À valider

Chronique de la quinzaine - 31 juillet 1861

La bibliothèque libre.
Aller à la navigation Aller à la recherche
Retour à la liste

Chronique n° 703
31 juillet 1861


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




31 juillet 1861.

Lorsqu’un pays n’est point activement et assidûment associé par ses institutions à la délibération et à la direction de ses affaires, il peut lui arriver d’apprendre sur son propre compte, par des voies étrangères, d’étranges nouvelles. La France vient d’éprouver l’autre jour une de ces bizarres surprises ; elle a été informée par un long débat de la chambre des communes qu’elle travaille sourdement à s’annexer l’île de Sardaigne. À coup sûr, si la France nourrit ce projet, elle ne s’en doute guère ; elle agit apparemment à la façon des somnambules, qui n’ont point conscience de ce qu’ils font dans leur sommeil magnétique. Ce qui est extraordinaire, c’est l’abondance des détails fournis par le membre de la chambre des communes qui a cru devoir interpeller à ce sujet le gouvernement anglais. C’est le surveillant jaloux de nos projets d’agrandissement, l’Argus auquel n’échappe aucun mouvement de notre diplomatie clandestine, c’est M. Kinglake en personne qui cette fois encore a voulu donner l’éveil à lord John Russell. Rien n’a manqué à l’ombrageux réquisitoire du spirituel auteur d’Eothen. Si quelque obscure feuille italienne a dénoncé la présence de prétendus agens français en Sardaigne, M. Kinglake connaît le nom de cette feuille, et a dans son dossier la correspondance accusatrice. Si notre grand homme d’action en fait d’annexion, M. le sénateur Pietri, qui est Corse sans doute, a passé le détroit de Bonifacio pour quelque visite de voisinage, M. Kinglake en a été aussitôt informé ; il en tient bonne note. Jamais procureur-général n’a su mieux grouper une multitude de menues circonstances et n’a été plus habile à les enchaîner par toute sorte de conjectures plausibles et d’ingénieuses Inductions pour en tirer une accusation formidable. Il n’est pas homme à se laisser déconcerter par les dénégations les plus formelles. M. Ricasoli a déclaré, avec l’énergie qui lui est propre, que jamais aucun pouce du sol italien ne serait cédé. Le bon billet t Le sol italien, pour le ministre de Victor-Eramanuel, n’est-ce point la terre ferme ? Est-on bien sûr qu’il y comprenne les îles ? Puis, une fois la thèse bien établie, il s’agit de savoir ce que vaut la Sardaigne au point de vue maritime. Il n’y a pas de meilleures rades dans la Méditerranée que les ports naturels de la Sardaigne. C’est Nelson, Nelson qui l’a dit, et l’on apporte en témoignage la correspondance du grand homme de mer. L’Angleterre ne peut donc pas permettre que la France s’adjoigne la Sardaigne. Sir Robert Peel met sa plus chaude éloquence au service de cette conclusion. Un esprit ingénieux, un élégant érudit en matière d’art et d’histoire, M. W. Stirling, se joint à cette charge patriotique. Le ministre enfin lui-même prend la parole, il pèse longuement et avec le plus grand sérieux la vraisemblance des desseins dénoncés par ses honorables amis et les conséquences graves qu’auraient les projets prêtés à la France, s’il y était donné suite.

Pour couronner le comique de cette scène, il n’est rien comme le prétexte sur lequel lord John Russell a cru devoir fonder sa défiance invétérée. Le secrétaire d’état britannique croit aux protestations des ministres italiens, qui désavouent la pensée d’abandonner la Sardaigne ; il admet les dénégations du gouvernement français. Il ne se fait pourtant pas faute de renouveler, même après les déclarations les plus satisfaisantes, ses interrogations soupçonneuses aux gouvernemens de France ^ d’Italie, comme si c’était un procédé usuel et courtois en diplomatie que de faire réitérer une parole d’honneur. Lord John Russell veut bien convenir enfin qu’il serait tranquille, s’il n’avait affaire qu’au gouvernement français ; mais ce qui l’inquiète, c’est l’entraînement possible de l’opinion dans notre pays, c’est la fougue de nos assemblées ! La presse française avec son autorité impérieuse, le corps législatif et le sénat avec la puissante initiative dont ils sont armés, peuvent, un jour ou l’autre, contraindre notre gouvernement à demander poliment la Sardaigne à l’Italie, en prenant, suivant l’usage, le suffrage universel pour arbitre ! Il est difficile de deviner, au ton de lord John Russell, les momens où il parle sérieusement et ceux où il plaisante. Nous voudrions sincèrement, quant à nous, dissiper ses inquiétudes. Le hasard nous en fournit peut-être l’occasion. Apprenant, par le débat de la chambre des communes, l’importance des rades sardes, nous avons jeté les yeux sur une note, d’ailleurs très intéressante, publiée à Turin sur les stations navales du royaume d’Italie. L’auteur de cet opuscule n’est point sans autorité, si l’on en juge par les fonctions qu’il a occupées : c’est M. Salvatore Castiglia, commandant de la marine active du général Garibaldi en 1860. Que pensait sur la Sardaigne le marin garibaldien ? Nous étions curieux de le savoir. Nous n’avons trouvé dans sa brochure que cette phrase laconique et significative : « Il y a en Sardaigne de très bons ports naturels ; mais une station navale y serait peu sûre tant que la Corse ne sera pas rendue à l’Italie {sino a che la Corsica non sia resa all' Italia !). » De quoi s’effraient donc M. Kinglake et lord John Russell ? Il est probable que l’Italie convoite la Corse autant que nous la Sardaigne. Quant à M. Pietri, on voit qu’il a là une grosse affaire sur les bras ! Avant de penser à enlever la Sardaigne à l’Italie, qu’il songe d’abord lui-même à rester Français !

On gémit quand on voit la facilité avec laquelle les idées les plus hétéroclites naissent et se propagent de notre temps, et le pouvoir qu’elles ont de distraire les esprits les plus distingués des saines pensées politiques. Le remède à ce mal existe, il est connu, nous ne nous lassons point de l’indiquer : il serait pour la France dans une action plus large donnée à l’opinion publique par la liberté de la presse, dans l’initiative rendue aux assemblées qui représentent le pays. Quelques mots échangés au corps législatif entre un député et un ministre feraient plus aisément et plus complètement que des entretiens diplomatiques tomber les mauvaises défiances et les ridicules soupçons qui ont à plusieurs reprises préoccupé le parlement anglais, y ont provoqué des discussions qui manquent d’objet, et qui ont l’inconvénient d’entretenir une irritation dangereuse pour la paix du monde et funeste aux intérêts bien compris des deux pays. Si l’on pouvait parler de la politique extérieure dans nos assemblées sur un ton de familiarité et de bon sens, et non plus dans les harangues d’apparat qu’autorisent deux fois seulement par session la discussion de l’adresse et celle du budget, les fantômes seraient promptement dissipés. Qui pourrait dans une chambre française demander l’annexion de la Sardaigne à la France ? Quelque orateur excentrique, peut-être, réfuté et désavoué sur le coup par la moqueuse hilarité de l’assemblée tout entière. Après de telles manifestations, des séances comme celle de la chambre des communes qui nous inspire ces réflexions seraient impossibles. À moins de vouloir se couvrir, aux yeux du monde, d’un caractère indélébile d’absurdité, des hommes d’esprit comme M. Kinglake, sir Robert Peel et lord John Russell ne viendraient plus mettre le public dans la confidence des mauvais rêves que leur imagination enfante aujourd’hui dans les ténèbres. Les sentimens réciproques des deux peuples deviendraient meilleurs, et peut-être ne tarderaient-ils point à mettre un terme au gaspillage des capitaux qu’ils sacrifient à leurs craintes et à leurs animosités mutuelles dans leurs budgets de la marine et de la guerre.

On a pu remarquer il y a peu de jours, dans la discussion qui s’est engagée aux communes sur le budget de la marine, les regrettables conséquences de l’entraînement aveugle avec lequel la France et l’Angleterre poussent à l’envi leurs armemens maritimes. Si la France a tel nombre de vaisseaux cuirassés, il faut que l’Angleterre en ait un nombre plus grand : tel a été l’argument suprême de tous les orateurs anglais, celui que lord Palmerston en particulier a fait valoir avec son esprit ordinaire, invariablement assaisonné d’une pointe d’aigreur agressive contre la France. Pourquoi, nous aussi, ne raisonnerions nous pas de la même façon et ne multiplierions-nous pas indéfiniment nos vaisseaux cuirassés en prétextant de l’avance que l’Angleterre aurait prise sur nous ? Où aboutirait cette concurrence aussi folle que ruineuse? M. Disraeli a fait entendre sur ce point des paroles sensées qui trouveront un écho des deux côtés de la Manche dans tous les esprits raisonnables. M. Disraeli a paru croire qu’il n’était point impossible d’amener les deux gouvernemens à s’entendre pour fixer la proportion des forces maritimes qui leur sont respectivement nécessaires en temps de paix. Établir cette proportion, voilà le problème. Il est clair en effet, si les deux gouvernemens veulent également vivre en paix, qu’en augmentant à l’envi l’un de l’autre leurs forces maritimes, ils ne feront qu’accroître leurs dépenses sans résultat efficace, puisqu’à l’égard l’un de l’autre ils n’auront point changé leur puissance relative. L’état de paix étant supposé, la même proportion pourrait être établie sur un nombre moindre de vaisseaux, et l’on s’épargnerait une consommation de capitaux onéreuse pour les deux pays, inutile pour les fins qu’ils se proposeraient avec une égale sincérité.

L’évidence de ce raisonnement saute aux yeux; mais les nations et les gouvernemens ne peuvent rien aliéner de l’indépendance de leur action politique : ils ne sauraient se lier par des engagemens qui les soumettraient, dans la direction qu’ils donnent à leurs armemens, à un contrôle étranger. Il n’est donc pas possible de résoudre le problème de la juste proportion des forces maritimes de la France et de l’Angleterre en temps de paix par voie d’arrangement diplomatique. N’y a-t-il pas d’autres moyens d’atteindre le même résultat, et faut-il désespérer de voir deux pays raisonnables mettre à profit la paix en réduisant leurs dépenses de guerre? Sans doute l’entente est possible à d’autres conditions : elle dépend surtout de la confiance mutuelle des deux gouvernemens, de la foi réciproque qu’ils auront dans leurs intentions pacifiques; mais, comme on le dit familièrement, la confiance ne se commande point. Entre les gouvernemens et les peuples, elle se fonde sur des garanties positives bien plus que sur des appréciations personnelles. La plus solide de ces garanties positives est celle qui résulte de la forme des gouvernemens. Si nos assemblées avaient une participation plus directe et mieux soutenue à la direction des affaires, si les gouvernemens étrangers pouvaient lire plus facilement dans leurs manifestations les tendances prononcées de l’opinion, la volonté décidée du pays sur les questions qui les préoccupent, il est certain qu’entre la France et l’Angleterre par exemple un doute sérieux ne pourrait subsister longtemps sur les intentions positives des deux peuples à l’égard de la paix. La diplomatie secrète ne suffit point de notre temps à toutes les nécessités de la politique internationale. Il est des questions, et parmi celles-ci il faut ranger la plus importante, la question de confiance, qui se négocient et se résolvent mieux d’assemblée à assemblée par la franchise et la liberté de la discussion qu’au moyen des conférences d’ambassadeurs et des protocoles de chancellerie. C’est un des motifs qui nous font le plus vivement désirer le progrès de nos institutions vers la liberté. S’il nous vient d’Angleterre de mauvaises paroles, où se reflètent des sentimens fâcheux, c’est pour nous un devoir agréable de constater qu’il nous arrive aussi de ce côté des témoignages d’amitié dignes d’être appréciés par la France. Parmi ces meilleurs symptômes de l’esprit public anglais, il faut signaler la remarquable manifestation à laquelle a donné lieu le dernier banquet du lord-maire. Le magistrat populaire de la Cité de Londres pour la présente année, M. Cubitt, a exercé l’hospitalité avec autant de libéralisme que de magnificence. Dépassant la mesure ordinaire des fêtes traditionnelles données par les lords-maires, il a réuni dans des banquets différens les membres du gouvernement et les chefs de l’opposition. Il vient enfin, dans un récent dîner, de fêter la liberté commerciale en l’honneur des plus éminens organes de cette grande cause, de MM. Cobden et Bright pour l’Angleterre, de M. Michel Chevalier pour la France. Les applaudissemens qui ont accueilli les sages et éloquentes paroles de notre compatriote n’étaient point une simple courtoisie payée au plus actif et au plus efficace champion de la liberté commerciale en France : ils s’adressaient aussi à notre pays, ils étaient un témoignage du désir général qui règne, parmi les classes intelligentes et industrieuses de la société anglaise, de voir se perpétuer l’alliance de la France et de l’Angleterre. L’un des principaux héros de la fête, M. Cobden, est par excellence le représentant chez nos voisins des sentimens favorables à l’union pacifique des deux peuples. Nous sommes convaincus que M. Cobden, en convertissant notre gouvernement au principe de la liberté des échanges et en négociant le traité de commerce, a créé en quelque sorte le lien qui attachera les deux pays à la paix et les empêchera de sacrifier leurs intérêts sérieux à des boutades de mauvaise humeur. Il est difficile d’exagérer le bienfaisant service que M. Cobden a rendu ainsi aux deux nations et à l’humanité. Nous ne mettrons qu’une réserve à l’admiration et à la reconnaissance que nous inspire ce remarquable esprit. M. Cobden, à notre gré, est trop l’homme d’une seule idée. Il s’est dévoué sans doute à une œuvre immense, il a attaché son nom à un magnifique triomphe : profitant des libertés que lui donnait la constitution de son pays, il a poursuivi et obtenu l’abolition du système protecteur relativement au commerce du blé par la liberté d’association, par la liberté de la presse, par la liberté parlementaire; il a eu la douceur de n’avoir d’autre moyen à employer, pour gagner ses concitoyens à ses idées, que l’action juste et féconde de la liberté, la persuasion. Or il semble que M. Cobden voie dans la liberté du commerce une panacée universelle, à laquelle il subordonne trop facilement les libertés politiques dont il a su faire lui-même un si noble usage. Pourvu que l’on satisfasse sa passion pour le free trade, il a trop l’air de faire bon marché de la nature et de la forme des institutions, de professer à l’endroit des libertés politiques une indifférence dédaigneuse. Avec la finesse de son talent et la qualité de son esprit, il aurait dû échapper à ce travers des monomanes vulgaires. Cette faiblesse lui a fait du tort en France, elle nuit à son influence en Angleterre; c’est parce que nous voudrions que sa parole, généreusement employée au service des idées pacifiques, eût toute l’influence qu’elle mérite, que nous voyons avec regret M. Cobden en restreindre lui-même l’efficacité par son scepticisme politique.

