Chronique de la quinzaine - 31 août 1859

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Chronique n° 657
31 août 1859


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




31 août 1859.

Une mesure politique dont l’heureux caractère ne saurait être méconnu par personne a été unie avec opportunité aux fêtes qui ont célébré la rentrée de l’armée d’Italie et la paix : c’est l’amnistie. Cette amnistie s’applique à ceux qui ont été condamnés pour crimes et délits politiques et aux personnes qui ont été l’objet de mesures de sûreté générale. L’amnistie, on l’a peut-être trop oublié dans les appréciations auxquelles elle a donné lieu, embrasse donc deux catégories distinctes de citoyens : il y a d’abord ceux qui ont été condamnés en vertu des lois et suivant les formes de la justice ; il y a ensuite ceux qui ont été frappés dans ces luttes politiques où la raison du plus fort est toujours la meilleure. Pour les premiers, l’amnistie est un véritable bienfait : elle efface en effet des crimes ou des délits légalement constatés et des peines légalement appliquées. Si nos discordes et nos vicissitudes n’avaient laissé chez nous que cette seule classe d’hommes souffrant pour leurs opinions et leurs actes politiques, nous louerions encore sans réserve la sagesse de l’amnistie, car les crimes et les délits politiques, lors même qu’ils sont poursuivis et atteints conformément aux prescriptions des lois, ne seront jamais assimilés aux crimes et aux délits ordinaires. La morale humaine tiendra d’un côté toujours compte aux condamnés politiques ou de la générosité des intentions ou de l’entraînement des circonstances, et d’un autre côté elle sait et elle a déclaré de tout temps, par l’organe de ses plus sages et plus éloquens interprètes, que la justice politique est soumise elle-même à des influences passagères, qui, sans altérer sa loyauté, peuvent troubler son impartialité. Une équité élevée prescrit donc aux gouvernemens de réviser périodiquement les arrêts de la justice politique ordinaire, et ce sont ces actes d’une justice plus haute que les chefs d’état ont la mission et l’heureux privilège d’accomplir aux époques d’apaisement en proclamant des amnisties. Mais, si telle est notre opinion sur les amnisties qui abolissent des délits légalement constatés et des peines appliquées conformément aux lois, avons-nous besoin d’exprimer notre sentiment sur la convenance d’une mesure qui fait tomber ces pénalités extra-légales portées, à la suite des collisions de partis, contre des hommes dans lesquels la justice n’a jamais signalé des coupables, dans lesquels seule la politique a vu et atteint d’anciens adversaires ? Ce n’est pas la loi que l’on a invoquée contre ces citoyens, c’est ce que l’on appelait autrefois la raison d’état, et ce que l’on nomme depuis soixante-dix ans tantôt le salut public et tantôt la sûreté générale. L’amnistie envers eux n’est pas seulement un bienfait, elle est une réparation. Pour le gouvernement qui l’accorde, elle n’a plus le même caractère que celle qui abroge les condamnations légales. En levant l’ostracisme, il ne consulte, comme en le prononçant, que la raison d’état, et il est permis de dire que le gouvernement était plus intéressé même que ceux qui en étaient l’objet à renoncer aux mesures de sûreté générale. L’amnistie, dans ce cas-là, n’est que la mesure de la confiance qu’il a en lui-même et de sa sécurité. Nous nous félicitons à ce point de vue, comme d’un indice des dispositions du gouvernement, du décret qui permet enfin, après huit années, à des citoyens honorables et à des Français illustres de rentrer dans leur patrie. Il est bon que le gouvernement ait en lui-même la confiance dont il vient de faire preuve, car les progrès de cette confiance doivent logiquement se traduire en progrès de liberté pour le pays. Nous applaudissons donc volontiers à l’amnistie, et nous voulons y voir, suivant le mot de M. de Morny, « le prélude du système dans lequel nous allons entrer. »

C’est également à titre de prélude que nous mentionnerons le décret qui considère comme non avenus les avertissemens donnés jusqu’à présent aux journaux. Ce décret est certainement le symptôme de dispositions plus bienveillantes envers la presse ; il a droit à être accueilli dans un esprit semblable à celui qui l’a inspiré. Aussi ne croyons-nous pas être téméraires en témoignant l’espoir qu’il n’est que l’avant-coureur de la mesure législative qui devra rouvrir à la presse le terrain du droit commun et lui constituer un état légal. Le régime de la presse ne pouvait pas en effet être réglé à ce moment de l’année, et par un décret. Il faut ajourner à l’époque où le sénat et le corps législatif seront rassemblés l’espoir d’obtenir enfin une loi sur la presse qui lui rende l’esprit d’initiative et la vie, en l’affranchissant de la juridiction administrative et en lui laissant exercer sa responsabilité féconde uniquement en face des tribunaux ordinaires, dans la limite et sous la sauvegarde des lois. Dans cette grande question de la liberté de la presse, le gouvernement a le choix entre deux systèmes : il peut prendre l’initiative et présenter au corps législatif le projet de loi organique que la presse attend ; ou bien, craignant de devancer les vœux et les besoins publics, il peut attendre que la presse fasse elle-même la conquête de sa liberté. Nous ne le dissimulons pas, nous aimerions mieux que le gouvernement usât promptement de son initiative ; mais s’il n’est point décidé encore, nous ne nous laisserons pas décourager par sa lenteur. Nous ne croyons pas que la liberté de la presse, ou pour mieux dire la réforme du régime actuel de la presse périodique, soit aussi difficile à conquérir que certaines personnes se l’imaginent.

