour éviter cet écueil. Chaque fois que les calculs ne nous semblaient point décisifs, nous avons adopté le chiffre le moins défavorable à la Russie. C’est une faute que de vouloir dissimuler ou abaisser les ressources de ceux qu’on peut avoir à combattre ; c’est une faute non moins grande que d’exalter outre mesure les forces de son pays : on arrive ainsi à créer une fausse sécurité, ou à susciter de téméraires espérances. Rien n’est beau que le vrai, dit le poète ; l’on peut ajouter que rien n’est utile en dehors de la vérité. Aussi devons-nous remercier les nombreux organes de la presse russe qui, au lieu de contester le résultat numérique de nos recherches, n’ont réussi qu’à l’affermir. Ils nous ont délivré de toute appréhension au sujet des données que nous avons recueillies. « Le ton de l’article est modéré, dit le plus compétent des écrivains qui ont pris la plume pour nous répondre, M. de Thoerner[2], les chiffres sont exacts et puisés à des documens officiels ; » mais il ajoute : « Cependant, pour être impartial, il ne suffit point de tenir un langage modéré et de s’abstenir de citer des faits qui pouvaient être facilement contestés. En puisant aux sources officielles des faits et des données qui parlent en notre défaveur (et quel est le pays qui peut se flatter d’en être exempt ?), l’auteur prend soin de passer sous silence tout ce qui peut donner l’explication de ces faits. En relevant ainsi l’état de la Russie seulement d’après les points obscurs, il tend à produire par cette apparente modération une impression d’autant plus désavantageuse. »

Nous connaissons M. de Thoerner, nous apprécions son mérite et sa compétence ; aussi aurions-nous désiré qu’il fît ressortir les points lumineux destinés à éclairer d’une nouvelle splendeur la situation des finances russes. Nous nous serions empressé de rectifier les indications erronées qui auraient pu se glisser dans notre étude. Pourquoi faut-il que tout se borne à un plaidoyer de circonstances atténuantes au sujet de l’émission désordonnée du papier-monnaie, que M. de Thoerner n’approuve point, et à l’annonce d’un surcroît de 8 millions de roubles dans la perception de l’impôt sur l’eau-de-vie en 1863 ? Nous n’avions parlé que des prévisions budgétaires ; quant au résultat final de l’exercice, il nous aurait été difficile de le connaître à Paris dans les premiers jours de janvier 1864. Ce résultat ne suffit point d’ailleurs pour effacer un déficit avoué de 15 millions de roubles sur l’ensemble du budget, et l’on ne saurait encourir le reproche d’un excès de prudence en disant qu’il faut attendre le compte général pour arrêter la balance. Il est en effet probable que d’autres branches du revenu n’auront pas atteint en 1863 les chiffres inscrits ; ce qui est certain, c’est que les dépenses auront singulièrement dépassé les prévisions budgétaires. On en trouve la preuve dans une nouvelle émission de douze séries de billets du trésor pour une somme totale de 36 millions de roubles (144 millions de francs), qui aggrave d’autant la dette flottante de l’empire. L’oukase du 16 janvier 1854, qui prescrit cette émission, fournit, ce semble, un commentaire significatif à nos observations du 15 janvier. Nous ne demandons pas mieux que d’être éclairé sur la situation financière de la Russie ; aussi prions-nous les écrivains qui ont bien voulu s’occuper de nos recherches, et cela même au risque de paraître indiscret, de nous apprendre quel est le véritable chiffre des billets du trésor en Russie. Nous ne l’avions porté qu’à 135 millions de roubles, y compris les 15 millions émis pour combler le déficit de 1863 ; mais nous trouvons, dans le budget pour le service de la dette publique imprimé au commencement de 1863, que les bons du trésor s’élevaient dès lors à 138 millions de roubles : nous en aurions donc atténué le chiffre de 18 millions de roubles. En y ajoutant les 15 millions créés l’année dernière et les 36 millions actuellement décrétés par l’oukase du 15 janvier, on arrive à un total de 189 millions de roubles, c’est-à-dire de plus de 750 millions de francs. De ce chef, le chiffre de la dette flottante se trouve dépasser de moitié celui que nous avions admis. Quant à la prétendue confusion que nous aurions commise en portant les 268 millions de roubles de billets à 5 pour 100 au compte de la dette de l’état, alors que ce serait une dette hypothécaire couverte avec un excédant par les 356 millions de roubles que les propriétaires doivent à la banque, nous en demandons pardon à M. de Thoerner, mais nous n’avons rien omis ni rien confondu. Les obligations sont dues par l’état, que les propriétaires paient ou ne paient point ; aussi disions-nous : a Comment lui rentreront dans les circonstances actuelles les 357 millions de roubles[3], solde des emprunts faits par des particuliers, et payables en divers termes de quinze à trente-sept ans ? » Cette rentrée est fort aventurée : en grande partie, les créances de la banque se compenseront avec les indemnités dues aux propriétaires par suite de l’émancipation des paysans. Loin d’être en état de se libérer du surplus, les propriétaires ont un besoin urgent de nouvelles avances pour transformer les anciens procédés de culture, assis sur le servage, et toutes les sources du crédit sont taries !…

