Chronique de la quinzaine - 14 août 1861

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Chronique n° 704
14 août 1861


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




14 août 1861.


Si les idées de l’ancienne politique, où l’on voyait son bien dans le mal des autres, étaient encore de mise, la France pourrait en ce moment goûter certaines satisfactions égoïstes. L’Angleterre exceptée, à laquelle pourtant nous avons le plaisir de donner de mauvais rêves, tous les états qui pouvaient contre-balancer notre influence subissent des déchiremens intérieurs, sont en proie à de graves angoisses. L’Autriche est moins près que jamais de se réconcilier avec la Hongrie et les nationalités dissidentes ; les agitations douloureuses de la Pologne affaiblissent la politique moscovite et la teignent d’une vilaine couleur de barbarie; la Prusse est plus que jamais empêtrée dans ses velléités et dans ses réserves; les sorcières ont beau lui crier : « Tu seras roi ! » les cauchemars de l’ambition ne font que tourmenter et n’ont pas le pouvoir d’entraîner ce Macbeth qui veut rester honnête. Nos amis eux-mêmes sont plongés dans de grands embarras, et comme un de nos plus subtils moralistes a prétendu que dans le malheur de nos amis il y a toujours quelque chose qui nous plaît, nous pourrions ajouter à nos satisfactions l’agrément de voir le nouveau royaume d’Italie battu en brèche par la cour de Rome, — une autre amie que nous protégeons en l’humiliant, — et par l’anarchie des provinces napolitaines; nous pourrions nous féliciter même de voir l’insolente démocratie américaine s’épuiser dans une guerre fratricide et y perdre son prestige. Voilà les malignes joies dont se repaissaient les politiques de l’ancien régime, celles par exemple que Louis XIV devait goûter quand il châtiait la cour de Rome, quand il soudoyait les Stuarts, quand il mettait l’empereur d’Allemagne aux prises avec le Turc et le Transylvain, quand il couvait de l’œil l’étisie de l’Espagne, quand il voyait les provinces-unies immoler leur meilleur citoyen. C’est en de pareils momens sans doute qu’il savourait l’orgueil du nec pluribus impar. Les Louis XIV de notre époque sont peut-être plus grossiers encore dans leur égoïsme que ceux du XVIIe siècle, car Louis XIV aujourd’hui, c’est le mob, la vile multitude. Cependant les esprits éclairés et les cœurs élevés répudient l’étroit et méchant sentiment qui fait que l’on contemple le malheur d’autrui en se frottant les mains. On connaît mieux maintenant la solidarité qui unit les peuples : on sait qu’il n’est pas possible que les souffrances des autres profitent à aucun d’eux; on sait au contraire que ceux qui sont placés dans les conditions les plus heureuses ont besoin du bien-être des autres pour consolider et accroître leur propre prospérité. Si donc nous remarquons que pour le moment la France est préservée des maux profonds dont d’autres nations sont atteintes, ce n’est point pour en tirer vanité. La prospérité et la vraie grandeur de la France sont plutôt paralysées par les difficultés qui travaillent les autres états. Néanmoins c’est quelque chose, c’est beaucoup de ne point éprouver soi-même ces difficultés, de n’en avoir que le spectacle et de n’en ressentir qu’indirectement le contre-coup. C’est dans ces limites que nous définissons l’avantage dont jouit la France, comparée à la plupart des autres états. Cet avantage est considérable, et à défaut d’autres on peut le constater avec une satisfaction légitime.

Ce bonheur de n’être que spectateur des orages dont nous sommes entourés sied assez à la vie végétative à laquelle la saison nous invite. Un repos amusé de spectacles, que peut-on souhaiter de mieux en été? C’est la saison où les chefs d’état voyagent, où, en bons princes qu’ils sont, ils font de leurs excursions des amusemens publics; c’est la saison des belles revues, des fêtes sur la place publique, la saison où en effet l’édilité devient la magistrature la plus affairée et la plus populaire. Ce n’est pas à nous de parler du côté pittoresque des voyages de souverains; nous n’avons le droit et le goût d’intervenir dans les passe-temps de ces grands personnages que lorsque des affaires politiques s’unissent à leurs plaisirs. Quelque intérêt politique a-t-il réellement attiré à Paris et conduit-il maintenant à Londres le petit-fils de Bernadette, le jeune roi Charles XV de Suède? On a paru le craindre de l’autre côté du Rhin, où l’on s’offusque de la perspective d’un mouvement scandinave auquel viendraient se heurter les sempiternelles chicanes que l’Allemagne cherche au Danemark. Le roi de Suède a été accueilli avec une sympathie marquée par les populations françaises, et pour notre part il nous semble que l’appui de la France, appui du reste conforme à toutes nos traditions, est dû à toutes les tentatives qui pourront fortifier et pousser en avant les races Scandinaves. Un autre voyage royal a pendant quelques jours préoccupé l’opinion : c’est celui du roi de Prusse. L’on a voulu un instant qu’il vînt au camp de Châlons, et l’on a cru qu’il y viendrait. Le Moniteur nous a informés que la visite du roi de Prusse à Napoléon III était ajournée au mois d’octobre. N’étant point initiés à la politique ésotérique, nous ignorons les combinaisons qui pourraient se rattacher à l’entrevue des deux souverains. Nous n’y voulons rien voir au-delà de l’acquittement d’une dette de courtoisie. Notons d’ailleurs que le projet de voyage au camp de Châlons avait éveillé les unanimes ombrages de l’Allemagne; il faut peu de chose pour agiter l’Allemagne.

Entre la visite du roi de Suède et les manœuvres du camp de Châlons, l’empereur a inauguré le boulevard Malesherbes. L’ouverture de cette magnifique voie ajoute un élément considérable aux embellissemens de Paris. Il est fâcheux seulement qu’à l’extrémité du nouveau boulevard, dans le beau parc de Monceaux, on se heurte à de pénibles souvenirs de confiscation. Faisons un effort pour oublier ces idées, évoquées naturellement par les lieux mêmes; repoussons doucement d’importunes réminiscences. Aussi bien les embellissemens de Paris sont devenus de nos jours une question politique. Lorsque nous ne regardons qu’au résultat matériel de ces travaux, qui assainissent nos villes, y ouvrent aux populations et au mouvement du commerce des voies spacieuses et commodes, en agrandissent la surface habitable, nous sommes de l’avis qu’exprimait naguère ici M. de Rémusat dans ses charmantes notes de voyage. Au point de vue du goût et de l’art, on peut trouver parfois à redire à certaines parties de ces grands travaux improvisés : il faut pourtant convenir qu’ils sont en somme une expression grandiose et séduisante de l’activité commerciale et du génie industriel de notre époque. Ce mouvement de démolitions et de constructions donne lieu dans Paris à des controverses de plusieurs sortes. Nous écartons, quant à nous, la controverse personnelle; nous ne nous rangeons point parmi les adversaires du préfet de la Seine. Pour tenter et mener à fin cet immense remaniement de Paris, il fallait assurément un homme doué de facultés peu ordinaires, et M. Haussmann peut avec un légitime orgueil opposer son œuvre à ses détracteurs personnels. L’homme d’exécution dans le préfet a été surtout remarquable; mais l’impulsion donnée aux travaux de Paris soulève deux questions, l’une économique, l’autre politique, qui à nos yeux dépassent la compétence et la responsabilité du préfet, et sur lesquelles il nous est impossible de donner raison au gouvernement. La question économique est celle-ci : en imprimant une impulsion extraordinaire aux travaux du bâtiment dans les grandes villes, et surtout à Paris, le gouvernement ne s’est-il pas exposé à donner un développement artificiel à une branche particulière de l’industrie? N’est-il pas périlleux de n’avoir point laissé cette industrie dans ses conditions normales, de ne l’avoir pas laissée s’étendre sous l’influence naturelle de l’offre et de la demande, d’avoir ajouté une surexcitation extraordinaire à l’aiguillon des besoins qu’elle était destinée à satisfaire? L’industrie des constructions est régie par les mêmes lois économiques que les autres industries. Ses développemens, pour être sains, doivent être spontanés et proportionnés au mouvement des autres branches du travail. A trop faire, à faire trop vite dans une industrie spéciale, on s’expose à de funestes réactions. Qu’arrive-t-il en effet? La spéculation s’échauffe et dépasse la mesure, les capitaux se portent avec surabondance sur le point où la spéculation les appelle; les prix s’élèvent avec exagération ; on paie la matière première et la main-d’œuvre trop cher, au détriment des autres matières premières et des autres bras. Il y a un moment d’exaltation où le spéculateur se croit dans une période de prospérité sans limites. Tout à coup, au premier choc que reçoit la spéculation, la débâcle éclate, et alors viennent l’avilissement des prix et le chômage des ouvriers. C’est cette perspective de la question économique que le gouvernement, nous le craignons, n’a pas eue assez présente à l’esprit en voulant tout entreprendre et tout achever en si peu de temps. Nous souhaitons que l’événement démente nos appréhensions; mais en tout cas le public se servira lui-même et servira le gouvernement en modérant par ses avertissemens, en refrénant par une opposition salutaire l’ardeur excessive que le gouvernement apporte dans le remaniement des villes, et l’excitation artificielle qu’il donne ainsi à la spéculation et à l’industrie des constructions. Cette intervention de l’opinion, comment devrait-elle s’exercer? Cette opposition, comment pourrait-elle être efficace? Nous touchons ici à la question politique soulevée par les embellissemens de Paris. Contre les erreurs possibles de l’initiative administrative, il ne peut, en une telle matière, exister pour l’opinion qu’un seul frein, un seul contrôle, le contrôle des administrés s’exerçant par leurs représentans élus. Au lieu d’une commission municipale nommée par l’administration elle-même, il faudrait un conseil municipal élu par les habitans de Paris.

