Chronique de la quinzaine - 14 août 1859

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Chronique n° 656
14 août 1859


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




14 août 1859.

Comment pourrions-nous nous soustraire à l’ardente et éclatante sensation qui, à l’heure où nous écrivons, absorbe la population parisienne, grossie de ces torrens d’excursionistes que, depuis deux jours, les chemins de fer dégorgent d’heure en heure dans la ville en fête ? Les esprits politiques, même les moins prévenus en faveur des terribles jeux de la guerre, ne méconnaissent point ce que ces spectacles ont d’émouvant, de grandiose et d’utile. Il est touchant de voir ces soldats, enfans du peuple, rentrer fièrement, après le devoir rempli, au milieu de ce peuple qui s’admire en eux. De ces armes qui ont répandu la mort, de ces intrépides visages qui viennent de la regarder en face, il s’échappe une électricité héroïque qui pénètre les foules et les sature du sentiment de la puissance et de la gloire nationales. Il n’y a pas de plus noble et de plus belle allégresse populaire. Ces grandes scènes ne sont point stériles, l’imagination en garde d’ineffaçables empreintes ; agrandies encore et couvertes par le souvenir d’une lumière plus poétique, elles sont des excitations incessantes à ce naïf et merveilleux dévouement des masses, dont les prodigues sacrifices font la grandeur militaire d’une nation et d’un gouvernement. Mais plus on participe soi-même à ces émotions patriotiques, et moins l’on voudrait que la fête guerrière fit oublier le caractère cruel et morne de la guerre. Il y a du sang, des douleurs, du deuil à travers ces pompes ; il ne faut pas que la décoration et l’arrangement de la fête le laissent oublier, il ne faut pas que les ordonnateurs et les machinistes fassent dégénérer en un étourdissement de curiosité matérialiste le défilé de l’armée qui vient de combattre et de vaincre. Il faut que l’âme soit présente ; la vérité du sentiment prescrit aux apprêts de ces représentations grandioses un caractère sobre et sévère. Aussi ne voyons-nous point avec plaisir une partie de la ville disposée en théâtre et ces places transformées en colysées. Dans ce travail des coulisses que l’on fait nécessairement sous les yeux du public, l’on nous laisse voir trop de charpentes. L’antiquité comprenait mieux les contrastes qui conviennent au triomphe et ce fonds de hasard et de douleur qui plane sur les guerres, même les plus heureuses. C’était par l’éloge des guerriers morts que les Athéniens célébraient leurs victoires. L’instinct des Romains était moins élevé ; mais, malgré leur rude matérialisme, il y avait bien de la philosophie dans ce cortège d’insulteurs qui suivait le triomphe, et le triomphateur, au Capitole, ne pouvait oublier que la roche Tarpéienne n’était pas loin. Les nations modernes, nations chrétiennes, libérales, utilitaires, devraient à plus forte raison chercher dans de telles cérémonies quelque chose de plus qu’un spectacle ; elles devraient du moins en écarter tout ce qui peut distraire le spectateur des pensées fortes et graves, et lui faire oublier que la guerre, malgré ses entraînemens enivrans et ses glorieux trophées, lors même qu’elle est commandée par le devoir et victorieusement traversée, n’en est pas moins une des plus redoutables calamités auxquelles l’humanité soit soumise, et qui accusent le plus tristement les infirmités de notre civilisation. Quant à nous, l’éclat même de cette journée nous force à nous souvenir de quel prix il a été payé. Soixante ou quatre-vingt mille hommes, à l’heure qu’il est, traversent Paris en triomphe ; mais en deux mois, suivant une estimation modérée, soixante-trois mille hommes ont été renversés sur les champs de bataille d’Italie, et dans ce nombre il y avait dix-huit mille Français !