« Personne n’ira contester à M. Wolowski, ajoute M. de Thoerner, que la dette flottante ne soit considérable et que le pays ne souffre d’une surabondance de papier-monnaie. » Le publiciste russe va plus loin que nous-même : il avoue que le goût de l’économie est peu développé en Russie, qu’on y est habitué à vivre largement, que l’accumulation des capitaux s’y produit avec lenteur. Il compte, pour modifier cette situation, sur les effets de la crise pénible que la Russie traverse en ce moment ; la nation y puisera, dit-il, une leçon d’économie et de travail. Tels doivent être en effet partout les résultats de la liberté ; mais il faut que celle-ci ne se borne point à être inscrite sur le papier : il faut qu’elle vivifie les institutions, qu’elle épure les mœurs, qu’elle relève les âmes, qu’elle éclaire les intelligences. La liberté n’agit point avec une baguette magique, et ne dispense ni d’efforts ni de sacrifices. Elle se borne à briser les entraves, pour permettre à l’homme de conquérir la destinée dont il sait se rendre digne ; elle ne dispense ses bienfaits qu’à ceux qui savent secouer les tristes traditions de l’esclavage, l’indolence et l’apathie ; elle veut des cœurs énergiques et des bras robustes ; elle exige tout un ensemble de réformes dont la Russie possède à peine le germe. Si elle n’excite point à faire plus et mieux, le mal qu’elle prétend guérir s’aggrave encore. Le parallèle qu’on essaie d’établir entre les résultats de la révolution française et ceux de la mesure prise par l’empereur Alexandre II, et à laquelle nous avons été les premiers à rendre pleine justice, est donc entièrement inexact : 1789 n’a fait que traduire en droit le progrès accompli déjà dans les esprits. En Russie, l’émancipation doit seulement servir de point de départ au progrès ; elle n’a pas le pouvoir de tout changer du jour au lendemain.

Nous ne sommes pas de ceux qui refusent de croire à l’avenir de la nation russe ; mais il faut qu’elle accomplisse un long et pénible travail qui finira par la rendre plus forte et plus riche qu’elle ne l’a jamais été, à la condition toutefois de savoir faire face aux difficultés de l’époque de transition. Ces difficultés sont assez nombreuses pour que M. de Thoerner convienne lui-même avec nous qu’en présence des réformes intérieures qui s’y accomplissent, la Russie a besoin de la paix. Il va même plus loin, il montre comment, par suite de sa position, de l’étendue de ses frontières, de sa population clair-semée, la Russie ne saurait jouer un rôle agressif dans la politique européenne. « Dans toute lutte agressive, dit-il, elle serait nécessairement faible ; » mais les mêmes conditions seraient pour elle une cause de force et de puissance dans une guerre défensive conduite sur son propre terrain, et où ses intérêts nationaux seraient en jeu. C’est un ordre d’idées étranger à notre premier travail, et dans lequel nous ne voulons pas nous engager. Il ne nous en coûterait pas de dire que notre pensée se rapprocherait à cet égard de celle de M. de Thoerner, pourvu qu’on s’en tint à la lettre même des termes où il a posé la question, et que la Russie n’eût à défendre que le territoire qui lui est propre, sans contestation aucune.

Nous ne voulons pas abandonner l’écrit de M. de Thoerner sans ajouter que si, comme il le reconnaît, les faits et les données produits dans notre premier travail sont exacts (et comment ne le seraient-ils pas, puisque nous n’avons eu recours qu’aux sources officielles ?), nous n’avons rien passé sous silence de ce qui pouvait servir à une appréciation sincère. Pourquoi -le dissimuler ? Oui, c’est avec un sentiment de vive satisfaction qu’on arrive à reconnaître, non que le colosse devant lequel beaucoup s’inclinent avait des pieds d’argile, mais qu’il ne possédait point cette force d’action ni cette constitution robuste devant lesquelles le droit public de l’Europe devrait s’effacer. La grandeur prépondérante de la Russie est une question d’avenir, elle n’est point du domaine de la réalité présente. Il faudrait, pour qu’elle pût jamais s’établir, beaucoup de faiblesse et d’imprévoyance de la part des autres nations. S’il est un reproche auquel nous nous soyons sciemment exposé, c’est celui de rester au-dessous de la réalité. Nos contradicteurs, s’ils ont lu notre travail autrement que sous l’empire d’une idée préconçue, n’ont pu y voir autre chose qu’un avertissement sérieux : le pays le plus intéressé à se bien connaître, c’est la Russie elle-même ; elle ne doit point agir comme ces enfans qui croient éviter le péril en fermant les yeux. Si elle a cessé d’être l’empire du silence, si les discussions extérieures peuvent y pénétrer, qu’elle ne se laisse point égarer par un faux sentiment d’amour-propre ; constater le mal, c’est empêcher des fautes nouvelles qui s’aggravent, c’est préparer le remède. Nous repoussons le procès de tendance qu’on prétend nous intenter ; ce n’est pas notre faute si les faits parlent aussi haut, et nous laissons l’art de les grouper avec une habileté que n’accompagne peut-être pas toujours la conviction à ceux qui essaient de pallier le mal et de voiler la situation véritable.

