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Chronique de la quinzaine - 14 janvier 1845

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Chronique no 306
14 janvier 1845
CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.


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14 janvier 1845.


L’évènement qui occupe aujourd’hui tous les esprits est l’attitude que M. le comte Molé vient de prendre dans la discussion de l’adresse à la chambre des pairs. L’illustre chef du 15 avril, rompant un silence de plusieurs années, a combattu nettement la politique ministérielle. Il a tenu le langage que l’on devait attendre de sa haute expérience, de sa fermeté et de son noble caractère. Ses paroles auront un grand retentissement dans le pays. Tout porte à croire qu’elles exerceront une influence décisive sur la marche des choses. La séance du 13 janvier comptera parmi les plus importantes que l’on ait vues depuis long-temps au Luxembourg ; mais, avant de raconter les divers incidens de cette séance, nous devons parler des circonstances qui l’ont précédée. Ce sera une histoire rétrospective que nous tâcherons d’abréger le plus possible.

On se rappelle les échecs que le ministère a essuyés dès les premiers jours de la session ; le discours du trône écouté dans un profond silence et avec une froideur marquée ; le candidat ministériel à la présidence du Palais-Bourbon repoussé au premier tour de scrutin, et ne passant au second tour qu’avec l’appui des radicaux et des légitimistes, enchantés, apparemment, de l’impopularité croissante du cabinet. On se rappelle l’élection de M. Dufaure à la vice-présidence ; on se rappelle surtout les 168 voix de M. Billault contre les 172 de M. de Belleyme, l’un des conservateurs les plus aimés de la chambre, et que la chambre aurait nommé à une grande majorité s’il n’avait été le candidat du ministère. Ces échecs multipliés, arrivant coup sur coup en quelques jours, avaient fortement ébranlé, comme on sait, la confiance du cabinet. Ils annonçaient un rapprochement entre les deux centres. Ils montraient les dispositions hostiles des esprits. Ils étaient le symptôme d’une situation nouvelle. À ces premiers revers était venue se joindre une complication inattendue. Le portefeuille de l’instruction publique était vacant, et ceux qui étaient sollicités de le prendre le refusaient.

Telle était, il y a quelques jours, la situation. Loin de s’améliorer pour le cabinet, elle s’est au contraire aggravée. L’accord entre le centre gauche et une fraction de la majorité est devenu plus étroit. L’opinion, en dehors des chambres, se montre favorable au rapprochement des deux centres, et le ministère entend de tous côtés des prédictions sinistres.

Il est vrai que le cabinet a obtenu la majorité dans la commission de l’adresse au Palais-Bourbon ; mais cet avantage se réduit en réalité à fort peu de chose. D’abord, suivant des calculs certains, incontestables, la majorité ministérielle dans les bureaux ne s’est pas élevée à plus de trente-deux voix ; ensuite, si l’on se reporte au vote antérieur sur M. Billault, on peut légitimement prétendre que, parmi ces trente-deux voix, il en est bien peu qui appartiennent réellement au ministère. Nous ne voudrions pas du reste appuyer cette prétention sur des motifs peu honorables pour une fraction du parti conservateur. On a dit que l’opposition de certains députés avait pu se trouver gênée dans les bureaux, où l’on vote à bulletin ouvert, sous le regard indiscret des amis officieux du ministère ; nous croyons que la conduite de ces honorables membres a été dictée par des raisons plus dignes. Les conservateurs dissidens ne font pas une coalition ; ils n’ont pas signé un pacte, un traité d’alliance défensive et offensive avec toutes les nuances de l’opposition. Ils ont exprimé un dissentiment qui les sépare du ministère sur des questions spéciales : voilà tout. Si plusieurs d’entre eux ont voté pour M. Billault, c’est que l’honorable membre du centre gauche partage leurs sentimens sur ces questions qui dominent en ce moment la politique, et que du reste, sur l’ensemble du système intérieur ou extérieur de la France, il a des tendances marquées vers la majorité. Voter pour M. Billault, quoi qu’en aient dit les feuilles ministérielles, ce n’est pas voter pour un ennemi de l’alliance anglaise et de la constitution ; mais à des candidats d’une couleur plus prononcée, à des hommes que le gouvernement des quinze années a toujours rencontrés dans les rangs de ses adversaires, les conservateurs dissidens ont dû préférer pour la commission de l’adresse des candidats ministériels. Voilà ce qui explique pourquoi le ministère a eu la majorité dans les bureaux.