Dieu fasse que l’expérience de la guerre dont nous célébrons aujourd’hui la dernière et par conséquent la plus heureuse journée ne soit point perdue, et qu’elle nous ramène à une paix durable ! Pascal, dans un de ses momens d’effrayante gaieté, a écrit, à propos d’un héros de l’antiquité, cette colossale boutade : « César était trop vieux, ce me semble, pour aller s’amuser à conquérir le monde. Cet amusement était bon à Alexandre : c’était un jeune homme qu’il était difficile d’arrêter ; mais César devait être plus mûr. » Nous ne sommes pas César, mais la pensée sarcastique de Pascal peut s’appliquer à une civilisation et à une nation aussi bien qu’à un homme. Chefs d’état, nations, Europe contemporaine, nous n’avons plus cette fleur de jeunesse qui a pénétré d’une grâce incomparable l’ardeur guerrière d’Alexandre ; arrivée au penchant du siècle, notre époque devrait, comme César, être plus mûre. La maturité, c’est le bon sens, et le bon sens, c’est la paix. S’il fallait cependant attacher une véritable importance à de récentes discussions, nous ne paraîtrions pas être encore arrivés à cette maturité sensée. L’Angleterre troublée par la préoccupation de ses armemens et les inquiétudes ou la mauvaise humeur manifestées par ses journaux et ses hommes d’état, l’Allemagne en désarroi poursuivant une polémique chicanière par l’organe de ses deux grandes puissances, quelques-uns de nos journaux se livrant à d’étranges écarts d’indépendance, mettant un jour le parti à la main à l’Angleterre, fulminant un autre jour contre les fortifications d’Anvers, s’éprenant une autre fois d’une admiration rétrospective pour M. Kossuth, tout cela a brouillé la précaire sécurité que la paix avait inspirée. Que signifie ce désordre ? Est-ce le commencement de complications nouvelles ? n’est-ce que le tumulte inévitable qui suit la guerre, un reste de grosse mer après la tempête ? Des deux hypothèses, la plus probable à nos yeux est la seconde. Nous ne nous dissimulons pas cependant que la situation de l’Europe est en ce moment fort délicate et pourrait facilement se gâter encore, si l’opinion publique et les gouvernemens ne se rendaient point un compte précis des véritables conditions auxquelles l’ordre et la paix doivent se rétablir. Quelles sont ces conditions ? Nous allons essayer de le dire.

La tranquillité et la paix de l’Europe dépendent de deux conditions : de la constitution intérieure des divers états et du concert qui règne entre ces états pour le règlement des questions internationales, pour la conduite des affaires extérieures. La première garantie de la paix européenne, c’est l’application du régime constitutionnel aux grandes nations qui peuvent influer sur l’équilibre général, c’est la diffusion et la pratique libérale des institutions représentatives. La théorie indiquait depuis longtemps que, lorsque les peuples sont associés à leurs propres gouvernemens., et que leur politique est soumise au contrôle constant des délibérations publiques, ils doivent avoir cette maturité de raison à laquelle songeait Pascal, et qui les détourne des aventures guerrières. L’expérience a pleinement confirmé aujourd’hui cette intuition de la théorie. Les trente-sept années de liberté parlementaire dont la France a joui ont été pour l’Europe trente-sept années de paix. Ce régime de liberté, et avec lui le règne de la paix internationale, se fût perpétué si les gouvernemens du continent n’eussent pas, par leurs sottes résistances à l’esprit de progrès, fourni un aliment et des chances à l’esprit de révolution. Si les gouvernemens se fussent partout prêtés aux réformes indispensables et au développement des institutions libérales, nous aurions conservé non-seulement la liberté, garantie de la dignité humaine, mais la paix, garantie du bien-être des peuples. Au contraire, et l’on commence à s’en apercevoir aujourd’hui, ces garanties ne subsistent plus lorsque l’action d’états puissans, au lieu d’être réglée par la délibération incessante et le contrôle défiant des représentations populaires, dépend de l’inspiration personnelle des souverains. La sagesse des souverains peut momentanément suppléer à ces garanties ; mais cette sagesse, toute l’histoire et les événemens d’hier nous l’apprennent, est une insuffisante sauvegarde, parce qu’elle n’est qu’un accident, et n’a pas la vertu régulière et constante d’une loi. Les amis les moins suspects de l’ordre de choses qui régit la France proclament que la guerre d’Italie a été entreprise contre le gré du pays : l’intention qui leur inspire cet aveu est irréprochable assurément, car ils veulent reporter à l’empereur tout l’honneur d’une entreprise dont le public n’avait pas prévu les avantages ; mais le fait, si on le dégage des circonstances exceptionnelles qui le justifient, serait loin d’être rassurant. Les écrivains auxquels nous faisons allusion ne s’aperçoivent-ils pas qu’un état de choses où il dépend du prince d’engager la force militaire d’un grand pays, malgré les répugnances fondées ou non de ce pays, n’est point précisément la plus solide garantie de la paix ?