Il en est de la liberté de la presse comme de toutes les autres : l’on n’a point pour elle un culte abstrait. On reste indifférent tant que l’on n’est pas sollicité par quelque intérêt actuel à s’en servir ; mais l’on s’en éprend vite dès qu’un certain mouvement des esprits et un certain ensemble de circonstances, des intérêts généraux et même particuliers viennent vous rappeler l’utilité actuelle et pratique de ce puissant instrument par lequel s’exprime et se gouverne à la fois la raison publique. Nous nous expliquons très bien l’indifférence qu’a rencontrée depuis huit ans la question de la presse. La première cause de cette indifférence, c’est la fatigue qu’ont éprouvée, à la suite des agitations de 1848, la plupart des hommes qui s’étaient activement mêlés aux affaires publiques jusqu’en 1852. Les événemens avaient donné aux idées des démentis si brutaux, il s’était produit par la marche précipitée et désordonnée des faits dans une période révolutionnaire une si grande confusion dans les situations et dans les doctrines, nous avions été tant mêlés, brouillés et à la fin dispersés, que la lassitude, sinon le découragement, avait envahi les plus ardens athlètes. L’établissement du régime nouveau avait ouvert d’ailleurs d’autres champs d’activité, qui attiraient les masses : une vive impulsion était donnée aux travaux publics et aux spéculations industrielles et financières, une portion considérable du domaine public avait été abandonnée en prime à l’esprit d’entreprise et d’association. C’était tout un cycle d’opérations industrielles que la fougue française avait à parcourir, et il eût été impossible de la détourner de l’appât positif qui l’amorçait. La guerre d’Orient, malgré sa gravité et la grandeur des intérêts qu’elle mettait en jeu, ne fut point une diversion suffisante pour incliner les esprits actifs à d’autres préoccupations. L’achèvement des grands chemins de fer, le nivellement des valeurs mobilières à leurs prix approximativement réels, l’absorption de ces valeurs par les capitaux, puis la crise inévitable que devaient produire des exagérations que l’on n’avait pas songé à combattre, mirent seuls fin à cette fièvre. Une autre source d’activité était ainsi épuisée, et d’autres fatigues s’ajoutaient aux lassitudes politiques ; mais la fatigue de 1857 et 1858 était déjà moins résignée que celle de 1852. Ce premier malaise moral, par lequel se trahit le besoin d’une action nouvelle, était visible en 1858. La surprise de la guerre d’Italie l’a distrait plutôt qu’elle ne l’a calmé. Bien au contraire, si ce malaise provient, comme nous le croyons, du désir instinctif ou avoué qu’éprouvent les intelligences actives de participer plus facilement et plus directement à la discussion et par conséquent dans une certaine mesure à la direction des affaires publiques, la guerre d’Italie, avec les événemens qui l’ont précédée et les nombreux problèmes qu’elle a soulevés, a excité davantage, au lieu de le satisfaire, cet appétit de vie politique qui commence à se réveiller sous nos yeux.

Les esprits et les choses, à petit bruit si l’on veut, ont donc marché depuis sept années : e pur si muove. Un observateur sagace ne trouverait plus aujourd’hui la France tout à fait au même point où elle était en 1852. Les fatigués, pendant ce temps-là, ont profité du repos et ont refait leurs forces. Les leçons du passé leur ont été utiles, et nous n’en voudrions pour preuve que ce rapprochement instinctif, spontané, naturel, qui s’opère, entre des esprits que les luttes de 1848 avaient divisés, sur le terrain commun d’un libéralisme sincère, efficace et pratique. L’on ne voit pas en outre qu’il soit possible de donner à l’activité du pays quelque aliment qui puisse distraire les intelligences qui en sont pour ainsi dire le cerveau des nobles et pressans intérêts de la politique. Il n’y a plus de campagne industrielle comme celle de 1852 ; ces choses-là ne se rencontrent pas deux fois en un siècle : l’on ne trouve pas deux fois de suite tout un réseau de chemins de fer à remanier, des concessions dont il soit possible de doubler la durée, des institutions prestigieuses de crédit à fonder. Ce n’est pas certes que dans le domaine des intérêts matériels il ne reste encore à la France de grandes richesses à féconder. Le jour, par exemple, où la France réalisera chez elle la liberté commerciale, le jour où elle aura un sir Robert Peel, elle prendra industriellement et commercialement un essor plus brillant encore, plus sain et plus durable que celui de 1852, sans que l’état ait à donner à l’esprit d’entreprise aucun encouragement artificiel. Mais, dans la sphère des intérêts matériels, ce qu’il y a désormais à tenter ne peut plus s’accomplir que par la discussion. De même, ces grandes questions extérieures qui agitent en ce moment l’Europe, ce mouvement italien qui se poursuit au milieu de tant de difficultés et d’incertitudes, ces rapports de peuple à peuple qu’il faut faire rentrer dans des voies régulières, ces problèmes, en un mot, qui mettent en question pour la France et pour le monde la paix ou la guerre, et qui touchent à l’intérêt patriotique de tous et aux intérêts particuliers de chacun, tout cela réclame cette abondance d’informations, cette surveillance éclairée et zélée, cette variété d’appréciations et ces verdicts d’opinion que la liberté de discussion peut seule fournir. Si l’on observe et si l’on juge avec sang-froid les circonstances où nous sommes et les tendances des esprits, on ne trouvera pas, nous en sommes convaincus, qu’il soit chimérique de penser que la liberté de la presse sera regardée avant peu comme un besoin réel, comme une nécessité inévitable de notre vie publique.