Dira-t-on que le ministère doit sa majorité aux explications qu’il a données, aux argumens triomphans qu’il a présentés sur les questions du jour ? En vérité, ce serait abuser de la complaisance de ses adversaires. Il n’y avait qu’une voix dans les bureaux de la chambre sur la faiblesse des explications données par les ministres, sur la sécheresse du thème que chacun d’eux était venu réciter, sur les contradictions remarquées dans leur langage, sur le désaccord qui semblait exister entre M. Guizot, par exemple, venant déclarer que l’indemnité consentie en faveur de M. Pritchard se rattache aux mauvais traitemens qu’il a subis, tandis qu’au contraire M. Dumon, rattachant le fait de l’indemnité à l’expulsion, déclarait que le gouvernement français s’était réservé le droit de refuser toute indemnité dans le cas où l’expulsion serait motivée. Les ministres, en sortant de la chambre, annonçaient qu’ils avaient réservé leurs principaux argumens pour la tribune ; mais on y croyait peu, et le parti ministériel, malgré sa victoire, était déconcerté.

Un fait grave a signalé la discussion de l’adresse dans les bureaux. M. Saint-Marc Girardin, dans un langage ferme et digne, a expliqué les dissentimens qui le séparent sur certains points du ministère. Il a donné un noble exemple de franchise et de loyauté politique. Un autre conservateur, M. Mortimer Ternaux, a prononcé quelques paroles dans le même sens. De pareils faits sont significatifs. Quand un esprit éminent comme celui de M. Saint-Marc Girardin répudie la politique ministérielle, quand un dévouement aussi sûr, aussi éclairé que le sien ne veut pas accepter la solidarité de cette politique, il y a lieu de faire des réflexions sérieuses dans les hautes régions du gouvernement.

Effrayé par tous ces symptômes qui sont venus l’assaillir depuis le commencement de la session, le ministère, avant de tenter l’épreuve de la tribune, s’est jeté dans les moyens extrêmes pour conjurer l’orage. Il a invoqué publiquement l’appui de la couronne. Des paroles augustes ont été révélées par la voie de la presse. On a fait entendre nettement que la royauté voulait le maintien du cabinet, et que toute opposition était blâmée par elle. D’honorables pairs, d’honorables députés, soupçonnés d’avoir peu de penchant pour la politique ministérielle, ont été placés sous le coup d’une censure publique. On a attaqué l’indépendance parlementaire. Singulier retour des choses de ce monde ! Il y a six ans, M. Guizot, soutenu par les partis extrêmes, faisait tomber le 15 avril sous l’accusation injuste de ne pas couvrir la royauté ; aujourd’hui, c’est M. Guizot qui supplie la royauté de couvrir le ministère dont il dirige, dont il défend la politique. Qu’arriverait-il, cependant, si l’on suivait le ministère sur ce terrain dangereux, inconstitutionnel, où il provoque la polémique des partis ; si l’on cherchait à démontrer la fausseté des bruits qui ont couru ; si, à des paroles imprudemment divulguées, on opposait d’autres paroles d’un sens bien différent, et de nature à faire trembler le cabinet ; si enfin on révélait certaines opinions, certaines craintes, qui se sont manifestées récemment autour du trône, et qui ont dû exercer sur les méditations royales une sérieuse influence ? Assurément, l’on serait en droit de publier là-dessus ce que l’on sait. La presse ministérielle a donné l’exemple ; mais il vaut mieux garder le silence. Il faut laisser au ministère le privilége de faire intervenir à son gré le nom du roi dans la discussion. Nous croyons, du reste, que ces moyens désespérés ont peu de succès ; ils font à ceux qui les emploient plus de mal que de bien. Beaucoup de gens seront tentés de voir dans les paroles royales que l’on a publiées un témoignage de consolation offert pour adoucir le regret d’une séparation prochaine. Et quant à ceux qui verront dans ces paroles une atteinte à la liberté parlementaire, on peut être sûr qu’ils en garderont rancune au cabinet.