Avant M. de Thoerner, le gouverneur de la banque de Saint-Pétersbourg, le baron Stieglitz, avait essayé d’expliquer les mesures prises par ce grand établissement à l’égard de l’échange des billets contre espèces. Tous ceux qui ont lu sa lettre du 22 janvier 1864 comprendront pourquoi nous n’avons pas cru qu’il fût urgent d’y répondre, d’autant plus que M. Stieglitz déclarait qu’il ne voulait point continuer une discussion à ce sujet. Le gouverneur de la banque de Saint-Pétersbourg commence par dire qu’il ne s’arrêtera pas à l’énumération des fautes commises dans l’administration des finances russes, « car quel état n’a pas commis quelques graves erreurs, avec leur cortège de circonstances fâcheuses ? » Il reconnaît l’énorme accroissement du papier-monnaie ; mais il le présente « comme une nécessité absolue dont il serait injuste de critiquer les conséquences, car les guerres ne se laissent jamais arrêter par des considérations pécuniaires. On est obligé d’y pourvoir quand même. » On pourrait, répondre que c’est un motif de plus pour ne point nourrir des velléités injustes et envahissantes. Quant à la situation des finances russes, rien dans les explications données par M. Stieglitz n’infirme l’exactitude de nos renseignemens. Comme nous l’avons expliqué, la Russie a conclu en 1862 un emprunt de 15 millions de livres sterling (375 millions de francs) dans le dessein d’arriver à l’échange des billets de banque contre du numéraire. Soit dit en passant, cela prouve qu’elle n’appréciait pas les avantages et la nécessité du papier-monnaie non remboursable que célèbrent, aujourd’hui que la reprise des paiemens a échoué, certains écrivains.

Le point essentiel, le seul qui ait réellement engagé M. Stieglitz à nous répondre, c’est la singulière opération en vertu de laquelle, sachant à merveille qu’elle ne pourrait point continuer le remboursement en espèces, la banque de Pétersbourg a devancé le moment indiqué pour le paiement au pair, sauf à ne plus payer les billets à aucun prix au bout de deux mois. « Et que serions-nous devenus, remarque vivement M. Stieglitz, si nous avions suivi l’échelle progressive jusqu’au 1er janvier 1864, au lieu d’en rapprocher le terme au 1er septembre, comme nous en avions le droit, je le répète ? On nous aurait enlevé tout notre encaisse métallique ! De mois en mois, cette échelle ne faisait qu’exciter la spéculation. Le seul moyen d’arriver était de devancer l’échelle… Il n’y avait aucune position obscure, puisque nous avions atteint le pair, et pendant comme après l’échelle il n’y avait personne qui fût mieux instruit ou plus avisé que le public Chacun pouvait se présenter au guichet de la banque, et la faculté d’y puiser était égale pour tous. »

Nous avons voulu laisser parler M. Stieglitz lui-même. Il se rejette sur les embarras financiers de l’Europe entière ; mais, si ces embarras pouvaient servir d’excuse à un échec trop prévu, comment y puiser un motif pour accélérer la reprise du paiement au pair ? N’était-ce point, en essayant ainsi de faire bonne mine à mauvais jeu, risquer d’induire en erreur les gens moins initiés dans les arcanes de la finance ? Nous n’avions fait à cet égard que reproduire les critiques dont cette mesure a été l’objet en Russie : il ne nous semble point que la lettre de M. Stieglitz soit de nature à les écarter..

Le gouverneur de la banque de Pétersbourg craint encore pour son pays des allures trop fiévreuses. « Ne détruisons pas, dit-il, notre ancienne demeure avant d’avoir construit la nouvelle. » Nous ignorons ce qui suscite. ses alarmes et quelles sont les innovations qui les justifient : jusqu’à présent au contraire, en finances comme en politique, on ne paraît que trop fidèlement s’attacher aux erremens du passé. La Russie demeure toujours voisine d’un état d’enfance dont le tableau fidèle aurait sans doute été taxé d’exagération, s’il s’était présenté sous notre plume. Nous en avons rencontré les traits curieux dans une réponse à notre travail publiée par le Journal de Saint-Pétersbourg du 13 février, et annoncée immédiatement à l’Europe entière par une dépêche télégraphique ! Notre, surprise a été grande en lisant cet écrit, signé par un banquier d’Odessa. Franchement, on aurait pu s’épargner les frais du télégramme. Une citation presque intégrale permettra d’apprécier la valeur de ces observations, sur l’effet desquelles on paraît avoir beaucoup compté en Russie ; nous sommes sans doute mauvais juge, car l’écrit de M. de Thoerner nous semble beaucoup plus digne d’attention.

