Chronique de la quinzaine - 14 août 1837

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Chronique no 128
14 août 1837


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.
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14 août 1837.


Nous avons à signaler les progrès immenses qu’une grande question, la dissolution de la chambre des députés, a faits depuis quelques jours dans les esprits. Ces progrès sont de deux sortes. D’abord il paraît que la dissolution ne rencontre plus d’obstacles en haut lieu ; et puis, soit conviction de la nécessité de cette mesure, soit persuasion que l’opinion qui la demande est près de triompher, la voilà presque universellement adoptée comme un fait accompli. Un journal, qui s’était d’abord déclaré contre la dissolution, s’est décidé enfin à parler dans un sens favorable aux idées bien connues de M. le président du conseil. On en a conclu aussitôt que la dissolution était chose irrévocablement décidée, et il s’est trouvé des gens qui, bien autrement initiés que le ministère lui-même dans ses propres secrets, ont assigné le jour des nouvelles élections et dit au plus juste à quelle heure cette grande mesure avait reçu l’approbation royale dans les jardins du château d’Eu.

Pour nous, qui n’avons pas la prétention d’être aussi avancés, tout ce que nous pouvons dire, c’est que la dissolution est, en effet, à peu près certaine, à moins de grands évènemens au dehors, qui agiteraient vivement l’esprit public et ne permettraient pas à un gouvernement sage de compliquer la crise par des élections générales. Cependant la dissolution n’est pas encore positivement arrêtée ; elle n’a pas même été le sujet de délibérations formelles, et comme il est tacitement convenu que l’on attendra la publication des nouvelles listes, le ministère a encore tout le temps de laisser la position des choses se dessiner plus nettement à l’extérieur.

Il y a donc des réserves faites, des exceptions posées, des obstacles prévus et acceptés d’avance comme empêchemens absolus. Mais, sauf ces éventualités, la question peut-elle devenir une question de cabinet ? En d’autres termes, les partisans de la dissolution au sein du conseil sont-ils trop convaincus de son opportunité, ou se croient-ils trop engagés par leur opinion pour ne pas abandonner les affaires si la dissolution n’avait pas lieu ? Voilà peut-être une question bien indiscrète, et cependant on se la fait de tous côtés dans le public. Sans doute, il est fort difficile de prévoir tous les évènemens qui peuvent, en matière aussi grave, affecter d’un jour à l’autre la résolution la mieux établie. Mais on assure, pour répondre à notre question de tout à l’heure, que, la situation restant la même au dedans et au dehors, la conviction de M. Molé sur la nécessité de dissoudre irait jusqu’à lui faire un devoir de se retirer, si on ne lui accordait pas la dissolution. C’est en effet chez lui plus qu’une opinion décidée ; c’est une conviction profonde que chaque jour affermit et qui tient à des motifs politiques de la plus haute portée.

Les journaux doctrinaires se sont emparés d’un mot que M. Molé a prononcé à la tribune et dont il a fort bien défini le sens, pour lui reprocher de n’avoir pas de système et d’avoir érigé en théorie politique l’ignorance du but auquel devait tendre son ministère. Leur aigre polémique s’est long-temps nourrie de cette accusation qu’ils ont répétée sous toutes les formes. Cependant ils auraient pu voir, en y regardant de près et en interrogeant le passé, que si M. Molé n’affichait pas un système inflexible à prendre ou à laisser, il avait au moins, sur un grand nombre de questions particulières, une volonté ferme, très arrêtée, et qu’on ne parvenait pas aisément à décourager. Or, il nous semble que de ces actes isolés, fruits de cette volonté dont nous parlons, il résulte un ensemble de politique, qu’on pourrait bien aussi appeler un système. Et, si nous ne nous trompons, ce système consiste à rapprocher, autant que possible, le moment où sera effacée la dernière trace des divisions et des troubles que la révolution de juillet a laissés après elle. L’amnistie n’est pas autre chose, l’amnistie n’avait pas d’autre but. Et aujourd’hui quel est l’homme qui ose s’élever contre l’amnistie ? Quel est l’homme qui ose mettre en doute l’étendue et la nature bienfaisante de ses résultats ? C’est encore la même pensée qui a suggéré la réouverture de Saint-Germain-l’Auxerrois, et la restitution de cette église au culte catholique. Si le peuple n’oubliait pas, lui aussi, comme les gouvernemens doivent oublier, il serait venu renouveler à Saint-Germain-l’Auxerrois les déplorables scènes du mois de février 1831. Mais le peuple oublie et pardonne, et c’est pourquoi le culte catholique est rentré si paisiblement en possession de son église. Des nominations importantes viennent d’avoir lieu. Eh bien ! quelques-unes ont eu ce caractère d’oubli, de réparation, de paix, que les circonstances justifient, disons plus, qu’elles commandent. La dissolution se rattache aux mêmes principes, aux mêmes espérances, en un mot, au système de M. le président du conseil.