Mais sur cette question des institutions libérales, nous ne l’ignorons pas, les avis sont encore partagés : tous les yeux ne sont pas encore ouverts, les événemens n’ont pas achevé l’éducation générale ; nous n’insisterons pas en ce moment. L’Europe elle-même, qui recueillait indirectement le bienfait des libertés françaises, refusait de les considérer comme un gage de sécurité. Il y avait une autre garantie de l’ordre européen qui, à ses yeux, avait plus de force. L’Europe ne forme point une confédération ayant une loi commune et reconnaissant un centre d’autorité : elle est composée de souverainetés indépendantes. La civilisation, et les relations internationales mettent pourtant en commun entre ces nations et ces souverainetés indépendantes tant d’intérêts et d’idées, que, pour prévenir les conflits qui peuvent naître à chaque instant, il faut qu’il y ait, sinon une loi précise, du moins certaines règles préservatrices, — sinon une autorité supérieure, du moins quelques moyens d’entente et d’arbitrage acceptés de tous les gouvernemens. Il y a en Europe des intérêts généraux et collectifs dont le règlement exige une sorte d’organisme collectif aussi et général. Cet organisme, essentiel pour le maintien de la paix, l’on croyait l’avoir trouvé depuis quarante-cinq ans dans ce que l’on appelait le concert européen. Depuis quarante-cinq ans, les grandes affaires qui entraînaient des changemens dans la distribution des territoires ou la formation d’états nouveaux s’étaient décidées dans les délibérations communes des cinq grandes puissances. Personne, semblait-il, ne tentait de vider avec son adversaire direct, comme une querelle particulière, des conflits où étaient engagés les intérêts généraux de l’Europe, et il semblait aussi que personne ne fût disposé à admettre, dans le cas où l’entreprise eût été essayée, que des questions d’un intérêt général pussent être revendiquées par deux puissances à l’exclusion des autres, dérobées à l’arbitrage collectif, et, comme on dit aujourd’hui, localisées. Cette sorte d’accord tacite a régné en Europe pendant quarante-cinq ans. Il en est résulté de bonnes choses et des choses mauvaises : au sein même du concert européen, il s’était formé des contrepoids accidentels et variables, tantôt par l’alliance particulière de la France et de l’Angleterre, tantôt par l’intimité des trois cours du Nord ; mais l’on doit reconnaître en somme que cette convention mal définie du concert européen a été une grande garantie de paix, et qu’à ce point de vue elle a été utile aux progrès de toute sorte accomplis dans la civilisation européenne pendant cette miraculeuse trêve de près d’un demi-siècle, que beaucoup d’esprits honnêtes considéraient comme l’aurore de la paix perpétuelle. Cette puissante garantie, ébranlée par la guerre de Crimée, n’a pas résisté à la guerre d’Italie. Il serait superflu de disserter maintenant sur les causes et les auteurs de la chute de ce système ; quand les faits sont irrévocablement accomplis, les controverses rétrospectives ne servent plus qu’à brouiller les idées. Il suffit à la politique positive de bien discerner ces faits accomplis, car elle est obligée d’y prendre son point de départ et d’y chercher une base certaine. Reconnaissons donc dans la ruine de la convention du concert européen une des causes profondes du trouble actuel des esprits, et joignons cette cause d’insécurité à celle que nous venons de signaler dans l’éclipse des institutions constitutionnelles en France et ailleurs.

Quand on remonte ainsi avec bonne loi,.avec modération, avec impartialité, aux vrais motifs du malaise moral que trahit l’attitude des gouvernemens et des peuples, l’on n’est plus étonné de la forme sous laquelle ce malaise se manifeste aujourd’hui. L’effet ne scandalise ni n’étonne ceux qui ne se couvrent pas les yeux d’un bandeau pour ne pas voir la cause. L’Europe sent d’instinct qu’elle ne pourrait plus compter avec sécurité sur la paix, si les gouvernemens redevenaient maîtres, comme ils l’étaient sous l’ancien régime, d’engager la puissance militaire des nations sous l’inspiration d’une politique qui mûrirait ses desseins dans l’ombre, et les ferait éclater à l’improviste. L’Europe vient de voir en outre que la garantie des délibérations diplomatiques des grandes puissances n’a pas été suffisante pour empêcher la guerre ; elle s’aperçoit que cette garantie sur laquelle elle s’était reposée pendant tant d’années peut lui faire défaut. La conséquence est toute naturelle : chacun ne cherche plus sa sécurité que dans la protection des armes, et ce sont ceux qui ont le plus de répugnance pour la guerre qui arment avec le plus de précipitation et de bruit. Pense-t-on en effet qu’il suffise d’un moment et du fiat prononcé par une autorité humaine quelconque pour rendre la sécurité à ceux qui croient l’avoir perdue ? Au lieu de déclamer contre le budget de l’armée et de la marine anglaises et de comprendre la Belgique elle-même dans nos objurgations, soyons conséquens et justes. Nous sommes enclins d’ordinaire, nous autres Français, à nous enorgueillir, comme d’une marque de notre influence, de la docilité avec laquelle on nous imite. Institutions politiques, littérature, modes, les peuples nous copient, et nous en sommes fiers. En s’abandonnant aujourd’hui aux préoccupations militaires, ils ne font encore que nous copier. Nous venons de leur montrer et la puissance irrésistible de notre organisation militaire, et la promptitude avec laquelle nous pouvons, presque sans efforts, écraser un ennemi redoutable. Quand il n’y aurait là qu’une de ces manies épidémiques que l’initiative mal interprétée d’un grand peuple communique si rapidement de nation à nation dans la civilisation moderne, nous n’aurions pas le droit de nous plaindre ; mais, nous venons de le voir, il y a des motifs plus profonds et plus sérieux à ce mouvement. L’on redoute la guerre, parce que les appuis moraux de la paix se sont, dans les derniers temps, considérablement affaiblis. Plus donc nous serons sincères nous-mêmes dans nos protestations pacifiques, plus vivement nous souhaiterons l’apaisement de l’Europe, et moins nous devrons nous récrier sur les moyens par lesquels les peuples voisins cherchent à établir leur sécurité. La confiance ne s’impose point par des procédés sommaires et des injonctions impérieuses ; un état prolongé d’inquiétude est dangereux pour la paix. Laissons donc nos voisins se rassurer à leur façon ; le temps et les satisfactions qu’ils croiront trouver dans leurs travaux d’organisation militaire calmeront une émotion que nos plaintes ne font qu’entretenir et envenimer. Seuls en tout cas parmi nous, les libéraux auraient le droit de gémir de ce désordre moral qui provoque de si déplorables malentendus, qui rallume des passions barbares, qui fait rebrousser les peuples hors des voies du progrès, qui les entraîne à un gaspillage si regrettable de leurs ressources ; mais ceux-là ne s’excitent point à une irritation artificielle et machinale contre des effets inévitables : en gens sérieux et courageux, c’est aux causes qu’ils s’en prennent, et c’est aux sources mêmes du mal qu’ils vont chercher le remède.