Ce n’est que par ce moyen que l’opinion pourrait s’associer franchement à l’œuvre poursuivie par l’administration, ou résister à des entraînemens dangereux. M. Haussmann, dans son discours à l’empereur, se plaint des erreurs et des injustices que l’opinion commet à son égard. Les plaintes de M. Haussmann, nous n’en voulons pas douter, sont fondées; mais c’est le régime exceptionnel de la municipalité parisienne bien plus que les préventions de ses adversaires que M. le préfet de la Seine devrait accuser des injustices commises à son endroit. Tant que le public parisien ne sera pas associé aux actes de l’administration par une représentation librement élue, tant qu’il demeurera passif devant l’initiative de cette administration, il est naturel qu’il demeure envers elle frondeur et défiant. Quoi qu’en pense M. Billault, il faut, comme disait M. Picard, rendre Paris aux Parisiens. On se vante, et nous ne nous en plaignons pas, de nous doter d’un West-End; puisqu’on est en veine d’imitation, qu’on nous permette d’avoir nos aldermen, et nous promettons à notre lord-maire qu’il n’aura rien à perdre en popularité. M. Haussmann s’est livré dans sa péroraison à des rapprochemens historiques qui nous autorisent à émettre ce vœu politique. Il nous est impossible de voir une flatterie adroite dans les réminiscences où l’on assimile le régime de la France actuelle au funeste empire des césars. M. le préfet a cru relever l’édilité moderne en la comparant à l’édilité romaine. L’édilité était à Rome une magistrature curule ; la préfecture urbaine était réservée aux personnages consulaires. Il est vrai qu’il nous reste des édiles de la république peu de monumens de pierre : les Romains de cette époque n’ont laissé que des monumens moraux qui vivent indestructibles dans la mémoire et la conscience du genre humain. L’édilité menait au consulat quand le consulat était la magistrature suprême ; le consulat menait à la préfecture urbaine quand le consul n’était plus que la créature d’un césar. Quel a été, à vrai dire, le beau temps de l’édilité romaine? Est-ce celui où l’édile était l’élu de ses concitoyens? Est-ce celui où il devait ses fonctions à la faveur d’un seul ?

Mais ces questions dorment encore chez nous. On dirait même que l’indifférence qui paralyse les classes actives de la France à l’endroit de la politique intérieure commence à les gagner aussi à l’égard des questions extérieures, qui naguère excitaient parmi elles des préoccupations si vives. Les symptômes de ce retour des classes commerçantes et financières à une sorte de sécurité relative touchant la politique étrangère ne sont pas seulement visibles chez nous; les organes les plus importans de l’Angleterre les remarquent aussi parmi leurs compatriotes. Que voulez-vous? il faut bien s’accoutumer à vivre avec son mal. Le commerce anglais paraît donc entrer dans une période de rassérènement. Il croit la paix assurée, au moins jusqu’au printemps prochain; il est beaucoup moins en peine de ses approvisionnemens de coton depuis le rude échec que l’Union américaine a essuyé au début de sa lutte avec les sécessionistes. Il voit que l’argent est abondant, et qu’il subvient très facilement aux demandes immenses manifestées par les emprunts de divers états. Enfin il constate que l’Angleterre, qui, dans la crainte des perturbations américaines et à la suite de la mauvaise récolte de l’année dernière, avait fait d’énormes achats et s’était constitué de grandes réserves de grains, aura cette année une récolte satisfaisante. Ces diverses circonstances réunies paraissent devoir être chez nos voisins le point de départ d’une active campagne d’affaires. En sera-t-il de même chez nous? Il serait difficile que la confiance se rétablît, que l’activité se réveillât au sein du commerce anglais, sans que la France ne s’en ressentît dans une certaine mesure. Il est vrai que tout ne se ressemble point dans la situation économique des deux pays. La France passe par l’épreuve de l’application du traité de commerce, et l’on annonce que nous n’aurons cette année qu’une très médiocre récolte. Pour ce qui concerne la transition du régime prohibitif au système libéral en matière douanière, nous sommes de ceux qui ne doutent point que cette épreuve ne soit heureusement franchie. L’industrie française tiendra victorieusement tête à la concurrence anglaise; plusieurs faits particuliers en sont des présages certains. Rien de plus encourageant sous ce rapport que ce qui se passe dans l’industrie métallurgique. Nos usines ne peuvent pas fournir tous les rails que nos chemins de fer leur demandent. Il faut faire avec elles des marchés à plusieurs années d’échéance, et elles traitent à des prix inférieurs à ceux que l’on pourrait obtenir de l’Angleterre. Nos industries cotonnières auront-elles plus de peine que l’industrie métallurgique à lutter avec la concurrence étrangère? Nous ne le pensons pas, car, même sous le régime du traité, leurs produits jouissent d’une protection qui sera, dit-on, plus efficace que celle qui couvre les fers. Dans son discours à l’empereur, M. Haussmann nous a révélé un fait très intéressant, qui montre que, dans certaines branches de notre industrie, le traité de commerce a communiqué une énergie singulière à notre production. L’exportation des articles de Paris a doublé depuis le traité de commerce; ce fait est d’autant plus significatif qu’il y avait lieu de craindre que cette industrie ne fût en souffrance, la crise politique traversée par l’Amérique lui fermant un de ses débouchés les plus considérables. Quant à la question des récoltes, nous croyons qu’il ne faut pas la juger cette année d’après les erremens fournis par l’expérience de notre ancien régime économique. Il y a d’abord une circonstance favorable dont on doit tenir compte. D’ordinaire les mauvaises récoltes en France coïncident avec des récoltes encore plus mauvaises en Angleterre. Dans les cas d’insuffisance commune aux deux pays, l’Angleterre avait à faire au dehors, en même temps que nous, d’énormes demandes de céréales. Nous rencontrions sa concurrence sur les marchés étrangers, et nous avions à payer des prix plus élevés. Ce n’était point le seul contre-coup fâcheux que nous eussions à ressentir de la simultanéité de cet accident dans les deux pays. L’Angleterre était, comme nous, obligée de payer ses blés en métal : les caisses de sa banque se vidaient en même temps que les nôtres. De là entre les marchés monétaires des deux pays une concurrence qui poussait l’intérêt de l’argent à des taux exorbitans, et souvent entraînait des crises commerciales. C’est donc une circonstance très heureuse cette année, si la récolte en France est insuffisante, que la récolte en Angleterre ne présente point d’insuffisance extraordinaire et soit plutôt favorable. Nous n’aurons du moins à redouter ni un renchérissement excessif du prix du blé par l’effet d’une vive concurrence étrangère sur les marchés où nous irons nous approvisionner, ni une trop grande cherté de l’argent accompagnée d’une crise commerciale. Une branche de notre commerce, le commerce des céréales, sera très active : nos importations extraordinaires de grains exciteront la production et l’exportation de nos marchandises d’échange; nos chemins de fer, qui auront à répartir sur tous les points du territoire les blés importés, auront un trafic animé. Il ne serait donc pas impossible, si l’insuffisance de la récolte, comme tout permet de l’espérer, ne prend pas des proportions graves, que la fin de cette année fût marquée en France, comme elle le sera en Angleterre, par une activité plus productive qu’on ne l’eût imaginé il y a quelques mois. Que nos espérances soient confirmées ou démenties par les faits, c’est dans la perspective des conséquences de la récolte et de la prochaine campagne industrielle qu’est la véritable question intérieure du moment.

Les ténébreux amans du silence doivent être contens : le parlement anglais a terminé sa session. On ne parle plus publiquement de politique nulle part en Europe. Nous n’avons pas trop à regretter que les débats soient clos dans les chambres anglaises. Le ton à l’égard du gouvernement français y avait pris une croissante aigreur. L’on ne sait où se serait arrêtée cette âpreté de langage, si la session n’eût pris fin elle-même. Dans une des dernières séances des communes, lord Palmerston avait écarté avec affectation la suggestion un peu sentimentale de M. Disraeli touchant les armemens maritimes de la France et de l’Angleterre. A l’exemple de M. Cobden, M. Disraeli avait demandé si l’on ne pouvait arriver à une entente sur la limite et la proportion qu’il convenait de donner aux armemens maritimes des deux pays. « A quoi sert la diplomatie, s’était-il écrié mélancoliquement, si elle ne peut réussir à prévenir à l’amiable ce gaspillage de capitaux et ces mutuelles menaces par lesquelles les deux peuples s’irritent à l’envi l’un contre l’autre ? » Lord Palmerston a opposé son bon sens narquois à cette aspiration humanitaire; son argument a été identique à celui que nous avions présenté nous-mêmes. Des armemens limités par un arrangement réciproque obligeraient les deux contractans à se surveiller et à se contrôler mutuellement; cette surveillance et ce contrôle seraient une cause incessante de conflits entre les deux pays, et mieux vaut pour le maintien de leur bonne intelligence qu’ils conservent leur entière liberté d’action. On a remarqué le silence du discours de clôture sur la France, l’affectation que met le gouvernement anglais, comme pour établir une ligne de démarcation entre lui et nous, à bien constater qu’il s’est abstenu de toute intervention en Italie, la sécheresse presque dédaigneuse avec laquelle notre expédition de Syrie est qualifiée, nos soldats n’étant désignés que sous le nom de troupes européennes, leur action n’étant définie que comme une coopération donnée aux troupes et aux autorités turques. Nous le répétons, il était temps que cette session eût un terme : nous n’avions point à nous féliciter de la tournure qu’elle prenait à notre égard. Le mouvement qui s’y est accompli au sein des partis a été caractéristique. L’école de Manchester, qui était à l’origine en liaison étroite avec le cabinet, a été peu à peu repoussée par lord Palmerston, et a beaucoup perdu en influence et en importance aussi bien auprès du public qu’au sein du parlement. Les flatteries trop maladroites de M. Bright et de ses amis pour la démocratie américaine, qui joue maintenant un si triste rôle, et pour la démocratie militaire et centralisatrice qui règne en France, ont ruiné l’autorité du chef de l’école de Manchester auprès de ses compatriotes. La session laisse deux ministres meurtris et chancelans, et ce sont justement les amis de M. Bright : M. Milner Gibson et M. Gladstone. Les imprudences de M. Bright ont surtout contribué à augmenter les forces du parti tory. Ce parti serait à coup sûr arrivé au pouvoir dès cette année, si plusieurs de ses membres, dociles en cela au sentiment public, ne préféraient au succès personnel de leur parti le maintien de lord Palmerston à la tête du gouvernement, et ne conféraient pas, avec une abnégation rare dans les pays libres, une sorte de dictature morale à l’homme extraordinaire qui a aujourd’hui le privilège de personnifier en lui les qualités et les défauts, les préjugés et la vigueur du patriotisme anglais.