Évidemment, la chambre actuelle des députés, élue sous l’influence d’une situation différente et des hommes de cette situation, ne répond pas à la situation nouvelle que l’amnistie, le désarmement des partis, ont faite depuis quelque temps à la France. Elle est, par tous ses antécédens, fortement engagée dans une politique de résistance et de lutte dont les souvenirs font encore obstacle à bien des rapprochemens. Elle a vu tomber devant elle, presque au gré du hasard, plusieurs ministères qui avaient eu sa confiance, qui ne l’avaient pas perdue au moment même où elle les laissait tomber, et que cependant elle ne savait pas soutenir. Ces tiraillemens, qui l’humiliaient à ses propres yeux, lui ont fait tort dans l’opinion, quoique l’opinion fût trop juste pour l’en accuser seule ; mais elle en avait sa grande part. Nous ne parlerons pas des contradictions où elle est bien souvent tombée sur des questions importantes, dont chaque ministère lui a fait adopter une solution contraire. Nous savons bien à quoi cela tenait, comment tout cela s’explique, souvent même d’une manière honorable. Mais il n’en est pas moins vrai qu’on doit désirer à l’avenir, dans l’application du système représentatif, plus de netteté, de vérité, d’esprit de suite, si on ne veut pas le rendre méprisable aux yeux de la nation. Or, c’est surtout quand on peut croire les choses ramenées à leur état normal, qu’il faut demander aussi aux institutions toute la régularité, toute la stabilité, toute la puissance morale dont elles sont susceptibles. Voilà pourquoi la dissolution est une mesure si politique, si clairement dictée par toutes les données du présent et par tous les besoins de l’avenir.

Mais ce serait trop peu de ces motifs, s’il y avait danger à remuer en ce moment le pays par des élections générales. Loin de là, jamais plus de calme dans les esprits, jamais moins de passions haineuses et violentes, d’espérances subversives ; jamais, pour tout dire, un acquiescement plus général à l’ordre établi, n’ont offert plus de chances en faveur d’élections sincères, honnêtes, libéralement conservatrices et sagement progressives. Eh quoi ! pour une année de statu quo, on s’exposerait à perdre l’occasion de se donner pour quatre ou cinq ans une force renouvelée et accrue, une chambre qui serait nommée sous l’empire des circonstances heureuses où nous nous trouvons ! Si l’on nous prouvait que ces circonstances se retrouveraient en 1838 exactement aussi favorables, peut-être alors hésiterions-nous ; et cependant les motifs qui conseillent la dissolution, n’en auraient pas moins conservé toute leur puissance. Aussi l’importance que M. Molé attache à cette mesure, l’initiative qu’il en a prise, la responsabilité qu’il en réclame tout entière, n’ont-elles rien qui nous étonne. Nous y reconnaissons la rectitude de jugement, la décision tranquille, froide, peu bruyante, qui ont signalé sa présidence depuis le 15 avril, et qui ont forcé ses adversaires mêmes à lui rendre une tardive justice.

Au reste, si au seul mot de dissolution, il y a eu chaude alarme sous une certaine bannière, qui réunit cependant des hommes de courage et de talent, mais de courage et de talent mal employés, cette alarme est-elle bien fondée ? Nous ne pensons pas que le ministère demande autant d’exclusions que certains bancs de la chambre le croient. La pensée du cabinet ne nous paraît pas bien difficile à pénétrer ; selon lui, la chambre nouvelle, n’eût-elle que peu d’hommes de plus et peu d’hommes de moins, n’aura plus les engagemens de personnes et de choses qui ont été la source de tant d’embarras, et menaceraient de tant d’autres pour la session prochaine, si la dissolution n’avait pas lieu. Ce que veut le ministère, sans doute, c’est que les deux centres se fortifient aux dépens des extrémités, décidé qu’il est à s’appuyer également sur l’un et sur l’autre, et à chercher dans leur étroite alliance une base plus large pour le pouvoir, que M. Guizot voulait établir exclusivement sur le centre droit. Qu’une avant-garde de la France nouvelle arrive aussi dans cette chambre ! elle y sera la bien-venue. Le mouvement de ses idées, l’ardeur de son esprit, ses illusions généreuses n’effraieront pas. La pratique des affaires, au milieu d’une situation calme et prospère, aura bientôt ralenti ce mouvement, attiédi cette ardeur, éclairé ces convictions trop promptes, et ce qui en restera, ce sera le progrès naturel et raisonnable, auquel personne en France n’oserait avouer qu’il veut fermer la porte.