Les remaniemens ministériels causés par l’entrée de lord John Russell à la chambre des lords et par la retraite de lord Woodhouse et de lord Herbert n’indiquent malheureusement point que les idées systématiques de MM. Cobden et Bright soient en progrès dans l’administration britannique. Deux places étaient devenues vacantes dans cette administration, celles de secrétaire du gouvernement de l’Irlande et de sous-secrétaire des affaires étrangères. Lord Palmerston a choisi pour les remplir deux hommes de talent sans doute, sir Robert Peel et M. Layard, mais qui ne sont assurément point des sectaires de l’école de Manchester. Ils faisaient plutôt partie du groupe ombrageux dont M. Kinglake est l’organe le plus accentué, et dans les dernières discussions étrangères il s’en faut que la politique du cabinet des Tuileries ait reçu d’eux un traitement amical. Sir Robert Peel et M. Layard ne sont point appelés à remplir des postes d’une grande importance, mais leur nomination ajoute quelque chose à l’attitude un peu hargneuse du cabinet anglais à notre égard. La retraite de lord Herbert a été vue avec regret en Angleterre. Lord Herbert, autrefois M. Sidney Herbert, avait été un des élèves les plus distingués de l’ancien sir Robert Peel. Malgré la grande position qu’il tenait de sa naissance et de sa fortune, il s’était livré aux travaux de la chambre des communes et des fonctions ministérielles avec l’application laborieuse d’un homme qui aurait eu besoin de chercher dans les affaires publiques une carrière rémunératrice. C’était un orateur vigoureux, un administrateur éminent. L’état précaire de sa santé l’avait décidé, il y a un an, à quitter la chambre des communes pour la chambre des lords, et l’oblige aujourd’hui à se démettre du ministère de la guerre. Il est remplacé dans ce ministère par un des hommes les plus capables du cabinet, sir George Cornewall Lewis, car c’est maintenant la mode en Angleterre de considérer le département de la guerre, qui n’était, il y a peu d’années, qu’une insignifiante sinécure, comme un des postes les plus importans de l’administration. Sir George Lewis, connu par des ouvrages de philosophie politique et d’érudition historique, autrefois editor de la Revue d’Edimbourg, est une de ces aptitudes qui peuvent s’appliquer à tout. Il a été chancelier de l’échiquier, il était ministre de l’intérieur. Depuis quelque temps déjà, on le désignait comme devant remplacer lord John Russell à la tête du parti whig dans la chambre des communes.

Mais l’événement le plus important dans ces changemens ministériels, c’est la promotion de lord John, désormais comte Russell, à la chambre des lords. Lord John était depuis quarante-sept ans dans la chambre des communes. M. Disraeli a écrit de l’ancien sir Robert Peel qu’il a été de nos jours le plus grand membre de la chambre des communes. Dans cette hiérarchie, la seconde place appartenait assurément à lord John. Il est rare de voir ces grands commoners quitter volontairement la scène familière où ils se sont élevés et sur laquelle ils ont vieilli. Ce qui aurait dû, ce semble, y retenir lord John, ce sont les lents progrès de la carrière qu’il y avait remplie. Il ne lui avait pas été donné, comme à Fox et à Pitt, d’être porté dès sa jeunesse à la tête de son parti. Ses débuts, comme ceux de lord Palmerston, avaient été obscurs. L’assiduité, l’application, la constance, lui avaient à la longue donné cette première place dont d’autres se sont emparés du premier coup par l’éclat souverain du talent et l’ascendant du caractère. Le grand mérite de lord John a été son inflexible fidélité à cette cause qu’il appelle volontiers lui-même la cause de la liberté civile et religieuse. Cette fidélité de près d’un demi-siècle aux mêmes principes, et les victoires progressives et considérables qui l’ont accompagnée, assureront toujours une grande autorité à lord John Russell au sein du libéralisme européen, car, l’histoire de notre siècle l’a démontré, il y a une réelle solidarité entre les libéraux des diverses contrées de l’Europe. A une certaine hauteur, aucun de ceux qui ont servi avec éclat la cause commune ne peut, malgré les différences nationales qui nous séparent, nous être tout à fait étranger, et parmi les Anglais lord John Russell est du petit nombre de ceux qui ont compris cette solidarité et qui ne l’ont jamais reniée; mais, malgré le souvenir qu’il a rappelé lui-même des funérailles de Charles-Quint, la chambre des lords n’est point une sépulture, et il n’y a pas lieu, grâce à Dieu, de faire l’oraison funèbre de lord John Russell. L’illustre homme d’état participe à-cette vitalité qui semble être, de notre temps, un des plus merveilleux effets de la vie politique anglaise, et qui se révèle par de vrais miracles de longévité. Ce n’est pas la maladie ou la décrépitude qui le conduit dans la chambre des lords. Il y aura, dans le parti libéral, la première place, qu’il n’avait plus dans la chambre des communes, et qu’il avait lui-même abdiquée avec une noble abnégation. Il y conservera l’importance qui s’attache à la direction des affaires étrangères dans le temps où nous vivons. Il relèvera par son intervention les débats de la chambre haute. Il y commettra sans doute quelques-unes de ces témérités à froid qui sont un des traits de son esprit et de son caractère, et qui lui ont attiré plus d’une fois les sarcasmes de lord Derby. Il y excitera, dans des chocs que déjà l’on attend avec curiosité, l’éloquente verve du chef des tories.

La France, parmi les grands pays de l’Europe, a été la première à prendre ses vacances politiques : l’on s’en aperçoit à la stérilité de notre vie politique intérieure, si peu vivace d’ailleurs en d’autres saisons. D’intéressantes questions de presse viennent cependant de se vider devant les tribunaux. M. le duc de Broglie, en se désistant du procès qu’il avait intenté à M. le préfet de police, s’est tiré avec les honneurs de la guerre de l’aventure bizarre où l’avait entraîné l’administration par la saisie des épreuves autographiées de son livre inédit sur le gouvernement de la France. Un autre procès curieux était celui que M. Masson, traducteur du discours prononcé par M. le duc d’Aumale au Literary Fund, intentait à l’imprimeur qui avait d’abord accepté cet intéressant manuscrit. La circulaire de M. de Persigny, qui menaçait de la fameuse saisie les ouvrages des exilés, vint tout à coup intimider l’imprimeur; l’honnête industriel confesse sa terreur dans une lettre qui a été lue devant le tribunal, et qui est une illustration instructive des douceurs du régime administratif. Ce qui arrêtait l’imprimeur, ce n’est pas précisément la perspective d’une saisie, c’est surtout la crainte des rigueurs ultérieures de l’administration. L’imprimerie en France est soumise à des conditions de brevet et à une réglementation minutieuse qui placent entre les mains du ministre de l’intérieur le sort de ceux qui exercent cette profession. L’imprimeur de M. Masson redoutait, s’il mécontentait le ministère, d’encourir toutes ses sévérités dans la pratique journalière de son état. Sa lettre restera comme une des pages les plus instructives de l’histoire de la presse au XIXe siècle. On ne croira pas dans cent ans qu’un tel document ait pu être écrit soixante-dix ans après la révolution française. Chaque fait nouveau qui vient éclairer la situation de la presse élargit les perspectives du travail que nous devrons accomplir pour donner un jour la liberté à la presse. Comment la presse pourrait-elle être libre, si la profession de l’imprimeur ne l’est point? Voilà la question posée par le procès auquel nous faisons allusion. Constatons d’ailleurs que le tribunal a omis de viser la circulaire qui a édicté la saisie administrative dans le nombre des raisons légitimes qui ont dispensé l’imprimeur de l’exécution de son contrat.

Parmi les intérêts de la liberté qui sont en souffrance, il faut compter ceux de la liberté religieuse. Nous avons dû plus d’une fois appeler sur ce point l’attention du gouvernement. Une publication de M. Henri Lutteroth sur les écoles évangéliques de la Haute-Vienne, fermées depuis 1852, nous fournit un nouvel exemple du peu d’égards qu’apporte l’administration inférieure dans les questions de liberté religieuse. Il y a neuf ans que les écoles évangéliques de la Haute-Vienne ont été fermées par suite d’une fausse interprétation de la loi. Cette fausse interprétation est redressée dans une lettre du ministre des cultes à M. Lutteroth et dans un arrêté du conseil supérieur de l’instruction publique. C’est en vain pourtant que l’on réclame des autorités locales la réouverture des écoles fermées à tort. Il y a là une incompréhensible contradiction; on ne s’explique pas comment des autorités locales, un préfet, un conseil académique, peuvent faire prévaloir une interprétation qui n’est point celle que le ministre et le conseil supérieur donnent à la loi. Il semble qu’il doive suffire de signaler à l’administration supérieure cette anomalie pour en obtenir le redressement.

En Italie, bien que la session soit close, il ne peut y avoir de vacances pour la politique. L’Italie fait un grand emprunt pour combler le déficit de ses budgets ordinaires et subvenir aux charges extraordinaires que lui imposent son état politique et le développement des travaux publics. L’Italie a le royaume de Naples à pacifier, une conquête d’un autre genre et plus difficile que celle que Garibaldi avait si lestement accomplie. L’Italie a peut-être à fortifier son ministère, dont quelques membres sont fatigués d’une session qui a réclamé d’eux une rare énergie de travail.

