Chronique de la quinzaine - 14 août 1839

La bibliothèque libre.

Chronique no 176
14 août 1839
CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.
Séparateur



14 août 1839.


Une grande incertitude règne sur les affaires d’Orient et sur les déterminations du gouvernement. Les bruits les plus contradictoires ont couru depuis quinze jours ; mais, dans l’état actuel des choses, il n’est pas de nouvelle qui soit entièrement dénuée de vraisemblance, car on peut s’attendre chaque jour à quelque grand évènement. D’après les journaux, de vives dissensions auraient éclaté dans le conseil, au sujet de la conduite à tenir en Orient ; mais ces divisions, si elles ont eu lieu réellement, et on peut le croire, vu les difficultés de la question, ces divisions ont dû cesser depuis peu de jours. Il paraît certain maintenant que les membres du cabinet sont d’accord, et qu’une résolution définitive a été arrêtée dans le conseil. Quant à la nature de cette résolution, le public en est encore réduit aux conjectures, et les conjectures même sont difficiles à faire ; car les dernières nouvelles d’Orient, qu’on dit importantes, ont été tenues secrètes. Elles ne peuvent tarder à être connues par les correspondances ordinaires. On ne parle pas de moins que de la prise de possession du Bosphore et des Dardanelles par les différentes puissances qui se disputent l’influence en Turquie.

Nous voyons cependant, par les dernières nouvelles, que la flotte commandée par l’amiral Stopford se dirigeait au nord, après avoir laissé la flotte française aux Dardanelles. L’escadre de l’amiral Lalande, aux Dardanelles, se compose des vaisseaux de ligne l’Iéna, le Jupiter, l’Hercule, le Triton, le Trident et le Généreux, des corvettes la Favorite et la Brillante, des bricks le Bougainville, la Comète et l’Argus, et du bateau à vapeur le Papin. Trois vaisseaux de ligne le Montebello, le Diadème, le Santi-Petri, et deux corvettes, la Victorieuse et la Belle-Poule, ont dû prendre la mer pour se ranger sous son commandement. Après avoir rallié ses forces, M. le contre amiral Lalande aura un effectif de dix-sept bâtimens, dont neuf vaisseaux de ligne, quatre corvettes, trois bricks et un bateau à vapeur. L’escadre anglaise comptait douze vaisseaux et quelques corvettes. L’armement des vaisseaux l’Alger, le Marengo, et de quelques autres bâtimens, qui se fait en ce moment, portera notre effectif au-dessus de celui des forces anglaises.

La France et l’Angleterre sont donc en mesure de prendre une imposante attitude de protection dans la mer de Marmara, en même temps qu’elles peuvent y pénétrer, même sans le firman que le gouvernement turc ne se croit pas en droit de leur accorder à cet effet, depuis le traité d’Unkiar-Skelessi. Les deux puissances alliées sont aussi maîtresses, en tenant la mer, de s’opposer à l’arrivée de la flotte turco-égyptienne et de Méhémet-Ali à Constantinople, si le pacha méditait ce dessein, comme l’ont annoncé quelques journaux. Sans doute, si le divan a appelé le pacha à Constantinople, il serait assez singulier, et assez peu conforme au droit politique des nations, d’empêcher un vassal de comparaître devant son souverain qui le mande, et de s’opposer à ce qu’il accepte l’autorité que celui-ci voudrait lui confier ; mais tout est singulier, tout sort, en quelque sorte, de la loi commune dans la question d’Orient.

Les journaux anglais se sont montrés très alarmés de la démarche que le divan a faite, dit-on, près de Méhémet-Ali. Un voyage de Méhémet-Ali à Constantinople serait, selon le Morning-Chronicle, une déclaration de guerre aux puissances. Ce serait appeler les Russes à Constantinople, et forcer l’Angleterre, ainsi que la France, à relever le gant. Ce langage, tenu par quelques feuilles anglaises quelquefois officielles, a son importance, et montre de quelles chances, peu faciles à prévoir, dépend aujourd’hui la paix de l’Europe.