C’est la manifestation, suivant nous facile, de ce besoin que nous appelons la conquête de la liberté de la presse. Le gouvernement, nous l’avons dit, peut la devancer ou l’attendre. Supposons qu’il adopte le système expectant, et, — ce qui est toujours permis à un gouvernement, ce qui souvent n’est même de sa part qu’un acte de sagesse, — qu’il laisse aux citoyens la tâche de tirer eux-mêmes des institutions existantes les progrès qu’elles comportent : la marche légale à suivre est toute tracée. Nous ne parlerons que de la presse périodique. Pour rentrer dans le droit commun, la presse a trois conditions à obtenir : définition des délits de presse et des peines correspondantes à ces délits, jugement par les tribunaux ordinaires, faculté pour tous les citoyens de fonder des journaux en présentant les garanties exigées par la loi. Ces trois conditions correspondent aux dispositions qui, dans le régime existant, paralysent la presse. Ces dispositions laissent en effet à l’autorité administrative le droit de motiver et d’appliquer des avertissemens, c’est-à-dire de définir elle-même, et après coup, un délit ignoré par l’écrivain, et d’appliquer à ce délit une pénalité excessive, puisqu’elle peut aller jusqu’à l’anéantissement d’une propriété. En outre, elles subordonnent la création d’un journal à l’assentiment du ministre de l’intérieur, et transforment par conséquent en un privilège la publication d’une feuille périodique. Qu’une pareille organisation de la presse ait pu être justifiée par des circonstances exceptionnelles et transitoires comme celles où l’on invoque les mesures de sûreté générale, nous ne le rechercherons pas. Qu’un tel régime ait frappé la presse périodique d’une sorte de paralysie, cela n’est pas surprenant, puisque exposée à être punie pour des délits qui lui étaient inconnus, plongée dans une nuit toute peuplée de délits enfantés par son imagination, elle a dû prendre à tache de circonscrire ses franchises dans des limites bien plus étroites que celles qu’avait pu prévoir le législateur, et s’interdire la vie morale pour conserver la vie matérielle.

La presse française, exagérant par ses propres craintes les sévérités du décret qui la régit, a pour ainsi dire réalisé le tour de force du journal de Figaro. M. d’Haussonville vient, dans une Lettre aux conseils généraux publiée par un journal hebdomadaire, de décrire avec une piquante modération les conséquences extrêmes d’un tel régime. Après avoir remarqué que nos lois et les arrêts les plus récens accordent aux citoyens le droit de discussion et de censure du pouvoir exécutif et des ministres, il montre les difficultés pratiques contre lesquelles ce droit vient échouer. Dans son excellent écrit, M. d’Haussonville n’indique point les moyens que la constitution nous offre d’obtenir la réforme de cette législation, et il n’aborde pas les argumens de droit sur lesquels peut s’appuyer toute demande d’une réforme semblable. Les moyens constitutionnels existent, et nous n’avons pas besoin de dire que les argumens abondent. La constitution de 1852 a créé un corps politique, c’est le sénat, qui a les pouvoirs d’initiative les plus étendus : le sénat n’a pas seulement à examiner si les lois sont conformes aux principes de la constitution, et ne portent pas atteinte au droit de propriété ; il n’a pas seulement le droit de signaler au gouvernement les lois nouvelles qui lui paraissent demandées par l’intérêt du pays : ses pouvoirs s’étendent même sur la constitution, qu’il peut modifier par des sénatus-consultes. En même temps, c’est auprès du sénat que s’exerce le droit de pétition reconnu aux citoyens par la constitution. Le moyen constitutionnel de conquérir la liberté de la presse est donc simple : c’est le droit de pétition combiné avec l’initiative du sénat. Or il y a des causes qui sont gagnées dès qu’elles sont exposées : celle de la liberté de la presse est de cette nature. Non-seulement elle est appuyée par les raisons les plus pressantes, tirées de l’utilité, qui sont ordinairement invoquées dans les questions politiques ; mais elle est fondée sur les principes les plus manifestes du droit, sur la propriété, sur la liberté, sur l’égalité, sur les principes de 1789, invoqués par la constitution. Si, contre notre désir et notre attente, le gouvernement voulait, pour la réforme de la législation de 1852 sur la presse, mettre à l’épreuve le zèle des citoyens et l’action du sénat, auquel le Moniteur demandait, il y a quelques années, s’il avait bien compris sa mission, nous sommes convaincus que l’initiative des citoyens serait plus efficace qu’on ne le croit pour obtenir la réforme de la législation sur la presse. Ne pourrait-il pas suffire d’une pétition où le droit parlerait le langage simple, viril, irrésistible, qu’il a su tenir dans des revendications semblables, d’une de ces pétitions souveraines comme la vérité et empreintes en quelque sorte de la majesté de la loi, telles que certains peuples les montrent encore avec orgueil dans le livre d’or de leurs libertés ?