L’emprunt italien a obtenu, même avant l’ouverture de la souscription, un succès signalé. C’est une victoire qui fait un remarquable honneur au ministre des finances, M. Bastogi. La fortune sourit depuis trois ans à l’Italie, et la richesse naturelle de ce pays lui promet, sous un gouvernement libre, de prospères finances. Un emprunt de 500 millions n’en était pas moins une difficulté énorme pour un état naissant, qui a encore sur les bras de si grosses affaires. Pour tenter cette première expérience du crédit italien, il fallait que les anciennes dettes des divers états qui composent le nouveau royaume fussent ramenées à un type uniforme, il fallait opérer l’unification de la dette. Ce préliminaire accompli, il restait à choisir le meilleur système pour la négociation de l’emprunt. Une maison de banque se chargerait-elle seule d’une opération si lourde? Dans la situation de l’Italie, on ne pouvait l’espérer. Essaierait-on du système appliqué en France des souscriptions publiques? Il n’était pas prudent de tenter ce hasard auprès d’un public novice aux grandes spéculations financières comme le peuple italien. Si les Italiens n’eussent point couvert l’emprunt, l’échec moral eût aggravé l’échec financier. On ne pouvait s’exposer à un tel péril. Enfin se fierait-on aux seules soumissions des capitalistes, et attendrait-on de la concurrence de leurs offres le prix le plus avantageux pour l’émission de la nouvelle rente? Mais c’est le procédé par lequel emprunte le pays le plus avancé en crédit, l’Angleterre, et il eût été chimérique de rêver de tels avantages pour le coup d’essai du crédit italien. On voit que les difficultés étaient nombreuses, complexes, et qu’il fallait une tête et une main habiles pour en venir heureusement à bout. M. Bastogi a rempli sa mission avec autant d’adresse que de bonheur. Il a commencé par faire l’unification des dettes italiennes, beau travail, hérissé de détails, qui est son œuvre toute personnelle, et auquel son nom demeurera attaché. Il a ensuite combiné avec dextérité les divers modes de négociations qui pouvaient être employés pour le placement de l’emprunt, usant de la concurrence des soumissions et de la souscription publique, et obtenant des soumissionnaires que la fixation du prix d’émission fût laissée à sa propre discrétion. Il a établi ce prix à 70, 50, et a vu affluer en si grande abondance les offres des prêteurs qu’elles ont dû subir une réduction de 42 pour 100. Les prêteurs et l’Italie ont fait chacun une excellente affaire. Les prêteurs ont un fonds d’état plein d’avenir à un taux qui représente un placement à plus de 7 pour 100. L’Italie s’est procuré les ressources qui lui sont nécessaires, et a trouvé une nouvelle et magnifique occasion de montrer la confiance qu’elle inspire à ses populations et à l’étranger. L’état du royaume de Naples est un triste revers à cette brillante page, et présente un déplorable contraste avec la bonne tenue des populations du nord de la péninsule ; mais ce ne sont point les Italiens du nord qui sont responsables de la démoralisation des populations napolitaines : l’anarchie des provinces méridionales accuse le précédent régime, le funeste et honteux gouvernement du roi Ferdinand. D’ailleurs le foyer qui entretient le désordre dans le royaume de Naples est manifestement à Rome. Cette malfaisante influence de toutes les hostilités concentrées et réunies dans Rome n’accroît pas seulement les difficultés du gouvernement italien, elle devient pour la France, dont la responsabilité est engagée par la protection dont elle couvre Rome, un sérieux embarras. Le gouvernement français a sans doute à considérer s’il lui convient que l’on se serve de l’abri qu’il prête pour exciter et perpétuer l’anarchie au sud de la péninsule. Pour notre compte cependant et dans l’intérêt, croyons-nous, de l’Italie indépendante et libérale, nous ne sommes point disposés à presser le gouvernement français de prendre à Rome des mesures énergiques. La dignité de l’Italie lui conseille de se passer de secours étranger et de ne point solliciter la sortie de Rome de l’ancienne cour napolitaine. Que les Italiens ne cherchent donc point à résoudre la question de Naples par la question romaine! Qu’ils se vouent avec leurs seules forces à la pacification de Naples! Cette tâche une fois accomplie, leur voix aura en Europe une plus grande autorité morale, et ils pourront aborder avec plus de chances de succès la difficulté romaine. La plus sage et la plus noble politique pour l’Italie, au lieu de solliciter un acte d’influence de la France à Rome, est de s’ouvrir par ses propres ressources dans la solution de la question napolitaine un acheminement décisif au dénoûment de la question romaine.

L’Italie a encore de trop grands soucis patriotiques, elle a des affaires trop graves à mener à fin pour que les questions de personnes que soulèvent les projets de combinaisons ministérielles doivent trouver place dans ses préoccupations. Il nous répugnerait donc de servir d’écho aux commérages, devenus plus persistans dans ces derniers jours, qui ont pour objet des changemens possibles dans le personnel du cabinet de Turin. Loin de croire que des mutations de personnes puissent être réclamées par des motifs vraiment politiques, il nous avait semblé que le ministère était sorti de la session plus fort au point de vue parlementaire qu’il n’avait été même avant la déplorable mort de M. de Cavour. Deux ministres surtout avaient honoré le cabinet par leurs travaux, M. Peruzzi et M. Bastogi. M. Peruzzi a eu à coordonner et à créer pour ainsi dire le réseau des chemins de fer italiens; il a imprimé aux grands travaux publics qui doivent renouveler l’Italie une puissante impulsion, et il a révélé au parlement, dans les discussions d’affaires, un remarquable talent de parole. Nous avons parlé des services rendus par M. Bastogi. Nous ne comprenons donc pas pourquoi l’on place ces deux ministres parmi ceux dont on s’obstine à prédire la retraite prochaine. Les affaires d’Autriche et de Hongrie ont fait sans doute un grand pas, et malheureusement hors des voies de conciliation où l’on se plaisait à espérer que la lutte serait contenue jusqu’à ce qu’elle s’épuisât par la lassitude de tous. L’empereur d’Autriche n’a pas voulu faire une seule étape sur le terrain où l’appelait l’adresse de M. Deak. Il n’admet pas la discussion sur la subtilité du lien personnel. Tout en maintenant les concessions de la patente d’octobre, il revendique, dans les termes du rescrit de février, l’unité de l’empire. Que répondra la diète hongroise au dernier rescrit impérial? Quelles mesures la cour de Vienne prendra-t-elle contre une nouvelle résistance de la diète? Voilà les perplexités que fait naître la phase nouvelle de ce conflit. Il n’est guère probable que les Magyars acquiescent aux prétentions de l’Autriche. Ils ont peu de goût à s’engager dans les distinctions du lien personnel et du lien réel qu’a inventées la métaphysique allemande. Ils présentent leurs réclamations sous une forme plus pratique. La Hongrie, disent-ils, est unie à la maison d’Autriche par une série de traités qui établissent un contrat bi-latéral. Les obligations de la Hongrie vis-à-vis de ses souverains sont balancées par les obligations contractées par ses souverains envers elle. A ce contrat bi-latéral l’Autriche propose la substitution d’une constitution octroyée. La Hongrie ne veut point passer du régime de la royauté consentie au régime de la liberté octroyée. Si elle ne peut pas user de ses droits, elle protestera, elle ne les laissera pas périmer, elle ne les abdiquera point. Ni de la part de la Hongrie ni de la part de l’Autriche, on ne semble d’ailleurs impatient de vider la querelle par la force. On épuisera donc des deux côtés les moyens moraux. Peut-être l’Autriche obtiendrait-elle aisément raison sur le fond des choses, si elle se montrait plus coulante sur la forme. Pourquoi ne se prêterait-elle pas à rajeunir ce qu’il y a à réformer dans l’ancienne constitution hongroise en concédant aux Magyars un nouveau pacte, qui aurait, comme les anciens, le caractère d’un contrat bi-latéral ?

C’est un des malheurs de la destinée humaine que les funestes effets que peuvent produire les doctrines politiques les plus honnêtes et les plus pures lorsqu’elles sont saisies à faux par des esprits infirmes et des imaginations malades. L’assassinat politique, comme autrefois l’assassinat religieux, est le produit de cette fermentation malsaine du fanatisme. L’attentat heureusement avorté d’Oscar Becker sur la personne du roi de Prusse prouve que l’aspiration unitaire a pu, même en Allemagne, produire dans une tête mal faite une exaltation capable d’aller jusqu’au crime. Il serait injuste et absurde de faire remonter au parti de Gotha et du National Verein la responsabilité de cet égarement. La cause de l’unité aura pourtant à souffrir passagèrement du crime solitaire de Becker. Ces déplorables accidens provoquent chez ceux qui en sont menacés et dans le public d’inévitables réactions. L’indignation de l’Allemagne contre l’attentat a trouvé au sein de la diète, comme on devait s’y attendre, une manifestation unanime. Le ministre d’Autriche, qui préside cette assemblée, s’est fait l’organe de la sympathie qu’excitait le roi de Prusse. On a remarqué la chaleur de l’allocution prononcée à cette occasion par M. de Kubeck et de la réponse du ministre de Prusse, M. d’Usedom. Celui-ci s’est confondu en remercîmens envers « les confédérés du roi » et « son vénéré collègue d’Autriche » avec un accent d’attendrissement fraternel auquel les représentans de la Prusse n’ont point accoutumé leurs chers confédérés et les ministres autrichiens.

La mort vient de frapper en France un illustre vieillard qui demeurera comme une des plus nobles figures de notre siècle : nous voulons parler du prince Adam Czartoryski. Jamais plus de persévérance dans le patriotisme n’a été aux prises avec plus longue infortune politique; mais une consolation dernière n’a pas été refusée au prince Adam. Au terme d’une carrière presque séculaire, il a pu voir renaître, au milieu des sympathies des grandes nations occidentales, les espérances de sa patrie. Il lui a été permis à lui-même d’espérer que la terre promise où il n’a pu rentrer sera revue par ses enfans et par ses compagnons.


E. FORCADE.



REVUE DRAMATIQUE.

Le mot théâtre s’emploie ordinairement d’une manière abstraite et générale, comme synonyme d’art dramatique; mais plus nous suivons les spectacles contemporains, et plus la conviction entre dans notre esprit que ces deux mots signifient deux choses très différentes, et qu’il serait bon, une fois pour toutes, d’établir cette distinction. Il nous est prouvé bien décidément que le théâtre est une chose et que l’art dramatique en est une autre. Le théâtre contemporain existe, et certes d’une manière florissante. Jamais les théâtres n’ont été aussi richement pourvus de décors, de costumes et de machines ingénieuses; jamais on ne sut mieux se rendre compte, d’une manière plus scientifique, si j’ose m’exprimer ainsi, des lois de l’optique et de la mécanique théâtrales, et jamais ces lois n’ont été mieux observées. Jamais auteurs dramatiques n’ont été mieux représentés que nos auteurs contemporains. Le théâtre existe donc, il prospère, il grandit même, et loin d’être en décadence, il n’a pas encore atteint son zénith. Il est riche de ressources, d’inventions, de pratiques ingénieuses, d’artifices habiles. Au lieu de dire que le théâtre est en décadence, il faudrait dire plutôt qu’il est en progrès. Malheureusement la littérature dramatique est loin de partager cette fortune florissante; plus le théâtre grandit, plus elle décline. Pour se convaincre de la réalité de la différence que nous établissons entre le théâtre et la littérature dramatique, et de la supériorité incontestable de l’un sur l’autre, on n’a qu’à se figurer la plupart des pièces nouvelles privées des ressources que leur fournit la libéralité du théâtre, obligées de se tirer d’affaire toutes seules, par leur propre génie, et d’intéresser par la seule force de la sympathie. Vous figurez-vous la plupart de nos vaudevilles et de nos mélodrames joués entre quatre murailles nues, sans le concours du machiniste et du décorateur, sans les splendeurs et les habiletés de la mise en scène? A l’instant leur faible intérêt s’évanouirait, et leur indigence réelle frapperait tous les esprits.