Le ministère semble arrivé à un point où il ne lui est plus permis de faire un pas sans faire une faute, et sans compliquer de plus en plus les difficultés de sa position. Depuis la réunion des chambres, c’est-à-dire, depuis vingt jours à peine, que de fausses démarches il a faites ! que d’imprudences il a commises ! Ne parlons que de sa conduite parlementaire ; n’est-ce pas une faute grave d’avoir donné au discours de la couronne ce ton provocateur qui a blessé le sentiment des chambres ? n’est-ce pas une faute d’avoir repoussé la candidature de l’honorable M. Dupin à la présidence ? n’est-ce pas encore une faute d’avoir invoqué ouvertement le secours de la couronne pour rallier la majorité ? Mais une faute plus grave que toutes les autres, une faute qui tient du vertige, et dont les conséquences pourront être fatales au cabinet, c’est le déchaînement d’une polémique, pour ainsi dire officielle, contre d’anciens ministres que le pays honore, que l’estime publique environne, que leur modération semblait devoir soustraire à toutes les attaques ; dont le seul tort, enfin, était de condamner silencieusement la politique ministérielle et de rencontrer de vives sympathies dans l’opinion. Ces hommes ont été abreuvés d’outrages. Leur caractère a été indignement calomnié. Chose inouie ! les mots d’intrigue et de coalition ont été prononcés contre eux ! Les rôles ont été intervertis ; les dates ont été confondues. Suivant l’énergique expression d’un noble pair, les martyrs de 1839 ont été accusés du crime de leurs bourreaux.

Si de pareilles violences devaient soulever quelque part une vive réprobation, c’était surtout à la chambre des pairs, où siégent les hommes d’état ainsi calomniés par l’organe le plus accrédité du ministère. Pour la noble chambre, c’était une affaire qui intéressait directement ses affections et son honneur. Aussi, depuis plusieurs jours, la polémique ministérielle était sévèrement blâmée dans les réunions de la pairie. On demandait une réponse éclatante à ces imprudentes et injurieuses provocations. M. le comte Molé était le plus directement frappé ; c’était lui que l’opinion désignait pour faire cette réponse. Le noble pair ne s’est point fait attendre. Il a pris le premier la parole dans la discussion de l’adresse. Il a accepté le débat sur le terrain brûlant où on l’avait amené.

On parle d’intrigue et de coalition ! Où sommes-nous donc ? Qui vient donc réveiller de fâcheux souvenirs ? où est la défection ? où sont les traîtres ? où sont ceux qui foulent aux pieds les maximes de toute leur vie, qui préconisent, dans un intérêt d’ambition, les doctrines qu’ils ont toujours combattues ? Non. L’opposition qui menace en ce moment le ministère n’est pas une intrigue. Nous ne sommes pas en 1839 ; la majorité n’est pas trahie ; la défection ne s’est pas glissée dans ses rangs. Des conservateurs attaquent, il est vrai, le ministère ; mais dans quel but, par quels moyens ? Les voit-on déserter leur drapeau ? Ont-ils renié la politique soutenue par eux depuis quinze ans ? Non. Ils sont restés, ils resteront fidèles à leur parti, à leur politique ; et s’ils attaquent le ministère, c’est par la seule raison que cette politique leur semble compromise par ses fautes.

