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Chronique de la quinzaine - 31 janvier 1845

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Chronique no 307
31 janvier 1845
CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.


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31 janvier 1845.


Le vote qui a terminé la discussion de l’adresse à la chambre des députés a créé une situation nouvelle. Nous examinerons les conséquences de ce vote, et les devoirs qu’il impose aux différens partis politiques ; mais nous devons d’abord parcourir les diverses phases du drame parlementaire dont le dénouement agite aujourd’hui tous les esprits.

Nous parlerons du ministère sans passion : en jugeant ses fautes, nous n’incriminerons pas ses intentions ; nous n’insulterons pas à sa défaite. Laissons les jugemens passionnés, la calomnie, l’invective aux journaux du pouvoir, qui ont poussé si loin dans ces derniers temps les fureurs de l’esprit de parti. Ridicules violences, dont le seul effet a été de révéler la faiblesse du cabinet.

Rendons justice à l’opposition ; elle a joué dans ce débat un rôle remarquable ; elle a été prudente et ferme, habile, courageuse ; elle a été modérée ; elle a montré surtout une rare franchise. On nous parlait d’intrigue, on a vu au grand jour ce qu’était l’intrigue de ces conservateurs dissidens qui sont venus déclarer nettement, soit à la tribune, soit au milieu de leurs collègues, les motifs de leur opposition contre le cabinet. On les accusait de défection, de trahison ! Quelle cause ont-ils trahie ? Exprimer un dissentiment sur des questions spéciales, blâmer la manière dont le cabinet a conduit certaines affaires, est-ce là ce qu’on appelle une défection ? Quel système, quel programme ont-ils défendu qu’ils n’eussent soutenu auparavant ? Ils ont dit que la politique du parti conservateur avait été compromise par les fautes du cabinet ; est-ce donc là trahir le parti conservateur ? Depuis quand n’est-il plus permis aux partisans d’un système de critiquer la manière dont ce système est appliqué ? Lorsqu’un ministère se trompe sur une question, faut-il donc, ainsi que l’a dit M. Dupin, abandonner le pays sur cette question plutôt que le ministère ? Est-on conservateur pour conserver les hommes et non les choses ?

Le système du ministère est la politique de la paix ; c’est aussi le système de la majorité ; c’est celui de tous les hommes sensés, de tous les citoyens dévoués au gouvernement de juillet. Mais comment le ministère a-t-il pratiqué cette politique ? quels moyens a-t-il employés pour conserver la paix ? comment a-t-il défendu les intérêts, les droits, la dignité de la France ? comment a-t-il conduit les affaires du Maroc, de Taïti, du droit de visite ? Tel est le problème que les chambres ont résolu d’une manière qui ne peut être douteuse pour personne. Ne nous occupons pas seulement des votes ; voyons le résultat moral de la discussion. Qu’a-t-elle démontré ? de quel côté est l’erreur ? de quel côté se trouvent la vérité, la justice, le sentiment éclairé de l’honneur et de la dignité du pays ? M. Guizot, M. de Broglie, M. Duchatel, ont défendu le cabinet avec les ressources de leurs talens divers. M. Guizot a été quelquefois éloquent ; M. de Broglie a été net et élevé ; M. Duchatel a parlé en tacticien habile, qui excelle à déplacer les questions et à transporter le débat sur le terrain de ses adversaires. Eh bien ! nous le demandons, M. Guizot, M. de Broglie, M. Duchatel, ont-ils justifié aux yeux du pays la politique du cabinet ? ont-ils, sur la question de Taïti, sur celle du droit de visite, réfuté les paroles péremptoires de M. le comte Molé ? Sur l’ensemble des questions, ont-ils réfuté l’admirable discours de M. Thiers, cette improvisation si heureuse, cette causerie brillante d’un esprit si clair, si judicieux et si vaste ? ont-ils rétorqué l’argumentation puissante de M. Dupin ? ont-ils détruit l’effet des éloquentes paroles de M. Barrot ? Enfin, qui a réfuté M. Billault, cet esprit souple et délié, cet orateur à la fois chaleureux et contenu, ce rude joûteur que la discussion a tellement fortifié et grandi depuis quatre ans ? M. le prince de la Moskowa et M. de la Redorte, M. Dufaure, M. de Carné, M. de Tocqueville, M. Gustave de Beaumont, M. Léon de Malleville, ont pris tour à tour une place importante dans le débat : a-t-on réfuté toutes leurs critiques ? M. Saint-Marc Girardin, sous le coup des interruptions organisées contre lui, a signalé les graves lacunes et le vice radical du traité de Tanger : que lui a-t-on répondu ? Sans doute, l’opposition n’a pas eu raison sur tous les points. Certaines assertions, dénuées de preuves suffisantes, ont été démenties, l’exagération de certaines attaques a été prouvée ; mais, sur chacun des points principaux, le ministère a-t-il mérité ou non un blâme sévère ? Qu’on relise ses discours et ceux de l’opposition ; que l’on compare et que l’on juge.

Commençons par la question du Maroc. Sur cette question, le ministère était protégé par les lauriers d’Isly et de Mogador. Il a fallu de graves motifs pour que l’opposition entrât sur ce terrain ; elle eût voulu ne parler du Maroc que pour applaudir à la double victoire de notre flotte et de notre armée. Quels sont donc ses griefs contre le cabinet ? Elle lui reproche d’avoir rendu la victoire inutile, d’avoir conclu un traité sans garanties, d’avoir cédé, au moins en apparence, à des exigences que le gouvernement français devait repousser. Que dit le ministère ? Il répond d’abord à des objections imaginaires. La France, dit-il, ne doit pas conquérir le Maroc. Qui le nie ? La guerre a été bien faite. Qui ne s’empresse de le reconnaître ? Nous avons donné le commandement de la flotte au prince de Joinville. Qui donc vous a désapprouvés sur ce point ? Mais après les victoires est venu le traité. C’est là-dessus qu’on vous interroge. Ce traité offre-t-il des garanties ? est-ce un résultat sérieux pour la France ? Répondez.