Nous le répétons, c’est avec confiance que nous pensons au sort prochain de la liberté dans notre pays, et nous savons gré à M. de Morny de nous avoir encouragés dans cet espoir par quelques-unes des paroles qu’il a prononcées à l’ouverture de son conseil-général. Jusqu’à présent nous ne voyons pas qu’il soit rien sorti de remarquable de la session des conseils-généraux, si ce n’est le discours du président du corps législatif. Nous ne parlerons pas des adresses dont le Moniteur n’a point encore achevé la publication. L’inconvénient des adresses, variations infinies du même thème, c’est que le public est enclin à n’y remarquer que les excentricités qui se détachent sur un fond trop monotone. Ainsi, des adresses des colonels, il est resté quelques phrases injustes et inconsidérées qui ont failli nous brouiller avec l’Angleterre, et qui ont laissé après elles ce fonds de mauvaise humeur que nous avons tant de peine à calmer chez nos susceptibles voisins. Il s’en faut heureusement que les honnêtes adresses de nos conseils-généraux soient de nature à produire de tels orages. Elles respirent l’amour de la paix le plus sincère et le plus unanime. Elles ne seraient justiciables à nos yeux que de la critique littéraire. Et si l’on ne devait être indulgent pour les gaucheries de cette rhétorique rustique et pour les tortures d’esprit que quelques-unes de ces amplifications ont dû coûter aux auteurs, tout au plus nous permettrions-nous de les signaler à la sollicitude de M. le ministre de l’instruction publique comme un des symptômes qui accusent avec le plus d’évidence l’insuffisance de l’éducation littéraire dans nos départemens. Revenons au discours de M. de Morny. Chose curieuse ! l’année dernière, à pareille époque, le discours d’ouverture qui fit le plus de sensation fut celui de M. de Persigny, et le discours de M. de Persigny, comme celui de M. de Morny aujourd’hui, était consacré à la défense de l’alliance anglo-française. Quant à nous, qui soutenons cette alliance, en portant dans l’appréciation des inquiétudes de l’opinion anglaise un esprit d’équitable impartialité, nous n’avons que des éloges à donner aux intentions qui animent M. de Morny. Peut-être trouvera-t-on que le président du corps législatif fait trop d’efforts pour prouver la sincérité des résolutions pacifiques de l’empereur et son attachement raisonné à l’alliance anglaise. Nous croyons que, parmi les hommes éclairés et bien informés de l’Europe, personne ne doute du désir réel qu’a l’empereur de maintenir la paix. De même, parmi les hommes d’état qui se sont succédé depuis huit ans au pouvoir en Angleterre, il n’en est point qui n’ait pris plaisir à reconnaître que l’Angleterre avait rencontré dans l’empereur un bon et fidèle allié. Ce n’est pas sur ce point que se portent l’anxiété des esprits et cette préoccupation de fortifications et d’armemens que l’on reproche, à tort suivant nous, à une grande puissance comme l’Angleterre ou à une petite comme la Belgique. Les questions personnelles sont mises à l’écart : on ne s’inquiète que des caractères de la situation générale.

La guerre, bien que nous l’ayons si rapidement menée, a tout remué en Europe et a fait réfléchir chacun sur sa position. Les Anglais se sont demandé si, en présence de la puissance de notre escadre à vapeur et de la prodigieuse mobilité de nos troupes, ils étaient suffisamment protégés contre des éventualités improbables si l’on veut, mais en tout cas possibles, et d’ailleurs appelées ouvertement chez nous par certains journaux et certaines brochures, — avec des arsenaux ouverts du côté de la terre, avec une escadre à vapeur à peine égale, c’est-à-dire relativement inférieure à la nôtre et encore insuffisamment équipée, enfin avec une armée régulière qui ne peut pas donner un effectif de plus de quarante mille hommes. Que l’Angleterre se fût laissé ainsi attarder dans ses défenses, nous ne devrions pas nous en étonner, nous Français, qui avons pu voir en Crimée comment les Anglais se laissent surprendre par la guerre et s’y engagent avec des préparatifs insuffisans. Tout le monde sait que si l’Angleterre est toujours formidable à la fin d’une guerre, elle n’est jamais prête au commencement. Cela tient à la nature de son gouvernement et à l’esprit d’économie qu’un peuple commerçant et gouverné par un parlement apporte toujours dans le budget si coûteux et si improductif de la marine et de l’armée. C’est contre cette tendance excessive et cette imprévoyance habituelle, qui pouvaient à un moment donné affaiblir son gouvernement et même compromettre d’une façon dangereuse la sécurité nationale, que l’opinion anglaise a voulu réagir et se prémunir. Qui a pris l’initiative de ce mouvement d’opinion ? Ce ne sont point, comme M. de Morny paraît le croire, de vulgaires démagogues et des hommes politiques sans conscience cherchant à se faire un capital de popularité avec les frayeurs de leur pays excitées par des calomnies contre la France ; ce sont des hommes d’état dont la scrupuleuse honorabilité n’a jamais été soupçonnée, c’est lord Derby et sir John Packington, nommant une commission spéciale pour étudier la situation respective de la marine anglaise et de la marine française, ce sont les membres de cette commission publiant il y a quelques mois les résultats statistiques de leur enquête ; c’est un officier supérieur, le général Kennedy, étudiant en militaire les défenses de l’Angleterre ; c’est enfin un vieillard imposant par l’éclat de sa longue carrière publique et le mâle talent qu’il a conservé jusque dans sa quatre-vingt-sixième année, lord Lyndhurst, qui, dans son éloquent discours, rappelait avec un patriotisme si touchant que, quant à lui, son âge le mettait à l’abri des dangers qu’il voulait détourner de son pays. Nous regrettons que M. de Morny ne se soit point borné à donner au nom de la France des assurances pacifiques qui devaient infailliblement être bien reçues en Angleterre, et qu’il se soit trop abandonné lui-même à cette irritation d’humeur qu’il reprochait précisément à nos voisins. Le mieux est de laisser ces âpres et dangereuses controverses s’user avec le temps et tomber d’elles-mêmes. Cessons de tant nous occuper de nos voisins. Que les Belges fortifient Anvers, puisque c’est la mode des fortifications ; que la commission nommée par le ministère anglais pour étudier les moyens de défense du royaume-uni fasse son œuvre, que la jeunesse de Londres s’enrôle en brigades de riflemen : si c’est à ce prix que Belges et Anglais croient pouvoir acheter leur sécurité, que nous importe, puisque nous ne méditons aucune invasion et puisque nous n’en redoutons aucune ? Pendant le temps que prendront ces préparatifs de guerre, nous aurons, quant à nous, suivi les conseils de M. de Morny : nous aurons mis la paix à profit ; nous aurons imprimé une saine activité à notre industrie, nous aurons conquis et nous conserverons « ces libertés qui font de l’homme le maître absolu de son bien, et qui n’ont de limites que le tort fait à autrui. » En agissant ainsi, nous persuaderons nos voisins bien plus que par d’injustes récriminations, et si la paix dépend de nous, nous l’aurons assurée.