L’Angleterre craint évidemment de voir Méhémet-Ali prendre une position trop forte, et la Russie a intérêt à voir le sultan dans une situation embarrassée qui le mette sous sa dépendance. La France seule peut jouer un rôle désintéressé dans les affaires d’Orient. On sait que la France veut la paix ; les grands sacrifices qu’elle a faits pour maintenir l’ordre et la tranquillité en Europe, nous dispensent de toute protestation pacifique. Nous ne pouvons être soupçonnés d’une pensée d’envahissement en Orient. On sait bien que nous ne convoitons pas Constantinople, et, pour l’Égypte, notre politique constante a été de protéger celui qui la gouverne, de l’aider à se maintenir, tout en désapprouvant les projets d’ambition qui pourraient l’entraîner au-delà des limites de son autorité actuelle. On voit tout de suite quelle influence peut exercer une puissance placée dans une situation telle que la nôtre. Dans la conférence de Londres, quand nous plaidions pour la Belgique contre la Hollande, nous parlions, en quelque sorte, dans notre propre cause, et l’Angleterre, qui, vu sa situation géographique, se prétendait plus désintéressée que nous dans la question, exigeait, comme un gage de paix, notre adhésion définitive au traité qui réduisait le territoire de la Belgique. La France se trouve vis-à-vis de l’Angleterre, en Orient, dans la situation où se trouvait l’Angleterre vis-à-vis d’elle, lors des négociations de la conférence. Nous sommes les alliés fidèles de l’Angleterre, mais nous désirons avant tout la paix de l’Europe, et notre devoir est d’exiger de l’Angleterre qu’elle sacrifie à cette paix européenne, si chèrement achetée par nous, les ressentimens qu’elle peut avoir contre le gouvernement égyptien, comme nous avons sacrifié nos sympathies dans l’affaire de la Belgique. Le gouvernement français se serait donc conformé à une saine politique, à une politique consacrée dans l’alliance anglo-française par un antécédent mémorable, en refusant d’accepter la proposition que lui faisait le cabinet anglais, et qui consistait à combiner les deux escadres pour forcer Méhémet-Ali à rendre la flotte ottomane. Cette proposition a été convertie, dit-on, par le cabinet français, en une mesure plus conciliante, et qui a été agréée à Londres. Les deux cabinets se borneraient à déclarer à Méhémet-Ali qu’ils regarderaient toute tentative de tourner la flotte ottomane contre le gouvernement turc, comme un attentat à la paix de l’Europe, et ils se borneraient à cette injonction. De la sorte, il n’y aurait pas lieu à bloquer le port d’Alexandrie, et à faire partir de l’amirauté quelques ordres semblables aux ordres de teneur pacifique adressés autrefois à l’amiral sir Édouard Codrington, et en marge desquels le duc de Clarence avait écrit « Ned, brûlez-moi tous ces coquins-là. »

Nous croyons le gouvernement anglais plus éclairé que les journaux anglais et que feu le duc de Clarence ; c’est pourquoi nous sommes disposés à croire que l’accord règne aujourd’hui entre la France et l’Angleterre sur la conduite à tenir en Orient. Un second Navarin, et il eût été inévitable si les escadres française et anglaise eussent voulu arracher de vive force la flotte turque à Méhémet-Ali, un second Navarin n’eût rien terminé en Orient. Une telle mesure serait si peu favorable aux intérêts de l’Angleterre, que la Russie serait venue volontiers l’aider dans cette œuvre de destruction. Sans attaquer les forces navales de Méhémet-Ali, la France et l’Angleterre peuvent l’empêcher d’accepter le commandement des forces ottomanes, s’il est vrai que cette proposition lui ait été faite par Akiff-Effendi au nom du jeune sultan. Deux grandes puissances, telles que l’Angleterre et nous, n’ont pas besoin de parler la torche à la main pour faire prévaloir leur influence, et les dépêches suffiront en pareil cas ; car Méhémet-Ali sait bien quelles forces maritimes stationnent maintenant aux Dardanelles. Si le cabinet français a réellement repoussé les propositions de l’Angleterre, on doit reconnaître qu’il a compris le rôle qui appartient à la France, en cette circonstance du moins. Il s’agissait d’abord d’éloigner les forces anglaises d’Alexandrie où une tentation dangereuse pouvait s’emparer des Anglais ; il fallait marcher avec l’Angleterre et non la suivre, obéir à l’intérêt commun, qui est la paix de l’Europe, et non se plier aux exigences des ressentimens commerciaux et politiques de nos alliés, et le refus de s’associer à la démonstration proposée par le cabinet anglais est un acte qui doit être approuvé.