Reconnaissons-le : c’est un bonheur singulier pour les peuples libres que de rencontrer dans leur sein ces hommes dont la prééminence est reconnue, et qui savent si bien s’identifier aux nécessités d’une situation et aux penchans de l’opinion populaire, que du consentement de tous ils sont investis d’une sorte de dictature. M. de Cavour était un homme d’état de cette trempe, et il apportait cet immense avantage à la conduite de la révolution italienne. Son habileté, ses antécédens, son prestige procuraient au gouvernement de l’Italie, dans la crise que ce pays traverse, une certaine fixité qui donnait à ce gouvernement à la fois les avantages de la liberté et ceux de la dictature, sans les inconvéniens de l’une et de l’autre. Il était l’homme de la situation, et tous ses compatriotes reconnaissaient son ascendant. Aux embarras qui naissent de l’agrégation en un seul royaume de populations qui étaient, il y a trois ans, partagées entre neuf gouvernemens, de l’anarchie des provinces napolitaines, d’une grande force militaire à organiser, de l’état de choses indéfini qui se perpétue à Rome sous la protection d’une troupe française, etc., s’ajoute donc pour l’Italie la difficulté intime de la composition même du ministère appelé à la gouverner. Il doit arriver en Italie ce qui arrive chez tous les peuples libres lorsque les hommes de la puissance de M. de Cavour font défaut, ou lorsque les partis n’y sont point encore constitués et disciplinés dans des cadres solides. Le pouvoir tente les ambitions, et elles ne reculent pas devant l’intrigue pour l’obtenir. M. Ricasoli ne saurait posséder un ascendant égal à celui de M. de Cavour; cependant son caractère, sa réputation, l’estime dont il jouit dans son pays et à l’étranger, placent, pour le moment du moins, sa personnalité au-dessus des ambitions qui peuvent convoiter le pouvoir, et qui voudraient, sans l’en exclure, le partager avec lui. Que de telles ambitions existent à Turin, on est bien forcé de se l’avouer, et c’est seulement par leur activité inquiète que l’on peut s’expliquer les bruits de crise ministérielle qui ont été systématiquement répandus en ces derniers temps dans la presse européenne. Ces bruits n’étaient pas fondés : le cabinet ne songeait point à se dissoudre; la majorité qui l’a soutenu jusqu’à la fin de la session par des votes imposans n’avait aucun désir de voir changer un ministère composé d’hommes qui seraient considérés en tout pays comme très distingués, et dont plusieurs viennent de se faire remarquer par une énergique application au travail et des succès singulièrement profitables à l’Italie. Les propagateurs du bruit d’une crise ministérielle qui n’a point existé ne pouvaient être par conséquent que ceux qui rêvent dans un changement de cabinet leur accession au pouvoir. En démentant les bruits de remaniement ministériel, nous n’entendons pas dire assurément qu’il n’y ait point dans l’organisation du système administratif qu’il faudra donner au nouveau royaume des questions qui soient de nature à faire éclater des divergences au sein de la majorité parlementaire et des dissidences parmi les ministres; mais ces questions ne sont point posées actuellement, elles ne sont pas mûres; elles ne seront pas soumises à la discussion décisive du parlement avant six mois : pourquoi donc irait-on embarrasser le présent, où de si graves difficultés affluent, de controverses réservées à l’avenir? Ceux qui s’adonnent à ce travail de dissolution comprennent bien peu les intérêts de leur pays; ils semblent ignorer combien il importe au crédit de l’Italie en Europe que l’unité du ministère actuel soit maintenue. Le ministère italien ne doit avoir aujourd’hui en vue qu’une chose, le rétablissement de l’ordre dans les provinces napolitaines. Qu’il seconde avec vigueur le général Cialdini en méprisant les fausses rumeurs qui annoncent sa dissolution, et que les ambitieux aient au moins assez de patriotisme pour ajourner leur impatience jusqu’au moment où Cialdini aura terminé son œuvre.

Les Italiens ne sont point le seul peuple dans le monde dont la France ait activement favorisé la naissance politique. Seuls en Europe, nous avons coopéré à la fondation de la république américaine : sans doute dans leur lutte avec la métropole, les États-Unis auraient été vainqueurs à la longue et auraient forcé l’Angleterre à reconnaître leur indépendance; mais l’intervention généreuse de la France abrégea certainement la guerre de l’indépendance et avança l’heure où l’Angleterre dut se résigner à l’émancipation de ses colonies. Il nous est impossible de nous soustraire au souvenir de cette participation glorieuse de la France à la fondation de la grande république américaine quand nous voyons cette république se démembrer, et dans ce déchirement le parti qui représente l’union des états subir une sanglante humiliation par la déroute de Manassas. Ne semble-t-il pas que le coup qui déchire l’Union frappe la France dans une de ses œuvres vivantes? Nous ne parlerons pas de la place que la république occupait dans l’équilibre maritime et du concours que nous sommes exposés à perdre pour le maintien de cet équilibre, si la séparation devient irrévocable, si l’antagonisme se perpétue entre les états du nord et ceux du sud. Notre regret est plus désintéressé. Le gouvernement américain a été parmi les gouvernemens du monde moderne celui qui a eu au plus haut degré ce caractère d’être une création de la raison humaine. Sous cette constitution essentiellement rationnelle, l’égalité la plus entière devait se concilier et avait jusqu’à présent coexisté avec la plus complète liberté. Il y avait là comme le type de la justice sociale et politique que toutes les sociétés humaines doivent aspirer à réaliser. Même pour les intelligences qui vivent au sein des nations auxquelles leur histoire et les accidens de leur situation ne permettent point d’espérer le règne prochain de la justice politique, c’était une consolation et un orgueil de pouvoir montrer par un exemple si éclatant que ce n’est point une utopie que de croire en politique à la réalisation pratique d’une conception rationnelle. Ce qui nous afflige et nous humilie dans la triste guerre civile où viennent sombrer les États-Unis, c’est l’avortement possible de ce plan d’une société construite par la raison humaine. Nous ne comprenons pas qu’une résolution héroïque ne s’empare point, devant un tel spectacle, de quelques intelligences européennes, de quelques cœurs français. Pourquoi des hommes éminens de France, d’Angleterre, d’Italie, d’Allemagne, n’iraient-ils pas, au nom de la raison et de l’humanité, offrir leur médiation aux Américains divisés? Nous ne conseillerions point à des gouvernemens de se charger d’un tel arbitrage, qui pourrait paraître inspiré par l’égoïsme, qui prendrait peut-être le caractère d’une ingérence offensante, et serait exposé à provoquer des défiances et des ressentimens. De simples particuliers, des particuliers illustres, des libéraux connus du monde, devraient être tentés par ce rôle de médiateur qui n’aurait à imposer d’humiliation à personne. Les volontaires français qui allèrent combattre sous Washington n’avaient aucune mission de la cour de Versailles; ils s’étaient au contraire embarqués contre le gré de leur gouvernement, qu’ils entraînèrent à leur suite. L’Europe actuelle ne pourrait-elle envoyer aux États-Unis des volontaires de pacification? N’a-t-elle pas assez de foi, d’autorité morale, d’humanité, pour pousser quelques hommes d’élite vers une œuvre semblable?

Hélas! l’Europe n’aurait elle-même que trop d’occupations à donner chez elle à de tels missionnaires, en admettant que notre étiquette monarchique, dont ces pauvres Américains se moquaient tant autrefois, permît à des particuliers d’intervenir entre les peuples et les rois. L’empereur d’Autriche et les Hongrois n’auraient-ils pas grand besoin d’un de ces négociateurs spontanés et bénévoles que nous rêvons? Il doit exister sans doute un terrain commun où il serait possible à l’empereur d’Autriche et aux Hongrois de se rencontrer. Il ne semble pas que ni l’empereur d’Autriche ni les Hongrois veuillent aller d’eux-mêmes sur ce terrain. L’empereur a cru être très libéral, et il l’est d’intention, on nous l’assure et nous en sommes convaincus, en dotant ses états d’institutions représentatives; mais il n’a pas pris garde qu’au lieu de reconnaître les libertés des Hongrois comme des droits préexistans, il les leur octroyait comme un don de sa grâce impériale. La résolution inflexible des Hongrois est de revendiquer leurs droits comme émanant de contrats antérieurs entre la royauté et la nation, et ils ne veulent point échanger leurs vieux titres contre une concession du bon plaisir que le bon plaisir pourrait retirer. L’Autriche a ergoté, et en fait de distinctions logiques et de dialectique politique elle a trouvé à qui parler. Son dernier mot sera-t-il la raison du plus fort? Nous espérons que non. L’empereur d’Autriche est loyal dans sa nouvelle politique. Pourquoi ne fait-il pas lui-même le sacrifice d’un procédé qui conserve la forme de l’autocratie jusque dans l’inauguration d’un système libéral? Pourquoi ne traite-t-il pas avec les Hongrois sur le terrain où ceux-ci se placent? Pourquoi ne s’engage-t-il pas par un lien contractuel, et n’en appelle-t-il pas au cœur des Magyars en se mettant avec franchise et simplicité dans leurs mains? Ainsi fit Marie-Thérèse, et l’histoire ne dit point qu’elle s’en soit mal trouvée. Si le pédantisme de la cour de Vienne et l’obstination des Hongrois rendent toute réconciliation impossible, une occasion unique aura été perdue pour la diffusion de la liberté à l’est de l’Europe et la régénération de l’empire qui devrait réunir les races et les forces qui s’enchevêtrent et se paralysent sur les bords du Danube.

Depuis quelque temps, le conflit allemand-danois nous avait laissés en repos, et ce repos n’a point été perdu, car il paraît que nous allons être délivrés une bonne fois de ce fastidieux procès. On sait que les négociations se continuaient entre le Danemark d’une part, l’Autriche et la Prusse de l’autre, et que pendant la durée de cette négociation les comités de la diète germanique devaient se borner à préparer leur rapport concernant le mode de l’exécution fédérale dans le cas où les négociations n’aboutiraient pas. Le Danemark de son côté, poussé par l’Angleterre, faisait des efforts pour éloigner ou du moins ajourner cette éventualité. Il paraît en effet qu’une note identique vient d’être adressée par le cabinet danois aux cabinets de Vienne et de Berlin, indiquant les concessions que le Danemark ferait à l’Allemagne. Parmi ces concessions, on cite celle-ci : le Danemark renoncerait pour cette année à la quote-part imposée au Holstein dans les dépenses générales du royaume. Ce serait là, comme on voit, une mesure purement provisoire. Le Danemark s’engagerait en outre à ne plus faire rendre de loi concernant les affaires générales du royaume sans l’avis et le consentement des états du Holstein. Cette dernière concession serait beaucoup plus importante. Il semble en somme que la diète de Francfort est satisfaite des propositions danoises, puisqu’elle a décidé, avant de prendre ses vacances, qu’il ne serait pas donné suite à la résolution relative à l’exécution fédérale. N’est-il pas étrange que les Allemands, qui ont soutenu avec tant d’opiniâtreté et de violence les droits historiques du Holstein contre le roi de Danemark, aient tant de peine à comprendre pourquoi les Hongrois préfèrent à une constitution octroyée leurs droits historiques, fondés sur des contrats?