M. le ministre des affaires étrangères explique à sa manière les clauses du traité. À l’entendre, l’excommunication est une chose grave ; c’est un arrêt de proscription contre Abd-el-Kader. L’article qui dispose que nous traiterons l’émir avec égards, s’il tombe entre nos mains, est l’acte d’une générosité spontanée. L’expulsion ou l’internat d’Abd-el-Kader sont des mesures suffisamment énergiques. Soit. Passons condamnation sur tous ces points. Que l’excommunication ne soit plus une chose illusoire ; que M. Dupin ait tort de s’indigner contre la clause qui ordonne à la France d’être généreuse envers un ennemi barbare ; que l’internat, que l’expulsion soient des mesures rigoureuses : mais ces mesures sont-elles exécutées ? Abd-el-Kader est-il excommunié, interné, expulsé ? Non. Il parcourt librement le territoire du Maroc. Personne ne songe à l’arrêter. L’empereur négocie, dites-vous ? Combien de temps lui donnerez-vous pour négocier ? Et si la négociation échoue, si le traité n’est pas exécuté, que ferez-vous ? Le ministère répond qu’il reprendra la guerre au printemps ! Ainsi donc, un traité qui n’est pas exécuté et la perspective d’une guerre au printemps, voilà le résultat diplomatique des victoires d’Isly et de Mogador. Belle conclusion !

On a demandé au ministère pourquoi il n’avait pas exigé une indemnité pour les frais de la guerre. Parce que, dit-il, on ne l’aurait pas payée. Il aurait fallu l’aller chercher à Fez. C’était une nouvelle guerre à entreprendre. Mais si vous aviez eu un gage entre les mains, non-seulement vous auriez fait payer l’indemnité, mais de plus vous auriez fait exécuter les autres clauses du traité. À cela, le ministère répond que l’occupation d’une ville n’aurait pas été une garantie ; que d’ailleurs mettre le pied dans le Maroc, c’était s’exposer à le conquérir. Le discours de M. le duc de Broglie repose en partie sur cet argument. On n’a pas voulu prendre une ville, un port, à Abderrahman, par crainte de se voir entraîné dans une guerre de conquête ! Singulier raisonnement d’une politique à outrance ! Vous dites que l’occupation d’un point entraîne la conquête ! Mais ne sommes-nous pas déjà les voisins du Maroc ? Si, pour garantir l’exécution du traité de Tanger, nous avions pris un port, une ville, que serait-il arrivé ? Nous aurions avancé notre frontière, voilà tout ; et nous ne serions pas plus forcés alors qu’aujourd’hui de conquérir tout le territoire marocain. La politique d’abnégation est une belle chose ; cependant, il ne faut pas en abuser. Il ne faut pas pousser le désintéressement jusqu’à l’oubli de sa dignité et de son droit. De ce que la France ne veut pas se lancer dans les guerres de conquêtes, il ne faut pas la désarmer vis-à-vis de l’Europe par des déclarations imprudentes. Il ne faut pas lui retirer ses moyens d’action. Quelle serait, au milieu des conflits de l’ambition humaine, la force morale d’un peuple qui dirait : Quoi qu’on fasse, on n’a rien à craindre de moi ; je ne mettrai le pied nulle part, je ne prendrai rien, par la raison que je ne veux pas et que je ne peux pas tout prendre ?

Du reste, le ministère abandonne volontiers cet argument. Il sait que l’Angleterre a des établissemens sur tous les points du globe, et qu’elle n’est pas forcée, pour les garder, de conquérir le monde. Elle a Gibraltar, et ne se croit pas forcée de conquérir l’Espagne. Mais le ministère a un autre moyen d’expliquer les lacunes du traité de Tanger. Savez-vous pourquoi les frais de la guerre n’ont pas été exigés, pourquoi aucun gage n’a été pris ? C’est dans l’intention de ménager Abderrahman, qui est, sachez-le bien, l’ami de la France et le modèle de toutes les vertus publiques et privées. Il fallait le rendre fort et le protéger contre Abd-el-Kader. Voilà le principe du traité. C’est une théorie nouvelle à l’usage des gouvernemens qui ne savent pas profiter de leurs victoires. Rien ne tire d’embarras comme une théorie. Cependant, lorsqu’il s’agissait tout à l’heure d’excommunication et d’expulsion, on se vantait d’avoir imposé des conditions rigoureuses à Abderrahman, et l’on déclare, maintenant, avoir voulu le ménager. On a donc suivi à la fois contre lui une politique de douceur et une politique de dureté ! Tâchez de démêler la vérité au milieu de ces subterfuges contradictoires.

La vérité ! le ministère ne l’a pas dite ; il ne peut pas la dire ; mais elle a jailli à chaque instant de la discussion. « Je n’accuserai pas le ministère d’avoir cédé aux exigences de l’Angleterre, a dit M. Billault ; je n’en ai pas la preuve. » En effet, la preuve matérielle n’a pas été produite ; elle est restée entre les mains du cabinet. Malheureusement les faits connus donnent lieu à de graves inductions. Quelles sont les pièces que le ministère n’a pas voulu communiquer aux chambres ? Ce sont les dépêches du maréchal Bugeaud ; c’est la correspondance relative aux négociations de M. Hay, aux actes de M. Bulwer et de M. Wilson. Qu’a dit sir Robert Peel le 25 juin, en pleine tribune anglaise ? Que M. Guizot lui avait donné des explications complètes et sans réserve sur les projets de la France à l’égard du Maroc. Il est vrai que M. Guizot donne aujourd’hui un démenti à sir Robert Peel. Nous verrons jusqu’à quel point le ministre anglais voudra protéger dans cette circonstance la situation de M. Guizot. En attendant, que de faits démontrent l’influence anglaise dans l’affaire du Maroc ! On avoue que l’Angleterre négociait pour nous ; par conséquent, elle devait connaître la marche que nous voulions suivre, les demandes que nous faisions à l’empereur. M. de Nyon déclare que les Anglais sont les protecteurs, les auxiliaires du gouvernement marocain : croit-on que les auxiliaires du Maroc aient pu seconder fidèlement les intérêts de la France ? Du reste, M. de Broglie ne cache pas là-dessus son opinion. « Le Maroc est le protégé officiel de l’Angleterre, nous dit-il ; si le gouvernement français a été jusqu’à faire quelques sacrifices pour prévenir une complication, il a bien fait. » Or, ces sacrifices qu’approuve M. de Broglie, tout le monde les connaît ; tout le monde en pénètre le motif. Quel est le jour où M. Guizot écrit à M. de Nyon : « Abderrahman sera sans doute étonné de la modération de la France ? » C’est le 30 août. Et quel est le jour où le gouvernement français consent au désaveu de M. d’Aubigny et à l’indemnité Pritchard ? C’est le jour précédent, le 29 août ! Quoi de plus significatif que le rapprochement de ces deux dates ? Les deux concessions n’en font qu’une. M. Thiers a dit le mot : on craignait un danger apparent, on a jeté du bagage à la mer ; nos victoires du Maroc ont été sacrifiées à M. Pritchard.