Je ne sais quel comédien se récriait naguère encore à l’idée des tragédies de Corneille et de Racine jouées dans une grange; il se voilait la face à la pensée d’un tel spectacle, qui lui paraissait la profanation des œuvres du génie. Il y a beaucoup d’emphase et d’affectation ridicule, à mon avis, dans un tel sentiment, et ce prétendu respect du génie me semble un faux respect. Peut-être au contraire serait-ce le meilleur moyen d’éprouver la valeur des œuvres dramatiques que de les faire jouer dans une grange, sous la lueur blafarde de deux lanternes d’écurie, devant des spectateurs assis sur de grossiers bancs de bois. De telles représentations seraient une pierre de touche excellente pour distinguer l’or du faux métal. Soumises à de telles conditions, les œuvres dramatiques seraient obligées d’intéresser par elles-mêmes, et l’on pourrait en toute assurance déclarer bonnes et même excellentes celles qui résisteraient à cette épreuve. L’art dramatique serait ainsi distinct du théâtre, et la fâcheuse confusion qui s’est faite dans nos esprits entre ces deux mots se dissiperait bientôt. Appartiendraient donc à l’art dramatique les pièces qui pourraient être jouées dans une grange, devant une rampe éclairée par deux lumignons fumeux; appartiendraient au théâtre les pièces qui ne pourraient se passer des clartés du lustre et du mobilier de la scène. Cette épreuve serait pour le critique un véritable bienfait, car elle dissiperait tous ces artifices, toutes ces illusions, qui troublent son jugement et risquent souvent de l’égarer. Il pourrait se prononcer hardiment, sans craindre de se tromper; il n’aurait plus besoin de résister à ses propres hallucinations et à ces mille sollicitations perfides et menteuses par lesquelles le théâtre l’enlace et le corrompt, car, hélas! le critique au théâtre est toujours un peu comme un homme dont le jugement et la conscience sont dominés par les faux miracles d’un magicien. Bien souvent, si on lui demandait son opinion, il pourrait répondre en toute sincérité qu’il ne sait pas bien au juste si la pièce qu’on a représentée devant lui est bonne ou mauvaise, car il n’a pas eu la force d’esprit nécessaire pour séparer en lui le spectateur et le juge. Comment se reconnaître et garder son sang-froid au milieu de toutes ces diableries du théâtre? Il déclare qu’il s’est amusé, mais cela prouve-t-il que la pièce soit bonne? Il assure que tel mot est charmant, mais il verrait comme ce mot lui semblerait vulgaire, si l’actrice qui le prononce avait de moins beaux yeux! Le critique perd la moitié de sa liberté d’esprit dès qu’il entre au théâtre, il devient un simple spectateur comme le premier venu, car de même que les narcotiques, l’opium ou le tabac, produisent sur tous les hommes, quels qu’ils soient, le même effet, le spectacle a la propriété de s’emparer également de tous les esprits, à quelque ordre qu’ils appartiennent. Le meilleur moyen pour le critique de juger sainement des œuvres dramatiques serait peut-être de ne jamais aller au théâtre et de se contenter de lire froidement, dans une chambre vide d’illusions, les pièces nouvelles ; mais, s’il n’a pas le courage de résister à cette tentation, qu’il n’oublie jamais au moins de se poser cette question : quelle figure la pièce que je vois représenter ferait-elle dans une grange?

La prédominance du théâtre sur l’art dramatique, du spectacle sur l’œuvre représentée, est aujourd’hui aussi complète que possible. C’est en grande partie aux romantiques que nous devons cette importance exagérée qu’a prise le spectacle, et ce n’est pas la meilleure de leurs conquêtes. Pour mieux battre en brèche le vieux système des unités, pour montrer d’une manière sensible que la variété était la loi du théâtre, ils donnèrent aux accessoires dramatiques une importance inconnue jusqu’alors, et ils introduisirent dans leurs pièces ce luxe pittoresque de décors, de mise en scène, qui aujourd’hui menace d’étouffer l’art dramatique. L’intention était bonne, mais les résultats ont été désastreux. Ils s’autorisèrent justement de l’exemple de Shakspeare et de Calderon ; cependant ils semblèrent trop oublier que les pièces de Calderon étaient jouées entre quatre chandelles, et que les pièces de Shakspeare étaient représentées dans un théâtre qui ne valait guère mieux qu’une grange. Si les contemporains de Shakspeare et de Calderon comprenaient et sentaient les beautés qui naissaient de cette variété de temps et de lieux où les poètes promenaient l’imagination de leurs spectateurs, ce n’était certes point par la richesse de la mise en scène, car en quoi une scène nue, où des écriteaux indiquaient qu’on passait d’une forêt dans un palais, différait-elle pour les yeux de l’éternelle antichambre ou de l’inévitable vestibule où les héros classiques causent avec leurs confidens, sans souci d’être entendus par les conspirateurs qui les guettent, et où les princesses amoureuses se rencontrent avec leurs amans préférés, sans crainte d’être surprises par le premier garde qui passera? La variété des pièces de Shakspeare et de Calderon n’existait pas pour les yeux, mais pour l’imagination des spectateurs. Les œuvres de ces grands poètes sont conçues selon des lois dramatiques différentes des lois du système classique, et elles se trouvent ainsi composées et combinées de manière à permettre tous les luxes de mise en scène que repoussent nos pièces classiques; mais en fait, historiquement, le spectacle n’a jamais été pour rien dans leur succès, et il n’a pas eu pour elles plus d’importance que pour les pièces de Corneille ou de Racine. Quoique conçues et combinées de façon à provoquer les féeries des changemens à vue, elles ont montré qu’elles pouvaient s’en passer, et, comme les grands seigneurs dans la mauvaise fortune, elles ont su se parer de leur propre indigence. Comme les pièces de Corneille et de Racine, elles peuvent être jouées dans des granges, et plus d’une fois les hangars de province en Angleterre ont vu se renouveler la scène des comédiens dans Marion Delorme, sans que les douleurs d’Hamlet aient paru moins pathétiques et les plaintes du roi Lear moins déchirantes.

Le spectacle menace donc d’écraser l’art dramatique dans le théâtre actuel. On en met partout, même dans les pièces qui pourraient le mieux s’en passer. Tout récemment on a repris la Tour de Nesle, et comme on désespérait sans doute de retenir, par le seul attrait de ce vieux drame, les spectateurs corrompus par les féeries du Pied de Mouton, on a cru bon d’égayer les sombres horreurs de cette œuvre baroque et vigoureuse par un luxe de mise en scène tout à fait inusité et par des pompes d’opéra. On a donc introduit un tableau qui n’existait pas dans la pièce primitive, une procession de figurans et de comparses qui rivalise avec les processions de la Juive et du Prophète, et un ballet, exécuté par des danseuses italiennes et anglaises, qui, comme une bienfaisante ondée de printemps, rafraîchit l’atmosphère orageuse de ce drame et rassérène un moment l’imagination du spectateur. Nous ne nous plaignons pas de cette innovation, qui allégeait pour nous, blasés que nous sommes, le fardeau de ce spectacle; mais autrefois, à une époque qui n’est pas encore bien loin de nous, cette innovation aurait été regardée comme une sorte de profanation, car la pièce est après tout de celles qui peuvent se passer de ces accessoires alléchans. Je ne sais si elle pourrait être jouée dans une grange, mais à coup sûr elle pourrait être jouée dans le dernier des théâtres de la foire sans rien perdre de ce qui fait son véritable mérite, l’action et le mouvement. Tout a été dit sur la Tour de Nesle, et si nous mentionnons cette reprise, c’est qu’elle a eu pour nous l’intérêt d’une étude d’archéologie dramatique. Le spectateur d’aujourd’hui ne peut guère en effet prendre à ce spectacle qu’un plaisir archéologique ; il écoute avec étonnement le langage de cette pièce écrite d’un bout à l’autre dans une sorte de jargon grandiloquent qui ne fléchit pas une seule fois devant la simplicité et la nature; il n’entre plus naïvement dans le sentiment de ces passions révoltantes et dans ces horreurs mélodramatiques qui enivraient de leurs fumées capiteuses les spectateurs de 1830. Cependant, telle qu’elle est, dépourvue de beauté et d’attrait poétique, incohérente, brutale, immorale, cette œuvre restera comme le chef-d’œuvre du mélodrame. C’est l’Œdipe-Roi, le Macbeth de cet ordre de littérature. Au milieu d’un chaos d’horreurs absurdes, une scène se détache, vivante, passionnée, énergique, qui suffit pour rattacher cette pièce au grand art, et qui ne permet pas au critique de la confondre avec les productions ordinaires du genre mélodramatique, la scène de la prison. Ce n’est pas cependant une belle scène, car la poésie lui manque, mais c’est la matière d’une belle scène; elle est belle rudimentairement, par ses élémens, qui sont tous très humains et pris au fond même de la conscience humaine. Cet intérêt humain et poétique ne frappe pas le spectateur, qui ne remarque guère qu’une situation émouvante; mais si un Shakspeare s’en fût emparé, nous aurions eu le pendant de cette admirable scène de Richard III entre le duc d’York et la princesse Anne suivant le convoi de son époux assassiné. C’est l’unique scène de l’ouvrage, mais elle suffit pour le sauver. Sans elle, il ne serait que le chef-d’œuvre du mélodrame; elle est le lien qui le rattache à la littérature dramatique élevée.

Le spectateur, disions-nous, n’entre plus dans le sentiment des passions de la pièce; les interprètes n’y entrent pas davantage. Toutes les traditions se perdent, même celle du mélodrame, et la Tour de Nesle est aussi peu comprise à la Porte-Saint-Martin que les tragédies de Corneille et de Racine au Théâtre-Français. Nous ne faisons pas ce rapprochement à la légère. Hier encore, on donnait au Théâtre-Français le Nicomède de Corneille. Oh! le triste spectacle! Seul entre tous les comédiens chargés de représenter la pièce, l’acteur Beauvallet semblait comprendre quelque chose au mélange de bonhomie et de noblesse, d’héroïsme et de vulgarité, de fierté aristocratique et d’ironie presque bourgeoise, qui compose le rôle du prince Nicomède; mais tous les autres acteurs avaient l’air de réciter péniblement une leçon dont ils ne comprenaient pas le sens. On eût dit qu’ils s’étaient donné le mot pour justifier ces charges amusantes de l’antiquité et de l’art classique qui ont rendu presque célèbre le nom de Daumier. La reprise de la Tour de Nesle nous a montré que les traditions de l’art mélodramatique commençaient à être oubliées aussi profondément que les traditions de la tragédie. Les modernes acteurs de nos théâtres populaires ont perdu le secret de leur art. Le nouveau mélodrame et la nouvelle comédie les ont infectés de leur poison et leur ont inoculé un scepticisme déplorable. On voit trop qu’ils sont contemporains de M. Barrière et de M. Dumas fils, et qu’ils ont sacrifié à des dieux nouveaux. Ils ont perdu la fui mélodramatique, et ils jouent sans conviction, sans sincérité, et comme s’ils se raillaient d’eux-mêmes. Ils soulignent ironiquement leur emphase, comme pour inviter le spectateur à se moquer des phrases qu’ils prononcent; ils donnent aux accens de leur voix une note d’ironie comme pour vous engager à n’être pas dupes de leur sensibilité. Ils semblent transporter sur la scène ces imitations de leurs propres rôles qu’ils ont pu entendre le soir, au sortir du théâtre, répétés d’une manière si plaisante par les gamins du boulevard, ces parodies de certaines intonations qui sont devenues en quelque sorte proverbiales et se répètent comme un lazzi en vogue dans les conversations d’étudians et de rapins. Tel est l’effet que produit le célèbre acteur du boulevard, Mélingue, dans le rôle de Buridan, qu’il a pris plaisir à dénaturer sous prétexte sans doute de l’interpréter d’une manière nouvelle et inconnue avant lui. Il y a de tout dans son interprétation, qui ressemble à une parodie, tant elle manque d’unité: des gaietés de vaudeville, des vociférations de mélodrame, des vulgarités de comédie réaliste. Ces réflexions ne s’appliquent pas seulement au jeu de Mélingue, elles s’appliquent à presque tous les acteurs aujourd’hui en vogue dans nos théâtres populaires; l’art du comédien mélodramatique a aujourd’hui ses Caravage, et en prononçant ce nom nous croyons résumer d’une manière fort indulgente le genre de mérite et les défauts de nos nouveaux comédiens populaires. Quiconque a vu, même dans leur vieillesse, Frederick Lemaître et Bocage et voit aujourd’hui Mélingue éprouve à un certain degré la même émotion qu’on éprouve en regardant un Caravage après quelque bon tableau des écoles antérieures. Si le directeur de la Porte-Saint-Martin a cru devoir ajouter au vieux drame de 1830 la pompe et le ballet du troisième acte parce qu’il ne comptait pas sur l’interprétation de l’œuvre pour le succès de cette reprise, nous ne pouvons que le féliciter de sa prévoyance.