Pour restaurer la sécurité morale de l’Europe, il n’y a donc, suivant nous, d’autre moyen que de travailler franchement à réparer et à relever les deux grandes garanties de cette sécurité qui manque à la situation présente. Il faut que les peuples recommencent à vivre de cette libre vie politique intérieure, qui, en même temps qu’elle leur permet d’inspirer et de contenir tour à tour leurs gouvernemens, est la plus forte assurance de la régularité pacifique de leurs relations mutuelles. Il faut rétablir ce concert européen que les derniers événemens ont brisé. Par une coïncidence remarquable, ce double problème se pose dans les termes les plus pressans à l’occasion même de l’Italie. La solution de la question italienne ne sera vraiment bonne qu’à ces deux conditions : il faut que le bon gouvernement de l’Italie soit assuré par l’application aux populations affranchies de la péninsule des institutions libérales et parlementaires, qui sont l’honneur et qui ont fait la fortune du Piémont, et il faut que les nouveaux arrangemens auxquels la paix donnera lieu dans la péninsule obtiennent la sanction des grandes puissances, et fournissent par conséquent un moyen naturel de reconstituer le concert européen. — La question italienne est en ce moment posée sous ces deux faces : elle comprend une question intérieure et une question extérieure qui sont unies par une étroite solidarité. Ce n’est pas seulement dans la conférence de Zurich que ce débat solennel s’agite. La question intérieure d’Italie est engagée par les populations elles-mêmes de l’Italie centrale, et pour que la question extérieure soit résolue, pour qu’un congrès européen ratifie les nouveaux arrangemens de la péninsule, il est nécessaire que la question intérieure soit réglée à la satisfaction des populations de l’Italie centrale, car il n’est pas vraisemblable que l’Angleterre voulût prendre part à un congrès, si l’on prétendait n’y point tenir compte des vœux de ces populations.

Il serait difficile de parler avec quelque certitude de ce qui s’est passé jusqu’à présent entre les négociateurs réunis à Zurich. L’armistice, qui expirait le 15 août, a été prolongé indéfiniment. Les questions que les représentans des trois puissances ont à résoudre sont d’une telle gravité, qu’elles devront entraîner de longues discussions. De ces questions, la plus importante à nos yeux, celle qui en ce moment excite le plus d’intérêt dans l’opinion, est celle que soulèvent la restauration projetée à Villafranca des archiducs autrichiens dans les duchés et les rapports du saint-père avec les légations. Les intérêts et les vœux des peuples des duchés et des légations auront à la conférence pour représentant naturel le ministre piémontais. Il ne faudrait pas en effet considérer comme un abandon de ces intérêts par la Sardaigne le rappel des commissaires piémontais dans les duchés, qui a coïncidé avec l’ouverture de la conférence. Cette mesure était prescrite, en quelque sorte par les préliminaires de Villafranca, dont on ne pouvait point ne pas tenir compte au moment où l’on allait s’occuper de les transformer en traité définitif. Du côté des légations, le Piémont a conservé sa liberté, et nous apprenons qu’il ne craint pas d’en user. Dès que la nouvelle de la prolongation de l’armistice a été connue à Turin, l’on aurait envoyé l’ordre aux intendans sardes dans les légations de rester à leur place, ou d’y rentrer si, obéissant à un ordre précédent, ils avaient déjà effectué leur retraite. Mais il ne nous appartient pas de percer le mystère des conférences de Zurich, et c’est par les actes publics dont les duchés sont le théâtre que nous devons essayer, pour le moment, de pressentir l’avenir de l’Italie centrale.