Est-ce la première fois d’ailleurs que le parti conservateur entre en lutte avec le ministère du 29 octobre ? On oublie les graves dissentimens qui se sont élevés depuis quatre ans entre le ministère et la majorité. Combien de fois n’a-t-on pas vu la majorité elle-même imposer sa politique au ministère, et le ministère lui sacrifier la sienne ? Le lendemain des évènemens de 1840, le ministère veut rentrer dans le concert européen et dans l’alliance anglaise ; il passe la convention des détroits, il signe le traité du 20 décembre 1841 : que fait la majorité ? Elle blâme cet empressement, elle recommande au ministère de ne pas engager au dehors la liberté de la France. Elle veut que le traité du 20 décembre ne soit pas ratifié. Elle va plus loin ; elle exige que le ministère négocie la révision des traités de 1831 et 1833 ; et M. Guizot, partisan déclaré du droit de visite, s’oblige à en poursuivre l’abolition ! Plus tard, le ministère, cherchant toujours à renouer l’alliance rompue, veut procurer des avantages commerciaux à l’Angleterre. Qu’arrive-t-il ? Le ministère, vaincu par les résistances de la majorité, est forcé de passer la convention linière, défavorable aux intérêts anglais. Une question s’élève en Syrie ; l’anarchie dévore ces provinces sur lesquelles la France devrait étendre une main protectrice ; l’Angleterre et l’Autriche, de concert avec le cabinet français, règlent à Constantinople l’état politique du Liban. Notre ministère accepte une intervention collective dans une œuvre qui devrait s’accomplir sous le patronage exclusif de la France. Que fait le parti conservateur ? Il désavoue la conduite du ministère ; il blâme la décision prise par les puissances, il exprime le vœu que la Syrie soit replacée sous l’administration de ses chefs indigènes. Nous ne parlons que des questions étrangères ; que serait-ce si nous parlions des questions administratives, ou de politique intérieure, sur lesquelles le ministère, combattu par la majorité ou intimidé par elle, s’est vu forcé de suivre une ligne contraire à ses desseins ? Dans les questions commerciales, dans les questions industrielles, est-ce le ministère qui a dirigé la majorité ? Non. C’est la majorité qui a dirigé le ministère. Pourquoi le projet d’union douanière avec la Belgique a-t-il été mis de côté ? Parce que le ministère a craint M. Fulchiron. Pourquoi la dotation n’a-t-elle pas été portée à la tribune ? pourquoi le projet sur les ministres d’état n’a-t-il pas été défendu ? pourquoi a-t-on renoncé au banc des évêques ? Parce qu’on a craint la majorité. Une loi importante, celle de l’enseignement secondaire, rencontre une vive opposition ; cette opposition, d’où vient-elle ? Des rangs conservateurs. Qui a nommé M. Thiers rapporteur du projet de loi ? La majorité conservatrice. Nous pourrions citer d’autres dissentimens entre le ministère et la majorité. Ceux que nous rappelons suffisent pour prouver que le parti conservateur n’a jamais cessé de désavouer sur plusieurs points la politique du 29 octobre. Ce que les conservateurs dissidens font aujourd’hui à propos du Maroc et de Taïti, la majorité l’a fait constamment depuis quatre ans sur des questions non moins graves. La seule différence est que le ministère serait forcé de se retirer aujourd’hui devant un blâme des chambres, tandis que nous l’avons vu jusqu’ici accepter le blâme sans se retirer, et aller au-devant de la majorité quand la majorité refusait d’aller à lui.

On demande aux conservateurs dissidens quelle est leur politique : c’est celle de la majorité. Ils veulent la paix, les bons rapports avec l’Angleterre. Sur ce point, ils sont d’accord avec le cabinet ; mais ils ne sont pas d’accord avec lui sur la manière d’appliquer cette politique. Entre eux et le ministère, il s’agit d’une question de conduite. Ils disent que le ministère compromet la politique de la majorité au lieu de la servir utilement, et la majorité a déjà prouvé qu’elle pensait comme eux sur bien des points. Voyez les affaires que le cabinet a créées lui-même, qu’il a cherchées pour ainsi dire, et dans lesquelles il a engagé directement sa responsabilité ; voyez le droit de visite, la question de l’Océanie : ces deux affaires ont-elles servi la politique de la paix ? Ont-elles resserré l’alliance anglaise ? N’ont-elles pas, au contraire, failli troubler le repos du monde ? Sans l’amitié qui lie les deux couronnes de France et d’Angleterre, sans les hommages adressés par la nation britannique au représentant couronné de notre révolution, sans la sagesse des souverains et des peuples, supérieure cette fois à la sagesse des cabinets, où en serions-nous aujourd’hui ? Le ministère, depuis quatre ans, nous a donné une paix troublée et une alliance stérile. Il a voulu la paix, mais en même temps il s’est lancé dans des entreprises téméraires, sources de conflits entre les deux gouvernemens ; il a voulu l’alliance, mais en même temps il l’a rendue impopulaire en France par des démarches irréfléchies et par des concessions imprudentes. Voilà ce que lui reprochent les conservateurs dissidens. Tel est le sens de cette opposition nouvelle, à la tête de laquelle vient de se placer M. le comte Molé.