« M. Wolowski, dit le publiciste de la feuille russe, prétend que la circulation du papier-monnaie s’élevant en Russie à 635 millions de roubles (environ 2 milliards et demi en francs) est fort exagérée. À son avis, il en résulte pour la Russie de grands périls financiers. En Angleterre, dit-il, il n’y a que 1 milliard de papier-monnaie, en France 900 millions de francs. En approfondissant les besoins et les lois de la circulation en Russie ainsi que la marche des transactions commerciales du pays, on arrive à des conclusions d’une tout autre nature. Il ne faut pas perdre de vue en premier lieu que ces 635 millions de roubles de papier-monnaie circulent dans un empire dont l’étendue est immense, qu’ils sont distribués parmi une population de 70 millions d’hommes auxquels la plupart des inventions modernes du crédit sont inconnues. Il faut prendre également en considération que cette masse de papier-monnaie supplée à toutes les autres valeurs pécuniaires qui existent ailleurs, et qu’elle constitue en Russie une espèce de dette consolidée qui, sans être obérée d’intérêts, répond à peine, défalcation faite des 72 millions de fonds d’échange, aux exigences du pays. Les caisses d’épargne n’existent presque pas en Russie ; le crédit n’est pas démocratisé comme en France et en Allemagne, Les paysans, les bourgeois, les petits employés, les domestiques, en un mot toute la masse de la nation ne sait pas encore ce que c’est qu’une action ou un coupon de rente. Il faut observer à cette occasion que tandis qu’il y a en France des coupons de 10 francs et même de 6 francs maintenant (soit une valeur de 200 et 130 fr.), en Russie le plus petit coupon était de 500 roubles de capital (soit 2,000 fr.). Ce n’est que depuis quelque temps qu’il y a été émis des billets de 100 roubles à 5 pour 100 (soit 400 francs). Toute l’épargne nationale est placée en billets de crédit. Il serait difficile d’évaluer exactement le chiffre auquel elle s’élève ; mais 70 millions d’habitans, dont l’épargne est assez considérable, doivent absorber une quantité de billets de crédit s’élevant en minimum au tiers, sinon à la moitié, de. tout le papier-monnaie circulant.

« Le crédit n’est pas développé en Russie, nous le répétons, comme dans les pays cités par M. Wolowski. Pour tous les paiemens de ville en ville, on se sert d’un moyen abandonné par tout le reste de l’Europe. On envoie l’argent en papier-monnaie par la poste. Les traites et les remises sont inconnues, et il n’est pas un seul pays au monde où d’aussi considérables envols d’argent se fassent par la poste. À peine s’il y a dans cinq ou six villes des comptoirs de la banque d’état qui délivrent des transferts. Encore la banque est-elle obligée de munir les succursales de fonds envoyés par la poste ou par une expédition au comptant escortée d’un caissier de la banque. En France, les banquiers, la Banque même et ses succursales, en dernier lieu aussi les mandats de la poste, remplacent, au grand avantage du public, les moyens primitifs dont se servent encore les Russes. Il n’en résulte pas moins qu’une grosse somme de papier-monnaie se trouve mise en dehors de la circulation, et l’on doit le reconnaître, si l’on prend en considération la lenteur des communications et les immenses distances à parcourir. C’est à peine s’il existe maintenant en France des trajets de plus de deux ou trois jours de durée ; mais en Russie les distances sont de dix, vingt, trente et même "soixante jours, ce qui fait que de fortes sommes sont soustraites à la circulation, et que les besoins financiers du pays en réclameraient peut-être le remplacement.

« Aussitôt perçues, les recettes du trésor français sont versées au crédit de l’état à la Banque de France ou dans ses succursales. C’est ce qui n’existe pas encore en Russie. Il y a de six cents à sept cents caisses de district et de province qui reçoivent les impôts ; chaque administration de gouvernement ou de ville a sa caisse à elle, et comme cet argent ne rentre au trésor qu’à certains Intervalles, il y a de très fortes sommes mises hors de circulation de cette manière-là aussi. Ces trois considérations prises dans leur ensemble amènent à réduire de 400 ou 450 millions le chiffre réel du papier-monnaie circulant, qui ne s’élève par conséquent qu’à 200 ou 250 millions de roubles, chiffre restreint plutôt qu’exagéré, et qui explique la pénurie numéraire ainsi que le taux élevé de l’escompte à l’intérieur et même à la bourse de Saint-Pétersbourg et d’Odessa.