L’assemblée générale du National Verein se tiendra le 26 août à Heidelberg. On fait de grands efforts pour donner à cette réunion tout l’éclat et le retentissement possibles. Ces efforts sont secondés par le gouvernement badois, qui, avec celui de Cobourg, se pose de plus en plus en patron avoué du National Verein, tandis que la Prusse, subissant les exigences complexes de sa situation, louvoie dans sa conduite envers la grande société unitaire. Les journaux de Prusse et du parti de Gotha avaient fait grand bruit au sujet des garnisons autrichiennes des forteresses fédérales de Mayence et de Rastadt. Hs se récriaient sur ce que ces garnisons étaient en partie composées d’Italiens et de Hongrois, et sur le péril auquel était exposée par là la sûreté de ces forteresses. On annonçait même une motion du gouvernement badois à la diète concernant ce sujet. Le gouvernement autrichien vient d’enlever ce prétexte à ses adversaires en retirant les troupes hongroises et italiennes, et en les remplaçant par des régimens allemands; mais les ennemis de la Prusse constatent avec malice que les journaux, en annonçant ce fait, ont en même temps informé leurs lecteurs que la Prusse va envoyer un régiment polonais tenir garnison dans la forteresse fédérale de Luxembourg. Ce qui vaut mieux toutefois que ces chicanes politiques, ce sont les grands festivals où excelle le génie germanique. Telle est cette grande fête musicale de Nuremberg, où assistaient cinq mille chanteurs venus de toutes les parties de l’Allemagne ; telle est encore la grande fête gymnastique de Berlin, donnée en l’honneur de l’anniversaire de la naissance de Jahn, qui introduisit il y a cinquante ans et popularisa la gymnastique en Allemagne. Cet anniversaire sera célébré dans l’Allemagne entière. La musique, la gymnastique, sont sans doute pour l’Allemagne des façons de satisfaire ses aspirations à l’unité; peut-être faut-il désirer pour son repos qu’elle n’emploie pas de moyens moins innocens pour réaliser son rêve.

Peut-être en ce moment, dans un coin de l’Europe qui depuis quelques années a plusieurs fois attiré l’attention, au Monténégro, se prépare un drame politique que les grandes puissances devraient s’efforcer de prévenir. On sait que le prince Danilo, qui pendant sa courte existence avait fait une figure originale dans les événemens d’Orient, a eu pour successeur un jeune homme, le prince Nikitsa, qui ne s’est montré guère capable jusqu’à présent de continuer l’œuvre de l’homme énergique et intelligent qu’il a remplacé. Le prince Nikitsa est pourtant le seul espoir du Monténégro. S’il résignait son pouvoir, les Monténégrins ne pourraient mettre à leur tête que des chefs de nahia, des capitaines de districts, et ces clans de monta- gnards perdraient la cohésion qu’avaient su leur donner les descendans de Pétrovitch. Il y a lieu de craindre que le général turc, Omer-Pacha, ne cherche à obtenir l’abdication du prince Nikitsa en l’intimidant par la grandeur des préparatifs qu’il fait contre les Monténégrins. L’humiliation et l’assujettissement du Monténégro seraient un succès qui exalterait l’orgueil turc, et donnerait dans cette partie de l’empire ottoman le signal d’une réaction fanatique. Le plus grand service que l’on pût rendre aux Turcs, ce serait de les préserver d’une telle victoire en étendant sur le Monténégro la protection de l’Europe, car la fermentation que la défaite des Monténégrins exciterait dans les régions avoisinantes mettrait en péril la domination des Turcs dans leurs provinces situées entre le Danube et l’Adriatique.


E. FORCADE.

LE CABINET DE MADRID ET L’INSURRECTION DE LOJA.


Il devient quelquefois difficile, on ne peut le méconnaître, de démêler la vérité dans ces mouvemens des peuples qui n’ont rien de commun en apparence, et qui en réalité ne sont que les élémens indissolubles d’une situation générale. Qu’on tourne les yeux vers l’Italie, la Hongrie, la Pologne, l’AlIemagne, l’Orient, la Russie elle-même : une multitude de problèmes s’élèvent à la fois et se déroulent confusément à travers des alternatives de précipitation et de ralentissement. Ces questions, qui font leur chemin sous nos yeux, on ne peut les séparer; elles se rejoignent en quelque sorte, réagissent les unes sur les autres, et sont dans leur ensemble l’expression émouvante et profonde de la crise qui agite l’Europe. L’Espagne, par sa position, n’entre sans doute qu’assez indirectement et de loin dans ce mouvement des choses : elle s’y rattache pourtant encore plus qu’on ne le croit par une certaine solidarité générale, par le travail des esprits et des partis, par le retentissement inévitable que les affaires européennes ont au-delà des Pyrénées, et même de temps à autre par quelqu’un de ces incidens imprévus d’où jaillissent des lumières soudaines, comme cette insurrection qui a éclaté récemment dans le midi de la Péninsule.

Pour le moment, la cour de Madrid et le monde politique sont en voyage; la reine Isabelle visite les côtes de l’Océan, et elle est reçue à Santander, comme la royauté est toujours reçue en Espagne, par des acclamations et des ovations populaires. Tout est donc calme à la surface; le fond de la situation cependant ne laisse point d’avoir ses troubles et ses obscurités. « Ne montrez-vous pas, nous écrivait récemment un Espagnol de libre esprit, ne montrez-vous pas une curiosité bien grande de prétendre savoir ce que nous faisons, où nous allons? Dans tous les cas, c’est une curiosité qui dépasse la nôtre. Pour nous, depuis quelque temps nous nous accoutumons à ne plus savoir où nous en sommes et où nous allons. Nous sommes au lendemain de l’insurrection de Loja, insurrection fort extraordinaire dont on n’a pas encore le secret, et en attendant les répressions suivent leur cours. On ne fusille plus, on exécute par le garrote vil ceux qui sont réputés les chefs et qu’on peut prendre, et le reste est envoyé aux présides. Pour notre politique extérieure, qu’en savons-nous? Resterons-nous en paix avec le Maroc, qui ne solde pas l’indemnité promise? Recommencerons-nous la guerre? L’an dernier, pour nous faire accepter la paix sans conquête territoriale, on nous disait que Tetuan ne serait qu’un mauvais poste, un camp ruineux, que mieux valait une grosse somme, qui accommoderait nos finances; aujourd’hui on recommence à nous dire que Tetuan serait une précieuse possession à conserver à défaut d’argent. En Amérique, nous avons avec le Mexique et le Venezuela des affaires désagréables, qui ne se terminent pas à notre honneur, ou qui, à vrai dire, ne finissent pas du tout. En Europe, nous écrivons des dépêches pour le pouvoir temporel du pape, et nous avons auprès de François II un ambassadeur que l’ancien roi de Naples a fait prince. Nous avons des vœux stériles pour tout ce qui s’en va et de la mauvaise humeur également stérile pour l’Italie. Notre cabinet, qui préside à tout cela, fait dire, chose dangereuse, par ses amis et partisans, qu’il est la providence de la monarchie, le dernier ministère possible, et malgré tout, sans qu’il y ait aucun fait bien palpable, une vague inquiétude gagne de proche en proche. On se fait tout bas cet aveu, que cela ne peut point durer ainsi, que les affaires du pays sont assez tristement conduites, ou plutôt ne sont pas conduites du tout, qu’on va à l’aventure, et que les aventures conduisent aux catastrophes, dont Dieu nous garde!

« Vous avez bien votre part dans ce tumulte bourdonnant d’appréhensions. Ce n’est pas qu’on craigne bien sérieusement que la France vienne un de ces jours nous demander les provinces de l’Èbre. C’est une plaisanterie qu’on tire du fourreau de temps à autre pour la circonstance. Ceux qui connaissent les choses savent bien que la France n’y songe guère. D’ailleurs notre ministère est le meilleur ami de l’empereur. Il n’est pourtant pas certain qu’il ne soit bien aise de voir quelquefois amis et ennemis agiter autour de lui ces questions, quoique les uns et les autres soient mus par des causes très différentes. Cela sert notre ministère, cela lui donne un air de défenseur de l’indépendance nationale menacée, et quand au dehors on le juge rigoureusement pour sa politique indécise et contradictoire, ces sévérités sont évidemment le fait d’une conspiration étrangère! Combien de temps cela durera-t-il? Cela durera, penserez-vous, jusqu’à ce qu’un parlement en juge autrement. Vous serez dans l’erreur, car il n’y a jamais eu chez nous un parlement qui ait renversé un ministère ou qui lui ait dicté une politique, et il n’y a jamais eu un ministère qui, faisant des élections, n’ait trouvé dans le parlement une majorité docile. Seulement, à force d’expériences, les ressorts s’usent, les mœurs politiques s’affaiblissent dans la confusion au lieu de se fortifier, et le régime constitutionnel est à la merci des incidens. Il y a de quoi réfléchir...

« Le ministère O’Donnell aurait pu exercer une grande et utile influence, opérer beaucoup de bien; malheureusement il n’a réussi qu’à vivre, grâce à nos divisions, car nous sommes tous divisés. D’ailleurs, soit dit entre nous, notre cabinet ne vit que par son président, qui est moins une tête politique qu’un chef militaire; les autres ministres tombent dans l’insignifiance, et c’est peut-être pour cela que le duc de Tetuan les garde auprès de lui. Notre ministre de l’intérieur, M. Posada Herrera, plie sous le poids des lois de réforme qu’il devait faire, qu’il a présentées au parlement et qu’il n’a pu soutenir jusqu’au bout. M. Calderon Collantes conduit notre diplomatie avec une ingénuité verbeuse qui dissimule à peine l’absence de toute idée, qui se prend dans tous les lieux-communs ou dans tous les pièges. M. Negrete, le ministre de la justice, traite gaiement les affaires de son département. Le ministre des travaux publics, le marquis de Corvera, trouble à chaque instant ses collègues par la naïveté de ses aveux dans les chambres, et le ministère n’a pas mieux réussi depuis trois ans à se créer un parti qu’à se donner une politique. Le parti ministériel est un assemblage d’hommes de toutes les opinions, qui votent exactement au jour voulu, et qui sont dans les emplois ou qui aspirent à y entrer. Passez-moi une petite histoire irrévérencieuse. Il y a quelque temps, un de nos orateurs, voulant définir le parti ministériel, racontait qu’un jour dans ses voyages, étant à Londres, il avait vu ces mots sur un écriteau : l’heureuse famille! Il voulut savoir ce que c’était que cette famille qui affichait une telle prétention, et il entra. Le maitre lui montra une cage renfermant les ennemis les plus acharnés dans l’ordre zoologique, qui, grâce à lui, vivaient pourtant dans la plus parfaite intelligence. Tout le secret du maître consistait à ne laisser jamais la faim atteindre un de ses élèves. C’était là l’heureuse famille... Telle est aujourd’hui la situation de l’union libérale vis-à-vis de son chef, ajoutait l’orateur. Le mot est resté. Je ne vous dis pas de croire qu’il soit absolument juste, car enfin il faut aussi tenir compte du bien; mais il vous donne une idée de nos polémiques... »