Nous n’essaierons pas de peindre l’effet de cette séance qui a produit des émotions si vives. Évidemment, le ministère avait pensé que M. Molé ne parlerait pas ; on avait voulu lui faire peur. On comptait encore une fois sur ces scrupules, exagérés peut-être, sur cette réserve excessive qui ont fermé pendant six ans la bouche de l’illustre pair. On ne le provoquait si violemment, on ne stimulait si outrageusement son honneur qu’afin de pouvoir exploiter son silence comme une défaite. L’évènement est venu tromper ces prévisions ; mais après l’évènement on s’est hâté, comme toujours, de changer de langage et de tactique. Hier, on provoquait M. le comte Molé ; on lui disait que son devoir était de s’expliquer devant le pays : on lui dit maintenant que son devoir, comme son intérêt, eût été de se taire. Pourquoi a-t-il parlé ? Encore un peu de patience, et le cours des évènemens le ramenait aux affaires. Rien ne réussit en politique comme la résignation et l’oubli des injures. M. Molé, pour avoir parlé, est aujourd’hui un homme perdu. S’il revient au pouvoir, ce sera, comme les autres, par le chemin vulgaire de l’opposition. En vérité, M. le comte Molé doit dire qu’il y a des gens bien difficiles à contenter.

L’illustre pair a prononcé deux discours : l’un est l’exposé des griefs du parti conservateur contre la politique du ministère ; l’autre est une réplique pleine d’à-propos et de vigueur, qui a paru produire une impression très vive sur M. le ministre des affaires étrangères. On peut résumer dans les termes suivans l’opinion si nettement et si éloquemment exprimée par M. Molé sur la politique de M. Guizot. C’est une politique qui exagère sans cesse son principe, qui ne sait pas se gouverner, se contenir, qui marche aveuglément devant elle sans prévoir les obstacles, qui crée partout des difficultés au lieu de les résoudre. C’est une politique qui ne sait pas garder son secret ni mesurer sa force. Elle veut la paix, mais avec une ardeur si inconsidérée, avec un désintéressement si grand, qu’elle fait perdre patience aux gens les plus pacifiques. Elle veut l’alliance anglaise, mais avec un entraînement si passionné, avec une telle prodigalité de démonstrations et de sacrifices, qu’elle finit par exciter contre l’alliance les susceptibilités nationales. C’est une politique de spontanéité, de premier mouvement, qui dépasse le but du premier coup et qui entraîne sans cesse à sa suite des réactions dangereuses. D’où sont venues les difficultés dans la question du droit de visite ? De ce que M. le ministre des affaires étrangères a signé la convention de 1841, et de ce que l’extension du droit a amené la réaction de l’esprit public contre le droit lui-même. Enfin, c’est une politique aventureuse, qui aime le mouvement, mais un mouvement stérile, et qui semble chercher les embarras, soit par irréflexion, soit par bravade. Qui a forcé M. Guizot de signer la convention de 1841 ? Personne. Qui l’a poussé dans les embarras inextricables de l’Océanie ? Personne. Ce sont des difficultés qu’il s’est créées lui-même, et qui aboutissent aujourd’hui à cette double impasse : pour le droit de visite, le ministère ne sait comment faire céder l’Angleterre ou reculer la chambre ; pour l’île de Taïti, il ne sait comment y rentrer ni comment en sortir.

M. Guizot est un grand orateur. Nous l’avons vu plus d’une fois à la tribune se tirer admirablement des situations les plus difficiles. Si l’homme d’état n’a pas grandi depuis quatre ans, assurément l’homme de discussion, l’homme des débats parlementaires n’a rien perdu. Ces dernières années l’ont vu remporter les triomphes les plus éclatans. Comment se fait-il cependant que M. le ministre des affaires étrangères, ait paru fléchir dans sa lutte avec M. le comte Molé ? Pourquoi n’a-t-il pas trouvé sa présence d’esprit ordinaire Pourquoi son langage a-t-il manqué d’adresse ? Pourquoi, tandis que M. Molé a su toujours concilier la dignité et l’émotion de la parole, la vivacité et les convenances, M. Guizot a-t-il laissé échapper des termes qui ont causé dans la noble chambre une sensation pénible, et qui ont paru empruntés aux passions violentes d’une autre époque ? Que signifie cette citation des vers connus du Misanthrope sur les haines vigoureuses que doivent ressentir contre les méchans les ames vertueuses ? Qui sont les méchans et pourquoi des haines ? Singulier à-propos de venir recommander une politique haineuse au chef du cabinet qui a inauguré la politique de l’amnistie ! La chambre des pairs a protesté contre ces expressions malheureuses, et M. Guizot les a atténuées par un commentaire. Nous voulons croire que ses souvenirs littéraires ont mal servi sa pensée. M. Guizot a exagéré ses expressions comme il exagère les conséquences de ses principes politiques. Toujours est-il que ce début n’a pas semblé heureux, et qu’il a paru à beaucoup de gens que la situation du ministre gênait son éloquence.