Quant aux doctrinaires les plus âpres et les plus ardens, quant à ceux qui ont à se reprocher d’avoir perdu leur propre cause par la violence de leurs actes et la rudesse de leurs paroles ; ceux-là, on saluera leur talent quand il se présentera dans la chambre, mais le système actuel se croit assez fort, et il sera, il faut l’espérer, assez bien appuyé, pour n’avoir pas à craindre de succomber dans la lutte. Le journal officiel de ce parti, rédigé aujourd’hui par les doctrinaires les plus éminens, montre suffisamment quel progrès fait l’association doctrinaire dans la voie rétrograde où elle s’est jetée. On y trouve chaque jour maintenant quelques-unes de ces imprudentes provocations que certaines feuilles royalistes jetaient en défi au pays, dans les derniers mois du règne de Charles X. Il y a quelques années, au milieu de l’effervescence née de la révolution de juillet, les doctrinaires, plus heureux, plus habiles et mieux conseillés, ne s’engageaient jamais de leur plein gré dans ces discussions téméraires. Alors ils n’eussent pas d’eux-mêmes, et sans raison, comme vient de le faire leur journal officiel, soulevé, en pleine paix, la question de la souveraineté du peuple, comme vient de le faire, en plusieurs longs articles, leur organe avoué. À quoi bon combattre ce fantôme absent, qui, au dire même de M. Guizot, doit sommeiller pendant des siècles jusqu’à ce que quelque grande catastrophe le réveille ? Autrefois, M. Guizot et ses amis répondaient par ces sages paroles à ceux qui invoquaient cette terrible apparition ; aujourd’hui ils semblent l’exciter quand elle dort, l’évoquer quand elle est absente, comme pour chercher à plaisir une question irritante au milieu du repos de l’intervalle des sessions, comme pour s’entretenir à la guerre civile, et nourrir une bile qui ne sait où se répandre en ce moment ? — On ne peut gouverner avec la souveraineté du peuple ! Voilà le texte sur lequel s’exercent les doctrinaires aujourd’hui. Mais un mot de réponse suffirait, et vous-mêmes, en de meilleurs temps, vous l’avez dit, ce mot plein de sagesse : on ne gouverne pas en effet avec le principe de la souveraineté absolue d’une nation. Quand cette souveraineté a disposé d’un trône vacant, le fait est accompli ; c’est le contrat nouveau qui gouverne, et non le principe de souveraineté qui a créé ce contrat entre le souverain et la nation.

On ne sait que penser d’esprits éminens, d’ailleurs, qui perdent ainsi leur terrain et jettent chaque jour à terre, dans leur marche, une partie du bagage d’expérience, de raison et de sagesse, qu’ils avaient amassé pendant de longues années ! Ces indices sont faciles à comprendre. Le parti doctrinaire revient évidemment à son point de départ. En peu d’années, de mois peut-être, selon les évènemens, il sera de retour au lieu de son origine. Royalistes violens, imbus de tous les principes de la restauration, leur sortie du pouvoir et les difficultés qu’ils éprouvèrent pour y rentrer, jetèrent les doctrinaires dans les rangs de l’opposition libérale. Sans eux, une révolution légale n’eut pas été possible. Ils contribuèrent de toute leur activité à faire dominer l’extrême gauche dans les élections, et de cette alliance sortirent les 221 et la révolution de 1830. Ne dirait-on pas qu’un dépit pareil ramène aujourd’hui des circonstances analogues, et que ce parti, de plus en plus séparé de la gauche modérée, tend à retourner à la droite, d’où sortira peut-être, après d’inutiles efforts pour reprendre les affaires, une alliance ouverte avec le parti légitimiste ? Mais là s’arrêtera l’analogie. Le pouvoir profitera mieux de l’expérience du passé que n’ont fait les doctrinaires, et sa fermeté patiente, qu’ils traitent de faiblesse, leur opposera de sérieux obstacles quand il en sera temps. Le gouvernement se sent même assez fort pour voir sans inquiétude les soins que se donnent les doctrinaires pour les prochaines élections, et les petites intrigues qu’ils préparent dans certaines localités. Nous aurons soin de les signaler, quand il y aura lieu.

Nous croyons savoir que l’espèce de congrès qui s’est tenu à Tœplitz, entre M. de Werther, M. de Metternich, le prince Paskewitch et M. de Tatischeff, s’est séparé comme d’ordinaire, sans avoir rien conclu. Nous disons congrès, par habitude, car en vérité ce n’en était pas un, et cette réunion d’hommes d’état ne prétendait pas à ce caractère officiel. Ç’a été plutôt une causerie politique, dont les circonstances du moment présent et les éventualités de l’avenir ont fait les frais. On y a parlé Hanovre, don Carlos, élections anglaises, mariage de M. le duc d’Orléans, revue de Wosnesensk, mais de tout cela, simplement en observateurs bien informés et presque avec désintéressement. Ah ! si l’on y avait appris, entre deux verres d’eau, que don Carlos avait battu l’armée de la reine, ou qu’il marchait sur Madrid, la conversation aurait pris tout de suite une autre tournure. Les impatiens auraient voulu le reconnaître au plus vite ; de plus sages auraient encore voulu voir, auraient demandé quelque délai, auraient désiré de plus amples informations, et peut-être se serait-on séparé sans avoir rien décidé, mécontens les uns des autres, ce qui est arrivé bien souvent depuis quelques années, malgré toute cette camaraderie de revues et de bains de Bohême.