Par quel moyen aurait-on pu éviter ce dénouement fatal ? M. Saint-Marc Girardin l’a dit, la grande faute est d’avoir enlevé les négociations au maréchal Bugeaud. Le vainqueur d’Isly, chargé de négocier au camp d’Ouchda, au milieu de sa gloire, eût apprécié mieux que personne la situation d’Abd-el-Kader et la force du Maroc. Il tenait les barbares au bout de son épée, il exerçait le prestige ; il aurait imposé des conditions dignes de la France. À Tanger, nous avons traité avec l’Angleterre ; à Ouchda, nous aurions traité avec le Maroc. Aussi, entendez le maréchal Bugeaud. Que dit-il ? Qu’en Afrique, il a blâmé lui-même le traité ! À Paris, le maréchal est devenu indulgent il n’approuve pas, mais il cesse de condamner. Le maréchal se fait une idée peut-être exagérée de la réserve imposée à un agent supérieur du gouvernement. Il savait qu’un mot de lui pouvait renverser le cabinet ; ce mot, il n’a pas voulu le prononcer. Néanmoins, tout le monde a respecté sa réserve. La même justice n’a pas été rendue à M. Saint-Marc Girardin ; son opinion a soulevé une émeute sur les bancs de la droite. On a voulu mettre en suspicion sa loyauté. L’honorable orateur, l’homme d’esprit et de talent a supporté l’orage en homme de cœur, qui n’a pas à se défendre contre des interprétations malveillantes qui ne peuvent l’atteindre. À qui ferez-vous croire que M. Saint-Marc Girardin ait voulu mettre en doute le patriotisme des négociateurs de Tanger ? Qui croira que ses critiques aient porté sur le noble prince de Joinville ? En vérité, pour deviner de pareilles choses, il faut être doué d’une sagacité merveilleuse, et pour exploiter de semblables soupçons contre un homme dont le dévouement et la loyauté sont connus, il faut se faire une singulière idée de l’esprit de justice et de bon goût que des gens sérieux, que des gens honnêtes doivent toujours porter dans la discussion.

Dans cette question du Maroc, l’art du ministère a toujours été de s’étendre sur les points où il n’était pas combattu, et de fuir le combat sur ceux où l’opposition le pressait vivement. Un autre moyen dont il a usé sans ménagement a été de s’abriter derrière le prince de Joinville. À voir l’emploi qui a été fait de cette tactique inconstitutionnelle, on pourrait presque supposer que le ministère, en remettant la flotte au jeune amiral, songeait aux argumens que le nom du prince lui fournirait dans la discussion. Ces argumens ont produit leur effet. La majorité, une majorité très faible, il est vrai, n’a pas voulu blâmer par son vote le traité de Tanger. Nous reviendrons tout à l’heure sur les raisons qui ont motivé cette indulgence. Nous ne parlons en ce moment que de l’effet moral de la discussion. Le ministère a été entendu ; il a fourni ses preuves ; il s’est fait juger d’après les documens qu’il a choisis. Quel est le résultat pour l’opinion ? La main sur la conscience, qui de nous dira que le traité de Tanger offre des garanties suffisantes, des garanties sérieuses, qu’il est conforme aux droits, à l’intérêt, à la dignité de la France ? Voyez ce qu’en pensent au fond ceux même qui l’ont défendu ! Le traité de Tanger appartient maintenant à l’histoire. Elle le jugera sévèrement.

Passons à la question de Taïti. On se rappelle le jour où les paroles imprudentes de sir Robert Peel ont retenti en France ; nos chambres allaient se séparer, les esprits étaient émus ; quelle a été l’attitude des conservateurs intelligens ? Ils ont dit au ministère : Comptez sur la sagesse et sur le patriotisme du pays. M. Molé a dit à M. Guizot : Appuyez-vous sur le sentiment national. La tribune est devenue muette. Le cabinet est resté maître de l’affaire ; comment l’a-t-il conduite ? Deux mois après, nous apprenions le désaveu de M. d’Aubigny et la concession d’une indemnité à M. Pritchard. L’opinion s’est agitée ; comment a-t-on cherché à la calmer ? lui a-t-on donné des preuves ? Non ; on lui a dit : Attendez les chambres, toutes les explications seront fournies à la tribune ; vous verrez que le ministère a été le gardien fidèle de nos droits et de notre honneur. Hélas ! les explications sont venues ; la France les a reçues avec tristesse et avec douleur.