Le cabinet anglais peut voir avec déplaisir Méhémet-Ali, sorti de la manière la plus inopinée des embarras que lui préparait le sultan Mahmoud, demander aujourd’hui plus qu’il n’eût exigé avant les derniers évènemens, c’est-à-dire l’hérédité de l’Égypte avec celle de la Syrie et de Candie. Méhémet-Ali prétend maintenant que le sultan Mahmoud lui avait proposé, par l’entremise de Sarkim-Effendi, l’hérédité de la Syrie, de l’Égypte, du Said, et du sandjak de Tripoli. Il faudrait savoir à quelle époque ; mais, après tout, qu’importe ? Le principal est que le sultan Abdul-Medjid n’est guère en état de refuser les demandes de Méhémet-Ali, et que ces demandes sont fondées sur une sorte de droit. La France aussi voyait avec déplaisir enlever à la Belgique le Limbourg et une partie du Luxembourg, et ses motifs tenaient à d’impérieuses nécessités, à la défense de ses frontières, et la France cependant n’a pas mis d’opposition à la volonté des puissances, quand elle a vu que l’Angleterre lui demandait aussi cette concession. Disputer à Méhémet-Ali les résultats presque légitimes de sa victoire, ce serait remettre en question la situation entière de l’Orient, et la France ne pourrait donner les mains à une entreprise pareille. Il restera ensuite à assurer le pouvoir du sultan, à régler d’une manière stable ses rapports avec son vassal. Sans doute, la présence de Méhémet-Ali à Constantinople eût avancé les choses ; mais elle ferait ombrage à l’Angleterre, et la France fera bien peut-être de faire à son tour cette concession à son alliée.

Les journaux anglais essaient de détourner Méhémet-Ali du voyage de Constantinople, en lui parlant des dangers que sa vie pourrait y courir. Le danger ne serait pas pour Méhémet-Ali, mais pour le sultan, qui pourrait ainsi attirer l’armée russe dans son empire ; car il ne tiendrait qu’au gouvernement russe de déclarer qu’Abdul-Medjid n’est pas libre dans sa capitale, et à le regarder comme privé de son libre arbitre, ainsi que fit la France à l’égard de Ferdinand VII, sous la restauration. Après avoir éloigné les Anglais d’Alexandrie, la France a donc maintenant à éloigner les Russes de Constantinople ; et, s’il est temps encore, si des évènemens que nous n’avons pu prévoir ni connaître n’ont pas eu lieu, ce ne sera pas peut-être la partie la plus difficile de la tâche du gouvernement français. Le ministère cache avec soin les résolutions qu’il a prises. Nous désirons, peut-être sans l’espérer, que ce mystère ne soit pas de mauvais augure ; mais si l’on n’avait rien décidé, on n’aurait rien à cacher, et on semble du moins vouloir agir promptement, puisqu’on redoute d’être prévenu et surpris. Dans une cause où elle ne peut avoir en vue que la consolidation de la paix, la France ne doit pas craindre d’agir avec décision. Si tel est le but du cabinet, il ne trouvera personne pour le désapprouver en France, et la fermeté qu’il montrera, s’il en montre toutefois, aura une bonne influence sur les affaires intérieures du pays.