Car après tout, les liens qui ont si long-temps uni les trois grandes puissances de l’Europe orientale, sont aujourd’hui très relâchés. La Russie ne sait plus à quoi s’en tenir sur le compte de la Prusse, et c’est à peine si elle est contente de l’Autriche. L’empereur Nicolas est fort inquiet, dit-on, de l’attitude actuelle du cabinet de Berlin, qui s’est laissé entraîner, presque à son insu, au sentiment de répulsion que les manœuvres du camp de Kalish n’ont fait que trop éclater dans l’armée prussienne contre l’armée russe. Les deux cabinets se font maintenant une petite guerre sourde, à coups de tarifs de douanes ; la cour de Prusse donne la princesse de Mecklembourg en mariage à l’héritier présomptif du trône de France ; et elle écarte poliment toutes les insinuations de la Russie pour renouveler sur le sol allemand la prétendue fraternisation des deux armées. On voit bien que la sainte-alliance n’existe plus, et qu’elle est devenue un mot historique sans application et sans valeur. M. de Metternich lui-même paraît de temps en temps un peu froid avec la Russie. L’extension de cette puissance du côté du Danube le gêne, et, quel que soit son optimisme, il se prend à lui trouver les bras bien longs ; car elle est partout autour de lui, au nord, au midi, à l’embouchure de son grand fleuve, et on peut être sûr que les pires nouvelles de Circassie sont pour lui les meilleures.

Eh bien ! il en a encore pour long-temps ; les affaires des Russes n’avancent guère sur la côte orientale de la mer Noire, et tout ce que les journaux anglais en ont publié est plutôt en-deçà qu’au-delà de la vérité. Depuis Anapa jusqu’à la forteresse de Gagra, qui sépare la Circassie proprement dite de l’Abasie, les Russes n’ont encore réussi qu’à établir un certain nombre de petits forts, dont les garnisons, à cinq ou six lieues de distance, ne peuvent communiquer entre elles, ne reçoivent d’approvisionnemens et de secours que par la mer, et sont continuellement attaquées, de nuit et de jour, par des milliers de Tscherkesses. Ces braves montagnards, sans canons et quelquefois sans fusils, se jettent sur les retranchemens des Russes comme des lions sur les barreaux de leur cage, détruisent ce qu’ils peuvent, enlèvent à un quart de lieue tout officier, tout soldat qui se hasarde à sortir, en tuent sur les remparts, et forcent à faire chaque fois de véritables expéditions pour renouveler la provision d’eau et de fourrage. Si ces faits n’étaient pas attestés par des témoins oculaires d’une bonne foi et d’une impartialité incontestables, on se refuserait à les croire, et cependant rien de plus vrai. Les Circassiens savent en outre que l’Europe a les yeux fixés sur eux ; des Anglais pénètrent dans leurs montagnes, et, chose étrange, leur lisent le Portfolio. L’année dernière, au mois d’août, le comte de Woronzow, gouverneur de la Russie méridionale, en a trouvé des exemplaires dans la forteresse d’Anapa, où quelques Circassiens de l’intérieur les avaient apportés pendant une trêve, disant que les Anglais répandaient cette publication dans leur pays, leur en faisaient connaître le but, et les encourageaient à se défendre. Aussi se défendent-ils. Les Russes ne gagnent un pouce de terrain qu’au prix des plus grands efforts ; les tribus dépossédées sont accueillies par les autres, qui leur bâtissent de nouvelles demeures et leur remplacent les troupeaux enlevés. Un seul prince de la côte s’était déclaré en faveur des Russes ; il a été contraint de renoncer à leur alliance par des menaces terribles dont il savait bien qu’il n’aurait pas long-temps attendu l’effet. Voilà, pour le moment, où en sont les Russes, et il paraît que tout récemment la prise de possession d’un point du littoral leur a coûté une sanglante bataille. Triompheront-ils de cette héroïque résistance ? Oui, sans doute, à la longue, par une guerre d’extermination, et si l’empereur Nicolas ne calcule ni le sang, ni les trésors qu’il faudra enfouir dans ces montagnes, pour être maître de toute l’étendue de pays qui sépare la mer Caspienne de la mer Noire.

C’est pourquoi nous ne comprenons pas que ce prince, avec de si grands desseins et une si rude tâche au midi et au sud-est de son empire, attache tant d’importance à éblouir l’Europe occidentale par ses fastueuses revues. Et néanmoins voilà ce qui le préoccupe. Il a fait toute une campagne diplomatique pour avoir à Wosnesensk des représentans de chaque maison régnante d’Allemagne. Mais il n’a réussi qu’imparfaitement. Au lieu de l’empereur d’Autriche, qu’il avait la prétention d’y attirer et d’y écraser sous ce vaste déploiement de sa puissance militaire, ce sera un archiduc, l’archiduc Jean, si je ne me trompe. Un prince de Prusse et un prince de Wurtemberg y assisteront aussi ; mais la famille royale de Bavière n’y sera pas représentée. Il y a, ce semble, dans tout ce spectacle offert à l’Europe et si pompeusement annoncé, moins de véritable grandeur que de vanité inquiète, et on est embarrassé de concilier cette prétention d’agir sur l’Occident par de tels moyens, avec la tendance, qui se manifeste aussi quelquefois et revient plus vive à chaque mécompte, de s’en séparer absolument, de s’en passer sous tous les rapports, de n’être que russe, asiatique et oriental. Le fait est que ces deux tendances contradictoires se balancent encore dans l’esprit de l’empereur Nicolas et dans son gouvernement ; que chacune l’emporte à son tour, quand l’autre a été malheureuse, et que néanmoins, pour assurer la grandeur de la Russie, il faudrait les harmoniser avec intelligence, en se dégageant des passions et des faiblesses qui obscurcissent trop souvent la haute raison du souverain.