La conservation de la paix dépend-elle de nous ? Il serait trop présomptueux de l’affirmer absolument, mais sans vanité la France a le droit de croire qu’elle y peut beaucoup. C’est beaucoup pour prévenir l’éventualité d’une guerre que d’avoir résolument fermé son âme aux tentations de l’esprit guerrier. On surmonte avec un pareil parti-pris bien des obstacles. Croyant donc, avec M. de Morny, à la sincérité des intentions pacifiques de notre gouvernement, nous espérons que la guerre ne renaîtra ni des difficultés si graves et si nombreuses qui s’attachent à la réorganisation de l’Italie, ni des conséquences de l’ébranlement qu’a éprouvé l’Europe. Les difficultés italiennes concentreront bien longtemps encore l’attention du monde. L’on peut prévoir que ce n’est point à Zurich que les plus graves seront arrangées. Tout présage que les conférences de Zurich dureront longtemps. Malgré le mystère dont s’entourent les plénipotentiaires, il est évident qu’ils ne vont pas vite en besogne, et qu’aucune des questions qui excitent l’intérêt public n’a encore été abordée. Ce n’est en effet ni de l’annexion de la Lombardie à la Sardaigne, ni des détails financiers qu’il faut régler à la suite de ce remaniement territorial que l’on s’inquiète. C’est là pour l’opinion un fait accompli qu’il n’y a plus qu’à revêtir de certaines formalités moins faciles à arrêter peut-être qu’on ne se le figure. On ne se préoccupe pas encore de l’organisation de la confédération : personne jusqu’à présent n’a vu clair dans cette conception, et rien n’a donné à penser qu’elle fût réalisable. L’article le plus difficile du traité de Vîllafranca, celui qui annonçait la restauration des princes dépossédés, est le seul qui préoccupe le public : c’est celui en effet dont l’Italie centrale rend l’exécution impossible par un esprit d’union, une décision de conduite et un mélange de modération et de fermeté qui lui gagnent l’admiration et les sympathies de l’Europe libérale.

Les populations de la Toscane, des légations, des duchés de Parme et de Modène donnent en ce moment au monde un spectacle noble et attachant. Il est permis de dire que si elles persévèrent, elles gagneront par leur imposante attitude la cause de l’Italie. Déjà leur conduite réfute tous les reproches que l’on avait adressés jusqu’à présent aux Italiens, et qu’ils n’avaient que trop mérités en 1848. On disait les Italiens violens et mobiles ; sous les gouvernemens provisoires de l’Italie centrale, ils se font remarquer par un respect de l’ordre et une constance de desseins qui sont sans exemple au milieu d’une crise révolutionnaire. On représentait les Italiens comme séparés par des divisions de classes, par des rivalités locales, par des antipathies municipales : or non-seulement la concorde règne entre toutes les classes, mais les villes diverses et les différens états s’unissent dans la même pensée nationale. Ces populations, si attachées à l’autonomie, en font volontairement le sacrifice, comprenant bien qu’une occasion unique s’offre à elles de mettre à l’abri de toute entreprise ultérieure l’indépendance nationale, et qu’elles commettraient une faute peut-être irréparable si elles la laissaient échapper. Il est impossible que cet intelligent patriotisme, dont les manifestations imprévues touchent et élèvent l’âme, ne soit point récompensé. Nous croyons que les deux empereurs qui ont rédigé les préliminaires de Villafranca ne s’attendaient ni l’un ni l’autre à de tels résultats. L’empereur d’Autriche n’en avait assurément pas l’idée. On raconte qu’à Vérone il disait à ceux qui ne regardaient pas comme facile la restauration des princes : « Ne vous inquiétez pas de cela. Le duc de Modène a ici une petite armée, et il est sûr de rentrer chez lui au premier moment. » L’empereur des Français ne partageait pas sans doute cette confiance ; mais lorsqu’il consentait à ne point s’opposer à la rentrée des princes, il ne pensait pas que les populations de l’Italie centrale fussent si mûres pour l’indépendance et pour la liberté. Il faut louer les rares qualités que ces populations viennent de montrer, mais il faut aussi reconnaître le mérite des chefs qu’elles se sont donnés. On sent dans la direction de ce mouvement l’action d’une forte pensée politique que servent par leurs qualités diverses les différens chefs : à Parme et à Modène par exemple, M. Farini avec son ardeur expansive ; à Florence surtout, M. Ricasoli avec cette fermeté habile, simple et froide, qui vient de révéler en lui un véritable homme d’état.

Ce n’est point en effet aux. Elans de l’engouement et aux impulsions incertaines d’une émotion imprévoyante que l’Italie centrale s’abandonne : : elle suit une politique dont les adroites combinaisons sont clairement visibles et ont déjà produit des résultats qui, quoi qu’il arrive, exerceront une longue influence sur les destinées de l’Italie. Que l’on se reporte à l’époque des préliminaires de Villafranca. Cette paix laissait dans l’Italie centrale trois difficultés à résoudre, et il devait sembler en ce moment que ces difficultés, peu graves à les considérer isolément, seraient résolues séparément. Il y avait la question de Parme, dont il n’était pas même fait mention dans le traité ; la question de Modène et de Toscane, la seule dont il fût parlé ; la question des légations. Si la rentrée du duc de Modène dans ses états eût été aussi facile que le supposait l’empereur d’Autriche, la Toscane n’eût pas tardé à recevoir le grand-duc : une médiation clémente eût rétabli sans peine le pape dans les légations, et l’on eût fait à Parme ce qu’on aurait voulu. Les directeurs du mouvement de l’Italie centrale ont conjuré avec une promptitude très habile ce danger de la division : ils ont, par la ligue, réuni les trois intérêts que menaçaient les restaurations, et à l’aide d’une fusion d’une nouvelle nature ils ont rendu les trois difficultés de l’Italie centrale solidaires, grossissant chacune d’elles de la gravité des deux autres. Ces difficultés ne peuvent plus désormais être résolues isolément et tour à tour. L’on ne pourra toucher aux légations sans engager militairement la Toscane et les duchés ; l’on ne pourra toucher aux duchés sans engager les légations. L’acte qui a établi cette solidarité a une grande importance pratique, et exclut toute idée de restauration de l’un des princes par la force. Cet acte a donné aux gouvernemens provisoires de l’Italie centrale une première sécurité militaire très respectable, et qui leur permet de poursuivre tranquillement le : développement naturel de leur travail politique intérieur.