Les traits sont un peu vifs en effet, comme on nous le dit, et ne sont pas d’un ami. Il reste toujours que tout ne va pas le mieux du monde au-delà des Pyrénées, et que l’Espagne s’engage de plus en plus dans une de ces situations qui conduisent à une crise, si elles ne sont pas renouvelées ou redressées à propos par l’intelligence d’un chef habile. Un des faits les plus curieux assurément dans la politique actuelle de la Péninsule, c’est cette insurrection qui éclatait récemment à Loja, en Andalousie. Par elle-même, elle n’avait rien de bien sérieux, on peut le dire : elle n’était ni organisée, ni suffisamment armée; elle n’avait ni mot d’ordre ni but bien précis. Les partis actifs de la Péninsule semblent être restés étrangers à ce mouvement, dont le chef principal, Rafaël Perez Alamo, était un maréchal-ferrant de Loja. L’insurrection n’a même pas livré de combat, et on ne voit pas trop pourquoi les troupes envoyées contre elle ne sont pas entrées immédiatement dans la ville, un moment occupée, puis bientôt désertée par les insurgés. En lui-même, ce mouvement étouffé dans son germe n’était donc pas sérieux; il a cependant une certaine gravité par le caractère nouveau qu’il révèle. Jusqu’ici en effet, presque toutes les insurrections étaient militaires. Les révolutions qui se sont succédé en Espagne n’avaient point un autre caractère et une autre origine que le soulèvement d’une partie de l’armée entraînée par un chef. Pour la première fois peut-être on a vu une insurrection ayant en quelque sorte une couleur civile, un chef d’une classe inférieure se mettant à la tête de paysans soulevés au nombre de six ou huit mille hommes. Que se proposaient ces insurgés en prenant les armes? qu’allaient-ils faire à Loja? Il serait difficile de le dire; le savaient-ils eux-mêmes? Ici ont commencé les commentaires et les explications. On a voulu y voir soit une intrigue du parti carliste, soit une inspiration du protestantisme et de la Société biblique, qui se sont glissés en Andalousie, soit enfin et mieux encore l’action du socialisme. Il se peut en effet qu’il y ait une certaine couleur socialiste; seulement c’est un socialisme qui s’explique par l’état économique de ces contrées. Il faut bien se souvenir que certaines parties de la Péninsule, et l’Andalousie notamment, sont divisées en immenses propriétés appartenant à quelques familles anciennes qui pour la plupart vivent en bonne harmonie avec les paysans attachés à la culture des terres; mais l’immense étendue de ces domaines empêche que le maître puisse avoir l’œil partout. Les abus s’introduisent, les régisseurs manquent d’habileté. Il n’est pas rare de voir de magnifiques vegas en friche servant à nourrir des troupeaux, lorsque l’homme trouve à peine de quoi élever misérablement sa famille. Les vegas de Cordoue, du Bas-Guadalquivir, de Grenade, de Malaga, sont dans cette situation; là où l’agriculture pourrait être florissante paissent de nombreux troupeaux de taureaux de course. Dans de pareilles conditions, il est souvent arrivé que des masses faméliques s’ameutaient et se partageaient des terres dont le propriétaire connaissait à peine l’existence. Ces mouvemens, qui se produisaient d’habitude à la suite de troubles politiques ou sous l’influence d’une administration mauvaise, finissaient le plus souvent par s’arranger entre maîtres et paysans. Le mouvement récent de Loja n’aurait donc sous ce rapport rien d’essentiellement nouveau. Ce qui fait toutefois qu’il est plus grave, c’est qu’en procédant d’une situation économique déjà ancienne, il se complique bien réellement de quelques idées politiques très peu définies, que les insurgés n’ont pas même su énoncer, mais qu’un état vague de malaise a pu contribuer à développer. Ce mouvement n’est donc rien, si on ne le considère que dans ce qu’il a été : il peut être sérieux et menaçant comme symptôme, comme signe de mécontentement. Quoi qu’il en soit, la répression a commencé : quelques-uns des chefs ont péri par le garrotte; d’autres, en plus grand nombre, sont envoyés aux présides. Le gouvernement a été pris un peu à l’improviste; il ne s’attendait pas à cette explosion, et il met d’autant plus de rigueur dans ses poursuites qu’il s’est laissé surprendre. Chose plus grave, cédant un peu à l’effroi de ce fantôme de socialisme, le ministère se laisse aller volontiers à ce courant de réaction que produit une crainte exagérée. Depuis quelques jours, il traite la presse de Madrid comme les insurgés de Loja. Tous les journaux d’opposition, modérés, progressistes ou démocratiques, sont assaillis de poursuites et d’amendes. Quelques-uns sont obligés de cesser de paraître. Le ministère peut se créer ainsi une sécurité momentanée; il ne voit pas qu’il affermirait bien plus efficacement son existence et son pouvoir par une fermeté libérale et vigilante, par une impulsion plus largement intelligente, en un mot par une politique nette et claire qui tracerait un cours régulier à tous les intérêts libéraux de l’Espagne.


CH. DE MAZADE.


ESSAIS ET NOTICES.

DE LA MUSIQUE RELIGIEUSE.


On a beaucoup écrit de tout temps sur la musique religieuse. Si l’art musical est celui qui a suscité les plus grandes divagations depuis Platon jusqu’à l’abbé de Lamennais[1], la musique religieuse est la partie de l’art de Palestrina et de Mozart sur laquelle on a débité les plus folles théories. Les catholiques surtout ne se sont point épargné les systèmes sur un sujet aussi important, et ils ont toujours été portés à croire que hors de leur église il n’y avait de salut ni pour les âmes ni pour les œuvres de l’esprit. Le catholicisme a tracé autour de sa sphère d’action un cercle imaginaire où il a cru enfermer le genre humain, et le fameux livre de Bossuet sur l’histoire universelle n’est pas plus faux que les principes de certains pères de l’église et de grands théologiens sur les arts qui doivent exprimer le sentiment religieux. Dès la naissance du christianisme, on voit éclater dans la lutte de saint Pierre et de saint Paul l’antagonisme de deux familles d’esprits qui se sont disputé la direction de l’église jusqu’à nos jours : les rigoureux et les tempérés, les sectaires mystiques, les jansénistes, qui se sont forgé un homme à leur image, sans entrailles et sans passions, et les politiques sensés, qui ont tenu grand compte de la nature, des temps, des mœurs, et qui se sont efforcés de bien diriger les consciences, au lieu de les étouffer. Si l’esprit qui a inspiré l’Imitation de Jésus-Christ et qui anima plus tard l’école de Port-Royal l’avait emporté dans l’église, les admirables monumens de l’art catholique n’existeraient pas. L’auteur d’une Histoire générale de la Musique religieuse récemment publiée, M. Félix Clément, fait partie de ce groupe d’ultra-catholiques modernes qui méconnaissent la grande loi du développement dans les choses humaines, et qui placent à une date arbitraire de l’histoire le complet épanouissement des forces créatrices de l’esprit humain. Comme M. de Montalembert et ceux qui partagent ses vues erronées, M. Félix Clément croit sérieusement qu’il n’y a pas de musique vraiment religieuse hors du plain-chant grégorien, qui aurait atteint au XIIIe siècle sa forme définitive, et il pense que l’âge des Raphaël et des Palestrina est une époque d’irrémédiable décadence. Ce plaidoyer curieux en faveur de l’enfance de l’art, qui serait la manifestation la plus parfaite du sentiment religieux, mérite que nous l’examinions de près.

Le chant est une partie nécessaire du culte religieux chez tous les peuples du monde. Il est naturel à l’homme de chanter ce qu’il adore. La prière qui s’élève du cœur sous la forme d’un chant semble plus efficace et plus éloquente que celle qu’on exprime par la simple parole. On pourrait dire que la parole est plutôt l’organe de l’esprit et de ses vues particulières, tandis que le chant est la manifestation du sentiment de tous. Dès le berceau de l’église chrétienne, on a chanté les louanges du divin fondateur, la gloire des apôtres et celle des martyrs. Les catacombes retentissaient de chants d’allégresse, d’hymnes pieuses qui exaltaient la foi des néophytes et leur donnaient la force de braver la persécution. Il appartenait à la religion de l’amour d’employer la langue par excellence du sentiment, et de faire du chant public le fondement de son culte.

Aussitôt que l’église eut conquis le droit d’ouvrir des temples et de confesser publiquement sa foi, elle se trouva en face de deux grandes difficultés. Voulant que les fidèles prissent une part directe à la célébration de l’office divin, il lui fallait trouver un moyen facile de répandre dans la foule les paroles liturgiques et de les graver promptement dans la mémoire des plus humbles chrétiens. L’église fut obligée alors d’adapter le texte sacré sur des chants populaires qui servirent d’artifice mnémonique à la propagation de sa doctrine. Tel est au fond le sens qu’il faut attacher à la création du chant ecclésiastique opérée tour à tour par saint Ambroise et saint Grégoire. Ces grands personnages, bien plus occupés de l’enseignement moral de l’église que de la constitution matérielle des mélodies, durent simplifier tous les moyens de vulgarisation qu’ils employaient et choisir dans les chants connus ceux qui pouvaient être le plus facilement retenus par l’oreille inexpérimentée de la foule. Cette opération très simple, qui a été souvent renouvelée depuis, et qui fut moins une réforme doctrinale et scientifique qu’un acte d’administration et de propagande morale, a fait écarter du chant ecclésiastique les modes trop compliqués du système musical des Grecs, qui était le seul existant alors. En un mot, l’église, qui est née au déclin d’une grande civilisation qu’elle venait remplacer, s’en est approprié les élémens, qu’elle a fait servir à de nouveaux besoins. Elle a transformé le monde antique sans rien créer d’absolument nouveau.

Les phénomènes de l’ouïe se divisent en deux grandes catégories : les Simples bruits, que l’oreille perçoit confusément sans pouvoir leur attribuer d’autre caractère que celui d’une intensité plus ou moins grande, et les sons proprement dits, qui produisent une impression distincte. Les sons musicaux, dont on mesure l’acutesse par le nombre de vibrations, forment une longue échelle sonore que se partagent la voix humaine et les divers instrumens créés par l’industrie des hommes. L’échelle sonore se subdivise en degrés ou intervalles plus ou moins distans les uns des autres, qui sont contenus et comme résumés dans l’unité plus grande de l’octave. C’est de la manière dont on parcourt l’espace limité par l’octave que résulte la sensation générale qu’on appelle tonalité. Y a-t-il plusieurs manières de diviser l’octave? Quels sont les degrés ou intervalles qu’on y peut faire entrer? L’oreille est-elle indifférente à toutes les combinaisons qu’on pourrait lui offrir? Quelle est l’influence de l’habitude et quelle est l’exigence de la nature dans les jouissances de cet organe mystérieux? Jusqu’où va sa tolérance ? où s’arrête-t-elle en fait d’intervalles soit isolés, soit rattachés à une série mélodique? Répondre efficacement à ces différentes questions, ce serait écrire une véritable philosophie de la musique, qui, à notre avis, fait encore défaut. Deux historiens de la musique ont touché à ce problème, Forkel en Allemagne et M. Fétis en France.