Et qu’a-t-on dit du roi de Hanovre dans ces causeries de Tœplitz ? A-t-on approuvé ou blâmé son coup d’état ? S’est-on promis de le soutenir au besoin contre son peuple ? s’est-on entendu sur ce qu’il y aurait à faire, si la diète de la confédération germanique était saisie de la question, à titre de garante des constitutions allemandes ? L’ex-duc de Cumberland a si mauvaise réputation comme homme en Europe, que ses actes comme souverain, quand même ils flatteraient certaines passions, doivent y rencontrer fort peu de sympathie. Aussi l’a-t-on blâmé tout d’abord de cette mesure violente et dangereuse. Il est certain, d’ailleurs, qu’on ne l’a pas conseillée. Elle porte le cachet de son caractère, et il en a toute la responsabilité aux yeux de l’Allemagne. Mais si le Hanovre se résignait tranquillement, si quelque transaction, plus ou moins constitutionnelle, rendait à l’aristocratie toutes ses prérogatives, on n’en serait pas fâché à Berlin et à Vienne. Ce serait d’un bon exemple, et cet acte de casse-cou politique serait légitimé par le succès. Cependant, qu’on y prenne garde : la résignation du Hanovre ne prouverait rien, et l’expérience serait à refaire ailleurs pour être concluante ; car il ne faut pas se faire illusion sur l’état des choses et de l’opinion en ce pays. Il est vrai de dire que la constitution de 1833 n’y avait pas jeté de profondes racines, que l’aristocratie, encore très puissante, ne l’avait subie qu’à regret, que la bourgeoisie n’est pas fortement organisée, que le peuple à peine sorti des liens féodaux, que les paysans à peine émancipés n’y prennent aucun intérêt, et par-dessus tout, que la masse entière de la population, sans distinction de classes, est trop contente d’avoir son roi à elle, son souverain résidant au milieu d’elle, son gouvernement tout-à-fait national, pour ne pas beaucoup pardonner à ce roi et à ce gouvernement. Le duc de Cumberland y a bien compté ; on ne saurait en douter. Son plan était arrêté d’avance ; il avait répété son rôle, et l’a joué, en effet, avec une assurance, un aplomb, une fidélité, qui attestent de consciencieuses études. À peine arrivé dans sa capitale, ses premières caresses ont été pour l’armée ; il a réuni autour de lui tous les officiers et généraux qui se trouvaient à Hanovre, leur a prouvé qu’il connaissait leurs services, leurs désirs, leurs intérêts, leur a promis de s’en occuper, et les a laissés fort contens de leur nouveau monarque. L’armée craignait ses prédilections pour un officier-général qu’elle n’aime pas et ses préventions contre le comte d’Alten, son héros, son chef, sa plus grande illustration. Mais le roi a su ménager ses sentimens, et il a fait à M. d’Alten l’accueil le plus flatteur. M. d’Alten, qui avait pris part aux travaux de la constitution de 1833, désapprouve certainement le décret royal du 5 juillet ; mais ni lui, ni ses anciens collègues, à l’exception de M. Rose, ne feront une opposition bien dangereuse au nouveau gouvernement. Au reste, toute cette affaire est encore fort obscure. Le roi a nommé une commission pour examiner jusqu’à quel point la constitution de 1833 était obligatoire pour lui, et cette commission, présidée par M. de Scheele, le nouveau ministre, aurait, disent les journaux allemands, adopté le point de vue du décret d’avénement, et suggéré, en outre, les modifications que la loi fondamentale devrait subir. Il ne s’agirait de rien moins que de transporter de la seconde à la première chambre le droit de voter le budget, de transformer les états en assemblée purement consultative, de supprimer la publicité des séances, et, enfin, de rétablir l’ancienne séparation entre les revenus publics et ceux des domaines royaux, dont la réunion avait été l’un des plus grands bienfaits du nouvel ordre de choses. Voilà tout. À ces conditions, l’ex-duc de Cumberland pourrait se résigner à n’être qu’un roi constitutionnel. En attendant, il s’est rendu à Carlsbad, où on lui donnera sans doute le conseil de ne rien brusquer.