Piccolino, de M. Victorien Sardou, qui vient d’être représenté au Gymnase, est encore une pièce à spectacle; mais ici le spectacle est si ingénieusement combiné, si amusant, que nous n’aurons guère le courage de le blâmer. De toutes les pièces que M. Sardou a fait représenter jusqu’à présent, Piccolino est peut-être celle qui donne le mieux l’idée de ses défauts, qui montre le mieux l’excès de ses qualités, et le côté par lequel il sombrera, s’il n’y prend garde. C’est très gai, très vif, très amusant surtout, plein de jolies idées et d’inventions divertissantes; mais il y a excès de mouvement et de tapage. Rien ne peut rendre l’impression du bruit particulier que fait ce spectacle : c’est un bourdonnement, un crépitement, un pétillement continuels. Imaginez, si vous pouvez, le tapage musical d’une armée de hannetons enfermés dans le ventre d’une guitare, le bruissement ardent de myriades de cigales dans un champ de blé en plein midi, le bourdonnement qui s’échappe d’une salle d’étude ou d’une école primaire pendant l’absence momentanée du magister! Les personnages ne peuvent pas rester assis, il faut absolument qu’ils gambadent; ils ne peuvent pas parler chacun à tour de rôle, il faut qu’ils parlent tous à la fois. L’attention du spectateur n’est jamais ramenée à un point fixe, elle s’égare et s’éparpille sur mille détails qui éclatent simultanément comme un paquet de pétards. Il y a là une trop grande abondance de riens drolatiques et divertissans qui n’ont pas de raison d’être nécessaire. Dans la scène la plus tapageuse de cette comédie tapageuse, le déjeuner des artistes français aux environs de Rome, toute l’attention se porte pendant un quart de minute sur le musicien Musaraigne, qui s’assied sur la margelle d’un puits, tombe à mi-corps dans ce puits, se relève et se retrouve sur ses pieds en moins de temps qu’il ne m’en faut pour raconter sa mésaventure amusante. Ce n’est qu’un quart de minute; mais pendant ce temps la pièce continuait tout comme si Musaraigne n’avait couru aucun péril, et le spectateur ne l’écoutait plus. Je choisis ce petit incident, insignifiant en lui-même, parce qu’il exprime bien l’excès de mouvement que je reproche à Piccolino et en général aux productions de M. Sardou, qui est le plus vif et le plus turbulent de nos jeunes auteurs dramatiques. Son talent a la vivacité J’allures, la rapidité de mouvemens qui caractérisent l’adolescence, et fait penser à cet âge heureux où le corps est si leste, où une minute suffit pour régler et exécuter un duel à coups de poing, où les heures sont si longues et les espaces si courts.

J’ai dit autrefois le caractère des productions de M. Sardou, qui sont une combinaison habile de la comédie d’intrigue, de l’ancien vaudeville et de la comédie réaliste, combinaison que j’ai nommée le vaudeville agrandi et ambitieux de s’élever au rang de la comédie. J’ai insisté aussi sur ce qu’ont d’essentiellement transitoire les caractères et les mœurs que l’auteur met en scène. Ses personnages ne touchent en rien à l’humanité générale, ce sont des personnages du jour et de l’heure présente. Piccolino m’a permis une fois encore de vérifier toutes mes anciennes observations. Je ne crois pas devoir blâmer M. Sardou de la route qu’il a prise et du but qu’il poursuit; libre à lui de n’exprimer, s’il le veut, que des mœurs éphémères et des caractères de transition, puisqu’il le fait avec grâce, esprit et talent. M. Scribe n’a pas fait autre chose toute sa vie. Cependant je l’avertis du péril qu’il court en suivant cette voie. S’il s’obstine à continuer, il est possible qu’il arrive à une grande réputation; mais il ne devra sa réputation qu’à la masse de ses productions. Les pièces qui reposent sur des données trop fugitives vieillissent vite; vraies à l’origine, au bout de peu de temps, le peu de vérité qu’elles contiennent s’est évaporé, et elles paraissent des œuvres de convention. M, Scribe n’a échappé à ce péril que par sa production incessante et son travail obstiné. On peut acquérir la gloire en une heure avec une grande œuvre; mais acquérir la gloire avec des vaudevilles! Fussent-ils les plus gracieux du monde, c’est à peine si une vie entière peut suffire à une telle tâche. Des grains de blé ajoutés un à un finissent par former un monceau; mais que de temps il faut pour glaner ainsi sa moisson! Que le jeune auteur consulte ses forces et son courage; qu’il tente quelque grande œuvre, s’il se sent capable de la mener à fin; sinon, qu’il continue prudemment à marcher dans le sillon qu’il a si vivement ouvert.

Les pièces de M. Sardou sont faites avec rien ou avec les substances les plus légères du monde; cela est frêle et coquet comme ces vêtemens de gaze qui sont d’un si charmant effet sur certaines personnes, et qui ne peuvent se porter qu’une soirée. Il n’y a pas de pièce à proprement parler dans Piccolino, et cette comédie peut se raconter en quelques mots. C’est l’histoire touchante d’une jeune villageoise élevée dans le presbytère d’un pasteur des environs de Lausanne, séduite par un artiste français, qui s’est éloigné en lui promettant de revenir l’épouser, et qu’on n’a plus revu. Ces peintres français n’en font pas d’autres dans le drame contemporain. Elle s’enfuit du presbytère, gagne l’Italie, où, sur quelques renseignemens assez vagues, elle espère retrouver son amant, et le rencontre déjeunant en pleine campagne romaine, en très joyeuse compagnie. Le jeune peintre ne la reconnaît pas sous les habits de garçon dont elle s’est revêtue; il se laisse séduire par sa grâce et son air de candeur, et la prend chez lui en qualité de rapin. Un an s’écoule ainsi, et l’ingrat, qui pour elle n’a pas même des yeux de peintre, paraît-il, s’obstine à ne pas reconnaître ses formes féminines sous ses vêtemens de garçon. Cependant elle exerce sur lui une influence dont il ne peut se rendre compte, et il lui laisse jouer auprès de lui le rôle de lutin malicieux que son amour et sa jalousie féminine lui inspirent. Elle dérange ses rendez-vous, cache ses lettres, congédie ses belles visiteuses de manière à leur enlever l’envie de revenir jamais. Cependant ces manèges restent sans résultat, et Marthe sortirait de l’atelier comme elle sortit de la ferme, si son amant ne la surprenait au moment où elle s’évade et ne la reconnaissait sous ses vêtemens de femme, qu’elle a repris pour opérer plus aisément sa fuite. La trame de la pièce n’est pas très solide, comme on le voit, et les différentes parties n’en sont pas parfaitement cousues ensemble. On s’étonne par exemple de voir finir la pièce sans recevoir de nouvelles du bon pasteur chez lequel se passe le premier acte; mais les défauts sont sauvés par de jolis détails, et le peu de solidité de l’étoffe est dissimulé sous les plus agréables broderies. M. Sardou a découvert un élément dramatique d’un genre assez nouveau. Il groupe ses acteurs de manière à leur faire rendre des effets pittoresques; ses personnages lui servent à combiner des décors vivans. La scène de la veille de Noël dans le presbytère, le triomphe de Piccolino au second acte, l’épisode du carnaval romain au dernier, sont des exemples de cette innovation dramatico-pittoresque qui appartient bien en propre à M. Sardou, et qui jette dans ses pièces un reflet de poésie et un élément de rêverie. La curiosité du spectateur s’éparpille sur tous ces jolis tableaux, et trouve à peine assez de force pour accorder à Marthe-Picco tout l’intérêt qu’il ou qu’elle mérite. Ce rôle ambigu et assez difficile, qui demanderait une Déjazet passionnée, a été rempli avec talent par une jeune actrice qui s’est révélée comédienne, il y a un peu plus de deux ans, dans une pièce de M. Barrière, Cendrillon, et qui tient les promesses qu’elle avait données. Cependant les qualités de la nature dépassent encore chez elle les qualités de l’art : elle a de la vivacité, de la passion, des jets d’une sensibilité à la fois ardente et sèche d’un genre très original; mais sa diction, tantôt lente, tantôt précipitée, toujours inégale et saccadée, laisse à désirer. Vraiment remarquable quand il s’agit de jouer, elle faiblit quand il ne faut que réciter.

Quelque temps avant la pièce de M. Sardou, le Gymnase avait représenté une comédie de M. Henri Meilhac, la Vertu de Célimène. M. Meilhac est en tout l’opposé de M. Sardou; autant ce dernier est vif et turbulent, autant le premier est mesuré, paisible et lent. M. Meilhac a trop peu de cette turbulence et de cette étourderie dont M. Sardou a trop. Je ne sais si M. Meilhac a le travail difficile, mais on le dirait presque : ce qu’il écrit sent l’huile et la peine. On devine un esprit soigneux, appliqué et laborieux; mais nous aurions presque envie de lui dire quelquefois : prenez garde de vouloir trop bien faire, calculez moins, pesez moins vos paroles, et divaguez davantage. Vos comédies ont trop de tenue, et cela les rend froides; encore un peu, et elles vont être compassées. Votre esprit est ingénieux et fin, voilà sa grande qualité; prenez garde de l’exagérer et de faire dégénérer cette finesse en subtilité. Votre dernière comédie vous est un avertissement; les fils de l’action sont si ténus qu’on les aperçoit à peine, et qu’ils cassent à chaque instant; vous les nouez, et ils se brisent; vous les renouez, ils se brisent encore, et cette opération recommence à chaque scène de votre comédie. Quant à l’idée, elle est presque insaisissable; on se croirait en l’écoutant condamné à chercher une aiguille microscopique dans une botte de foin que l’on serait obligé de démolir brin à brin. Défiez-vous des longues œuvres, des œuvres qui exigent plus de force que d’ingéniosité, plus d’étendue d’esprit que de subtilité ; vous regardez de trop près pour saisir les vastes ensembles, vous vous plaisez trop aux subtilités pour vous attaquer à ces robustes et éternels lieux-communs qui sont la substance même des grandes œuvres. Votre talent n’aime et ne comprend bien que les nuances; revenez donc à cet art du pastel qui seul sait les rendre. C’est là peut-être votre art véritable, j’en atteste l’Autographe et la Sarabande, j’en atteste même, malgré son étendue, le Petit-fils de Mascarille, qui n’est après tout qu’un pastel dans un cadre assez vaste.

Quelles sont encore les nouvelles du théâtre? Un Mariage de Paris, comédie amusante et légère de M. Edmond About et de M. de Najac, déjà connu par quelques jolis vaudevilles représentés dans ces deux dernières années avec succès. Pour peu que vous soyez au courant de la littérature romanesque contemporaine, vous connaissez certainement le sujet de cette pièce. Il est tiré d’une des nouvelles qui composent ce recueil intitulé les Mariages de Paris, lequel a eu tant de lecteurs et a compté toutes les éditions que méritait et que n’a pas obtenues le Roi des Montagnes. C’est l’histoire de cette jeune fille qui croit aimer un prince et qui finit par épouser un sculpteur, à son parfait contentement d’ailleurs et à la satisfaction générale de l’assistance. La pièce est gaie, semée de mots heureux, dont quelques-uns vraiment comiques; cependant, si la pièce s’élève souvent au-dessus du vaudeville, elle approche rarement de la comédie. Si nous la jugions comme une comédie, nous aurions peut-être le droit d’être sévère, mais nous croyons qu’elle veut être prise comme un vaudeville, et par conséquent nous ne lui demanderons que les qualités qu’on demande en général au vaudeville. Or ces qualités, la pièce de MM. About et de Najac les possède; elle en possède même de plus sérieuses. Les défauts pourtant n’y manquent pas, et on les verrait beaucoup mieux qu’on ne les voit si la pièce n’était jouée par les acteurs du Vaudeville avec un ensemble qu’on ne rencontre que rarement à ce théâtre. Si Mme Lambquin ne jouait pas avec autant d’entrain le personnage de Mme Michaud, on verrait aisément tout ce que ce rôle a d’artificiel et d’exagéré. Est-ce bien un caractère que celui de Mme Michaud? N’est-ce pas plutôt un composé de coq-à-l’âne et d’incongruités? Je sais que la société présente les rudimens de ce caractère; je ne nie pas qu’on ne rencontre des personnes qui n’ont qu’à ouvrir la bouche pour laisser couler, comme de source, les inepties et les sottises: cependant je doute qu’on puisse rencontrer l’original de Mme Michaud. Les sottises et les ignorances des femmes de cette espèce que nous rencontrons dans le monde ne forment pas la trame de leur caractère et de leurs discours, elles n’en sont que les broderies et les agrémens : les broderies sont ainsi d’accord avec le fond de l’étoffe, et tout est pour le mieux; mais les sottises chez Mme Michaud sont l’étoffe elle-même. Les auteurs ont conçu leur personnage d’une certaine façon et l’ont représenté d’une autre. La Mme Michaud de leur comédie est juste l’opposé du personnage qu’ils avaient voulu montrer. Ils nous la présentent comme une bourgeoise grossière, mais sensée, comme une Mme Jourdain moderne. Je ne vois en elle rien de pareil. Cette bonne femme est une bête accomplie, cette femme sensée est digne d’aller habiter Charenton. On n’est pas bête ainsi tout d’une pièce et à toute heure du jour. Si Mme Michaud n’était inconvenante qu’à ses heures, le personnage serait vrai; comme elle l’est toujours et pour ainsi dire sans aucune solution de continuité, le personnage est faux.