« La trop grande abondance de papier-monnaie se manifeste par la dépréciation de ce papier. Or à l’intérieur la confiance qu’il inspire est inébranlable. Ce qui le prouve, c’est que, depuis le 1er septembre jusqu’aux derniers jours d’octobre 1863, alors que la banque donnait l’argent au pair, le pays n’a rien échangé. Toutes les demandes étaient pour l’extérieur et affectées au solde des importations étrangères. La hausse du change en 1862-1863 a donné une prime de 5 à 10 pour 100 aux importateurs de marchandises, et la bonne récolte en 1862-1863, en France et en Angleterre, ayant ralenti les expéditions des céréales russes, il fallait payer à l’étranger, en or ou en traites de la banque, le déficit de notre bilan commercial. Voilà tout le mystère de cette mesure non réussie d’échange dans laquelle le pays même n’est entré pour rien…

« Tandis qu’en France les transactions commerciales se font à trois mois de terme tout au plus, en Russie elles se font ordinairement à six, neuf, quelquefois même à douze mois de terme. La plupart du temps les paiemens sont fixés à l’époque de réunion des grandes foires, telles que celles de Nijni, de Kharkov, de Poltava, d’Irbit, etc. Dans le cas même où l’argent est disponible deux ou trois mois avant le terme désigné, le négociant russe ne le fait pas valoir, le gardant jusqu’à échéance, en sorte que si un billet de la Banque de France circule constamment et rapidement, le papier-monnaie russe suit une voie tout opposée, ce qui fait qu’il en faut beaucoup plus. En France, chaque boutiquier, chaque négociant se sert de la Banque de France ou de l’intermédiaire des banquiers. Ces derniers font aussitôt valoir les dépôts qu’ils ont reçus. Tout cela est complètement inconnu en Russie, de même que la lettre de crédit. En Russie, les habitudes sont autres. Tous les produits agricoles se paient au comptant, et l’acheteur doit emporter les sommes qui. lui sont nécessaires en billets de crédit qui restent en portefeuille pendant toute la durée d’un long voyage…

« M. Wolowski ne cite, il est vrai, que des chiffres officiels et produits par le gouvernement russe lui-même, mais il les groupe et les interprète de manière à en déduire les conclusions les plus arbitraires. Affirmer d’abord que la Russie est un pays pauvre, le répéter plus de trois fois à la même page, c’est commencer par prouver qu’on s’est laissé entraîner par des sympathies politiques qu’expliquent le nom et l’origine de l’auteur… Les richesses nationales de la Russie avec ses 70 millions d’habitans sont, toutes proportions gardées, équivalentes à celles des pays les plus favorisés. La seule différence réelle, c’est que ces richesses n’ont pas atteint le même degré d’exploitation, de développement et surtout d’imposition. Les magnifiques provinces situées entre le Volga et la Dvina, le Dniester et le Bug, dont la superficie égale celle de la moitié de l’Europe, possèdent un sol admirable, qui n’a même pas besoin d’engrais pour produire les plus riches récoltes… Jamais les paysans n’ont autant ensemencé et récolté qu’en 1862-1863. Quant aux propriétaires, M. Wolowski se trompe encore en affirmant que leurs ensemencemens ont diminué de beaucoup. Peut-être serait-il juste de dire qu’ils n’ont pas cultivé autant de terrain qu’auparavant ; mais en limitant la culture ils ont pu, grâce au travail libre, l’améliorer considérablement et récupérer ainsi par la qualité ce qu’ils ont pu perdre sur la quantité. Pour l’application des forces mécaniques à l’agriculture, la Russie, dans ces derniers temps surtout, a fait des progrès immenses. En dehors de l’Angleterre, il est peu de pays peut-être qui soient munis d’un plus grand nombre de locomobiles, de batteuses et de moulins à vapeur. Cela est si vrai que l’achat de ces machines à l’étranger a fait sortir de Russie des sommes immenses, ce qui a pesé fort lourdement sur le bilan commercial de l’empire. Nulle part les impôts ne sont aussi modiques qu’en Russie. Si M. Wolowski voulait établir un parallèle entre les impôts d’un contribuable français et ceux d’un contribuable russe, il serait frappé du contraste qui en résulterait tout à l’avantage des Russes. »

Nous avons tenu à reproduire dans ce qu’elle a d’essentiel la réponse du Journal de Saint-Pétersbourg ; chacun peut juger de la puissance des argumens qu’on y développe. Dans notre premier travail, nous avons laissé parler les données officielles ; ici nous avons cédé la parole aux défenseurs avoués de l’administration russe. Que voudrait-on de plus ? Sommes-nous responsable du triste état des choses dont témoignent des chiffres reconnus exacts, ou de ce qu’une défense trop difficile peut laisser à désirer ? Il est vrai que, dans un premier article du 25 février 1864[4], un professeur d’économie politique connu par des travaux estimables, M. Bunge, s’exprime ainsi : « Conclure à l’absence des moyens pour nous faire sortir des difficultés contre lesquelles lutte notre administration financière, n’est-ce pas proclamer hautement la stérilité de son savoir ? » Ce reproche, nous l’acceptons. Oui, notre savoir est stérile pour une pareille œuvre, et nous admirerons l’habileté de M. Bunge, s’il réussit à l’accomplir. Ce sera l’homme de génie attendu par le général Tchevkine, et l’empereur Alexandre II devra se hâter de lui confier le portefeuille des finances.