Les partisans de don Carlos avaient perdu courage, il y a quelque temps, sur la nouvelle de la défaite de Chiva. Effectivement tout semblait alors présager à l’expédition une fin malheureuse, et on devait croire qu’il ne restait plus au prétendant d’autre ressource que de repasser l’Èbre, tant bien que mal. Ses pertes en hommes et en chevaux depuis qu’il était sorti de la Catalogne avaient été considérables ; la désertion minait son armée ; les généraux de la reine concentraient leurs troupes autour de Cantavieja, dans un rayon si rapproché, qu’une bataille paraissait inévitable, et ils avaient la supériorité du nombre ; enfin on ne concevait pas que 10 ou 12,000 hommes trouvassent long-temps à vivre dans les montagnes stériles et nues où l’expédition était allée se réfugier. Comment la cause constitutionnelle a-t-elle perdu la plus grande partie de ces avantages ? comment trois semaines se sont-elles passées dans la plus complète inaction ? C’est ce que nous ne nous chargeons pas d’expliquer. Mais certainement la situation n’est plus aussi fâcheuse pour les carlistes qu’il y a quinze jours, et voilà qu’une expédition hardie au nord de Madrid force le général Espartero à dégarnir l’espèce de ligne de blocus qu’on avait formée autour des positions occupées par le prétendant.

Nous voulons bien croire que Madrid n’est pas sérieusement menacé ; mais la prise de Ségovie, à 15 ou 16 lieues de cette capitale, est un fait grave. Ségovie est une ville importante, siége de plusieurs grands établissemens militaires, où les carlistes auront trouvé de l’artillerie qui leur manque ; et les forces que le gouvernement de la reine peut envoyer de ce côté ne sont pas assez nombreuses pour les empêcher d’y faire pendant quelque temps ce qu’ils voudront, d’entrer où bon leur semblera, et en définitive de se retirer avec leurs canons et le fruit de leurs exactions. Aussi ne sommes-nous pas étonnés d’apprendre que Madrid ait été mis en état de siége. Ce sont des preuves de force que les gouvernemens ne se refusent jamais la veille même de leur chute, et qui ne la retardent pas d’un instant. Nous croyons néanmoins que le gouvernement espagnol n’en est pas là, mais il aurait bien besoin d’un effort de courage et d’énergie, dont nous ne le jugeons pas capable, ni lui, ni la population, ni les généraux.

Effrayées d’une pareille impuissance, les provinces se regardent comme abandonnées à elles-mêmes et n’espèrent plus leur salut que de leurs propres efforts. La Catalogne en donne l’exemple. Le mot de séparation n’a pas été prononcé, mais les craintes que cette principauté a conçues pour son industrie, sur le bruit vague d’un traité de commerce avec l’Angleterre, ont sourdement fermenté dans les esprits ; et ce danger, la France l’avait annoncé à M. Calatrava dès le mois de décembre dernier. Ce qui se passe maintenant en Catalogne est très remarquable. Les carlistes ont fait depuis un mois des progrès bien menaçans sous la direction d’un chef habile, Urbiztondo, que don Carlos a revêtu du titre de capitaine-général ; et les troupes du baron de Meer, réduites à quelques milliers d’hommes, sont hors d’état de se mesurer avec eux. Dans ces circonstances, il s’est opéré à Barcelonne un mouvement d’opinion moins violent, moins révolutionnaire que les mouvemens antérieurs, mais de la même nature. On a pensé à centraliser, au moyen d’une commission permanente de délégués, les ressources de la principauté tout entière, sans la moindre intervention du gouvernement de Madrid, et ce plan s’exécute. Le succès est douteux, mais cette nouvelle résurrection de l’esprit provincial est à nos yeux un des plus graves symptômes de la désorganisation profonde qui s’étend rapidement sur l’Espagne, et menace la monarchie espagnole d’un démembrement.

À Madrid, on s’occupe à faire des ministres, et ces ministres ne font rien. Il en sera du général Espartero, s’il accepte le ministère de la guerre, comme de son prédécesseur, le comte d’Almodovar, qui avait fidèlement suivi à cet égard l’exemple de son devancier ; et le seul ministre qui se soit donné pour faire quelque chose, M. Mendizabal, vient de rompre une négociation d’emprunt à l’étranger, combinée avec un traité de commerce, qui sous une forme ou sous une autre, tantôt avec celui-ci et tantôt avec celui-là, l’absorbait depuis six grands mois. En dernier lieu, cette négociation se suivait avec un capitaliste espagnol, enrichi des emprunts de Ferdinand VII, dépouillé, par je ne sais quel acte de 1834, du titre que lui avait donné ce prince, et auquel, par un singulier jeu de la fortune, le gouvernement constitutionnel de Madrid venait demander le salut de la révolution espagnole. Il s’agissait d’une somme nominale de 250,000,000 de francs. Tout est rompu, et à cette occasion, nous n’avons pas été peu étonnés de voir un journal, dont M. Mendizabal avait long-temps possédé toute la faveur, attaquer ce ministre avec la plus grande violence. Ainsi, voilà le dernier prestige de ce grand nom financier de M. Mendizabal complètement évanoui, et le ministre au fameux secret, contraint de recourir, pour se procurer quelque argent, au moyen le plus vulgaire du monde, à une nouvelle contribution forcée. Les cortès discutaient, à Madrid, le projet de loi destiné à l’établir, pendant que les carlistes se rendaient maîtres de Ségovie.