L’amiral Boudin vient de rentrer à Brest, sur la frégate la Néréide. Le retour de la Néréide a déjà fait connaître les conventions additionnelles conclues entre l’amiral et les plénipotentiaires mexicains. Elles sont de nature à satisfaire les intérêts nationaux de la France, et la publication de ce document mettra fin aux récriminations dont l’amiral Baudin et le ministère qui l’avait chargé de l’expédition du Mexique, ont été l’objet dans la dernière session. Entre autres reproches qui avaient été faits à l’amiral Baudin, on lui avait adressé celui d’avoir abandonné toute réclamation au sujet de nos nationaux qui avaient souffert des violences exercées sur eux depuis le commencement des hostilités, et d’avoir renoncé à exiger la destitution des fonctionnaires prévaricateurs dont les Français avaient à se plaindre. Il paraît que les conventions additionnelles portent sur différens points. Elles ont pour objet de déterminer la portion de l’artillerie du fort de Saint-Jean-d’Ulloa qui reste acquise à la France, de laisser au choix du roi la nomination de la tierce-puissance devant laquelle sera déféré le jugement des indemnités dues aux Français qui ont souffert de la loi d’expulsion, de régler le choix des commissions mixtes appelées à statuer sur le chiffre des indemnités ; enfin, de satisfaire la France par la destitution de certains fonctionnaires civils et militaires. Les instructions envoyées de Paris à l’amiral Baudin, le 23 avril 1838, lui fixaient le chiffre des indemnités, en lui laissant la latitude de donner des délais de paiement, toutefois après avoir pris l’avis des négocians français à la Véra-Cruz. Il était en outre recommandé à l’amiral d’exiger la punition des fonctionnaires dont le baron Deffaudis avait réclamé la destitution. L’un d’eux, le juge Tamayo, étant inamovible, on se bornait à demander son déplacement ; mais le plénipotentiaire devait exiger que sa conduite fût l’objet d’un blâme sévère et officiel. Enfin, les instructions portaient sur la stipulation, en faveur des sujets français, de la faculté de faire le commerce de détail, de jouir des droits de la nation la plus favorisée, et d’être exemptés des emprunts forcés et contributions de guerre. Ces différentes conditions paraissent avoir été obtenues par l’amiral Baudin, et la publication entière du traité suivra sans doute la ratification qui vient d’avoir lieu de la part du cabinet français. Le choix de la puissance qui doit donner son jugement sur la question de principes relative aux indemnités est très délicat, et nous espérons que le ministère ne perdra pas de vue toute son importance.

Quelques articles supplémentaires et très importans d’un autre traité, celui de la Tafna, ont été aussi portés à la connaissance du public. On sait quelles difficultés s’étaient élevées entre nous et Abd-el-Kader, sur la délimitation du territoire, laissée dans une certaine obscurité par le traité primitif. Des conférences ont eu lieu entre le maréchal gouverneur-général et l’émir, et ces limites ont été clairement fixées, de manière à ce que, dans la province d’Alger, la route d’Alger à Constantine serve de séparation, et comprennent dans notre territoire la route royale et tout le terrain au nord et à l’est des limites indiquées. La contribution de l’émir en fanègues de blé et d’orge est transformée en une contribution annuelle qui aura lieu pendant dix ans, et un dernier article est relatif aux ventes d’armes, de plomb, de soufre et de poudre, à faire à l’émir par la France. Ces conditions réglées, il ne reste plus qu’à les faire respecter par Abd-el-Kader. C’est la principale condition de l’affermissement de notre domination dans l’Algérie.