Dans la multitude d’écrits russes sur la question soulevée par notre étude, c’est toujours le même argument qui reparaît. Personne ne conteste les chiffres, mais on s’attaque aux inductions, et l’on prétend que nous n’avons pas tout dit. Le Journal de Saint-Pétersbourg et M. de Thoerner insistent sur les nécessités qu’imposent à la circulation monétaire de la Russie l’étendue de l’empire, l’absence des voies de communication et l’absence plus complète encore du crédit ; mais tout s’équilibre, et ce triste reflet de la barbarie, qui jette une ombre si épaisse sur la Russie, n’exerce-t-il point aussi quelque influence sur la formation de la richesse ? L’amour-propre national se révolte contre ces paroles : « La Russie est pauvre. » Certes ce ne sont pas des peintures comme celles du Journal de Saint-Pétersbourg qui sont de nature à inspirer une conviction contraire. Dans sa naïveté, l’aveu est instructif : il ne faut point être pessimiste pour éprouver une surprise peu agréable en présence de ces procédés rudimentaires, qui dénotent une société se dégageant à peine des langes de la barbarie : tout ce qui fait la force de l’Occident y reste inconnu, tous les rouages sont d’une grossièreté primitive.

Il est un moyen dont les écrivains russes usent volontiers quand ils veulent se soustraire aux embarras d’une discussion sur les ressources et sur l’administration financière de leur pays. « C’est bien pis en Autriche, disent-ils. Et puis la France et l’Angleterre n’ont-elles pas eu leur papier-monnaie ? » L’Autriche a le droit de se trouver humiliée d’un semblable parallèle ; si elle souffre du papier-monnaie, elle s’applique à s’en débarrasser, au lieu de chercher à masquer par un faux système une situation déplorable. L’Autriche travaille, elle produit bien et beaucoup ; aucune des forces de la civilisation moderne ne lui demeure étrangère, et les producteurs de blé en Russie savent combien leur devient périlleuse la concurrence des céréales de la Hongrie, aidée par les voies perfectionnées de communication.

La révolution française a souffert de la grande erreur des assignats, mais ses idées ont labouré le monde, mais son génie a plus créé que ses fautes financières n’ont pu détruire. Celles-ci n’ont été qu’un détail secondaire dans le majestueux ensemble d’une œuvre de géans.

L’Angleterre a eu son papier-monnaie ; mais sait-on dans quelle quotité ? A l’époque même où les assignats russes se multiplièrent par milliards, les billets a cours forcé de la banque de Londres ne dépassèrent le chiffre de 20 millions sterling (500 millions de francs) qu’en 1810, et ils n’ont jamais atteint 28 millions sterling (700 millions de francs) jusqu’au moment de la reprise des paiemens en espèces en 1822. Cependant les mécaniques anglaises, grâce au génie de Watt et d’Arkwright, filaient de l’or. Où se trouvent donc les nouvelles et abondantes sources de la richesse en Russie pour faire équilibre à la masse écrasante du papier-monnaie ? Il est vrai que le Journal de Saint-Pétersbourg nous rassure. « Les richesses nationales de la Russie sont, dit-il, toutes proportions gardées, équivalentes à celles des pays les plus favorisés. La seule différence réelle, c’est que ces richesses n’ont pas acquis le même degré d’exploitation, de développement et surtout d’imposition. » En d’autres termes, la seule différence réelle, c’est que ces richesses n’existent pas, car que sont-elles à l’état brut, quand le génie de l’homme ne les a pas encore fécondées, quand elles ne sont ni exploitées, ni développées ? À ce titre, les contrées les plus riches seraient les déserts du Nouveau-Monde. Il est vrai que le Journal de Saint-Pétersbourg promet un nouveau degré d’imposition, et c’est certainement l’avantage le plus facile à décréter.

Faisons justice en passant des idylles qui nous présentent le bien-être de la Russie comme soudainement accru par l’abolition du servage. On sait à quoi s’en tenir sur les effets d’une mesure digne de respect, mais sujette aux dangers inséparables d’un régime de transition. Les paysans continuent de travailler sur leurs propres sillons, d’accord ; mais c’est pour se nourrir, et non pour enrichir le pays. Quant aux propriétaires, nous n’avons entendu qu’un concert unanime de plaintes sur les pertes subies, à n’envisager que le côté matériel de la question. Ils sont forcés de réduire leurs cultures, et le prix de la main-d’œuvre renchérit au point d’affecter d’une manière sensible le prix du blé.