J’aimerais à glisser sur deux autres défauts de cette comédie; je les signale cependant, parce qu’ils ne sont pas spécialement propres à la pièce, qu’ils tiennent de près à l’esprit même de M. About, et qu’ils sont pour beaucoup dans les critiques qui lui ont été adressées et dans les inimitiés qu’il s’attire de temps à autre. Cette pièce n’est pas avenante, et elle est injuste. M. About, en règle générale, n’a pas assez peur de déplaire à son lecteur, et son esprit, si vif pourtant, choque souvent au lieu de charmer. M. About aime à se placer sous l’invocation de Voltaire et à s’entendre dire qu’il a reçu un legs dans l’héritage du grand écrivain. Qu’il relise son auteur favori avec attention, et il verra qu’un des secrets de la force de Voltaire, c’est qu’au milieu de ses violences, de ses boutades, de ses cruautés, il resta toujours avenant et évita toujours de déplaire. Voltaire blesse et irrite souvent, il ne choque jamais. On peut braver la colère et la fureur, mais il est une certaine mauvaise humeur qu’il faut bien se garder d’éveiller, et peut-être M. About n’y prend-il pas assez garde. Blessez votre lecteur ou votre spectateur aussi cruellement que vous le voudrez, il vous haïra peut-être ; mais craignez par-dessus tout de l’indisposer : vous gagneriez sa malveillance, sentiment beaucoup plus redoutable que la haine, car il ne rapporte aucun bénéfice, pas même celui d’être exécré. La malveillance est le sentiment stérile par excellence. Il y a dans la pièce de M. About quantité de mots qui n’y ont sans doute pas été placés pour déplaire au spectateur et qui le choquent néanmoins, de ces mots qui font claquer la langue entre les dents ou qui tombent au milieu d’un silence glacé comme une de ces jovialités hors de saison que vous savez. Tous les personnages s’y ressentent un peu trop du voisinage de Mme Michaud, et mettent trop de zèle à rivaliser avec elle d’expressions drolatiques. Le héros lui-même n’échappe pas à ce défaut, et la scène du troisième acte où il se grise avec son rapin Tamerlan paraît d’un goût douteux, et laisse froid le spectateur qu’elle voulait égayer. La pièce est traversée tout entière par deux personnages grotesques, prétendans à la main de la nièce de Mme Michaud, et qui sont dignes en effet d’être les gendres de cette inoffensive poissarde. Ces deux grotesques s’intitulent l’un baron, l’autre vicomte, et se donnent sérieusement pour deux représentans de la noblesse française. Si ces deux personnages nous étaient présentés comme des charges, ils pourraient être amusans, mais ils nous sont présentés presque comme des portraits, et voilà où apparaît ce don de choquer dont M. About ne se défie pas assez. C’est une satire injuste, parce qu’elle n’est inspirée par aucun sentiment fort. L’auteur en dit trop et pas assez. Il en dit trop, s’il n’a voulu que plaisanter-, il n’en dit pas assez, s’il a voulu rendre ses personnages odieux. Tels qu’ils sont, ils sont trop inoffensifs et de trop bonne composition pour être odieux, trop cupides pour être simplement ridicules. Ils sont mus, non par de mauvais sentimens, mais par des sentimens mesquins et malhonnêtes, qui n’ont vraiment aucune excuse, car ils y renoncent aussi facilement qu’ils les acceptent. Ils n’ont pas même de préjugés, ils n’ont que des prétentions. Ces deux grotesques, deux représentans de la noblesse française! Non vraiment. L’un est un brocanteur de chevaux des pays qu’arrose la Garonne, l’autre est un rentier de petite ville de province, qui songe à s’établir d’une manière convenable et à se mettre sur un bon pied dans le monde.

Nous avons insisté sur les défauts de la pièce : ils sont nombreux, et pourtant c’est à peine si on a le temps de les apercevoir; ils passent et vous effleurent; le spectateur les sent en quelque sorte sans pouvoir les saisir, tant l’action est lestement et rapidement menée. La rapidité, voilà la sérieuse qualité de cette pièce. C’est un spectacle qui ne traîne pas, comme la plupart des spectacles modernes, qui n’exerce pas par ses lenteurs maladroites la patience du spectateur : le mot n’attend pas le mot, les phrases se poursuivent et se serrent de près comme des coureurs dans une arène; les situations ne s’y font pas désirer, elles arrivent à leur heure et quittent la place sans se faire prier. C’est comme une de ces rapides promenades en cabriolet, sous la conduite d’un postillon leste et adroit qui vous mène à grandes guides : les roues soulèvent des tourbillons de poussière et heurtent contre bien des cailloux; mais la rapidité du voyage en supprime la fatigue, et on arrive au terme sans avoir ressenti trop de secousses, sans que l’ardeur du soleil ait eu le temps de trop échauffer votre teint et la poussière du chemin de trop ternir la fraîcheur de votre toilette, tout disposé pour le souper qui vous attend.


EMILE MONTEGUT.


ESSAIS ET NOTICES.
LA PRESSE PERIODIQUE DAXS LES ETATS SCANDINAVES.

La publicité retentissante des temps modernes a fait de la presse périodique le plus sincère écho de l’esprit public chez tous les peuples de l’Europe. Que l’esprit public soit dans le droit chemin ou qu’il soit dévoyé, qu’il obéisse à une généreuse ardeur ou qu’il subisse un abaissement temporaire et funeste, la presse périodique enregistre ses triomphes et ses défaites, ses abaissemens et ses erreurs ; elle reflète son éclat ou s’efface avec lui. Elle peut, il est vrai, réagir puissamment contre ses fautes, mais alors même et plus que jamais elle les atteste et en porte témoignage. Aux progrès de l’esprit public se mesure dans les temps modernes le degré de civilisation d’un peuple, d’où il suit qu’au développement de la presse périodique peut se mesurer, dans les conditions de publicité qui ont été faites à notre temps, l’activité intellectuelle et morale d’une race ou d’une nation.

Les pays du Nord Scandinave ont en cela suivi l’exemple des autres pays de l’Europe; après avoir eu au XVIIIe siècle quelques recueils littéraires semblables au Spectateur anglais de la même époque, essais timides encore, mais qui annonçaient déjà une période de publicité triomphante, ils n’ont vu s’ouvrir véritablement pour eux cette époque nouvelle qu’à partir du jour où ils se sont trouvés en possession de leur propre gouvernement. On sait de quel pas rapide et sûr ils se sont avancés dans la carrière politique. Il a suffi à la Norvège de faire consigner et reconnaître en 1814 des libertés qu’elle pratiquait depuis plusieurs siècles, et qui faisaient partie intégrante de son génie. La Suède avait trop souffert de l’absolutisme sous l’héroïque, mais imprudent Charles XII et sous l’insensé Gustave IV pour ne pas être bien préparée aux libertés constitutionnelles que devait lui apporter le changement de 1809. Si le Danemark enfin a dû attendre jusqu’au mois de janvier 1848 la promesse solennelle d’une telle forme de gouvernement, il n’en a pas moins montré, par le bon usage qu’il en a su faire, qu’elle convenait à son esprit de modération et de sagesse pratique.

Aussi la presse périodique ne manque-t-elle, au point de vue politique, ni d’élévation ni d’activité et de force chez les trois peuples scandinaves. L’Aftonblad ou Feuille du Soir, de Stockholm, fondé le 10 décembre 1830 par M. Lars Hjerta, et qui est tiré à près de sept mille exemplaires, est devenu un des grands journaux européens. Dévoué à la cause libérale, il a soutenu avec un entier succès la lutte contre la Gazette suédoise (Svenska Tidning), à laquelle a succédé depuis quelques années le Nouveau Journal quotidien (Nya dayligt Allehanda). Le rcMe libéral de l’Aftonblad en Suède est rempli en Danemark par deux feuilles importantes, la Patrie (Faedreland) et la Feuille du Jour (Dagblad). Ces deux feuilles se trouvent ainsi souvent opposées au Berlingske Tidende, organe semi-officiel, fondé par M. Berling, et le même que nos journaux, peu instruits et peu soucieux du Nord, ont longtemps appelé, par une étrange erreur, la Gazette de Berlin. Dirigées, la première par M. Ploug, et la seconde par M. Bille, qui sont, comme M. Sohlman pour l’Aftonblad en Suède, de zélés et intelligens patriotes, les deux feuilles danoises ne laissent passer aucune question politique ou sociale de quelque importance sans la discuter soigneusement, et leurs enquêtes, précédant ou accompagnant les discussions des chambres, font intervenir énergiquement l’opinion publique dans les résolutions qui doivent régler les destinées de la nation. La presse politique remplit de la sorte, en Danemark et en Suède, le rôle qui lui est naturellement assigné : elle est une seconde tribune à côté du parlement. Il en est de même en Norvège, grâce au Morgenblad ou Feuille du matin. De ces différentes feuilles, c’est l’Aftonblad qui a le plus d’importance incontestablement par le nombre de ses abonnés, par l’étendue de son format et l’abondance de ses matières. De nombreuses correspondances le rendent instructif, non pas seulement pour la Suède, mais aussi pour l’étranger, qui y trouve de curieuses informations venues de pays peu connus en Europe, comme la Finlande et la Russie. Toutefois un des journaux danois que nous venons de nommer l’a dépassé en efforts tentés pour attirer les lecteurs du dehors. Désireux d’obtenir pour son pays, au milieu des difficultés que suscite au Danemark l’animosité constante de l’Allemagne, l’attention et les sympathies de l’Europe occidentale et particulièrement de la France, le Dugblad donne depuis deux ans des chroniques hebdomadaires rédigées en français. Ce n’est pas un médiocre secours pour qui veut parvenir à comprendre la question complexe des duchés, et M. Bille accomplit de la sorte une œuvre patriotique dont ses concitoyens doivent lui savoir beaucoup de gré.

Un pareil essai a été tenté, — même sur une plus grande échelle, — par un homme de lettres résidant à Stockholm. M. Kramer a entrepris, il y a quelques années, la publication d’une Revue suédoise entièrement rédigée en français. Nos vœux sincères ont accueilli cet effort; il nous rappelait le temps où la Suède était pour tant de nos compatriotes du refuge ou de l’émigration une seconde patrie, le temps où, dans cet intelligent et généreux pays, la cour et la ville parlaient et pensaient en français... La tentative récente a échoué par la faute des auteurs plus que par celle du public, et, si nous ne nous trompons, la publication a tout à fait cessé. Elle avait paru cependant édifiée sur un plan sagement combiné, donnant une chronique politique, puis des études statistiques, littéraires, historiques et morales; mais, dans l’exécution du plan qu’on avait adopté, l’inexpérience se montrait au grand jour, et la direction n’avait pas obtenu un concours suffisant de talens disciplinés et préparés à l’épreuve.

L’œuvre de la presse périodique, si elle consent à s’enfermer dans le domaine purement scientifique ou littéraire, devient plus facile, et, pour peu qu’elle sache se plier aux exigences d’une publicité digne de ce nom, elle ne cesse pas ainsi d’être utile et de représenter son temps. Le principal périodique publié en ce moment dans le Nord Scandinave a limité ainsi sa tâche; nous voulons parler de la Revue universitaire septentrionale (Nordisk Universitels Tidskrift), qui accomplit déjà sa septième année. La forme extérieure de ce recueil, qui offre des emblèmes et des devises, annonce assez dès le premier coup d’œil quel but il se propose. A la première page, on voit une bannière semblable à celle qui accompagne d’ordinaire les étudians scandinaves dans leurs visites réciproques d’université à université. A la dernière page, on voit le budslikke, c’est-à-dire le javelot ou le bâton rougi au feu qu’on se transmettait de village en village dans l’ancienne Scandinavie pour convoquer une assemblée judiciaire ou bien appeler aux armes, tandis que les feux allumés çà et là sur les montagnes portaient au loin le même avertissement. Sur l’enveloppe qui s’enroule autour du budslikke, on lit ces mots: Bud og Hilsen ou Bud och Helsningmessage et salut!) En effet, chaque livraison, qui est publiée une fois par an dans chacune des quatre universités, Christiania, Upsal, Lund et Copenhague, est pour les trois autres un message et un salut fraternel. A chaque fois d’ailleurs, une devise nouvelle entretient les lecteurs, au nom des poètes contemporains ou plus souvent encore de l’Edda et des anciens scaldes de la Scandinavie, des sentimens de communion patriotique qui les doivent unir aujourd’hui comme ils les ont unis autrefois : « Si tu as un ami auquel tu te confies, mêle ton âme à la sienne. — Tissée de plus de fils d’une force égale entre eux, la corde est plus forte. — As-tu un ami, va souvent le visiter, car de ronces et de broussailles s’embarrasse le chemin que nul ne foule, — Le pèlerin qui se sépare de ses compagnons court grand risque de tomber entre les mains des voleurs. — Nous parlons une seule langue, et Frigga est notre mère commune. Norvégiens, Suédois et Danois, soyons frères! — La grammaire latine nous enseignait jadis quatre conjugaisons régulières : la première amare, la seconde docere, la troisième legere, la quatrième audire. Nous aimer les uns les autres, nous éclairer les uns les autres, nous lire les uns les autres, nous écouter les uns les autres,... ce ne serait peut-être pas, aujourd’hui encore, un si mauvais mode de conjugaison (Thomander).» — Nous ne nous faisons pas garant auprès des lecteurs français du goût parfait de cette dernière citation; l’éloquence du célèbre prédicateur suédois contemporain à qui on l’a empruntée est souvent de la sorte mêlée de saillies et quelquefois même d’excentricités; mais elle n’en est que plus populaire, et cette popularité est toute libérale.