L’incertitude qui règne sur les affaires d’Orient, enveloppe encore la question des sucres. On avait essayé de former quelques conjectures sur le départ de M. le duc d’Orléans pour Bordeaux ; mais le départ de M. le duc d’Orléans a eu lieu, et il ne paraît pas que la résolution de dégrever les sucres coloniaux par ordonnance ait été prise par le conseil. Les dernières nouvelles des colonies sont cependant alarmantes, et le retour sur leur lest de quelques navires de commerce français suffit pour montrer l’état de nullité des communications de nos ports avec les Antilles. Les fluctuations du gouvernement et de ses agens, depuis quelques mois, ont encore ajouté à la détresse dont nous parlons, car rien n’est plus fatal aux affaires commerciales qu’une succession de mesures contraires les unes aux autres. Or, l’exportation directe en pays étranger accordée à nos colonies par leurs gouverneurs, la révocation de cette faculté par ordre du gouvernement de la métropole, la promesse faite au commerce de Bordeaux, qui avait produit une hausse sensible, et le silence actuel du ministère, qui paraît annoncer un refus, tout a contribué à jeter le plus grand discrédit sur l’industrie coloniale et sur toutes les industries qui en dépendent. Il serait inutile maintenant, ce nous semble, de discuter si le ministère a ou n’a pas le droit de dégrever les sucres coloniaux par ordonnance. Les adversaires de cette mesure regardent le sucre colonial comme une matière fabriquée, et les matières fabriquées ne peuvent être dégrevées ni imposées que par une loi ; d’autres regardent le sucre colonial comme une matière première qui rentre dans l’application de la loi du 17 octobre 1814. Le dégrever, c’est seulement diminuer un droit de douane et non un impôt, car le sucre colonial qui est envoyé en France, pour être soumis aux procédés de la raffinerie, ne peut être rangé parmi les matières fabriquées. La légalité de l’ordonnance se trouve, selon nous, parfaitement motivée par cette distinction, et il faut, au contraire, recourir à des distinctions subtiles pour en démontrer l’illégalité. Mais même en supposant que le droit de dégrèvement sur cette matière appartint exclusivement aux chambres, le ministère ferait encore bien d’engager sa responsabilité en cette circonstance. Il s’agit de nos colonies, de notre industrie maritime, de la conservation de notre marine marchande. Ce sont là d’assez grosses questions pour entraîner une administration à prendre l’initiative, sauf à demander un bill d’indemnité à ceux qui estiment que le sucre colonial étant matière fabriquée, il n’appartient qu’à la chambre de diminuer le poids de la taxe qui pèse sur elle. Le ministère vient d’obtenir des fonds pour l’amélioration de nos ports, il s’est plaint amèrement de la diminution de l’inscription maritime, il s’occupe d’augmenter nos ressources navales, et vient d’ordonner l’armement des vaisseaux qui stationnaient dans les bassins de Brest et de Toulon : comment cette sollicitude pour notre marine peut-elle se concilier avec l’abandon de nos colonies ? Est-ce le moment de discuter sur le plus ou moins de légalité d’une mesure que personne de ceux qui sont désintéressés dans la question n’a déclarée illégale dans la chambre ? Il est évident qu’en ajournant le dégrèvement, la chambre a voulu en laisser la responsabilité au ministère. La législature essaie malheureusement quelquefois de ce moyen timide de se ménager les électeurs, et de ne pas risquer sa popularité. Le ministère ne peut que gagner dans la chambre en n’imitant pas cette faiblesse. Elle lui saura gré d’avoir de la résolution pour elle, et au moins le cabinet aura mis sa conduite en harmonie avec les principes qu’il a exposés ? Se décidera-t-il enfin à prendre un parti ? Vouloir une marine royale redoutable, c’est vouloir une marine commerciale florissante, et ce n’est pas en faisant pousser l’herbe sur les quais de nos ports marchands, qu’on se ménagera des matelots pour nos flottes. S’il est vrai que le gouvernement ait pris une résolution nette en ce qui concerne l’Orient, il serait en voie de faire flotter haut le pavillon de la France. Est-ce le moment de faiblir dans une question qui intéresse au plus haut degré nos colonies et nos principaux ports ? Les forces maritimes qui se concentrent à Brest et à Toulon, ont crû et se sont formées au Havre, à Nantes, à Marseille et à Bordeaux ; l’amiral Baudin, qui vient d’ajouter une si belle page à nos fastes maritimes, exerçait, il y a peu d’années, la profession de capitaine au long cours. Enfin, qu’on jette un coup d’œil sur l’Angleterre, dont les flottes parcourent le monde entier, dont les troupes débarquent dans l’Asie centrale, sur les bords du golfe Persique et de la mer Rouge, pour ouvrir des ports marchands à son pavillon de commerce, et qu’on se demande ensuite si le moment est bien choisi pour fermer à nos armateurs notre plus régulier débouché, celui des Antilles ?