Nous ne sommes pas optimistes en ce qui concerne l’Espagne ; mais personne ne l’est, personne n’a droit de l’être. Nous ne nous résignerions pas facilement à voir périr, dans l’impuissance et la honte, un gouvernement dont le triomphe convenait à notre politique et eût renforcé notre situation en Europe. D’ailleurs, tout persuadés que nous soyons que don Carlos ne s’établirait pas tranquillement à Madrid, nous ne pouvons envisager de sang-froid qu’il ressaisisse quelque chance de succès, quand on ne prévoit guère, dans les éventualités d’un prochain avenir, que cet obstacle sérieux à la grande et si politique mesure de la dissolution.

Si la dissolution avait lieu cette année en France, les trois plus grandes assemblées représentatives de l’Europe auraient été intégralement renouvelées dans le cours de la même année. L’Espagne se prépare aux élections d’où ses deux chambres doivent sortir, et l’Angleterre achève celles que la mort du roi Guillaume IV a rendues nécessaires. Celles-ci ne sont pas très heureuses pour le ministère de lord Melbourne ; sans donner la majorité aux tories, elles leur assurent une minorité si formidable dans la chambre des communes, que le cabinet whig est menacé des plus graves embarras et comme frappé d’impuissance. La chambre des lords pourra donc persister dans son opposition à toute mesure ultérieure de réforme, en invoquant la réaction qui se manifeste évidemment dans l’opinion publique, surtout en Angleterre. La conséquence de cette situation devrait être l’avénement d’un ministère intermédiaire entre les tories et la nuance très avancée des whigs qui gouverne aujourd’hui. Mais il n’est pas bien sûr que les élémens d’un pareil ministère existent dans la chambre des communes ou dans le pays. Le parti Stanley s’est absorbé dans celui de sir Robert Peel, et il est réduit à deux ou trois hommes, ce qui forcerait la reine Victoria de rétrograder brusquement jusqu’aux conservateurs. Au reste, c’est un exemple donné par une portion du pays lui-même ; car, entre autres particularités de ces dernières élections, on ne voit pas que les radicaux, qui ont essuyé plusieurs échecs, aient été remplacés par des réformistes modérés. Non : ce sont des tories, de purs tories qu’on a nommés à leur place, et nulle part le ministère n’a osé mettre en concurrence avec ceux des radicaux qui le gênaient le plus, comme M. Roebuck, un whig de sa propre couleur. Aussi les tories sont-ils triomphans, et sir Robert Peel a eu tort de ne pas désavouer plus vivement le roi de Hanovre, car c’est son fameux décret du 5 juillet qui leur enlève la majorité. Ce décret a donné aux réformistes une grande force, et ils en ont usé sans ménagement, comme aussi du nom de la jeune reine, et de l’appui qu’elle accorde à son ministère. Jamais, en France, on ne ferait intervenir le nom du souverain, dans les élections, avec autant d’éclat ; jamais un parti tout entier n’oserait l’identifier aussi complètement avec un cabinet dont les plus simples lois du régime parlementaire pourraient le contraindre à se séparer.

Le corps diplomatique est en ce moment fort incomplet à Paris. MM. d’Appony et de Pahlen sont en congé ; M. de Lowenhielm, ministre de Suède, est à Stockholm, où il refuse, dit-on, le portefeuille des affaires étrangères, laissé vacant par la mort de M. de Wetterstedt. M. de Werther est allé recueillir à Berlin le brillant héritage de M. Ancillon, et son successeur à Paris n’est pas encore arrivé. Mais le choix de ce successeur est fait. C’est M. d’Arnim, qui exerçait en dernier lieu les fonctions de ministre de Prusse à Bruxelles.

M. de Werther, qui n’a laissé à Paris que de bons souvenirs, sait mieux que personne par quelles qualités, par quelle modération de caractère, et par quelle sagesse d’opinion il y avait réussi, ce qu’il faut, en un mot, pour répondre à la parfaite intelligence qui règne entre les deux cours. Il est fort à présumer que le choix de M. d’Arnim n’aura pas été fait à la légère, et que les instructions, non moins que l’esprit du nouvel envoyé, lui traceront une ligne de conduite dont le gouvernement n’ait qu’à se féliciter. Nous n’aurions pas exprimé cette espérance, mêlée d’une ombre de doute, si nous n’avions eu le vague souvenir que M. d’Arnim n’a pas toujours eu à Bruxelles l’attitude que nous désirons lui voir prendre à Paris. Il est vrai qu’un changement de théâtre peut amener un changement de rôle, que l’action du temps modifie chaque jour, en Europe, bien des répugnances, efface bien des préventions, crée de nouveaux intérêts, et avec eux la nécessité de nouveaux rapports. Si M. d’Arnim avait eu besoin d’éprouver cette salutaire action du temps sur les esprits, nous sommes persuadés que le sien n’y aurait pas échappé, et qu’il arrive ici avec son éducation toute faite à cet égard.