Nous n’avons pas besoin de résumer ici la discussion sur Taïti ; qui n’a lu les discours de M. Thiers, de M. Billault, de M. Barrot, de M. Dupin ? Voyez ceux de M. Duchatel et de M. Guizot, qu’ont-ils prouvé ? Y a-t-il eu équité, dignité, réciprocité dans le dénouement de l’affaire Pritchard ? On blâme M. d’Aubigny ; pourquoi ? est-ce pour avoir fait arrêter M. Pritchard ? Non ; M. Pritchard était l’instigateur, le provocateur de la révolte, le chef moral des insurgés ; il voulait détruire notre établissement ; c’est M. Guizot lui-même qui dit tout cela dans ses dépêches. On avait donc le droit de l’arrêter ; c’était un devoir. M. d’Aubigny a fait emprisonner M. Pritchard. Est-ce pour cela qu’il est blâmé ? Non, car s’il avait le droit de le faire arrêter, il avait le droit de le retenir. Ensuite, l’arrestation admise, l’emprisonnement était une chose forcée pour M. d’Aubigny. Si M. d’Aubigny, en l’absence du capitaine Bruat, eût expulsé M. Pritchard au lieu de l’emprisonner, il eût été désavoué. Pourquoi donc est-il blâmé ? Pour avoir employé, dit-on, des procédés regrettables. Or, ces procédés, quels sont-ils ? on ne les précise pas. Les pièces produites ne disent rien là-dessus de positif ; on parle, il est vrai, d’une proclamation, de blockhaus, de séquestration : motifs puérils. Fallait-il donc laisser M. Pritchard en rapport avec les insurgés ? On n’avait pas d’autre prison qu’un blockhaus ; fallait-il faire construire une prison pour lui ? fallait-il, dans un état de guerre ouverte contre des sauvages, étudier minutieusement les termes d’une proclamation ? Mais ce n’est pas tout : en blâmant M. d’Aubigny, on indemnise M. Pritchard ! Pourquoi l’indemnité ? Parce qu’un emprisonnement de plusieurs jours a lésé, dit-on, les intérêts matériels de M. Pritchard. Notre gouvernement n’a pas voulu léser les intérêts matériels de M. Pritchard, qui conspirait, qui faisait couler le sang français ! M. Pritchard a fait massacrer nos soldats ; nous ne lui demandons rien, et nous lui payons une indemnité. Voilà ce que M. Guizot a eu le triste courage d’appeler un échange de ménagemens et de concessions réciproques. Ajoutez que M. Pritchard, indemnisé et triomphant, est envoyé près de Taïti, aux îles des Navigateurs, où il prendra un poste supérieur à celui qu’il occupait : voilà comme l’Angleterre le punit de ses violences. M. d’Aubigny est blâmé ; M. Pritchard reçoit de l’avancement, et de plus une indemnité. Voilà ce qu’on appelle de la réciprocité et de la justice !

Au fond, le ministère ne se dissimule pas la faute qu’il a commise. On le voit dans la discussion. Tous ses efforts tendent à dénaturer le caractère de l’indemnité. Suivant M. Duchatel, l’indemnité est une question secondaire. Malheureusement, suivant lord Aberdeen, c’est la manifestation évidente du désaveu ; et pour M. de Jarnac, c’est une découverte admirable qui termine toutes les difficultés. Pour justifier ses concessions, le ministère déclare qu’elles ont été spontanées : malheureusement, nous avons les dépêches de M. de Jarnac. Le jeune diplomate, trop ému peut-être par ses entretiens avec lord Aberdeen, faisait entrevoir à M. Guizot que le blâme était nécessaire, et l’on a blâmé ; que l’indemnité plairait au cabinet anglais, et l’on a concédé l’indemnité. Non, le ministère n’a pas agi spontanément. Admettons, si l’on veut, que la pensée du blâme ait été suggérée par le rapport de M. Bruat ; quant à l’indemnité, c’est une pensée anglaise. Poursuivi dans tous ses retranchemens, le ministère laisse enfin échapper son secret. Il a eu peur. Il a craint une rupture. Quel aveu de la part d’un ministère qui se vante depuis quatre ans d’avoir rétabli les bons rapports entre l’Angleterre et la France ! Heureusement, les craintes du cabinet ont été imaginaires. Ne croyez pas que la froide et sérieuse Angleterre, au milieu des graves intérêts qui l’occupent, ait jamais pu penser qu’elle tirerait l’épée contre la France pour obtenir l’indemnité Pritchard. Du reste, le ministère se trouve placé devant ce dilemme que lui a posé M. Thiers : ou le danger était sérieux, et alors il faut s’en prendre à votre politique ; ou il n’avait rien de réel, et alors vos concessions sont sans excuse.

L’affaire de Taïti est celle qui ruine le cabinet. Elle n’appartient qu’à lui seul. Il en a toute la responsabilité. Depuis le désaveu de M. Dupetit-Thouars jusqu’à l’indemnité Pritchard, tout le regarde. Il invoque la solidarité des chambres, par la raison qu’elles ont voté le premier crédit pour les établissemens de l’Océanie. Vain effort ! Les chambres lui répondent qu’il n’a pas été question alors de juger son entreprise. Le drapeau français était planté sur une terre lointaine, où il paraissait pour la première fois ; les chambres n’ont pas voulu qu’il reculât. C’est la raison décisive qui leur a fait voter le crédit. L’affaire de Taïti et celle du droit de visite sont les fautes les plus graves du cabinet ; ce sont celles qui caractérisent le plus sa politique, résumée en deux mots par tous les orateurs qui l’ont attaquée : imprévoyance et faiblesse. Imprévoyance au début, faiblesse dans toutes les complications qui ont suivi. Grace à toutes les fautes commises, les difficultés à Taïti sont devenues inextricables. Comment y rentrer, comment en sortir ? Les hommes sages, d’un esprit ferme et résolu, commencent à dire leur pensée à ce sujet. « Je ne suis pas un homme timide, a dit M. Thiers ; je ne crains pas les faux cris : le jour où notre dignité nous permettrait d’évacuer les Marquises, je le conseillerais. »