Une préoccupation grave a été, dès le principe, écartée au sujet de la restauration des archiducs autrichiens dans les duchés : en aucun cas, les forces de l’Autriche et de la France ne seront employées pour accomplir cette restauration. De nouvelles déclarations de lord John Russell et de lord Palmerston, dans les récens débats du parlement anglais, ont mis ce point hors de doute. Le concours d’une force étrangère sera-t-il prêté aux princes d’une façon indirecte ? La presse autrichienne a l’air de le croire : elle donne à entendre que le temps viendra à bout des résistances qui s’organisent dans les duchés. Compter sur le temps, c’est mettre son espoir dans les incidens que le temps peut amener. Quels peuvent être les incidens espérés par la presse autrichienne ? Ces incidens, les attendra-t-on, ou les ferait-on naître ? Nous n’en pouvons prévoir, quant à nous, que de deux natures : des tentatives anarchiques du parti mazzinien, ou une entreprise du duc de Modène, accompagné de la petite armée qu’il a ramenée ou qu’il organise derrière le Mincio. C’est aux populations des duchés et des légations de se préserver de l’intervention des partis extrêmes dans leurs affaires : elles y paraissent décidées. Non-seulement elles ont mérité jusqu’à ce jour l’estime de l’Europe par l’ordre et le calme qu’elles ont fait régner parmi elles dans la difficile période révolutionnaire qu’elles ont traversée, mais les hommes à la fois énergiques et modérés qu’elles ont placés à la tête de leurs gouvernemens provisoires ont, avec une remarquable fermeté et avec une prompte résolution, rompu les menées mazziniennes, et contraint à la retraite les agens du célèbre agitateur. Quant à M. Mazzini lui-même, si l’on en juge par le manifeste qu’il vient de publier en Angleterre, il ne parait point disposé en ce moment à tenter un coup de main en Italie. La tâche qu’il se donne, c’est d’irriter les susceptibilités et les préjugés du public anglais ; son dernier écrit a l’air, Dieu nous pardonne, d’être adressé aux diplomates de la Grande-Bretagne et du continent plutôt qu’à des sectaires. Il y parle de coup d’état européen ; il annonce une coalition des trois empereurs du continent ; il prophétise le prochain partage de l’empire ottoman entre la France, la Russie et l’Autriche ; sa sollicitude se porte encore plus sur les Turcs que sur les Italiens. Chose curieuse ! il lance contre la diplomatie européenne des reproches identiques à ceux que pouvaient adresser à leurs anciens alliés l’empereur de Russie pendant la guerre de Crimée, l’empereur d’Autriche au lendemain de Magenta ou de Solferino. Il parle de la neutralité anglaise, qui nous a permis pourtant de chasser en deux mois l’Autriche d’une partie du nord de l’Italie, de ce même ton de mépris qu’affectent les journaux de Vienne à propos de la neutralité de la Prusse. Nous redoutons peu en conséquence l’action présente de M. Mazzini dans la péninsule, et nous avons foi dans la modération vraiment patriotique et libérale des populations de l’Italie centrale. Nous sommes un peu moins rassurés à l’endroit du duc de Modène, bien que nous ne partagions pas toutes les appréhensions chagrines de quelques Italiens. Ceux-là croient que le duc de Modène essaiera de rentrer dans ses états. Garibaldi et son corps pourront sans doute être appelés à jouer un rôle contre cette tentative de restauration à main armée. Déjà un grand nombre de volontaires congédiés sont dans les duchés et les légations, et un fort détachement des soldats qui restaient à Garibaldi vient de partir avec armes et bagages, et se rend à Modène. — Nous aurons bientôt, disent les pessimistes, le récit d’une collision entre les troupes du duc et les soldats populaires. L’armée française restée en Italie interviendrait alors pour rétablir l’ordre à Modène. Peu à peu l’intervention s’étendrait sur Parme, les légations, peut-être la Toscane. Elle rétablirait l’ordre, et servirait, par la même occasion, à remettre sur le trône les princes déchus. Les petits souverains feraient ou promettraient quelques concessions ; on ne parlerait plus de confédération, et tout serait fini,… c’est-à-dire tout serait à recommencer. — Que des Autrichiens attendent du temps de pareils bénéfices, cela peut jusqu’à un certain point se comprendre ; mais de telles défiances ne sont point permises à des Italiens. Sans même invoquer la loyauté de la France, son intérêt et son expérience des affaires d’Italie la mettent à l’abri du soupçon d’une politique si peu sensée. La France ne peut pas songer à remplacer en Italie les abus de l’influence autrichienne par ceux de l’influence française. L’histoire de nos entreprises dans la péninsule nous a trop appris que notre intervention armée n’était pas plus sympathique aux Italiens que celle de l’Autriche, et ce que nous connaissons des dispositions des peuples et des gouvernemens étrangers nous avertit que l’occupation prolongée de l’Italie par nos troupes serait peut-être plus antipathique à l’Europe que ne l’ont été les longues usurpations autrichiennes. Le beau profit, si nous n’avions fait que relever l’Autriche dans ce triste rôle de gendarme de l’Italie, et cela encore pour replacer de nos propres mains les princes de la maison de Lorraine sur leurs trônes impopulaires ! En vérité, c’est nous croire trop naïfs. Que les Italiens s’épargnent donc cet injuste souci, et que les Autrichiens renoncent à cette illusion ridicule !