M, Fétis considère les différentes manières de constituer la série mélodique enfermée dans l’octave, les différentes gammes ou tonalités qu’on trouve chez les divers peuples du monde, comme le signe où se révélerait l’influence des mœurs et de la race. Il va jusqu’à dire « qu’à l’audition de la musique d’un peuple, il est facile de juger de son état moral, de ses passions, de ses dispositions à un état tranquille ou révolutionnaire, de la pureté de ses mœurs ou de ses penchans à la mollesse. Quoi qu’on fasse, on ne donnera jamais un caractère véritablement religieux à la musique sans la tonalité austère et sans l’harmonie consonnante du plain-chant[2].» Ainsi donc M. Fétis pense qu’il n’y a de musique religieuse qu’en Europe et chez les catholiques; il pense que l’Ave verum de Mozart, écrit dans la tonalité moderne, n’est pas un morceau divin de vraie musique religieuse, et il se fait fort de nous prouver que le plain-chant grégorien chanté par les furieux qui ont fait la guerre des Albigeois, les croisades, la Saint-Barthélémy, exprime pourtant la piété calme et austère d’un peuple doux et soumis, d’une époque de paix et de concorde! D’après cette belle doctrine, le moyen âge serait la période la plus calme et la plus sereine de l’histoire, parce que des voix barbares hurlaient dans les églises les mélodies vagues et tronquées du plain-chant, dont on n’a jamais pu définir le caractère ni fixer la tonalité!

Les Grecs avaient trois manières de constituer la série de l’octave, qu’ils divisaient en deux tétracordes; ils avaient trois modes : le diatonique, le chromatique et l’enharmonique. Dans le mode diatonique, il n’entrait que des intervalles d’un ton et de demi-ton; le chromatique procédait par demi-tons, et l’enharmonique contenait des intervalles minimes de quart de ton. Il est fort douteux que le genre enharmonique ait été autre chose qu’une ingéniosité des théoriciens. Aristide Quintilien dit formellement que le genre enharmonique était trouvé trop difficile par un grand nombre de musiciens qui pensaient qu’on devait écarter de la musique l’intervalle de quart de ton. Il est possible qu’il ait existé chez les Grecs quelques rares mélodies anciennes et typiques renfermant des intervalles de quart de ton; mais ce ne pouvait être qu’une exception, une curiosité savante et archaïque propre à intéresser l’oreille des philosophes. Le peuple d’Athènes, qui assistait à la représentation d’une tragédie de Sophocle ou d’Euripide, n’aurait point apprécié des chœurs et des mélopées chantés sur le mode enharmonique, mode artificiel, qui était moins de la musique que de la prosodie, et qui depuis longtemps était tombé en désuétude. Il en devait être de la musique chez les Grecs et du mode enharmonique comme de la vieille langue latine, qu’Auguste trouvait trop savante et trop artificielle pour être facilement comprise et parlée par le peuple romain. Lorsque l’église organisa peu à peu les divers élémens de son culte, ce qui ne se fit pas en un jour, elle eut à choisir parmi les chants connus et populaires ceux qui étaient bâtis sur les modes les plus simples du système musical des Grecs. Aux quatre échelles ou tons authentiques choisis par saint Ambroise à la fin du IVe siècle, le pape saint Grégoire le Grand en ajouta quatre autres, et ainsi se forma le système musical de l’église, composé de huit échelles diatoniques, c’est-à-dire de huit octaves différemment combinées. Ce qui distingue matériellement chaque ton ou échelle du chant ecclésiastique, c’est la mobilité du demi-ton, qui, dans nos deux modes, majeur et mineur, occupe une place déterminée, c’est la variabilité de la dominante et de la note finale. Quant au caractère esthétique qu’on a voulu attribuer aux différens tons du chant de l’église, il est aussi arbitraire, aussi subjectif, aussi personnel que ce qu’Aristote et Platon ont écrit sur l’expression inhérente aux divers modes de la musique grecque. Ce n’est pas seulement de la constitution matérielle de l’échelle que résulte le caractère moral d’un morceau de musique: il provient de la fusion de divers élémens de la mélodie, du rhythme qui la vivifie, des paroles qu’on y adapte, du lieu, des temps et des mœurs. Changez un de ces élémens, et l’effet ne sera plus le même. De saint Ambroise au pape saint Grégoire, dans l’espace de deux cents ans, il se fait dans le système de la musique ecclésiastique un travail sourd d’altération et d’élimination analogue à celui que l’église avait déjà opéré d’instinct sur les modes nombreux et artificiels de la musique des Grecs. On sait d’une manière presque certaine que les chants choisis par saint Ambroise, et qu’il avait empruntés à l’église grecque, renfermaient des délicatesses vocales, des variétés d’accens et de rhythmes qui ne se trouvent plus dans le cantus planus de saint Grégoire. Les Barbares, qui surviennent, bouleversent tous les élémens de la civilisation romaine, et la langue latine, dépouillée de sa prosodie savante, se change peu à peu en un langage grossier, mais plus simple, d’où sortiront les langues modernes de l’Europe méridionale.

Ainsi de cette variété d’échelles ou plutôt de formes mélodiques qui semblent être le partage des peuples primitifs de l’Orient, les Grecs, héritiers de ces peuples, dégagent quinze échelles différentes, qu’ils divisent en trois modes, dont le plus simple, le diatonique, est presque le seul qui subsiste encore à l’avènement des Romains. L’église, dont le premier souci est le gouvernement des âmes, écarte du système musical des Grecs toutes les combinaisons mélodiques qui lui paraissent trop compliquées pour le but qu’elle se propose, et elle constitue sa mélopée sur huit échelles diatoniques, qui se distinguent les unes des autres par la place qu’occupe le demi-ton, par la mobilité de la dominante et de la finale. Le chant de l’église, qui à l’origine de sa formation, sous saint Ambroise, conserve encore le rhythme, les accens chromatiques et certaines délicatesses vocales de la musique grecque, d’où il est sorti, ne sera plus, sous saint Grégoire et ses premiers successeurs, qu’une mélopée lente et de courte haleine, enveloppant les mots liturgiques note par note, et n’ayant d’autre rhythme que celui qui résulte inévitablement de l’émission de la parole humaine.

Voilà donc le chant liturgique, dit chant grégorien ou plain-chant, formé, non point par l’opération du Saint-Esprit, comme le pensent quelques bons catholiques de la force de l’abbé Lambillotte, mais par cet instinct de simplification qui est un besoin de l’esprit humain et qui se manifeste surtout dans la formation des langues, avec lesquelles les tonalités musicales ou séries mélodiques ont tant d’analogie. A peine les mélodies grégoriennes sont-elles recueillies et répandues dans le monde catholique par le chef de l’église romaine qu’elles s’altèrent, et qu’on en méconnaît le caractère esthétique ainsi que l’accent tonal. On ne s’entend plus ni sur le nombre des tons, ni sur l’étendue de chacune des échelles, ni sur la manière de rendre le sens de la parole liturgique. Personne n’ignore la discussion qui eut lieu à Rome devant Charlemagne entre les chantres du pape et ceux de l’empereur sur la manière d’interpréter le chant grégorien. La décision de Charlemagne fut un trait de bon sens en indiquant par une image que l’eau la plus pure devait être celle qui approchait le plus de la source; mais cette décision souveraine ne trancha pas la difficulté, et l’on peut affirmer sans exagération que le fond du débat a duré tout le moyen âge et qu’il subsiste encore de nos jours. Les docteurs, les conciles, les papes, n’ont cessé de protester contre l’altération incessante du chant grégorien, de poursuivre l’idéal d’un chant vraiment religieux qui n’a jamais existé autre part qu’à la chapelle Sixtine. C’est sur ce fond prétendu immuable du chant grégorien, dont on n’a jamais pu se procurer le type sacré, c’est sur ces huit échelles arbitrairement édifiées, qui ne communiquent à l’oreille que la sensation d’une tonalité vague, c’est sur ces mélodies solennelles, courtes, sans rhythme et sans accent, que la fantaisie humaine s’est donné libre carrière et qu’elle a créé un art tout nouveau. L’harmonie et le dégagement de la tonalité dite moderne sont le résultat de cette longue élaboration de l’esprit qui forme l’histoire de la musique pendant le moyen âge. Quelle est la signification philosophique de cette évolution de l’art musical que Monteverde acheva d’accomplir à la fin du XVIe siècle, en faisant surgir par un coup d’audace, et mieux qu’on ne l’avait fait jusqu’alors, la tonalité de la musique moderne? Il faut y voir un nouvel effort du besoin de précision et de simplification qui est inhérent à l’esprit humain, et qu’il manifeste dans tous ses actes. La tonalité qui nous est familière, avec la régularité et l’accent qui la caractérisent, est un plain-chant grégorien mobile et flottant; elle est ce que la langue précise et générale d’un peuple civilisé est aux dialectes primitifs qui ont servi à la former. Personne n’a créé la série mélodique d’où résulte le sentiment de la tonalité moderne; elle est dans la nature, et, comme l’a très judicieusement remarqué M. Félix Clément, elle se trouve comprise dans les modes du système musical des Grecs et dans les tons du chant grégorien. « Nous allons même plus loin, ajoute l’auteur du livre que nous examinons; plusieurs textes anciens et l’observation des pièces de chant appartenant à ces deux modes nous font croire que le sentiment si impérieux de la tonalité et l’exigence de la tonique finale ne sont nullement modernes; ils sont devenus exclusifs, voilà tout[3]. »

A la bonne heure donc ! et M. Félix Clément n’avait pas besoin de s’appesantir sur de vieux textes pour trouver une vérité si simple, d’où il ne tire pas les conclusions logiques qu’elle renferme. Oui, la série mélodique qui constitue les deux modes majeur et mineur de la musique moderne est aussi ancienne que la musique et que l’homme, qui en perçoit les élémens. Elle se dégage lentement de la multiplicité des tonalités primitives, des prétendues gammes des peuples orientaux, qui ne sont que des types mélodiques consacrés par les mœurs, des caprices de la sensibilité immobilisés dans la tradition par le respect des générations, par l’imperfection des signes et l’absence de méthode. Comprise parmi les modes de la musique grecque et dans les tons du chant grégorien, cette tonalité pénètre dans les mélodies populaires, et, pressée par les tâtonnemens de l’harmonie, elle surgit au XVIe siècle, et devient la langue universelle du sentiment et de la passion. Cette révolution, que l’église combat vainement, couronne la grande époque de la renaissance et met un terme au règne de la scolastique. Avec la prépondérance de la tonalité moderne concordent le développement de l’harmonie dissonante, la naissance de l’opéra et celle de la musique idéale. Le plain-chant s’altère de plus en plus et succombe dans cette lutte de l’esprit de liberté contre les formes hiératiques de l’église.