Pour en revenir au papier-monnaie non remboursable, nous nous bornerons à demander à ceux qui l’exaltent aujourd’hui pourquoi ils applaudissaient, il y a un an, aux efforts tentés pour guérir cette plaie, aux emprunts contractés en numéraire pour reprendre le paiement en espèces. Ils voulaient donc appauvrir la Russie en la privant de ce précieux instrument dont elle a pu à plusieurs reprises apprécier déjà le principal bienfait, la hideuse banqueroute ! Il est vrai qu’ils n’avaient pas fait encore la découverte que l’on thésaurisait des billets sans valeur intrinsèque aucune et dépourvus de tout revenu ! Il faut bien le reconnaître, si les Russes se livrent à cette fantaisie et s’ils y consacrent des milliards, la Russie n’est pas un pays comme un autre, et le capital n’y rencontre guère d’emploi. En admettant pour le moment, d’accord avec une fiction hardie, que près de 2 milliards de billets se trouvent ainsi gardés en réserve, que deviendrait la circulation le jour où ils en tripleraient la masse effective, alors que, lassés de leur inactivité, ils ne pourraient ni s’écouler sur les marchés étrangers, ni être utilisés sur le marché intérieur ? De toutes les suppositions, celle imaginée par l’article du Journal de Saint-Pétersbourg est sans contredit la plus extraordinaire et la plus périlleuse.

Vers la fin de décembre 1863, les hommes qui s’occupent des questions d’économie et de finance se sont réunis à Saint-Pétersbourg pour discuter ces graves problèmes. Ils n’ont point partagé des illusions naïves, si elles sont sincères. Ils ont déploré la nouvelle nécessité qui faisait suspendre l’échange des billets, et ils en ont indiqué la cause première[5]. L’emprunt contracté à Londres devait être intégralement employé à remplacer une somme équivalente de billets ; mais les besoins du trésor, accrus par la guerre de Pologne, l’ont conduit à ce que le correspondant du Times nomme this secret financial opération : ils ont fait donner une autre destination à l’argent produit par l’emprunt. On comprend les embarras qui en sont résultés.

La nécessité de plusieurs milliards de papier-monnaie non remboursable est une invention de date récente ; elle fait peu honneur à ceux qui s’en rendent les éditeurs responsables, et nous acceptons la condamnation sous laquelle ils croient nous accabler en prétendant que nous ignorons les causes réelles des effets financiers dont nous avons fait l’analyse. Nous espérons les ignorer toujours et n’avoir jamais à faire valoir de pareils argumens. Le plus curieux, c’est que l’on arrive jusqu’à dire que la baisse du change est étrangère à l’existence du papier non remboursable. On invoque le souvenir de 1856 et de 1857 pour rappeler que le change est monté alors jusqu’à 416. Il n’aurait pas été superflu d’ajouter pendant combien de temps, et si ce météore accidentel n’a point été amené par la vente soudaine des réserves de blé accumulées pendant la campagne d’Orient.

Enfin on répète avec insistance que nulle part les impôts ne sont aussi modérés qu’en Russie. Ce raisonnement n’est pas plus sérieux que si l’on disait qu’ils sont encore plus modérés parmi les tribus sauvages de l’Amérique. Il ne s’agit point de savoir quel est le chiffre absolu de la redevance payée par tête à l’état (ce chiffre se réduit réellement à environ 20 francs en Russie, tandis qu’il s’élève à plus du double en France), mais de connaître la part relative ainsi prélevée sur chacun, ce qui renverse la proportion, et certes aucun contribuable français ne voudrait, toutes choses égales d’ailleurs, échanger sa position contre celle d’un contribuable russe.

On par le d’income-taxe et d’octrois qui n’existent pas en Russie. Ignore-t-on que l’income-taxe est un obstacle à la formation des capitaux, ce premier besoin de la Russie, et qu’elle ne saurait être productive là où le revenu national est si restreint ? Quant aux octrois, oublie-t-on qu’ils constituent une source de profits pour les villes, mais qu’ils rapportent fort peu à l’état ? Le tabac et le sel sont, dit-on, faiblement imposés en Russie ; ce n’est pas la bonne envie, mais la possibilité qui manque pour accroître cette branche ; de revenu. En revanche, l’impôt des boissons devient de plus en plus productif, et le prix de l’eau-de-vie baisse, ce qui fait qu’on en consomme des quantités de plus en plus effrayantes. C’est là un profit que la richesse nationale paie cher par l’abaissement intellectuel et moral de la population livrée à de pareils excès !

Quant aux doléances du Journal de Saint-Pétersbourg sur la balance du commerce, une feuille russe, la Gazette de la Bourse, nous dispense de nous y arrêter ; elle a suffisamment prouvé tout le vide de cette argumentation[6]. La même feuille constate que, dans l’appréciation des forces matérielles de la Russie, notre point de départ est celui de presque tous les publicistes russes. Au lieu d’exagérer l’expression de leur pensée, nous l’avons adoucie. C’est en vain que nos contradicteurs essaient de jeter de la confusion dans le débat en mêlant tout, pour empêcher une vue nette du sujet ; c’est en vain qu’ils nous accusent, en termes qui ne perdraient rien quelquefois à être plus polis, d’omissions volontaires et d’oublis prémédités. Nous en avons vainement cherché la preuve dans leurs réponses[7]. Qu’ils nous vantent complaisamment l’abondance des récoltes, et qu’ils y voient une mine féconde pour la Russie ; il nous suffira de leur demander quelle transformation s’est opérée depuis l’époque où un économiste dont on ne déclinera pas là compétence, M. de Tengoborski, estimait au-dessous de quatre grains le rendement moyen des cultures. Nous nous bornerons aussi à rappeler les jugemens portés sur l’agriculture russe par M. de Molinari, adversaire décidé de la cause polonaise et plein de bon vouloir pour la Russie. Dans le Rousski Viestnick (novembre 1862), il en présente un tableau très sombre. « Que fera, dit-il, le propriétaire sans lumières, sans capital, sans main-d’œuvre ?… La récolte est toujours chétive ! »