Nous le disons hautement, l’attitude des populations de l’Italie centrale nous inspire une confiance sérieuse. Nous sommes convaincus que leur sort est entre leurs mains : tout ce que nous avons vu de leur conduite nous autorise à penser qu’elles seront dignes de disposer de leurs destinées. Elles n’ont qu’à persévérer dans la fermeté, la modération et l’esprit d’union dont elles ont fait preuve. La conscience de l’Europe ne permettra pas qu’on leur fasse violence tant qu’elles sauront elles-mêmes se défendre des tentations désespérées de la violence. Le plus grand et le plus illustre des duchés, celui où la question de l’Italie centrale est appelée à se décider, la Toscane, présente à cet égard un admirable spectacle. Par la réunion de son assemblée constituante, cet intéressant pays entre dans une phase nouvelle. Les élections ont manifesté les vœux populaires avec une imposante unanimité. Les électeurs ont voté avec un empressement extraordinaire, et leurs choix se sont portés sur une élite d’hommes distingués, dont un grand nombre jouissent d’une considération méritée en France et en Angleterre. Tous les membres du gouvernement dirigé avec une décision si digne d’éloges par le baron Bettino Ricasoli ont été élus. Nous allons voir cette assemblée à l’œuvre. Son premier acte sera conforme au sentiment qui domine en ce moment la Toscane. Avant tout et par-dessus tout, la Toscane veut s’affranchir de l’influence autrichienne. Ce sentiment a été exprimé avec une rare autorité dans un mémoire qui vient d’être publié à Paris sous ce titre : La Toscane et ses Grands-Ducs autrichiens. Il était impossible de démontrer avec plus de force et de modération à la fois l’incompatibilité radicale qui sépare aujourd’hui la dynastie des archiducs de toutes les classes de la population toscane. Cet écrit émane sans doute de l’un de ces hommes distingués que le gouvernement de Florence a envoyés auprès de plusieurs grandes cours pour y plaider officieusement la cause de l’indépendance nationale. Il demeure évident, après la lecture de cet exposé lumineux, que la restauration des archiducs ne pourrait s’accomplir que par un acte de force attentatoire aux vœux des populations. Une considération saisissante, c’est que cette restauration imposée par une force étrangère serait impuissante à constituer dans le pays les élémens d’un gouvernement capable de protéger l’ordre. Aussi dans les duchés les restaurations sont-elles en quelque sorte, à l’heure qu’il est, plus redoutées encore par les partisans de l’ancien régime que par ses adversaires. L’instinct de leur sûreté personnelle éclaire à cet égard le petit nombre des amis des familles souveraines ; ils sentent sûrement que les pouvoirs restaurés n’auraient pas la force de les protéger. C’est là un curieux phénomène dont la diplomatie européenne doit tenir compte. Il montre qu’avec les anciens élémens tout pouvoir vigoureux, par conséquent actif et fécond, vivant de sa vie propre, serait impossible dans l’Italie centrale. Il n’y a pas de signe plus éclatant d’une déchéance irrévocable. Le négliger et passer outre, ce serait condamner à perpétuité l’Italie centrale à l’anarchie et à l’occupation étrangère, ce serait étendre aux duchés ce scandale du gouvernement temporel du saint-père, qui tombe dès que la main de l’étranger se retire. Qu’un tel état de choses soit toléré lorsque pour y porter remède il faudrait s’exposer à troubler une situation générale et à mettre en péril des intérêts plus vastes, cela s’explique et se justifie ; mais lorsque, s’élevant au-dessus de ce respectable scrupule et au prix d’un violent ébranlement, l’on a’acquis sa liberté d’action, lorsque les grands risques ont été courus et traversés, lorsque l’on a devant soi place nette, — ne serait-ce pas commettre une impardonnable imprudence que de rétablir purement et simplement la situation caduque et impossible à laquelle on s’était proposé de porter remède ? La Toscane repousse donc énergiquement dans la maison de Lorraine la restauration de la suzeraineté autrichienne ; elle n’a aucune foi dans une constitution accordée par ses anciens princes, et qui ne serait qu’une capitulation arrachée par la défaite, au lieu d’être un véritable pacte d’alliance entre le pays et son gouvernement ; elle nourrit enfin de grands doutes à l’égard d’un projet de confédération qui, comprenant les princes autrichiens et le pape, ne ferait que légaliser en quelque sorte la prépondérance abusive exercée par l’Autriche en Italie jusqu’à la guerre actuelle. Le sentiment anti-autrichien est si fort en Toscane, que la seule appréhension d’une restauration a suffi pour éteindre sur-le-champ l’esprit si prononcé d’autonomie et cette fierté jalouse des traditions florentines qui animaient cette belle province. Devant une telle perspective, l’idée de l’annexion avec le Piémont, qui dans ces derniers temps encore avait à vaincre bien des répugnances locales, est devenue instantanément le vœu de tous. Le premier acte de l’assemblée toscane sera donc, on peut s’y attendre, une manifestation éclatante de ce sentiment. L’assemblée protestera contre le retour de l’influence étrangère, et proclamera sa sympathie pour le premier état italien qui a porté le drapeau de l’indépendance ; elle votera un acte de fusion avec le Piémont. Ce vote n’aura sans doute devant l’Europe que le double caractère d’une protestation et d’une déclaration de principes. L’annexion avec la Sardaigne ne s’accomplira pas, mais le vote ne sera pas stérile. Suivi des manifestations semblables que l’on doit attendre des duchés et des légations, il prouvera l’injustice et l’imprudence que l’on commettrait, si l’on voulait rétablir les anciens gouvernemens malgré les populations. Il obligera les cabinets de l’Europe à songer à d’autres combinaisons, et peut-être préparera-t-il le succès de celle qui serait la plus naturelle, et qui réunirait sous un prince de la maison de Savoie les duchés et les légations.