Emblèmes et devises, tout cela est un vêtement extérieur; les articles publiés par le recueil suédois y répondent-ils parfaitement? — On ne saurait le dire à notre gré. D’abord ce recueil n’a encore donné aucune étude de politique actuelle et contemporaine, soit qu’il entretînt ses lecteurs étrangers des rapports si délicats et trop souvent hostiles entre l’Allemagne et la Scandinavie, soit qu’il éclairât à nos yeux les questions intérieures dans lesquelles est intéressé le développement social des pays du Nord. Si l’on ne veut pas traiter expressément de la politique contemporaine, pourquoi ne pas élucider dans des études historiques impartiales et élevées les points de discussion qui divisent aujourd’hui encore le monde scandinave et le monde germanique? Sur ce domaine, les grandes questions ne manquent pas. Ne serait-il pas utile de rechercher en quoi diffèrent originairement «es deux familles d’une même race? Ne pourrait-on suivre ces différences dans leur ancienne littérature, même dans leurs traditions primitives aussi bien que dans leur développement ultérieur? L’intérêt général de telles études serait incontestable, et elles serviraient assurément au but particulier qu’on s’est proposé. — Ce but lui-même, cette intention de rapprocher les trois pays par leurs universités, c’est-à-dire par tous les jeunes esprits à qui appartient l’avenir, où donc est-il clairement exprimé et avec quelque développement dans les articles dont se compose le recueil suédois en dehors des devises que nous avons dites? Il est vrai que toutes les fois qu’une fête scandinave est célébrée dans l’un des trois royaumes, les harangues qu’on y a prononcées sont vite insérées dans la Revue universitaire, il est vrai que le prospectus inséré en tête de la première livraison dit clairement ce que l’on veut faire; mais en réalité peu d’écrivains ont développé et mis en pratique l’intention qu’on avait annoncée. — Cela nous conduit à un autre reproche : la composition de chaque fascicule n’est pas assez habilement entendue. M. le professeur Bergfalk, d’Upsal, est assurément un fort habile économiste, d’un esprit libéral et élevé; mais pourquoi abandonner toute une livraison à ses documens pour servir à l’histoire des crises commerciales des cent dernières années? Quoi! l’université d’Upsal n’a dans cette œuvre commune qu’une livraison par an, et voilà le peu de variété qu’elle nous offre! Quand on pense à l’activité scientifique et littéraire de cette grande école, à la science et à la renommée de ses professeurs, on ne peut s’empêcher de regretter qu’elle ne saisisse pas une occasion comme celle que lui offre la Revue universitaire pour multiplier d’intéressans témoignages de cette activité en présence et au profit des lecteurs étrangers.

Je m’aperçois que je n’ai guère encore exprimé que des griefs, et je prenais la plume cependant pour exprimer des sympathies et des félicitations. Que les intelligens éditeurs de ce recueil veuillent voir dans nos remarques le sincère désir de servir, s’il est possible, nous aussi, la cause qu’ils veulent soutenir. Ils ont publié de fort curieuses études sur la mythologie et l’ancienne littérature du Nord, par MM. Cari Säve, Grimur Thomsen, Thaasen, etc. Le travail de ce dernier sur le mythe de l’arbre Yggdrasil, et pour rechercher si l’origine de ce mythe a été chrétienne, est assurément de beaucoup de prix. Les études historiques de M. Hammerich et de M. Fryxell répondent à la réputation de leurs auteurs. Les travaux économiques dus à la plume du feu professeur Agardh sont d’une rare clarté d’exposition. La revue des anciens usages universitaires qu’a donnée M. Ek est un intéressant tableau de l’histoire des mœurs au moyen âge. Rien de mieux que de nous entretenir, comme l’ont fait MM. Lysander, Ljunggren, Hammerich et d’autres, des poètes modernes de la Scandinavie, de Holberg, d’Atterbom, d’OEhlenschlaeger, de Bellman. D’excellens morceaux scientifiques enfin nous ont permis de suivre, d’une façon trop fragmentaire cependant, les progrès des sciences naturelles chez les peuples Scandinaves, qui leur ont imprimé de tout temps un si puissant essor. Peut-être cette publication universitaire du Nord pèche-t-elle par trop de modestie ; peut-être ne sait-elle pas assez qu’on est tout prêt à l’étranger à suivre son développement et à le seconder. Qu’elle étende son cercle d’action des trois royaumes au reste de l’Europe. Qu’elle songe, non pas seulement aux sympathies de famille, mais, hors de ce cercle un peu resserré, aux amis éloignés et inconnus. Pourquoi ne réserverait-elle pas, en vue de ceux-ci, une partie de ses efforts et quelques feuilles de chacune de ses livraisons? Pourquoi peu à peu ne donnerait-elle pas une étude raisonnée des institutions politiques, de l’organisation administrative et judiciaire de chacun des trois royaumes? Pourquoi la critique occupe-t-elle toute la place réservée à la pure littérature, sauf quelques rares pages de poésie? Le Danemark en particulier ne manque pas d’habiles conteurs, dont les récits, après un choix sévère, jetteraient ici le charme d’une agréable variété. A toutes ces demandes, les éditeurs objecteront peut-être que les moyens matériels ne leur sont pas aussi facilement acquis que les bons conseils. Il est certain aussi qu’ils ont fait déjà beaucoup, et que leurs efforts, même en tenant compte de ce qu’il reste à faire, méritent encore nos félicitations.

En passant aux autres publications périodiques que nous recommandent dans le Nord scandinave leur intérêt et leur notoriété, nous rencontrons des revues, si on peut les appeler de ce nom, rédigées et publiées par un seul homme. Voilà ce que l’esprit français n’admet pas aisément. Il demande, avec une forte unité de vues, plus de variété de ton et de manière que n’en peut donner un seul esprit, quelque heureusement doué qu’il soit, et quelques titres qu’il ait acquis à l’estime, à la sympathie ou à la curiosité des lecteurs. Les brochures mensuelles que publie M. Crusenstolpe en Suède depuis 1838 sous le titre de Ställningar och Förhallanden (Situation et Circonstances) n’ont absolument pour objet que de rendre compte de l’histoire de chaque mois, principalement de ce qui intéresse, à l’intérieur ou au dehors, la Suède et les pays scandinaves; elles ne s’interdisent pas la politique générale, et souvent l’auteur, homme d’esprit, très familiarisé avec l’histoire contemporaine, possesseur d’une curieuse collection de lettres et de papiers politiques, a commenté d’une façon intéressante et inattendue certains épisodes tout européens.

M. P. A. Munch, professeur à l’université de Christiania, publie depuis 1855 sa Revue mensuelle norvégienne (Norskt Maanedsskrift). Son programme dit assez les difficultés que rencontre un pareil recueil avec un seul rédacteur. Pour venir au secours de sa verve, fort abondante, mais non pas inépuisable, l’auteur ne sait invoquer que les traductions signées de lui et sans doute revues par lui. De là un même style à travers toute la publication, qui, sans devenir un livre, cesse d’offrir la variété qu’on demande à un recueil de ce genre. Cela n’empêche pas que le recueil de M. Munch n’ait donné quelques études politiques d’un incontestable intérêt. M. Munch est un des savans les plus distingués du Nord et, on peut l’ajouter, de l’Europe entière. Nous espérons faire connaître quelque jour ses nombreux travaux, et nous aurons alors occasion de lui rendre toute justice. Après avoir rendu de grands services à la science Scandinave par la publication de textes peu connus en langue norrène, il a abordé l’histoire générale de sa patrie, et, chemin faisant, a répandu sur celle de tout le moyen âge du Nord de nouvelles et abondantes lumières. Entraîné par les perspectives lointaines de son travail, qui s’étendaient sans cesse, il vient de passer un long temps à Rome, où nous savons qu’il a apporté, pour beaucoup de monumens écrits restés jusqu’à ce jour inexpliqués dans la bibliothèque du Vatican, des interprétations inattendues. M. P. A. Munch est un savant de premier ordre; mais il est systématique. Il s’est fait de l’histoire primitive des Norvégiens une conception où l’imagination risque d’avoir obtenu une trop grande part. Les contradictions n’ont fait que le confirmer dans ses vues, et elles influent aujourd’hui sur sa manière de considérer et d’apprécier les événemens qui se passent autour de lui : par exemple le scandinavisme, c’est-à-dire l’espérance d’une étroite union avec des droits égaux pour chacun des trois peuples du Nord, ne saurait lui sourire. — Hors deux ou trois études sur ce sujet brûlant du scandinavisme et un long travail sur les noms de personnes dans les langues scandinaves, ce n’est guère dans son recueil que nous pourrons trouver à nous instruire du Nord. Il est évident qu’il l’a destiné aux seuls Norvégiens, tout au plus aux lecteurs des trois royaumes. Nous avons lieu de croire que d’autres conditions donneraient au sérieux talent de M. Munch un meilleur essor.

M. Goldschmidt, qui a publié de même tout seul à Copenhague pendant quelques années un périodique in-18, intitulé Nord et Sud, auquel a succédé jusqu’à ces derniers temps le Hiemme og Ude, c’est-à-dire le Dedans et le Dehors, est moins exclusif en histoire, bien qu’il n’aime guère à se ranger du côté du plus grand nombre, et qu’il en ait donné des preuves en certaines occurrences. M. Goldschmidt est fort connu dans le Nord par plusieurs écrits remarquables. Il a publié deux romans; l’Homme sans foyer, Hjemlös, se réimprime en ce moment à la fois à Copenhague et à Londres, en danois et en anglais; l’autre, intitulé Un Juif, a obtenu, soit dans le Nord, soit en Angleterre, un assez grand succès. En outre M. Goldschmidt a rédigé pendant assez longtemps le Corsaire, journal satirique publié à Copenhague, qui lui a fait une grande réputation d’esprit. — Le Nord et Sud a plus que les périodiques que nous avons nommés jusqu’à présent le caractère d’actualité qu’on demande à de tels écrits. L’auteur y rend compte dans une sorte de chronique des plus récentes combinaisons de la politique. Pour donner à ses comptes-rendus de l’intérêt et de la vie, il n’épargne pas ses peines, et les affaires d’Italie par exemple lui ont fait successivement visiter Florence, Milan, Turin, où il s’est montré un habile et intelligent témoin des événemens. Quant aux affaires et à l’histoire de son propre pays, il les suit de près également dans le présent et dans le passé, et en même temps que son recueil soutient dans le cours de la lutte engagée entre le Danemark et l’Allemagne des opinions et des idées qui lui sont propres, il offre aussi des traductions intéressantes d’anciennes sagas où revit avec un puissant relief l’image d’un passé énergique et fécond. Le recueil de M. Goldschmidt se conforme d’ailleurs aussi peu que possible aux conditions matérielles que nous imposons d’ordinaire à tout périodique, et par cette capricieuse indépendance il mérite même à peine ce nom. Il paraît quand il plaît à M. Goldschmidt, qui doit seulement avoir fourni à ses abonnés au bout de la période annuelle un certain nombre de feuilles. M. Goldschmidt n’a-t-il pendant ce mois-ci rien à dire, ou bien est-il en voyage ou même en villégiature, son recueil vaque avec lui. De retour à la ville, il imprime, corrige, et tout le monde est content. Voilà qui ne ressemble guère aux travaux de nos directeurs de revues, auxquels nous ne permettons pas même le repos du dimanche, si le dimanche est condamné par l’almanach. Ces petits mondes littéraires du Nord n’en vont pas plus mal, et la bonne entente subsiste entre les abonnés débonnaires et le rédacteur homme d’esprit.