— La séance annuelle de l’Académie française, tenue le 9 août, a rassemblé, comme d’ordinaire, une société nombreuse et choisie. Nous concevons cet empressement. S’il nous était permis d’emprunter un mot au vocabulaire théâtral, nous dirions qu’aujourd’hui il y a de l’effet dans les représentations académiques. Les assistans n’y apportent jamais qu’un air de fête : ceux qui tiennent aux lauréats par des liens de famille ou d’affection, naturellement émus, semblent quêter du regard l’émotion et l’enthousiasme. La piquante variété des lectures, un commerce de louanges où chacun trouve son compte, l’hommage rendu à de nobles et touchantes actions, tout enfin, dans ces solennités, détermine un épanouissement auquel on ne saurait résister sans mauvaise grace. Si pourtant, revenu à la froide raison, après les entraînemens de la sensibilité, on se demandait quelle est la fonction présente de l’Académie, quelles peuvent être l’utilité de ses concours et la règle de ses jugemens, la question ainsi posée deviendrait embarrassante. En couronnant les écrits utiles aux mœurs, l’Académie n’a sans doute pas la prétention de prononcer dogmatiquement sur la moralité des compositions qu’on lui adresse : il n’y a pas de mesure absolue pour apprécier la valeur d’une œuvre d’éducation.

On n’en peut juger que par rapport à une doctrine sociale hautement professée. Or, il n’est ni possible, ni tolérable peut-être, qu’un corps comme l’Institut émette une déclaration de principes. Ce serait déplacer le pouvoir en sa faveur, et accorder aux lettrés de profession une véritable dictature. Aujourd’hui d’ailleurs, ce sont moins les intentions louables et les théories qui manquent, que le talent de les rendre persuasives. Selon nous, l’Académie ne saurait rendre un plus grand service que de remettre en honneur les traditions, trop dédaignées, du beau langage, d’exiger, avant tout, la sévérité d’expression et ces nobles formes de style, qui, suivant le mot de Montaigne, tiennent moins au bien dire qu’au bien penser. Distinguer, dans la foule des livres qu’on publie, ceux qui présentent ces marques de puissance, ou bien, dans les années stériles, dénoncer hautement la mauvaise direction des esprits, ce serait être vraiment utile aux mœurs, ou, si l’on veut, à la civilisation dont une langue riche et belle est l’indispensable instrument. Disons ouvertement ce que tout le monde a pensé : les ouvrages couronnés cette année ne se recommandent pas par l’élévation du sentiment littéraire, et l’obligation de faire accepter au public les décisions d’une indolente majorité a dû paraître fort pénible à M. le secrétaire perpétuel.

Heureusement pour l’Académie, M. Villemain possède toutes les ressources d’un talent qu’on n’a jamais songé à contester, et qui ne se dément jamais. Son rapport par lequel la séance fut ouverte, était de nature à disposer favorablement l’auditoire. On a suivi, avec une satisfaction marquée, ce tour d’esprit varié et facile, cette expression qui, suivant les exigences du sujet, prend ou rejette le voile avec une si gracieuse coquetterie. On se plaisait à surprendre l’habile écrivain aux prises avec les difficultés de sa tâche : on voulait savoir par quels artifices de style il trouverait moyen de louer des productions assez ternes, sans chagriner les personnes d’un goût sévère, et sans compromettre l’autorité de son propre sentiment. M. Villemain a très finement annoncé ce qu’on devait attendre de l’ardeur inexpérimentée du jeune poète couronné, M. Évariste Boulay-Paty : ayant à caractériser une pièce injouable, il a fait des vœux pour que l’auteur composât à l’avenir d’autres pièces qui fussent jouées ; enfin, il a rappelé un sourire complaisant de Cuvier pour excuser cette sorte d’adhésion donnée publiquement à la philosophie avortée de M. Azaïs. Ajoutons, pour être justes, qu’en parlant d’un livre qui a du moins pour lui le mérite de l’utilité, l’Essai sur l’état physique et moral des aveugles-nés, par M. Dufau, le rapporteur s’est exprimé de telle façon, qu’on n’a pas songé cette fois à rabattre de ses éloges.

À défaut de mérite littéraire, on justifie étrangement les libéralités académiques. Il faut, dit-on, alimenter la vieillesse épuisée, développer les talens embryonnaires, ou bien compléter la rétribution insuffisante des travaux obscurs. En admettant ce système, on arriverait infailliblement à constituer une sorte d’inviolabilité en faveur de toutes les impuissances. L’Académie aura fort à faire, si elle consent à devenir un bureau de secours. C’est au pouvoir qu’il appartient de soutenir les lettres. Un corps littéraire, digne de sa haute mission, ne doit considérer que l’intérêt de la littérature. Ne serait-il pas temps qu’une plume indépendante appelât l’attention du pouvoir et de la société sur l’organisation présente de l’Académie française, sur l’emploi des revenus dont elle dispose, sur les causes qui retiennent en dehors de ses concours tous les esprits vraiment distingués de l’époque ? Mais nous concevons que la critique recule devant l’accomplissement d’un tel devoir. La vieille fille de Richelieu est elle-même une de ces personnes dont nous venons de parler, et que l’âge a rendues en quelque sorte inviolables. Pour lui dire toute la vérité sans encourir le reproche d’irrévérence, il faudrait posséder le secret des ménagemens habiles, le tact délicat et la transparence d’expression que nous ne nous lassons pas d’admirer chez M. Villemain.