Le parti clérical vient en Savoie d’essayer une caricature de ce mouvement annexioniste si sincère qui anime l’Italie centrale. Il a feint de demander l’annexion de la Savoie à la France sous le prétexte que la Savoie supportait une part trop lourde des charges de la monarchie piémontaise. Une timide pétition a été colportée à ce propos et a réuni trente ou quarante signatures. La petite intrigue séparatiste que le parti clérical essaie d’ourdir en Savoie n’a pas même l’excuse d’être inspirée par une apparence de conviction. Le prétexte de la lourdeur des charges supportées par la Savoie n’est pas sérieux : la part des Savoisiens dans la répartition de l’impôt sarde est en moyenne de 25 francs par tête, et l’on veut les unir à une grande nation qui taxe ses citoyens à raison de 50 francs par tête ? Les intérêts du clergé savoisien ne sont pas plus compatibles avec l’annexion que ceux des contribuables. La Savoie, peuplée comme un département français, a un archevêque et trois évêques ; en devenant française, elle aurait à restreindre son luxe épiscopal. En fait de privilèges civils et politiques, le clergé savoisien aurait plus à perdre encore. Il possède l’état civil, que l’impie M. de Cavour n’a pas osé séculariser, et il devrait se conformer aux principes du concordat, que le pape excommunie en Piémont, mais dont il a consacré l’orthodoxie en France. Il n’y a donc rien de sincère dans cette espièglerie déplacée du parti clérical savoisien. Nous nous trompons, un sentiment sincère s’y mêle : c’est la haine dont le parti clérical poursuit dans le Piémont les institutions parlementaires et la liberté. C’est à cette haine que nous sommes redevables de la singulière et peu flatteuse tendresse que le parti clérical de Savoie témoigne à la France. Le gouvernement piémontais ne paraît pas en effet vouloir renoncer aux libertés qui ont fait sa force. Ainsi à Turin l’on travaille activement aujourd’hui à agrandir l’enceinte de la chambre des députés, qui devra désormais en effet contenir les représentans de la Lombardie. Actuellement le Piémont a 204 députés nommés par des circonscriptions électorales de vingt à vingt-cinq mille âmes. Nous croyons que le nouveau parlement, augmenté de la représentation de la Lombardie, sera composé de 260 membres, et que les collèges électoraux seront répartis par circonscriptions de 30 à 35 habitans. On presse les travaux de la chambre des députés, ce qui donne à penser que M. Ratazzi veut être prêt à convoquer le parlement au premier jour.