Après avoir laissé faire à l’Italie centrale un, si grand pas, nous ne saurions comprendre que l’on pût conserver la pensée d’y opérer la restauration des princes déchus. Accomplir cette restauration par la force nous a toujours paru une impossibilité morale, la France ne pouvant ni prêter ses troupes aux princes que l’on veut rétablir ni permettre à l’Autriche d’envoyer ses soldats dans les duchés. La France ne devait prêter à l’exécution de l’article de Villafranca relatif aux restaurations que son influence morale et les moyens de persuasion dont elle pourrait disposer. Ce concours de l’influence morale, la France l’a amplement donné par l’organe de son représentant en Toscane, par la mission de M. de Reiset, et nous ne savons s’il faut ajouter par le voyage du prince Joseph Poniatowski à Florence. Les moyens de persuasion du gouvernement français ont jusqu’à présent échoué contre la résolution unanime des populations de l’Italie centrale, et il ne paraît point qu’ils puissent être plus efficaces dans l’avenir. Que le gouvernement français persévère encore quelque temps dans ces stériles efforts, nous le comprenons, car il doit pour son honneur prouver que ce n’est point de lui qu’a dépendu l’échec de la stipulation de Villafranca : mais les intérêts de l’Italie, les nécessités de la politique française, la sécurité même de la paix exigent que cette persévérance ait un terme prochain. Les choses marchent en effet, et en s’obstinant à poursuivre l’impossible, on s’exposerait à se laisser prévenir et distancer ou par des événemens regrettables ou par des engagemens qui lieraient l’Italie centrale à des combinaisons qu’il deviendrait bien difficile de rompre, et qui aggraveraient singulièrement les complications actuelles. Les votes de l’assemblée toscane proclamant la déchéance de la maison de Lorraine et l’annexion du grand-duché au Piémont ne sont-ils point des engagemens de ce genre ? Avant peu de jours, Parme, Modène, les légations auront aussi prononcé l’annexion par les résolutions unanimes de leurs assemblées populaires. Les argumens patriotiques sur lesquels s’appuient ces votes d’annexion sont irréfutables au point de vue italien : le public en pourra juger par le remarquable mémorandum que le gouvernement toscan vient d’adresser aux grandes puissances. Après de telles manifestations, auxquelles s’associe l’élite de l’Italie, peut-on, nous le demandons, songer à rétablir dans les duchés les gouvernemens anciens ? Ces actes mêmes n’élèvent-ils pas une insurmontable barrière entre les princes déchus et les populations ? Que serait le gouvernement de ces princes, s’ils parvenaient à se rétablir malgré le vœu populaire ? quelle ne serait pas la force de l’opposition qui les entourerait et pour ainsi dire les submergerait, en invoquant sans cesse le précédent écrasant de ces démonstrations unanimes, libres et spontanées de la volonté nationale ? Mais dans le présent même, ces actes vont provoquer des compromissions nouvelles. Que répondra la Sardaigne aux députations qui lui porteront le vote d’annexion ? Il est possible que la politique oblige le roi Victor-Emmanuel et son ministre, M. Ratazzi, à contenir l’expression de leurs sentimens ; il est probable que, tout en prenant acte du nouveau lien moral qui attachera désormais le Piémont à l’Italie centrale, ils déclineront pour le présent et dans des paroles plus ou moins transparentes ajourneront à l’avenir l’union que l’on viendra leur demander. Cette union, ajournée par une réserve diplomatique, deviendra pour l’Italie centrale une de ces aspirations, de ces fois, de ces espérances qui sont, nous l’avons vu, si tenaces au cœur des Italiens. — Nous le demandons encore, quel gouvernement sera possible dans l’Italie centrale après une démonstration si éclatante, et destinée à laisser des deux côtés, en Piémont, et dans les duchés et les légations, des souvenirs si vivaces. Après que de tels engagemens auront été pris, croit-on que l’on pourra en détruire la force par une politique dilatoire, en gagnant du temps, en spéculant sur les incidens que le temps amène ? Il ne faudrait pas trop se fier, suivant nous, à cette efficacité de la politique expectante. Le temps pourrait profiter à cette politique non pas révolutionnaire, mais indépendante et libérale, que l’on chercherait à lasser par le provisoire ; les populations italiennes se formeraient au self-government dans ces épreuves, et l’on aurait plus de peine encore à les conduire où elles ne veulent pas aller. Nous savons d’ailleurs que les hommes habiles qui dirigent la Toscane se sont mis en état d’attendre : leur embarras pouvait venir des finances, mais ils se sont procuré des ressources qui les mettent pour deux années à l’abri de toute inquiétude. Le dernier grand-duc avait émis un emprunt de 100 millions de lires, dont les deux tiers seulement étaient placés. Le gouvernement provisoire de Toscane a pu négocier en son nom à des banquiers considérables une partie du reliquat de cet emprunt : il s’est assuré ainsi une ressource de 16 millions. La banque a devancé la diplomatie : elle a reconnu le crédit de la Toscane. Acceptons du moins cet intelligent concours du capital comme un bon augure de l’accueil que les puissances seront bien amenées un jour à faire aux décisions que l’Italie prend en ce moment sur elle-même.