Toute l’argumentation de M. le ministre des affaires étrangères repose sur deux ou trois points que la presse ministérielle développe tous les jours. Suivant M. Guizot, si les conservateurs dissidens veulent renverser le cabinet, c’est qu’ils jugent la situation excellente. La succession est bonne à prendre ; mais cette succession périra entre leurs mains. Ils n’auront pas les élémens nécessaires pour constituer une majorité de gouvernement. Placés entre les exigences de la gauche et les rancunes de la droite, ils seront condamnés à l’impuissance. Ils compromettront la politique dont la fortune aura été confiée à leur honneur et à leur dévouement.

Qu’il plaise à M. Guizot de déclarer que la situation est excellente, cela se conçoit, puisque c’est lui qui l’a faite. Cependant, c’est une assertion qu’on ne peut accepter sans examen. Si la situation est excellente, comment se fait-il d’abord que l’opposition soit si forte, que les mécontentemens soient si nombreux et si vifs, qu’il y ait en ce moment une irritation générale dans les esprits ? Comment se fait-il que votre majorité s’ébranle à la chambre des députés, et que les paroles de M. le comte Molé aient été si bien accueillies à la chambre des pairs, cette assemblée d’hommes sages, si opposée à tout changement politique ? Direz-vous que l’irritation est factice, que c’est un vain bruit, une émotion produite par une coalition d’intrigans et d’ambitieux ? Comment le pays pourrait-il être dupe d’un pareil jeu ? Comment la leçon de 1838 et de 1839 ne lui servirait-elle pas ? Le pays voit tout ce qui se fait. Il juge vos adversaires aussi bien que vous-mêmes, et il leur donne raison. Non, ce n’est pas une agitation factice qui règne en ce moment dans les esprits. Les inquiétudes que fait naître la politique ministérielle ne sont pas un mensonge. Ces inquiétudes, vous les partagez vous-même. Vous dites, sur le droit de visite, que vous êtes pleinement rassuré, que les deux gouvernemens sont sur le point de nommer des commissaires mixtes qui chercheront en commun des moyens nouveaux, plus efficaces que le droit de visite pour la répression de la traite. Vous célébrez ce résultat comme une victoire. Qu’avez-vous donc obtenu ? Les difficultés qui étaient débattues jusqu’ici entre les deux gouvernemens, et que les deux gouvernemens n’ont pu résoudre, malgré leur bon vouloir réciproque, seront débattues maintenant dans une commission qui sera entourée des mêmes embarras et des mêmes périls ; au lieu de deux chancelleries, il y aura des commissaires ; voilà tout. Appelez-vous cela une affaire terminée ? Croyez-vous que les chambres, qui ont exigé la suppression du droit de visite, puissent vous remercier du résultat que vous leur présentez ? Ce résultat veut dire que vous négociez, pas autre chose. Et Taïti, croyez-vous que ce soit là une affaire conclue ? Ne craignez-vous pas toujours d’apprendre des complications imprévues ? Quand pourrez-vous nous dire que le sang de nos soldats a cessé de couler ? Quand cesserez-vous de craindre un nouveau conflit qui pourrait remettre en question la dignité de la France ? Vous dites que la paix est solidement établie, que les deux pays sont en bons ternes ; mais la guerre a failli éclater il y a cinq ou six mois ; le bon accord a disparu un moment pour faire place à des dispositions hostiles. C’était le fruit de votre politique, qui a eu jusqu’à présent ce double effet d’encourager les exigences de l’Angleterre et d’exciter en même temps chez nous les susceptibilités nationales. Or, si votre politique ne change pas, si vous suivez toujours les mêmes erremens, le pays peut-il avoir cette confiance que vous voulez lui inspirer ? Non. Ne dites donc pas que la situation est excellente, et que l’opposition exploite contre vous la sécurité et les loisirs que vous avez créés. La sécurité n’est pas à Taïti ; la question du droit de visite offre des loisirs peu rassurans. Ainsi que l’a dit M. le comte Molé, les questions que vous dites terminées sont encore toutes vives, et votre politique, loin de résoudre les difficultés, est l’élément qui les perpétue.