Du mouvement intérieur qui s’opère en Italie dépend en grande partie cet accord des puissances européennes qui est nécessaire à la consolidation de la paix, de même qu’un concert européen, se manifestant dans un congrès, pourrait beaucoup pour l’heureuse solution des graves difficultés qui compliquent encore la question italienne. Deux obstacles semblent s’opposer à la réunion d’un congrès : le mauvais vouloir de l’Autriche et les défiances de l’opinion anglaise. Il nous est difficile d’expliquer les répugnances de l’Autriche à ce sujet par des raisons vraiment politiques. Les congrès avaient été jusqu’à présent le théâtre de prédilection de la diplomatie autrichienne, et aucun gouvernement n’avait semblé attacher un si grand prix à obtenir pour le règlement des affaires générales de l’Europe des décisions arrêtées collectivement par les grandes puissances. En outre, un des plus pressans intérêts de l’Autriche, c’est de prendre promptement son parti de la fin de son ancienne politique en Italie. D’excellens esprits, et qui ne sont animés vis-à-vis de cette puissance d’aucun de ces sentimens haineux qui ont été surexcités récemment contre elle, sont convaincus qu’en renonçant à l’Italie, l’Autriche se fortifierait au lieu de s’affaiblir. C’est une opinion qui a été soutenue l’autre jour dans le parlement anglais par un homme éminent, M. Gladstone. Le plus grand argument en faveur de cette opinion est fourni par la guerre même qui vient de finir. L’Autriche n’a pas pu être soutenue dans cette guerre par ses alliés les plus naturels, parce que le mauvais gouvernement de l’italie et les abus de sa domination dans ce pays élevaient entre elle et eux une barrière morale insurmontable. Dans toute autre difficulté, l’Autriche eût eu l’appui actif de l’Angleterre et de la Prusse. En renonçant à l’Italie, l’Autriche retrouve donc toute la force de ses alliances, qu’elle perd au contraire en s’acharnant à la conservation d’une domination malheureuse. En entrant au congrès et en s’y résignant de bonne grâce aux sacrifices qui sont indispensables pour que l’Angleterre y puisse prendre part, la cour de Vienne ferait donc un acte de sage politique. Le temps qu’il est permis de donner aux regrets et à la mauvaise humeur après des échecs est passé pour elle. Elle n’a plus qu’à songer sérieusement aux réparations courageuses et raisonnables par lesquelles un gouvernement malheureux, mais vivace, sait se régénérer, il semble en effet qu’un meilleur esprit ranime la cour de Vienne. Le dépit injuste qu’elle avait témoigné contre la Prusse s’est calmé. L’empereur François-Joseph se soustrait aux influences qui avaient compromis sa popularité, et l’on étudie sérieusement par son ordre d’utiles réformes. En se ralliant à la pensée d’un congrès, l’empereur d’Autriche effacera tout à fait les fâcheuses impressions de la guerre d’Italie ; il enlèvera surtout aux défiances anglaises les prétextes dont elles se nourrissent encore. À notre avis en effet, il dépend pour ainsi dire de l’Autriche que l’Angleterre donne son concours à un solide arrangement des affaires d’Italie. La discussion de la motion de lord Elcho à la chambre des communes nous semble l’avoir démontré. Les ministres anglais qui ont pris part à ces débats, lord John Russell, M. Gladstone, lord Palmerston, ont laissé voir clairement qu’ils désiraient participer au règlement de la question italienne, à la condition que les arrangemens qui seront arrêtés à Zurich respecteront les vœux des populations, et seront compatibles avec l’établissement de gouvernemens nationaux et libéraux dans l’Italie centrale. Toutes les chicanes de l’opposition ont paru mesquines devant ces sages intentions nettement déclarées. Le ministère anglais a donc conservé, avec l’assentiment du parlement, sa liberté d’action, et l’Autriche serait encore une fois bien mal inspirée, si, par une obstination aveugle, elle ne lui permettait pas d’en user. Après avoir, par une démarche inconsidérée, assumé la responsabilité de la guerre, c’est elle encore qui se rendrait responsable des périls que laisserait suspendus sur l’Europe une paix mal consolidée. eugène forcade.

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V. de Mars.