Nous n’insisterons pas sur ce qui s’est dit dans les deux chambres à propos du droit de visite ; le cabinet est jugé là-dessus depuis trois ans. M. Guizot, après les évènemens de 1840, lorsque la France était irritée contre l’Angleterre, signe le traité du 20 décembre. Les chambres exigent que le traité ne soit pas ratifié ; de plus, elles demandent la révision des traités de 1831 et 1833 ; elles demandent la suppression du droit de visite. Où en est aujourd’hui la négociation ? M. Guizot avait déclaré que c’était pousser la France dans une voie qui aboutirait à une faiblesse ou à une folie ; néanmoins, il est entré lui-même dans cette voie si périlleuse ; il a accepté cette responsabilité qu’il trouvait si lourde. Qu’a-t-il fait pour obéir au vœu des chambres ? L’année dernière on négociait, cette année-ci les deux gouvernemens ont nommé des commissaires à l’effet de rechercher un moyen aussi efficace que le droit de visite. C’est un grand pas, dit M. Guizot ; non, s’écrie M. Dupin, c’est un faux pas, et la chambre accueille avec un rire universel cette saillie du mordant orateur, qui, vivement apostrophé la veille par M. le ministre des affaires étrangères, semblait avoir besoin d’une revanche. En effet, qu’a voulu la chambre en 1842 ? que le commerce de la France fût replacé sous la surveillance exclusive du pavillon national ? Quel est l’objet de la commission nouvellement instituée ? De rechercher un moyen aussi efficace que le droit de visite. Mais si ce moyen ne se trouve pas, qu’arrivera-t-il ? Que le droit de visite sera maintenu. Or, est-ce là le vœu, la volonté de la chambre ? a-t-elle entendu que le droit de visite réciproque serait maintenu tant qu’on ne lui trouverait pas d’équivalent ? ou bien n’a-t-elle pas entendu au contraire que le droit de visite réciproque devait être supprimé en ce qui nous regarde, et faire place à la surveillance exclusive du pavillon national ?

Au lieu d’avancer, le ministère a donc reculé sur cette question, ou plutôt il n’a rien fait. La commission est un expédient dont il avait besoin pour la discussion de l’adresse. La discussion terminée, l’expédient sera peut-être mis de côté.

La question du Maroc, celle de Taïti, celle du droit de visite, sont trois questions connexes où la même pensée se dévoile, où les fautes relèvent d’une seule et même politique, ou plutôt d’un seul et même système de conduite. M. le ministre des affaires étrangères s’est beaucoup défendu d’avoir traité conjointement ces trois questions. Il déclare que chacune d’elles a été suivie séparément. Nous voudrions le croire ; mais les dépêches même établissent cette relation étroite, cette connexité que l’opposition a démontrée. L’affaire de Taïti a réagi sur celle du Maroc ; le traité de Tanger est un sacrifice fait à M. Pritchard ; et, quant au droit de visite, on a dit que les complications de Taïti n’avaient pas permis pendant un certain temps de s’en occuper. M. Pritchard a donc influé sur le droit de visite comme sur le traité de Tanger.

Il était digne du pays, digne des chambres, de repousser sur ces trois questions la solidarité d’un cabinet imprévoyant et faible, qui compromet les vrais principes par des fautes de conduite, et nuit à la politique qu’il est chargé de soutenir. Telle était la pensée de l’amendement qu’a présenté l’honorable M. de Carné, au nom des conservateurs dissidens. Il ne faut pas se le dissimuler, cet amendement était un refus de concours. Tout le monde l’a jugé ainsi : il accusait le ministère d’avoir manqué de prévoyance et de fermeté dans la conduite des affaires depuis la dernière session. L’équivoque n’était pas possible. M. de Carné a développé son amendement avec une fermeté de sentimens et une dignité de langage qui ont produit sur la chambre une grave impression. M. Billault a fait, en le soutenant, un de ses meilleurs discours. Sur 422 votans, le ministère a eu 28 voix de majorité relative, 13 de majorité absolue.

Les journaux du cabinet ont triomphé. Cependant un peu de réflexion aurait pu diminuer leur confiance. Le ministère avait la majorité ; mais quelle majorité ! Quatorze voix suffisaient pour le renverser. Après la question générale, les questions spéciales allaient venir. Les dispositions de la chambre étaient visibles. Plusieurs membres opposés à l’amendement de M. de Carné déclaraient nettement qu’ils ne voteraient pas pour le ministère sur la question de Taïti.

On s’est demandé si M. de Carné et ses amis politiques avaient suivi la meilleure marche ; si, par un amendement d’une extrême franchise, ils n’avaient pas risqué de compromettre le succès de leur campagne ; s’il n’eût pas mieux valu concentrer les forces de l’opposition sur des amendemens spéciaux, plutôt que d’embrasser ainsi une question générale, où l’on devait être abandonné par ceux des conservateurs dissidens qui ne blâmaient pas sur tous les points la conduite du cabinet. Ces réflexions peuvent être fort justes. Seulement, il est bon de faire savoir qu’elles n’ont pas échappé aux partisans de l’amendement, ni à son honorable auteur. Ils connaissaient fort bien les difficultés du terrain ; mais l’amendement avait pour eux deux avantages : d’abord, celui d’exprimer leur opinion, ensuite celui de l’exprimer avec une clarté évidente pour tout le monde. Peut-être ont-ils mis de l’exagération dans la loyauté ; c’est un reproche qu’on ne fera pas à leurs adversaires.

Après l’amendement de M. de Carné est venu celui de M. de Beaumont sur le traité de Tanger. Le projet d’adresse déclarait que le traité avait prouvé la puissance et la modération de la France. À la place de l’éloge, M. de Beaumont mettait le blâme. L’amendement a été rejeté par assis et levé, mais après une épreuve douteuse. De grandes difficultés s’élevaient contre cet amendement, rédigé d’ailleurs par un membre de l’opposition. Le ministère avait eu l’art d’identifier sans cesse les victoires et le traité, le prince de Joinville et la négociation de Tanger. Ce procédé peu constitutionnel avait réussi. Ajoutez l’effet qu’avait pu produire sur quelques esprits la majorité des 28 voix dans la question générale. Néanmoins, malgré ces difficultés, l’opposition a conservé contre l’amendement du Maroc ses 200 voix. Cette cohésion a étonné le ministère, qui s’attendait à une victoire moins contestée. Dès-lors, on a pu présager le sort de la politique ministérielle sur la question de Taïti. Une vive émotion s’est répandue dans la chambre. Les partis se sont préparés à une lutte décisive pour le lendemain.