Le Danemark nous offrirait encore un intéressant périodique dans la Revue mensuelle danoise (Dansk Maanedsskrift) de M. Steenstrup, avec des articles historiques et littéraires signés de leurs auteurs; mais l’intérêt de ces recueils, qui se renferment dans le cercle un peu étroit du public scandinave, s’efface devant celui des périodiques spéciaux, pour la philologie, pour la théologie, pour l’agriculture, l’industrie, la médecine, la chirurgie, les sciences naturelles, l’économie domestique, etc., qui sont nombreux et influens dans le Nord. On conçoit que dans les pays peu riches se multiplient ces publications en commun, qui réunissent les conditions de bon marché et de publicité assurée. C’est ainsi que les périodiques spéciaux du Nord, dont la liste serait trop longue à donner ici, sont devenus pour les sciences théoriques ou pratiques des répertoires bien connus et d’une richesse considérable; on sait combien le génie de l’observation scientifique est développé chez les compatriotes de Linné, de Berzélius et d’OErsted[1]. Il faut un esprit différent, à certains égards plus général et même plus élevé, pour les études politiques et littéraires dont vit la presse périodique vraiment digne de ce nom. Cet esprit ne se développe, nous l’avons dit, que chez les sociétés avancées et éclairées, où le nombre est grand des hommes intelligens et instruits. Il nous a suffi de montrer que les trois pays du Nord font en ce moment même d’honorables efforts vers de telles publications pour témoigner en même temps de leur progrès intellectuel et moral.


A. GEFFROY.


L’Abolition de l’Esclavage, par M. Augustin Cochin[2].

On ne trouverait plus en Europe un écrivain pour plaider la cause de l’esclavage. Il faut traverser l’Atlantique pour rencontrer des panégyristes de ce crime social qui a immolé tant de victimes, et encore ces panégyristes sont-ils sincères? Quand ils dogmatisent sur l’esclavage, quand ils prétendent y voir un fait naturel et providentiel, quand ils veulent que la science et la loi divine soient complices de leur cruelle théorie, doit-on croire qu’ils sont de bonne foi, et qu’ils soutiendraient en Europe la thèse qu’ils professent en Amérique? Pour l’honneur de leur raison, sinon de leur conscience, le doute est au moins permis. A dire vrai, les planteurs des États-Unis et de Cuba sont convaincus que le sort de leurs cultures dépend du travail esclave, et, résolus à garder jusqu’à la fin un instrument qu’ils jugent nécessaire, ils préfèrent invoquer solennellement de faux principes plutôt que d’assigner au maintien de l’esclavage un motif misérablement tiré de l’utilité matérielle. Ils édifient une doctrine sur l’intérêt.

En Angleterre et en France, l’esclavage a été flétri et condamné avant d’être aboli. Depuis longtemps, la question de principe n’y était plus sérieusement discutée; le travail servile n’y a jamais été défendu comme une théorie, et alors même que les lois autorisaient et protégeaient la traite, le sentiment public protestait contre cet outrage porté à la liberté humaine. L’heure de l’affranchissement a été lente à venir, parce qu’il ne s’agissait de rien moins que de transformer la fortune coloniale identifiée avec l’esclavage, parce que la rançon imposée aux métropoles semblait dépasser les ressources des plus riches budgets; mais lorsque l’esclavage a été enfin supprimé, toutes les consciences ont éprouvé un grand soulagement. Les principes d’humanité et de justice triomphaient de l’opposition puissante des intérêts, et la raison d’état, comme la question d’argent, s’inclinait devant le devoir. En un mot, l’abolition de l’esclavage était dans les vœux les plus ardens de l’âme européenne longtemps avant qu’elle fût inscrite dans les lois de notre génération.

Aussi, à l’époque où nous sommes, un plaidoyer contre l’esclavage ne serait plus qu’un lieu commun, une pure déclamation. L’éloquence s’épuiserait vainement au service d’une telle cause, car c’est une cause gagnée. Cependant il existe encore des esclaves, et il y a encore des chaînes à briser. Tant que l’œuvre de l’affranchissement ne sera point accomplie sur toute la surface de la terre, la protestation doit continuer à se faire entendre; seulement il lui est permis de modifier son langage. Puisque l’esclavage n’est plus défendu qu’au nom des intérêts, c’est au nom des intérêts qu’il faut le poursuivre et le combattre. Aujourd’hui Wilberforce n’aurait plus à invoquer les grands principes de morale et de justice qu’il plaidait à la fin du dernier siècle ; il se ferait économiste, il démontrerait aux planteurs que l’esclavage n’est point nécessaire à la prospérité de leurs cultures, que dans les régions tropicales comme dans nos contrées les récoltes mûrissent plus régulières et plus fécondes sous les bras du travail libre.

C’est la thèse que M. Cochin s’est attaché à développer dans un récent et chaleureux écrit sur l’Abolition de l’Esclavage. Reprenant l’historique de cette grande question, rendant hommage aux hommes, aux nations, aux époques qui ont le plus contribué à l’émancipation de la race noire dans les colonies d’Amérique, il a démontré par des faits et par des chiffres que, loin d’avoir ruiné les maîtres, l’affranchissement a eu pour résultat d’augmenter et d’améliorer la production coloniale. Sans doute la période de transition a été pénible et laborieuse; il y a eu dans la nouvelle organisation du travail des secousses violentes qui ont altéré pour un temps la condition des fortunes. Même dans les sociétés constituées régulièrement, les simples réformes de législation affectent plus ou moins les intérêts privés et ne produisent pas immédiatement leurs bons effets. Qu’est-ce donc lorsqu’il s’agit de modifier les fondemens d’une société coloniale? Il ne faut pas seulement changer les lois; il faut changer les mœurs en détruisant des préjugés invétérés, en imposant aux anciens maîtres les principes d’un droit nouveau que leur intérêt repousse tout d’abord, aux anciens esclaves l’accomplissement de leurs nouveaux devoirs. C’est un état social à défaire et à refaire presque tout entier, sans que les élémens du régime de l’esclavage puissent être appropriés en quoi que ce soit au régime de liberté. Comment dès lors la transition ne serait-elle point difficile et douloureuse? Les colonies anglaises et françaises ont éprouvé après l’émancipation cette crise inévitable, qui s’est traduite dans les premières années par une sensible diminution du travail, des produits et des profits; mais la crise n’a eu qu’un temps, et si l’on examine la situation actuelle des colonies où l’esclavage a été aboli en la comparant avec leur situation ancienne, on remarque un progrès réel dans toutes les branches de la production, un accroissement de richesse et de bien-être, la propriété mieux garantie, le travail plus régulier, les capitaux plus abondans, le commerce plus actif. Sauf de très rares exceptions, c’est là le résultat général de l’émancipation dans les colonies, résultat incontestable que M. Cochin a dégagé des documens statistiques en ajoutant au langage des chiffres l’éloquence de sa conviction. En pareille matière, la statistique cesse d’être aride : elle s’inspire aux sources les plus pures du sentiment moral, et elle projette les plus vives lumières sur un fait économique qui conclut énergiquement à la liberté du travail.

M. Cochin ne s’est pas borné à exposer les heureux résultats de l’émancipation dans les pays qui l’ont prononcée; il a étudié et fait ressortir les résultats de l’esclavage dans les pays qui l’ont maintenu, à Cuba, au Brésil, aux États-Unis. Cette seconde partie de son enquête n’est pas la moins concluante. La condition sociale, politique et économique des pays à esclaves repose sur les fondemens les plus fragiles : embarras dans le présent, péril dans l’avenir, voilà ce qui apparaît, et la situation des États-Unis atteste l’imminence ainsi que la gravité du péril. C’est l’esclavage, c’est lui seul, qui compromet sous nos yeux l’union et la prospérité de cette grande république, qui se montrait si fière de ses institutions et de sa richesse. Par quelle série de difficultés, dans quels flots de sang les États-Unis traverseront-ils la période qui doit aboutir à l’émancipation de leurs esclaves? Nul ne peut dire encore quel sera le dernier épisode de cette histoire qui commence. Ce qu’il suffit de constater à l’appui de la thèse développée par M. Cochin, c’est que, dans un pays où les ressources naturelles sont si grandes et le génie du peuple si actif, il n’y aura plus désormais de stabilité dans les institutions, d’union entre les citoyens, de sécurité dans les transactions, tant que la question de l’esclavage ne sera point résolue. Politique intérieure et extérieure, progrès moral et matériel, tout demeurera suspendu jusqu’au jour où la liberté du travail humain aura triomphé. Si donc l’on prouve que l’émancipation a été bienfaisante pour les pays qui l’ont prononcée, que l’esclavage est funeste aux pays qui le conservent, on fait le meilleur et le plus sûr plaidoyer qui puisse convertir les intérêts aveuglément rebelles jusqu’ici aux inspirations de la loi morale, on détruit le seul argument par lequel on erse encore soutenir l’esclavage, on montre que l’asservissement du travail, loin d’être indispensable dans certains pays, est partout une cause de décadence et de ruine, et l’émancipation est dès lors proclamée immédiatement dans toutes les convictions.

Était-il nécessaire de démontrer, comme l’a fait M. Cochin dans la dernière partie de son livre, que le christianisme ne saurait être responsable d’avoir en aucun temps pratiqué et consacré l’esclavage? L’auteur a désiré répondre aux assertion de certains publicistes qui, torturant les textes des livres sacrés comme les témoignages de l’histoire, ont essayé de justifier par l’autorité de la loi chrétienne l’asservissement du travail, et de plaider la légitimité, la sainteté de ce qu’ils osent appeler une institution. Cette réponse, à nos yeux, était bien superflue. « Avant toute démonstration, dit M. Cochin, on comprend, on devine que le christianisme a dû abolir l’esclavage, comme le jour abolit les ténèbres, parce qu’ils sont incompatibles. » Cette déclaration aurait suffi. L’antipathie de la loi chrétienne contre l’esclavage n’est pas un théorème dont il soit nécessaire de rechercher la solution : c’est un axiome. M. Cochin n’a pas dédaigné d’apporter des preuves surabondantes pour venger le christianisme de l’injurieuse responsabilité que les théoriciens de l’esclavage voudraient lui imposer. Il y a mis toute l’ardeur de ses convictions religieuses; ne nous plaignons pas de cette dissertation, parfois biblique, qui achève et couronne son livre : c’est une protestation du cœur complétant une démonstration de l’esprit. Seulement ce n’est point sur le terrain du christianisme qu’il faut combattre l’esclavage : celui-ci ne mérite pas d’y avoir accès. Combattons-le sur le terrain des intérêts matériels, puisque c’est là seulement qu’il est encore considéré comme puissant. Attachons-nous principalement à prouver que l’esclavage ruine tout ce qu’il souille. A cet égard, l’argumentation de M. Cochin, appuyée sur l’observation des faits, nous paraît être la plus complète qui ait été publiée depuis l’émancipation : elle réfute et condamne l’esclavage par l’esclavage lui-même, elle provoque l’émancipation par l’exemple des colonies où règne le travail libre; enfin elle prouve une fois de plus que les principes économiques destinés à assurer le bien-être et l’ordre dans les sociétés doivent être d’accord avec les principes qui les dominent, ceux de l’éternelle morale commune à tous les peuples.


C. LAVOLLEE.


V. DE MARS.

  1. Le nombre des journaux et recueils périodiques en Suède était de 100 en 1833, de 120 en 1843, de 138 en 1853 (105 journaux et 33 recueils dont 21 à Stockholm), de 140 en 1859. La Suède ayant une population de 3,700,000 âmes, cela fait environ un journal par 26,000 habitans, quand l’Allemagne en 1850 n’avait qu’un journal par 50,000 habitans, la France en 1844 un pour 45,000, et l’Angleterre un pour plus de 50,000. Le Danemark avait en 1848 un journal pour 23,500 personnes, la Russie en 1850 un pour 357,142, et les États-Unis un pour 9,200. Le plus ancien journal suédois, le Post-och Inrikes-Tidningar (Nouvelles de la Poste et de l’Intérieur) aujourd’hui journal officiel, date de 1645 ; le Dagligt Allehanda (Faits divers de chaque jour), qui a précédé le Svenska Tidning, date de 1767.
  2. 2 vol. in-8o ; J. Lecoffre et Guillaumin.