Quant à savoir comment les successeurs du ministère actuel pourraient gouverner, ce n’est pas sérieusement que l’on soulève cette question. Si des hommes portés aux affaires après avoir trempé dans la coalition ont pu trouver une majorité de gouvernement, l’œuvre ne sera pas plus difficile pour ceux qui n’ont désavoué aucun de leurs principes, et qui n’ont pris aucun engagement que leur conscience désavoue. On exagère d’ailleurs à dessein les tendances de cette partie de l’opposition qui se rapproche en ce moment de l’opinion conservatrice. On ne parle de ses exigences futures que pour les exciter dès à présent. On voudrait qu’elle agitât le drapeau des réformes ; malheureusement, au lieu de réveiller les questions de principes, au lieu de s’adresser aux passions, elle se place sur le terrain des affaires. On voudrait qu’elle fût violente, elle est modérée. Au lieu de se laisser prendre pour dupe, elle est habile. De pareilles dispositions peuvent chagriner le ministère, mais elles peuvent aussi le rassurer au sujet des embarras que de nouveaux auxiliaires de la majorité pourraient créer à ses successeurs.

L’intervention de M. le comte Molé dans le débat de l’adresse a une portée que tout le monde comprendra. Elle amènera de nouveaux rapprochemens entre les deux centres. Elle élargira la base du parti conservateur. Elle préparera les voies à une majorité puissante. On a dit que M. Molé était partisan de l’alliance russe ; ceux qui liront ses discours, pourront vérifier cette assertion. Ils verront si l’alliance anglaise, pratiquée dignement, efficacement, comme il convient à la France, a un défenseur plus sûr et plus éclairé. M. Molé n’a pas voulu flatter les passions de la gauche, comme on l’a prétendu ; il s’est appuyé sur l’opinion conservatrice. C’est là qu’il a planté son drapeau d’une main ferme. Il était devenu nécessaire pour plus d’une raison que M. le comte Molé parlât. On commençait à abuser de son silence. Son initiative dans la lutte ouverte contre le cabinet du 29 octobre produira au dehors une sensation profonde. Elle aura surtout pour effet d’imprimer à la marche de l’opposition et à son but un caractère de modération qui peut seul en assurer le succès.

La discussion est ouverte au Luxembourg sur les différens paragraphes du projet d’adresse. On a remarqué que la réponse de la commission de la chambre des pairs au discours de la couronne ne contient pas sur tous les points une adhésion formelle et explicite à la politique du ministère. M. Guizot n’a certainement pas obtenu de la commission tout ce qu’il lui demandait. M. de Montalembert a parlé des affaires du clergé. Le jeune pair, sans être juste ni modéré, n’a pas été cependant aussi agressif que l’an dernier. On doit supposer que des membres éclairés de l’épiscopat ont tempéré cette fois l’ardeur de son zèle. Une discussion assez vive s’est élevée sur l’affaire de l’École polytechnique. On sait que l’École, licenciée au mois d’août dernier, a été réorganisée depuis. Tous les anciens élèves, sauf dix-sept, ont été admis à passer leurs examens. Pourquoi l’admission de ces dix-sept élèves a-t-elle été refusée ? L’École entière avait été licenciée ; tous les élèves avaient été frappés ensemble ; tous se trouvaient dans une situation semblable ; pourquoi l’arrêt prononcé à leur égard a-t-il fait des distinctions ? Le maréchal se retranche derrière l’avis d’une commission purement consultative, qui a jugé à huis-clos et sans appeler les élèves devant elle. La chambre a paru trouver que M. le ministre de la guerre avait déployé, dans cette circonstance, une excessive sévérité. Quelques paroles de M. le comte de Montalivet, prononcées dans ce sens, ont rencontré sur tous les bancs de la chambre une vive adhésion. M. de Montalivet a fait un appel à l’indulgence du maréchal, qui n’a rien promis. Cet incident n’est pas sans intérêt dans les circonstances présentes ; on en a causé dans les salons, et beaucoup de gens, sans y attacher une importance trop grande, s’accordaient néanmoins à lui trouver une signification politique.

La commission de l’adresse, à la chambre des députés, a entendu aujourd’hui la lecture du travail de M. Hébert, son rapporteur. La discussion commencera sous peu de jours. Elle est impatiemment attendue. La situation des partis, la nature des questions, le talent des orateurs, la grandeur et la diversité des intérêts engagés, tout doit faire supposer que cette discussion jouera un rôle important dans nos annales parlementaires.