M. Félix Clément, qui raconte à sa manière la formation, les vicissitudes et la décadence du chant grégorien, confond perpétuellement dans son livre le vague, l’impuissance d’accent de la tonalité de l’église avec l’idéal de la musique religieuse. Selon ce beau système d’interprétation historique, les statues raides et informes qui sont entassées autour des cathédrales gothiques, les figures niaises et béates des tableaux monochromes de l’époque byzantine, seraient la reproduction la plus parfaite de la nature. Le Moïse de Michel-Ange, la Transfiguration, le Spasimo de Raphaël, l’Adoration des Mages du Corrège, un motet de Palestrina, de Léo ou de Mozart, une prière de Fénelon ou de Bossuet, seraient des manifestations moins complètes du sentiment religieux que le patois latin du moyen âge, que les images grossières de saints qu’on vend à la porte des églises, que le balbutiement des enfans qui n’ont pas conscience de la valeur des mots qu’ils profèrent! Il est curieux de voir jusqu’où peut aller cette théorie de l’art religieux des ultra-catholiques modernes, qui osent soutenir que le monde expliqué par la science d’un Kepler, d’un Newton et d’un Laplace est moins digne de la pensée divine qui l’a créé que le récit légendaire de la Genèse! D’après cette manière de voir, on pourrait dire sérieusement, avec un écrivain distingué, que « plus un art serait chrétien et moins il serait art ; plus il serait art et moins il serait chrétien[4]. »

M. Félix Clément professe pour le moyen âge une admiration sans bornes, qui tient moins de la critique historique que de la foi. Il y voit tout ce qu’il lui plaît de voir, et il écarte de ses considérations les faits les mieux connus qui pourraient attiédir son pieux enthousiasme. Il s’indigne contre cet esprit d’innovation qui travaille l’humanité depuis qu’elle est sur la terre, et il regrette cette grande période de l’église où la musique religieuse, croit-il, avait atteint ce degré de simplicité majestueuse, de calme et de force que le catholicisme communique à tous les arts qui s’éclairent de sa lumière. Il a des paroles sévères contre cette maudite renaissance, qui est venue émanciper l’esprit humain, et qui a renoué la chaîne des temps, brisée par l’ignorance et la barbarie scolastiques. Certes le moyen âge a sa grandeur, que nous sommes loin de méconnaître. Il a laissé de beaux témoignages de sa foi, d’admirables monumens où le catholicisme a imprimé le cachet de sa force, de sa poésie et de l’infinité de ses espérances. L’église est l’une des plus puissantes institutions que présente l’histoire, et rien n’égale la pompe, la magnificence, la variété et la profondeur des cérémonies et des rites qui traduisent aux yeux les mystères de son dogme. A ne considérer l’office de l’église catholique qu’au point de vue de l’art, il présente un magnifique spectacle, un grand drame plein de péripéties terribles et touchantes, où sont exprimés dans une langue sublime les états les plus changeans et les dispositions les plus diverses de l’âme. Aucune religion ne possède un symbolisme plus riche et plus varié que le catholicisme, aucun culte n’a fait à l’art et au sentiment du beau une plus large part que celui de l’église romaine. L’église a poursuivi pendant seize cents ans un idéal qu’elle n’a pu atteindre, mais qui est le plus grand que puisse se proposer une institution humaine : elle a voulu enfermer la vie dans les profondeurs de sa doctrine, et satisfaire à la fois et toujours aux besoins éternels de l’âme et à ceux de la raison. Elle n’a pu réussir dans sa vaste ambition; mais la lutte a été longue et glorieuse, et si l’église a été vaincue enfin par le libre examen et la pensée humaine, elle a laissé dans l’histoire du monde, qu’elle a gouverné pendant si longtemps, une trace indélébile de sa grandeur et de sa puissante vitalité.

De tous les arts qui ont concouru à l’œuvre de l’église, la musique est celui que le christianisme a soumis le plus fortement à son influence. Il en a fait presque un art nouveau, car il a créé l’harmonie et la division mathématique du temps ou la mesure proportionnelle, qui en est la condition fondamentale. Sur les mélodies simples du chant grégorien sans rhythme, sans accent et sans unité tonale, la fantaisie et l’ignorance des interprètes ont brodé un ensemble d’artifices vocaux qui ont altéré incessamment la forme solennelle de la mélopée ecclésiastique. L’introduction de l’orgue dans les églises, vers le IXe siècle, donne naissance aux premières combinaisons grossières des sons simultanés où l’instinct prépare les élémens de l’harmonie. Après l’orgue viennent les autres instrumens qui pénètrent aussi dans l’église avec les chansons populaires et les paroles profanes qui transforment le chœur des cathédrales gothiques en un véritable théâtre de la foire. Rien n’est plus connu et plus certain que le fait étrange de l’invasion des paroles profanes et souvent obscènes dans les belles cérémonies de l’église catholique. Ce scandale du mauvais goût, qui date du XIIIe siècle, se prolongea jusqu’au milieu du XVIe et provoqua en 1320 la fameuse bulle du pape Jean XXII, Docta sanctorum patram qui ne fit pas cesser le mal. Depuis le concile de Laodicée, celui de Trêves en 1227, jusqu’aux conciles de Bâle et de Trente, l’autorité ecclésiastique ne cessa de proclamer et de dire : Ne in ecclesiis cantilenœ seculares adinisceantur ; mais sa protestation ne fut pas plus efficace dans cet ordre de faits que dans une sphère supérieure, et elle ne put arrêter ni le libre examen de la raison, ni l’expansion de la fantaisie humaine. Lorsqu’en 1563 le pape Pie IV nomma une com- mission, présidée par les cardinaux Vitelozzi et Borromée, à l’effet de s’entendre sur l’exécution du décret du concile de Trente contre les indécences qui s’étaient introduites dans les chants de l’église, on sait que ce furent trois messes composées expressément par Palestrina qui décidèrent la commission et le pape à maintenir la musique dans les temples catholiques. Il y a lieu de croire que si le chef de l’église eût sanctionné la sentence du concile de Trente, cela n’eût rien changé aux destinées de l’art. La réforme était née, qui devait imprimer à la musique religieuse une impulsion profonde, dont M. Félix Clément ne paraît pas se douter. L’œuvre de Palestrina et de toute l’école romaine, qui pendant un siècle vit de sa tradition et propage sa manière, est la première forme de musique religieuse que possède le catholicisme. C’est l’esprit, la noble gravité, le vague imposant du chant grégorien fécondé par l’art et le génie d’un grand musicien. L’école de Palestrina, qui se répand dans toute l’Europe, marque un point d’arrêt dans l’histoire de l’art musical entre la tonalité indécise de la mélopée ecclésiastique et celle de la musique moderne, qu’elle fait déjà pressentir. Avec l’épanouissement de la tonalité nouvelle et celle de l’harmonie dissertante qui l’accompagne, le style de la musique religieuse prend d’autres allures et suit les progrès et les transformations de l’art.

L’histoire de la musique religieuse du christianisme peut donc se diviser en trois grandes époques : celle de la formation du chant ecclésiastique, expression simple, vague et populaire de la parole liturgique que le prêtre chante alternativement avec la foule des fidèles, époque de labeur et de gestation où se préparent tous les élémens d’un art nouveau; l’époque de Palestrina et de l’école romaine, dont la musique purement vocale et harmonique est l’expression savante de l’idéal religieux des hautes classes de la société. Forme admirable et pure, qui s’inspire du chant primitif de l’église dont elle garde la profonde sérénité, la musique de Palestrina et de son école ne peut être bien interprétée que par des chanteurs exercés. C’est la musique religieuse du chef de l’église, des hauts dignitaires, des chapelles princières et des grands centres de la catholicité. Vient enfin l’époque de la renaissance et de la tonalité moderne, qui ne commence qu’au milieu du XVIIe siècle, et qui produit d’admirables chefs-d’œuvre de musique religieuse où se distinguent surtout les maîtres de l’école napolitaine : Scarlatti, Léo, Pergolèse, Jomelli.

Qu’est devenue la mélopée ecclésiastique? qu’est devenu le chant hiératique de l’église, comme dit M. Félix Clément, au milieu de ces révolutions du goût, de l’art musical et de la fantaisie? Il a perdu son caractère traditionnel, et sa vague tonalité n’a pu résister à la pression de l’harmonie naissante, au souffle des mélodies mondaines qui pénétraient dans le sanctuaire, à l’ignorance des interprètes, à l’imperfection des signes graphiques qui devaient le fixer et le propager. Forme flottante et sans accent qui revêtait la parole liturgique d’une sonorité avare et monotone, expression naïve, enfantine et populaire du sentiment religieux, dont il ne peut rendre les nuances délicates, le plain-chant ou chant grégorien va toujours s’altérant, sans qu’on puisse désigner une époque où il aurait atteint sa complète floraison. L’abbé Baini, qui n’est pas suspect, assure dans son bel ouvrage sur la vie et les œuvres de Palestrina que le chant grégorien était déjà méconnaissable dès la seconde moitié du XIIIe siècle. Glarean, un grand théoricien de la première moitié du XVIe siècle, qui a fait une réforme importante dans le système tonal du plain-chant, accuse Josquin Desprès, un des plus illustres prédécesseurs de Palestrina, d’avoir méconnu dans ses compositions le caractère du chant ecclésiastique. Ces plaintes, qui sont incessantes pendant tout le moyen âge, deviennent plus vives à l’éclosion de la tonalité moderne. Le pieux et savant Mortimer, de la secte des frères moraves, rapporte, dans l’excellent ouvrage qu’il a publié en 1821 sur le chant choral, que le vieux Hiller se plaignait dans son temps, vers 1760, que la tonalité du chant ecclésiastique était perdue et n’était plus enseignée dans les écoles de l’Allemagne du nord. Sébastien Bach et toute son école ont appliqué aux tons du plain-chant l’harmonie moderne, et Mortimer prétend que la dissonance n’est pas contraire à la vieille tonalité de l’église. De nos jours, particulièrement en France, de nombreuses recherches historiques ont été faites pour retrouver, pour restaurer ce type idéal du chant grégorien, que l’église n’a jamais possédé, même aux jours de sa puissance et de sa grandeur.

Le livre qui nous a inspiré les considérations qu’on vient de lire est divisé en trois parties. Dans la première partie, l’auteur raconte l’histoire de la formation du chant grégorien au point de vue exclusivement catholique ; dans la seconde, il donne une longue analyse des drames liturgiques dans les églises du moyen âge ; dans la troisième, il fait l’historique de la musique religieuse moderne. L’ouvrage se termine par des considérations sur les différentes réformes qui ont été essayées du chant grégorien, par la traduction du traité du chant ecclésiastique du cardinal Bona, et par une vive polémique d’un prêtre catholique anglais contre la musique moderne. Écrit avec talent, mais avec plus de passion que de véritable savoir, le livre de M. Félix Clément ne justifie pas entièrement le titre pompeux qu’il lui a donné. L’auteur aurait mieux circonscrit l’idée qui le préoccupe en donnant à son ouvrage le titre de considérations historiques sur la formation, la convenance et la beauté du chant grégorien. Toutefois ce livre peut être consulté avec fruit, car il renferme des documens intéressans sur un sujet dont quelques réflexions finales vont faire apprécier l’importance.