Il n’est point surprenant que, placés devant des incertitudes qu’ils espèrent vaincre par leur persévérance, les Italiens aient foi dans la justice de l’Europe et soupirent après la réunion d’un congrès. Il faudra que les grandes puissances se décident enfin à sanctionner en congrès la formation d’une haute Italie indépendante et d’une Italie centrale attachée par un lien quelconque au Piémont, si l’on ne veut pas s’exposer à voir le mouvement actuel de la péninsule aboutir à des désordres révolutionnaires et peut-être à des guerres nouvelles. L’Angleterre, qui a fini sa session et dont le gouvernement peut s’appliquer sérieusement aujourd’hui au règlement libéral de la question italienne, adhérerait sans doute à un tel congrès. Passerait-elle outre et conseillerait-elle au Piémont d’accepter l’annexion des duchés et des légations ? Nous n’oserions l’espérer, quoique les sympathies de lord John Russell, de lord Palmerston et de M. Gladstone soient évidemment pour les libéraux, qui sont à la tête de la Toscane, des duchés et des légations. On a fait grand bruit d’un conseil de cabinet réuni avant-hier par lord Palmerston, et où auraient été convoqués par le télégraphe les ministres absens de Londres. A-t-il été pris dans ce conseil, comme on le suppose, des résolutions importantes relatives à l’Italie ? Nous ne tarderons pas à l’apprendre. Nous sommes sûrs d’une chose, c’est que la question du congrès n’a pas dû être traitée dans cette délibération, car l’idée du congrès, grâce à l’opposition de l’Autriche, est loin d’avoir mûri dans les conseils de l’Europe. Puisque nous parlons de l’Autriche, n’omettons point de féliciter l’empereur François-Joseph d’avoir écarté de son ministère ses conseillers les plus impopulaires, M. de Bach, M. de Toggenburg, le comte de Grünne, et d’avoir fait des promesses dont la tolérance religieuse doit s’applaudir. Que l’Autriche s’applique sérieusement aux réformes. Ce ne sont point seulement les leçons qu’elle vient de recevoir en Italie qui l’y obligent, c’est encore le mouvement profond que les émotions de la guerre ont fait naître en Allemagne, et qu’anime une pensée sérieuse de régénération et d’union. Ce mouvement politique, dont la manifestation de Wiesbaden a été il y a deux mois le symbole, et qui avant peu produira des résultats dignes d’attention, se distingue par ce même esprit de modération et de fermeté pratique qui se révèle avec tant d’éclat au sein de l’Italie centrale. Décidément l’Europe libérale, tout entière semble vouloir, reprendre, cette tradition politique qu’ont interrompue les malheurs de la dernière révolution, et l’esprit de 1859 s’apprête partout à réparer les fautes de 1848. e. forcade.



REVUE LITTÉRAIRE.

À considérer dans l’ordre où elles se présentent la plupart des œuvres récentes, il est rare d’y trouver un ensemble qui offre quelque unité ; il est difficile de leur appliquer un jugement commun. Le nombre n’en est point assez grand pour qu’il soit possible de les séparer par groupes, et le plus souvent elles n’ont entre elles d’autre lien que celui de la date. Le mouvement des idées morales retentit nécessairement dans le monde de l’imagination : on ne se réunit plus pour défendre un drapeau commun, on marche séparément vers un certain but. Les écoles et les tendances collectives ont fait place aux efforts individuels : faut-il se plaindre de cet amour de la liberté, qui n’est ici qu’un effet particulier d’un besoin plus général ? Il faut maintenant chercher l’intérêt des œuvres poétiques dans une pensée tout intime, toute personnelle, qui, réellement sentie, va d’elle-même droit aux expressions les plus rigoureuses, à la forme la plus simple. L’influence toujours grandissante d’Alfred de Musset n’a pas médiocrement contribué à cet heureux résultat, tandis qu’autrefois la poésie, cultivée froidement, aboutissait, malgré ses hautes prétentions, à n’être qu’un côté musical de l’art de bien dire. Les Impressions et Visions[1] de M. Henri Cantel peuvent être accueillies comme un essai de transition assez heureux entre les deux manières. L’émotion individuelle y est visible et sincère, l’influence du souvenir réelle, la forme y devient plus simple et plus nette tout en se maintenant dans les hauteurs abstraites que s’est réservées la poésie. Cependant il y reste encore des traces nombreuses de pure amplification. Beaucoup de pièces ne sont que le cadre d’une pensée, d’un mot, d’une antithèse finale ; Il faut souhaiter que les poètes abandonnent ces thèmes communs qui frisent la banalité, et qui ressemblent fort à de nobles joutes où l’avantage reste en définitive aux images précieuses et aux expressions raffinées. Aussi bien là n’est pas le mérite du livre de M. Cantel ; l’auteur étudie l’homme, et cette étude donne aux Impressions et Visions leur véritable valeur : tel motif est banal, et l’élégance du langage le soutient à peine ; mais il est sauvé tout à coup par une comparaison ingénieuse avec un des mille sentimens du cœur humain. L’ouvrage est en général composé sur un ton mélancolique, mais qui n’est ni fade ni alanguissant. Ce n’est plus le désespoir à froid des jeunes poètes incompris, c’est le regard jeté en arrière par l’homme qui a déjà vécu une partie de sa vie, qui sait que le cœur, comme la nature, a ses métamorphoses, et dont les regrets sont mitigés par une saine résignation ou même adoucis par une nouvelle espérance :

Vainement l’esprit mûr, l’aile à demi blessée,
Vers les bruns horizons emporte la pensée :…
On a toujours vingt ans dans quelque coin du cœur.