Est-il besoin de répondre à d’autres observations, aux reproches de ceux qui nous accusent de n’avoir pas tout dit ? C’est dans le Nouvelliste de Moscou que nous trouvons ces reproches, et nous pouvons lui assurer que nous n’avons rien omis d’essentiel. Ainsi nous ne nous sommes pas contenté d’invoquer le témoignage autorisé de M. Kolb dans notre appréciation des forces militaires de l’empire, nous l’avons contrôlé, et nous avons admis qu’elles s’élèvent à environ 600,000 hommes avec le corps des Cosaques et la cavalerie colonisée. Le journal russe présente un chiffre pareil comme le résultat d’armemens récens ; mais il laisse en dehors 90,000 Cosaques et l’armée du Caucase. Nous persistons à penser qu’il y a exagération dans ces données, bien qu’elles soient loin encore d’atteindre le fameux million de soldats dont on a si souvent parlé ! Il y avait un moyen fort simple de lever tous les doutes : c’était de publier les états de l’armée. Aurait-on craint les rapprochemens que permettent de faire les documens peu nombreux, mais significatifs que le gouvernement russe a déjà mis au jour ? Ce qui est certain, c’est que les finances de la Russie doivent se ressentir rudement du surcroît de dépense amené par la levée de nouvelles troupes et pour la construction hâtive de fortifications plus solides. Nous désirerions fort voir l’état au vrai du règlement des recettes et des dépenses de 1863 ; après l’avoir étudié, on cessera de nous taxer de pessimisme.

En définitive, la situation ne s’améliore pas pour la Russie, quoi que puissent prétendre les apologistes d’un ordre de choses qui ne saurait faire désormais illusion à personne. Serait-il vrai que, vers la fin de 1863, le gouvernement a consenti une remise notable aux détenteurs d’eaux-de-vie en dépôt pour les engager à payer le droit d’accise avant le 1er janvier ? On ne saurait voir l’indice d’une grande prospérité dans l’émission de nouveaux bons du trésor pour 36 millions de roubles (144 millions de francs) avec la clause que les caisses du gouvernement ne peuvent les recevoir en paiement, à moins que la somme à payer n’égale au moins le principal et les intérêts des billets. On a beau épuiser les palliatifs et multiplier les démonstrations destinées à éblouir le monde, l’abîme du déficit se creuse de plus en plus, la force des choses et la vérité né perdent point leur empire, et la Russie risque fort d’être amenée trop tard à le reconnaître.


L. Wolowski, de l’Institut.

  1. Voyez la Revue du 15 janvier 1864.
  2. Dans l’Invalide russe.
  3. On voit que nous n’avons pas atténué le chiffre. M. de Thoerner oublie de faire figurer à côté des obligations 5 pour 100 celles à 4 pour 400, qui proviennent de la même source, et qui font aussi compensation à la dette des propriétaires fonciers.
  4. Réponse à M. Wolowski, publiée dans le journal le Nord.
  5. Voyez la correspondance du Times datée de Saint-Pétersbourg le 27 décembre 1863, et publiée le 8 janvier 1864.
  6. Son article a été reproduit dans le Nord du 21 février 1864.
  7. Le dernier venu, M. Bunge, se montre le moins réservé dans son langage et le moins décisif dans ses critiques. On aurait mieux attendu d’un économiste dont les écrits ont été souvent remarqués. Nous lui demanderions surtout à l’avenir, s’il veut encore nous faire parler, de citer ce que nous avons dit, au lieu d’en présenter un résumé de fantaisie : ce sera plus exact et plus concluant. Nous n’avons jamais confondu l’actif et le passif de la banque avec l’actif et le passif de l’état ; mais, nous sommes bien obligé de le dire, sauf une portion minime, l’actif de la banque consiste presque en totalité en sommes qui sont dues par le trésor. Du reste, il faudrait avoir les tableaux sous les yeux pour saisir d’un coup d’œil l’ensemble de la situation. Bornons-nous à une seule remarque pour le moment : il est un chapitre des revenus actuels de la Russie que M. Bunge aurait mieux fait de passer sous silence, ce sont les contributions qui ont frappé, comme il le rappelle, les propriétaires des gouvernemens de l’ouest et du sud-ouest de l’empire, c’est-à-dire des provinces lithuaniennes et polonaises. L’Europe ne sait que trop que ces contributions ont été productives.