Les séances des 25 et 27 janvier resteront long-temps dans les souvenirs de la chambre. Il faut avoir vu ces deux journées pour se faire une idée des émotions de la vie parlementaire. Que d’incidens ! que de péripéties ! que d’alternatives de triomphe ou de défaite ! Que de fureurs chez les uns ! que de joie tumultueuse chez les autres ! que d’agitation partout ! Voyez : la séance va commencer. Les ministres sont à leur banc ; tous les yeux se portent sur M. Guizot, dont les traits sont amaigris, mais dont le regard lance toujours ce feu sombre qui est l’ame de son ambition et de son talent. M. Guizot a sur les lèvres un sourire amer. Il parlera aujourd’hui ; il posera la question de cabinet : soyez sûr qu’il flétrira l’intrigue. Mais on vient troubler ses méditations ; c’est l’honorable député du Rhône, M. Fulchiron, l’air calme et résolu, comme un général d’armée qui a pris toutes ses mesures et qui a organisé son plan de bataille. À côté d’eux, l’on remarque M. de Salvandy, le front soucieux ; l’ancien ministre du 15 avril se demande s’il doit accepter ou non le portefeuille de l’instruction publique. Les députés se pressent dans l’hémicycle. M. Sauzet agite en vain sa sonnette ; un groupe bruyant s’est formé vers la gauche. On voit des figures indignées ; un député de l’opposition parle au milieu du groupe, et jette des regards furieux vers le centre et vers le banc des ministres. De quoi s’agit-il ? On parle sans doute de corruption politique ! On parle de ces conversions subites, inattendues, qui ont prouvé dans ces derniers temps la fragilité de certaines consciences et la puissance des argumens extrà-parlementaires. Mais voici M. Léon de Maleville à la tribune. Tous les députés reprennent leurs places. Le banc des interrupteurs ministériels est au complet. L’amendement de M. de Maleville déclare que l’indemnité n’était pas due, et que le ministère, dans l’arrangement conclu sur Taïti, n’a pas tenu un compte suffisant des règles de réciprocité et de justice. M. de Maleville a développé son amendement avec une précision énergique. M. de Peyramont lui succède ; puis vient M. Barrot, dont le discours, accueilli avec transport, excite sur tous les bancs de la chambre une émotion patriotique bien dangereuse pour le cabinet. M. Guizot, dans ce moment suprême, rassemble toutes les forces de son éloquence ; mais que peut-il contre cette objection toujours retentissante ? « Vous avez dit que M. Pritchard voulait détruire notre établissement : il a fait massacrer nos soldats, et vous, à la face de l’Europe, à la face du monde, vous donnez une indemnité à M. Pritchard ! » On attendait depuis long-temps un discours de M. Dufaure ; enfin, M. Dufaure a parlé. Il a montré, comme toujours, les ressources de sa dialectique puissante ; il a sa part dans les deux votes des 25 et 27 janvier.

On connaît ces deux votes. Le premier jour, dans une agitation inexprimable, la chambre procède au vote par assis et levé. La première épreuve est déclarée douteuse ; une seconde a lieu. M. Lacrosse, l’un des secrétaires, déclare que l’amendement a la majorité. Ses trois collègues sont d’un avis contraire. Le président proclame le rejet de l’amendement et disparaît sans avoir mis le paragraphe aux voix. La chambre se sépare au milieu d’un orage de récriminations et de clameurs violentes. On dresse des listes, qui semblent prouver l’erreur du bureau. Le second jour, M. Billault adjure la chambre de repousser publiquement le paragraphe. Le parti ministériel demande le scrutin secret, et alors, sur 418 députés, le ministère obtient une majorité absolue de trois voix. Dix-sept conservateurs, qui se sont abstenus par des raisons d’opposition sur la question de Taïti, constituent le ministère en état de minorité. Aussitôt, le débat cesse. Il n’y a plus de ministère devant la chambre. Les amendemens annoncés sont retirés, et le projet d’adresse est voté par 216 voix, trois de plus que la majorité sur le paragraphe de Taïti.

À cette nouvelle, chacun a dû croire que le ministère allait remettre ses portefeuilles au roi. Ainsi le voulaient les règles constitutionnelles. Le ministère en a eu d’abord la pensée. S’il eût suivi le conseil de ses amis, il se serait retiré dès le soir même. Des partisans dévoués de M. Guizot lui disaient : L’heure de la retraite a sonné pour vous ; profitez-en, vous devez vous réserver dans l’intérêt de votre cause. Aujourd’hui, avec une majorité apparente, mais légale, votre retraite serait honorable ; demain elle serait forcée. Cet avis sage n’a pas prévalu. Deux résolutions se sont trouvées en présence dans le conseil, et la résolution téméraire l’a emporté.

Le cabinet reste donc. Quelles sont ses raisons pour rester ? Les voici. Il prétend d’abord n’avoir échoué que sur une question secondaire. À ses yeux, l’affaire Pritchard n’est qu’un incident : ce n’est pas une grande question politique. Le ministère oublie qu’il a posé plusieurs fois sa fortune sur cet incident. M. Guizot, M. Duchatel, M. Dumon, ont fait de l’indemnité Pritchard une question de cabinet. Quant à savoir si l’affaire Pritchard est ou n’est pas une affaire sérieuse, une grande question politique, le ministère peut regarder, écouter autour de lui. Il verra que l’affaire Pritchard n’est pas un rêve, ou du moins qu’elle n’est un rêve que pour lui.

Le ministère déclare qu’il a la majorité. Soit. Il a trois voix de majorité absolue ; est-ce là ce qu’il appelle une majorité de gouvernement ? Qu’on se souvienne de ce que M. Guizot et M. Duchatel disaient en 1839 à M. Molé, réduit comme eux à une majorité relative de huit voix ? Ils lui disaient que les règles constitutionnelles lui faisaient un devoir de se retirer, ou de dissoudre la chambre. À la vérité, M. le comte Molé n’avait pas besoin de cette leçon. Aussitôt après le vote, il avait donné sa démission, et il ne l’a reprise que pour dissoudre la chambre.