Que l’idéal nous emporte, mais ne nous égare point ! Il faut toujours revenir aux régions humaines. À quoi bon se perdre dans l’atmosphère immatérielle du mysticisme ? Telle est la pensée principale développée par le poète. Ce regret et cette tristesse sont bien loin du découragement ; au contraire, ils composent le terme moyen entre l’expérience pratique et cet horizon élevé que prête Lucrèce à la contemplation sereine de ses sages et de ses philosophes. Ainsi le dit lui-même M. Henri Cantel dans une de ses meilleures pièces, le Château de l’Ame.

Et puis de ce rêve sublime
Je redescends, jeune et plus fort,
Et sans peur d’être la victime
Ou de la vie ou de la mort.

M. Henri Cantel est un poète qui cherche assidûment la grâce. Il trouve même ses plus heureuses inspirations de forme et de couleur dans les délicates descriptions de la beauté, témoin le sonnet qui a pour titre Colles amoris. En somme, il y a là beaucoup d’élégance, de facilité, de charme ; mais, malgré ce que la forme a de vraiment poétique, elle ne révèle qu’incomplètement le poète. C’est l’originalité qui fait surtout défaut à ce recueil où se montre une indulgence trop grande pour certaines images et certaines métaphores, où se traînent quelques pièces molles et inutiles, comme des dialogues avec la Muse, qui évidemment ne sont point les plus récentes inspirations de M. Cantel ; il doit être toutefois permis de fonder sur ce jeune talent de sérieuses espérances.

La poésie contemporaine doit peut-être une de ses principales causes de faiblesse à la recherche presque exclusive des petites pièces et des cadres restreints. On fait des vers, on ne fait plus de poèmes. En bornant ainsi leur inspiration, les jeunes écrivains ne donnent raison qu’à leur paresse, et s’affranchissent trop gratuitement des difficultés de la composition. Sans revenir à l’épopée, que n’admettent plus nos mœurs et notre intelligence critique, il serait désirable cependant qu’on donnât aux essais poétiques une étendue plus considérable. La langue y gagnerait : ce ne serait plus seulement l’éclat fugitif d’une idée rare ou d’une comparaison brillante enchâssée dans un cadre étroit, ce serait le développement d’une situation ou même l’analyse d’un caractère dans une composition dont un rhythme ambitieux ou bizarre n’aurait pas besoin de faire le succès. Le Dernier Amour[2], par M. Alfred de Tanouarn, est une des plus heureuses tentatives qui se soient récemment produites en ce genre. Le philosophe joue évidemment ici le premier rôle, et semble ne s’être servi du langage poétique que pour traduire sa pensée d’une façon plus haute et plus frappante. — Ils ne sont plus que deux, sur les ruines du monde, un jeune homme et une jeune femme.— Pourquoi le monde aurait-il encore duré ? dit celle-ci.

Avions-nous oublié quelques illusions ?
Quels systèmes chercher ? quelles religions ?
Qu’espérer d’inconnu ?…
Ni vices, ni vertus parmi nous, et les choses
Avaient subi déjà tant de métamorphoses
Que le mal et le bien se trouvaient confondus ;
Les mots dont on les nomme étaient presque perdus.


Devant eux défilent alors comme des figures abstraites la femme, le philosophe, le prêtre, les savans, les capitaines. Le poète fait ainsi passer sous nos yeux, en les analysant au seuil de l’infini, toutes les principales expressions de notre existence terrestre. Cependant le soir arrive, et les deux jeunes gens, représentans typiques de l’humanité disparue, se rapprochent l’un de l’autre. Un hymne à la volupté, cette loi harmonique, ce feu intime des mondes, accompagne leurs embrassemens. Le lendemain, ils sont surpris eux-mêmes, les derniers de tous, par l’ouragan qui les emporte. Puis une voix s’élève sur l’onde, c’est l’esprit, l’absolu, celui de qui la nature est l’ombre et pour qui la création n’est qu’un rêve changeant. M. Alfred de Tanouarn nous semble s’être élevé ici à une grande hauteur philosophique : on dirait une page de Hegel éclairée par un reflet de Lucrèce :

 Dans l’absolu repos de ma béatitude,
Je peuple le néant de grandes visions ;
Je m’efforce à combler ma vaste solitude,
Et n’enfante jamais que des illusions…

Parfois je m’assoupis silencieux, inerte ;
Tout se plonge avec moi dans le sein du sommeil.
L’éternité s’endort, solitaire et déserte ;
Le temps reste immobile, attendant mon réveil.

Ainsi les grands soleils et les moindres atomes
Devant moi sont égaux, éphémères et vains,
Et les peuples comme eux sont de pâles fantômes
Qui passent un moment dans mes songes divins.

Le Dernier Amour est un poème qui ne manque ni de puissance ni de grandeur ; les vers visent à la force, à la précision, et se refusent à toute espèce de mièvrerie et de fausse parure. Cette sobriété eût manqué à M. de Tanouarn, s’il n’était pas lui-même, et ce résultat prouve que l’inspiration poétique est un fait indépendant de toute école. Les idées ici atteignent une hauteur lumineuse que n’ont jamais recouverte les brouillards du mysticisme et de la religiosité vague, le style ne ressemble en rien à ce qu’on est convenu d’appeler le langage poétique. Serait-il donc vrai qu’on peut devenir poète en pensant clairement et en sachant écrire ce que l’on pense ?

Eugène Lataye

  1. 1 vol. in-12 ; Poulet-Malassis et de Broise.
  2. 1 vol. in-12 ; Dentu.