Une brochure publiée, il y a quelque temps, par M. le baron de Romand, a soulevé toute la presse légitimiste. La presse légitimiste a trouvé mauvais que M. de Romand ait fait un appel aux hommes modérés de son parti, et leur ait montré l’abîme qu’il y a entre eux et le parti républicain, avec lequel les légitimistes ont fait cause commune dans les élections. M. de Romand leur a demandé s’il était bien sensé, bien patriotique, de mettre ainsi tout l’état social en péril, pour payer tribut à leurs souvenirs politiques ; car ce n’était pas ainsi, sans doute, qu’ils comptaient mettre leurs principes en pratique. M. de Romand a montré là, selon nous, un grand souci de la considération de son parti, car nous n’hésitons pas à le dire, et nous le faisons en connaissance de cause, ce qui lui a porté le plus d’atteinte en Europe, c’est justement cette association des hommes les plus attachés au principe de la monarchie, au principe de la propriété, au principe religieux, aux mœurs de famille, et des partisans du gouvernement populaire, de la communauté des biens, du culte philosophique de l’Être suprême ; en un mot, cette alliance avec les ennemis mortels de tout ce que le parti légitimiste voudrait voir rétablir. À ce sujet, M. de Romand s’est trouvé en butte à de vives récriminations. On s’en est pris à son style, qui est très net, à ses principes, qui sont ceux d’un bon citoyen, et à sa conduite, qui est celle d’un homme courageux, lequel énonce loyalement une pensée juste et honnête. Ce n’est pas que tout le parti légitimiste ait désapprouvé M. de Romand. Il a recueilli, au contraire, de hautes et nombreuses approbations, et celle de M. de Châteaubriant a pu le consoler des reproches d’apostasie que lui adressent la Quotidienne et la Gazette. Une grande polémique s’est élevée, en outre, au sujet de la brochure de M. de Romand, entre les feuilles légitimistes et quelques-unes de celles qui, sous différentes nuances, défendent la monarchie de juillet. On ne convertira pas les feuilles légitimistes. Que deviendrait leur importance, si le parti légitimiste, conservant sa fidélité et ses principes conservateurs, se bornait à protester contre ce qui choque ses principes, et refusait de travailler à l’établissement de la restauration future, en passant avec la Gazette par les institutions démagogiques, ou en dénigrant indistinctement, avec la Quotidienne, tout ce qui se fait en France depuis dix ans ? Est-ce que les royalistes qui partagent les opinions de M. de Châteaubriant, voulaient rétablir en France les états-généraux et reculer de quelques siècles, et les hommes d’état royalistes qui ont paru aux affaires depuis 1814 jusqu’au ministère de M. de Polignac, étaient-ils, par hasard, sur la ligne des opinions de la Quotidienne ? Non certes ; et de même qu’on a dit que les partis se démoralisent dans les émigrations, on peut dire aussi qu’ils se dénaturent quand ils se tiennent dans un ilotisme volontaire, qui est une sorte d’émigration au milieu du pays. Avant de songer à rétablir la restauration, ce rêve impraticable, le parti légitimiste fera bien de se restaurer lui-même, et de redevenir ce qu’il était quand ses hommes les plus distingués, soumis à la Charte, n’avaient pas admis le divorce des idées royalistes et des sentimens constitutionnels du pays. C’est là ce que propose M. de Romand, et le moyen d’y parvenir n’est pas de frayer avec les partisans de la convention nationale ou de la république fraternelle de Babeuf, mais de prendre franchement part aux progrès sociaux de la France, de travailler à la rendre plus grande et plus forte, au lieu de l’affaiblir par d’hypocrites déclamations ou par d’audacieux appels à ses ennemis. Il est vrai qu’en agissant ainsi, le parti légitimiste renverserait quelques influences, et diminuerait l’importance de quelques hommes dont le talent consiste à le tenir isolé du reste du pays ; et c’est là ce qui excite la grande colère que nous avons vu se manifester au sujet de la brochure de M. de Romand. Le Pélerinage à Goritz n’excitera pas de semblables irritations. Les idées de M. de La Rochefoucault ne sont pas de celles qui jettent le trouble dans un parti, et ceux qui prétendent diriger le parti légitimiste s’accommodent bien mieux d’un culte aveugle et d’une religieuse vénération, que des vues d’une raison saine, qui veut qu’on soit de son temps et surtout de son pays.