Le ministère nous dit maintenant qu’une majorité de trois voix lui suffit. Cependant que disait-il pendant tout le cours de la discussion ? Rappelez-vous les paroles superbes de M. Guizot : « Il nous faut un concours net et ferme des grands pouvoirs de l’état. Nous ne souffrirons pas que notre politique soit défigurée, énervée, abaissée entre nos mains ! » Trois voix de majorité pour la petite politique, ce serait assez peut-être ; mais pour la grande politique, trois voix ! c’est bien peu. Comment M. Guizot peut-il s’en contenter ?

Le ministère veut rester, parce que, dit-il, il est le seul possible. À la bonne heure, voilà une opinion nettement exprimée ; mais sur quoi repose-t-elle ? M. Thiers, dit-on, est impossible ; il n’a pas la majorité. Quant à M. Molé, il aurait peut-être la majorité, s’il consentait à demander l’appui de M. Barrot ; mais il ne le fera pas, par conséquent il est impossible. A-t-on jamais vu pareilles prétentions ? Et ce parti conservateur, qui tour à tour a soutenu M. Périer, M. Thiers, M. Molé et vous, qu’en faites-vous donc ? Vous le confisquez ! vous en faites votre propriété ! Ce grand parti, si respectable jusque dans ses erreurs, vous le traînez à votre suite ; vous dites à M. Thiers qu’il ne l’aura jamais ! vous dites à M. Molé que, s’il vient au pouvoir, vous tournerez ce parti contre lui ! Depuis quand donc vous a-t-on remis cette dictature ?

Il est vrai que les conservateurs ministériels ont tenu le 19 janvier une réunion, et que, sur la proposition de M. Hartmann, une députation a été adressée au président du conseil pour demander au cabinet de conserver la direction des affaires. Voilà l’investiture parlementaire du cabinet. Cette réunion a-t-elle la majorité dans les chambres ? Nous ne le pensons pas. Quoi qu’il en soit, voilà une force qui appuie le cabinet. Mais que la réunion Hartmann y prenne garde ; le cabinet l’entraînera plus loin qu’elle ne veut. Quand le pouvoir s’appuie sur une majorité de trois voix, sa seule ressource, pour conserver une pareille majorité, est de la passionner, de l’exalter. C’est ce que fait déjà le ministère aujourd’hui. Voyez ses journaux ; ils font une polémique des plus violentes. Organes du pouvoir, ils dépassent en fureurs tous les organes de l’opposition. Ils devraient éteindre le feu, et ce sont eux qui l’allument. Tout cela est fait pour agir sur la phalange ministérielle, pour que personne ne s’échappe de ses rangs, pour que la peur tienne lieu de courage et de fidélité. Nous avons déjà vu ce système à l’œuvre il y a plusieurs années. Cela s’appelait autrefois l’intimidation. On a deux moyens aujourd’hui d’intimider le parti ministériel. D’un côté, on lui fait peur de l’Angleterre, et, de l’autre, on lui fait peur de M. Thiers. Cela s’appelle gouverner. Voilà comme on s’applique à se justifier du grave reproche de suivre toujours et partout une politique à outrance ! Il y a des hommes qui exagèrent tout, l’opposition comme le pouvoir. Nous avons eu les ultrà de la restauration ; nous aurons les ultrà de la révolution de juillet.

Vous ne persuaderez à personne qu’une combinaison intermédiaire qui s’appuierait sur les deux centres soit en ce moment une chose impossible. Vous ne persuaderez à personne que la situation soit plus difficile pour une combinaison de cette nature que pour le cabinet actuel. Les fautes qu’il a commises sont jugées ; sur les questions pendantes, aucun engagement n’a été pris, aucun principe nouveau n’a été mis en avant, aucune réforme n’a été demandée. Un accord indépendant a régné entre des esprits droits, sincères, par suite d’une opinion commune sur des questions de conduite, où il s’est agi surtout d’apprécier des faits. Où sont donc les difficultés sérieuses qui entraveraient la formation d’un nouveau cabinet ? Nous ne voyons pas ces impossibilités que les amis de M. Guizot découvrent si habilement ; mais nous connaissons une chose impossible, c’est de continuer le système suivi depuis quatre ans par le cabinet dans les affaires diplomatiques. Que dit le ministère de cette impossibilité, et qu’en pense la réunion Hartmann ?

La situation est grave. Il y a en ce moment dans la région politique des symptômes qui doivent, nous ne disons pas alarmer les esprits, mais fixer sérieusement leur attention. Depuis un mois seulement, que d’avertissemens ont été donnés et n’ont pas été entendus ! En ouvrant la session, le ministère se croyait sûr de la majorité : or, le discours du trône est accueilli froidement par les chambres ; M. Dufaure est nommé vice-président ; M. Billault manque son élection de quatre voix, et peu s’en faut que sa candidature ne devienne une question de cabinet. La discussion commence ; M. Molé se met à la tête de l’opposition conservatrice ; M. de Montalivet, dans une mesure que chacun peut apprécier, exprime son dissentiment politique. Chose remarquable ! le scrutin de la chambre des pairs donne 39 boules noires contre l’adresse. Arrive la discussion de la chambre des députés ; un conservateur, M. de Carné, présente un amendement contre la conduite générale du cabinet dans les questions extérieures, et 200 voix votent l’amendement. Les 200 voix se prononcent également contre le traité de Tanger. Enfin, sur la question de Taïti, la minorité, en y comptant les abstenans, devient majorité. La base du ministère s’écroule ; mais le ministère reste. L’opinion parle, elle n’est pas entendue. Il y a un terrain large où l’on pourrait asseoir solidement une administration nouvelle, mais on aime mieux se cramponner sur un sol étroit et qui tremble. À une majorité étendue, on préfère une majorité douteuse qu’il faut enchaîner par la violence. On pourrait arborer un drapeau de conciliation, on devient exclusif. Il y a un nom qui est une des gloires de la majorité conservatrice, c’est M. Molé ; on le frappe d’ostracisme. Il y a un homme d’état qui vient de prononcer sur l’alliance anglaise des paroles pleines de sagesse, d’un grand prix dans sa bouche : c’est M. Thiers ; on le traite de tribun. M. Billault est une espérance pour le parti conservateur, les journaux ministériels en font un Robespierre. Où le parti ministériel veut-il donc en venir ?