L’expression de la pensée et du sentiment religieux est le plus grand effort de l’art. Toutes les religions qui ont existé dans le monde ont accusé leur esprit dans des formes plus ou moins riches et puissantes, qui en ont perpétué le souvenir. On peut affirmer que les premiers monumens qui annoncent l’avènement de l’homme sur la terre sont des monumens religieux. Après l’architecture, après la statuaire et la poésie, la musique est la manifestation la plus intime et la plus profonde des besoins religieux de l’âme. On ne peut concevoir la prière sans un accent musical qui l’accompagne et qui en exprime l’essence comme une vibration du cœur. Aussi la musique a-t-elle fait partie de tous les cultes et de toutes les grandes cérémonies publiques. On ne sait rien de précis sur la musique religieuse des grands peuples de l’Orient, tels que les Égyptiens, les Indiens, les Mèdes, les Perses. Nous savons un peu mieux que, chez les Hébreux, dont l’histoire est la source des origines du christianisme, la musique occupait une place très importante dans le culte de Jéhovah. Sans prendre au pied de la lettre les récits légendaires de la Bille, il est certain qu’un grand nombre de voix et d’instrumens, divisés en groupes que dirigeait un chorège, prenaient part aux cérémonies religieuses dans le temple de Salomon. Que pouvait être la musique qu’on y exécutait et qui exprimait les sublimes élans des psaumes du roi David? Sans doute une courte mélodie, une mélopée solennelle chantée à l’unisson par toutes les voix réunies, et répétée ensuite par chacun des groupes du chœur, quelque chose de semblable au chant grégorien des premiers temps de l’église. Il est certain que ce n’est pas dans l’enfance d’un art qu’il faut chercher la manifestation distincte et saisissable d’un sentiment particulier de l’âme, et tout nous autorise à croire qu’il n’a pas existé de musique religieuse proprement dite avant les Grecs. Ce peuple si merveilleusement doué, qui a parlé la plus belle langue du monde, qui a laissé des monumens désespérans de son goût, de sa finesse et de l’universalité de ses connaissances, a possédé aussi un système musical dont les différens modes pouvaient s’approprier aux nuances les plus délicates de la poésie. Les Grecs ont dû avoir une musique religieuse qui différait de la musique mondaine autant que les cérémonies et la poésie de leur culte se distinguaient de leurs fêtes dramatiques et nationales : de beaux chœurs à l’unisson, accompagnés par divers instrumens, tels que des flûtes et des lyres; de courtes et larges mélopées, suivant les sinuosités des rhythmes d’une poésie sonore et incomparable; de grands effets d’ensemble où quelques intervalles euphoniques de tierce et de sixte réunissaient les voix d’hommes aux voix de femmes et d’enfans. Le christianisme a tiré les élémens de sa musique du système musical des Grecs, dont il a simplifié les procédés. La mélopée grégorienne, née du besoin de répandre promptement dans le peuple païen la parole liturgique, est devenue le chant public de l’église. Sur cette forme rudimentaire du plain-chant, qui manque de mouvement, de précision et d’accent, qui ne peut guère exprimer qu’une disposition calme et solennelle de l’âme, le temps, les besoins croissans de la fantaisie et de la passion ont créé un art tout nouveau qui a envahi les temples catholiques, et dont l’église n’a pu arrêter les développemens. Tout le long du moyen âge, qui est une grande époque de travail et d’enfantement, on n’entend que des plaintes amères sur l’altération que subit incessamment le chant grégorien, sur les profanations de la fantaisie mondaine et populaire qui font irruption dans le drame liturgique. De ce désordre fécond, qui se prolonge jusqu’au concile de Trente, se dégage la première musique religieuse qu’ait possédée l’église catholique, la musique de Palestrina et de son école, qui forme la transition entre le moyen âge et la musique moderne, qui apparaît au commencement du XVIIIe siècle. De beaux monumens de musique vraiment religieuse ont été créés par les successeurs de Palestrina dans l’école romaine, par les maîtres de l’école napolitaine, Scarlatti, Léo, Pergolèse, Jomelli, et une foule de compositeurs moins célèbres, par les deux Haydn, Mozart et les musiciens distingués de l’Allemagne catholique. Ce n’est donc pas la musique religieuse qui manque à l’église, mais le goût, les moyens d’exécution, les artistes capables d’en rendre les effets sublimes, profonds et touchans.

L’église en général, mais surtout l’église de France, est dans une position extrêmement difficile. Hostile depuis longtemps à la libre expansion de l’esprit humain qu’elle n’a pu contenir dans les limbes de la scolastique, elle s’est concentrée dans un coin de la société morale et politique où elle essaie vainement de retenir le siècle qui marche ailleurs. Quoi qu’en disent ses chefs et ses prétendus docteurs, l’église voit lui échapper le gouvernement des âmes et des esprits d’élite; elle n’a plus d’art et plus de poésie qui lui soient propres. Son idéal s’est écroulé, et il ne peut plus satisfaire aux ardeurs généreuses, aux espérances infinies d’un peuple libre qui voit Dieu face à face et qui l’adore dans les grandes lois qui régissent le monde qu’il a créé. Jamais le sentiment religieux n’a été plus intense, plus profond et plus universel que de nos jours; jamais la notion de Dieu n’est apparue plus clairement à la raison humaine, et jamais l’art catholique n’a été plus misérable et plus indigne de son objet. Cette décadence de l’art religieux est si visible qu’elle a frappé le clergé lui-même, puisqu’il cherche, par des moyens artificiels, à en renouveler la sève. Réussira-t-il dans sa louable entreprise? Il ne serait peut-être pas plus difficile de trouver le secret de la transfusion du sang. Une école de musique religieuse a été fondée à Paris, il y a quelques années, par un homme de talent qui vient de mourir, M. Niedermeyer; un congrès pour la restauration du même art s’est formé également dans cette grande ville sous l’influence de plusieurs esprits distingués, de nombreuses éditions du chant grégorien ont été publiées tant en France qu’en Belgique, des recherches curieuses et savantes ont été faites pour retrouver ce type du chant de l’église dont saint Bernard nous a laissé une si admirable définition. De tous ces efforts il n’est encore sorti que cette grande vérité : que l’église n’a plus d’art particulier qui s’inspire de son esprit, que le chant grégorien est une forme usée et insuffisante qui ne répond plus aux besoins religieux de notre époque, et ne peut se maintenir à côté de l’art et de la tonalité modernes. Nous aurons l’occasion de revenir sur cette question de la musique religieuse, qui touche à des idées d’un ordre si élevé.


P. SCUDO.



MIECISLAS KAMIENSEI tué à Magenta, Souvenir.[5]


Les événemens où se joue la destinée des peuples font bien des blessures individuelles; ils cachent bien des faits obscurs qui se perdent dans ces crises gigantesques dont le dénoûment est quelquefois l’avènement victorieux d’une nation, quelquefois aussi sa défaite. Parmi toutes ces têtes intelligentes et fières qui partent pour la guerre, combien en est-il où la vie s’éteindra à l’improviste dans le leu d’un combat! L’homme tombe et disparaît, sa blessure va plonger dans le deuil une famille, et les événemens suivent leur cours. Ce petit livre n’a point l’ambition de raconter encore une fois la guerre d’Italie à propos d’un des humbles et obscurs acteurs de cette lutte; il n’a la prétention ni d’être une œuvre littéraire hors ligne, ni d’exagérer la figure à laquelle il sert pour ainsi dire de cadre : c’est tout simplement un souvenir consacré à un jeune homme qui avait du feu, de l’esprit, de l’imagination, de la bonne grâce, qui aurait pu se dispenser d’aller au combat, et qui, au premier bruit de la guerre d’Italie, ne craignit pas de quitter les plaisirs de la jeunesse, les faciles attraits de la vie de Paris, pour revêtir la casaque du soldat dans un régiment de la légion étrangère. Miecislas Kamienski, son nom le dit assez, était de cette héroïque race polonaise toujours prête à se jeter dans la mêlée, espérant retrouver partout une patrie. Son père, le colonel Kamienski, soldat de 1831, émigré depuis, commandait la légion polonaise en Italie pendant la guerre de l’indépendance de 1848, et il fut gravement blessé dans un combat contre les Autrichiens. Le fils, Miecislas, ne faisait que suivre ces traces en s’engageant comme volontaire au premier coup de trompette qui entraînait nos bataillons en Italie. Ce n’était pas un jeune homme vulgaire; il avait l’esprit ouvert à tout, aux arts, à la poésie, à la littérature ; il écrivait et non sans grâce. Il avait voyagé beaucoup et avait essayé de tout, même de la vie de novice de la marine pour revenir à la vie mondaine de Paris; c’était en un mot une nature ardente, enthousiaste, ayant le tourment de l’exil et sentant vivement ce qu’il y a de pénible dans la condition de l’émigré. La guerre de 1859 semblait lui ouvrir une nouvelle carrière où il se jetait avec intrépidité, passant gaiement de la vie dispersée et inquiète à la vie active. Il partait plein d’espoir, il fut arrêté tout à coup, au premier pas, à Magenta, par une balle qui lui fracassa le bras. La blessure n’eût été rien peut-être; elle s’aggrava par une série de contre-temps. Le jeune blessé vécut assez cependant pour recevoir la croix de la Légion d’honneur comme prix de sa bravoure ; il vécut assez surtout pour supporter d’horribles souffrances, se voyant mourir jour par jour en quelque sorte à l’âge où tout sourit, même la guerre. C’est cette longue et cruelle agonie d’un fils que M. le colonel Kamienski raconte lui-même avec une émotion communicative, de façon à laisser voir combien de drames poignans et obscurs se mêlent aux grands drames de la guerre, de manière aussi à montrer que, dans cette veine polonaise qu’on a crue si souvent tarie, il y a toujours du sang prêt à couler pour les causes généreuses.


CH. DE MAZADE.


V. DE MARS.

  1. Voyez le troisième volume de son Esquisse d’une Philosophie.
  2. Résumé philosophique de l’histoire de la Musique, en tête de la Biographie universelle des Musiciens.
  3. Histoire générale de la Musique religieuse, p. 17.
  4. M. Edmond Scherer, parlant de la peinture religieuse d’Ary Scheffer.
  5. 1 vol. in-18. Librairie-Nouvelle, boulevard des Italiens, 1861.