Nous ne voulons rien dissimuler. Toutes les fois qu’une situation ne se dénoue pas par les moyens que donne la pratique régulière de nos institutions, toutes les fois qu’un parti ou un ministère pousse les choses à l’extrême, tout le monde est jeté hors de ses voies naturelles, et le hasard s’empare du gouvernement. Le ministère, dit-on, voulait se retirer ; c’était un bon instinct, c’était même pour les hommes qui en font la force un bon calcul. Le parti ministériel s’y est opposé, et le ministère a cédé, sans trop de répugnance peut-être, à cette contrainte ; mais cette résolution a tendu aussitôt tous les ressorts du gouvernement, l’agitation a partout commencé, et aujourd’hui, pour avoir voulu éviter à tout prix une crise ministérielle, on est en face d’une crise électorale. Tel est l’état des choses. Cette crise, le ministère espère qu’il en sortira à son honneur. Nous sommes convaincus du contraire.

Nous en sommes même tellement convaincus, que nous sommes loin de nous en réjouir. En effet, c’est un grand mal, disait M. Guizot en 1839, quand les hommes qui soutiennent habituellement le pouvoir, et qui sont le parti de l’ordre et du repos, perdent dans le pays une partie de leur force et de leur ascendant, quand ils s’affaiblissent avec le pouvoir même qu’ils veulent soutenir, et qui les écrase sous ses ruines. Aujourd’hui, pour la première fois depuis quinze ans, le parti conservateur s’attache à la fortune de quelques hommes. Il s’incorpore imprudemment dans le ministère actuel. Nous craignons qu’en agissant ainsi, il ne se perde sans sauver le ministère.

Voyez en effet comme tout s’enchaîne avec une fatalité effrayante. Peut-être, en demandant au ministère de rester aux affaires, le parti conservateur voulait-il éloigner la dissolution, pensant bien que toutes les dissolutions qui se font en temps de passion lui sont funestes et dangereuses. Ces dissolutions-là, en effet, profitent toujours aux partis ardens, il ne faut pas se le dissimuler. Eh bien ! voilà que par l’effet même de la résolution prise par le parti ministériel, le ministère est forcé lui-même de faire les élections ; la dissolution devient inévitable, car le ministère sait bien qu’il lui est impossible de reparaître devant la chambre l’année prochaine, si la chambre est encore partagée en deux moitiés égales, comme elle l’est aujourd’hui. Nous n’avons donc pas tort de dire que dès ce moment les choses sont livrées au hasard. Quel que soit l’art avec lequel M. le ministre de l’intérieur puisse se flatter de corriger le hasard, nous ne pensons pas que le parti conservateur ait de grandes chances dans ce jeu du sort, et c’est là ce qui nous afflige.

Nous nous inquiétons d’abord de l’attitude violente et brusque que le parti ministériel a prise ou que le gouvernement a fait prendre, parce que nous croyons que cette attitude est contraire à son caractère et à ses intérêts. Occupons-nous maintenant de la conduite que doivent tenir les conservateurs dissidens. Nous savons bien qu’on s’efforce de les pousser à l’opposition pure et simple ; ils se sont séparés sur un point de la politique étrangère, mais les zelanti du parti ministériel n’admettent pas la moindre hétérodoxie : il faut penser, dire et faire tout ce que pense et fait le cabinet ; sans cela, vous êtes excommunié. Nous croyons cependant que les conservateurs dissidens ne doivent pas prendre au mot les anathèmes de l’église ministérielle. Ils ne doivent ni s’en irriter ni s’en affliger ; qu’ils restent sur le terrain où ils se sont placés ; qu’ils n’aillent pas au-delà ; qu’ils ne reculent pas en-deçà. On est conservateur par soi-même, par ses opinions, par ses principes, et non par le brevet qu’il plaît à quelques personnes de donner ou d’ôter. Ce que les conservateurs dissidens pensaient de la politique intérieure, ils le pensent encore : les principes qu’ils avaient, ils les ont encore ; ils n’ont pas voulu voter l’indemnité Pritchard, mais ils ne sont pour cela ni radicaux ni républicains. Qu’ils gardent donc leurs convictions ; qu’ils soient toujours modérés et indépendans, c’est à cette condition qu’ils finiront par éclairer, dans le parti conservateur, tous ceux qui ne sont pas fanatiques par calcul et par préméditation ; ils dissiperont bientôt les préjugés qu’on a soulevés contre eux, et une fermeté persévérante leur réussira mieux, qu’ils nous en croient, qu’un repentir qu’on exploiterait d’abord, quitte à s’en moquer ensuite.

Pourquoi, en terminant, ne dirions-nous pas ici toute notre pensée ? Nous espérons que le rapprochement qui s’est fait entre les conservateurs dissidens et les diverses fractions de l’opposition ne sera pas sans profit. L’opposition a été, dans toute la discussion de l’adresse, d’une modération qui certes n’a pas nui à l’éloquence de ses orateurs. Cette modération, elle la conservera. Quand le parti ministériel se fait violent mal à propos, il est du devoir de l’opposition de se montrer prudente et modérée. Le parti ministériel veut maintenir le cabinet actuel à tout prix ; il entre en plein dans la politique à outrance. Que l’opposition ait au contraire une politique conciliante ; qu’elle continue à réclamer seulement pour la France une juste réciprocité d’égards dans nos rapports avec l’Angleterre. Ce contraste entre un ministère qui risque témérairement le tout pour le tout, et une opposition qui réclame une satisfaction légitime pour l’honneur national, et qui la réclame sans violences et sans emportemens ; ce contraste frappera tous les esprits ; il aidera peut-être à dessiller beaucoup d’yeux dans la chambre, et si la question doit passer du jugement de la chambre au jugement du pays, il avertira la France de quel côté dans ce moment sont les hommes aventureux et exagérés.