Chronique de la quinzaine - 14 août 1870

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Chronique n° 920
14 août 1870


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




14 août 1870.

Depuis quinze jours, la France vit dans une fièvre ardente, dans un transport de patriotisme tour à tour exalté ou contristé. La France n’est plus à ses intérêts et à ses travaux ; elle n’a plus qu’un intérêt, elle concentre toute son âme sur un seul point, sur cette frontière en feu où nos soldats combattent, où s’agitent nos destinées. D’heure en heure, elle attend, dévorant le moindre bruit jeté à son impatience, ressentant dans toute leur âpreté les émotions de la guerre, pleine de frémissemens virils à la pensée du grand danger national qui s’est subitement révélé dans l’éclair des premières batailles.

Jamais certes circonstances plus graves ne se sont produites depuis des jours de douloureuse mémoire, depuis plus d’un demi-siècle. Jusqu’ici en effet, depuis les gigantesques conflits du premier empire, si tragiquement dénoués, la guerre ne nous était point apparue dans ce qu’elle a de plus cruel. Les luttes que la France nouvelle a soutenues se déroulaient au loin. On ne s’y intéressait pas moins sans doute, on n’accompagnait pas d’une sympathie moins ardente le drapeau remis aux mains vaillantes accoutumées à le défendre, et on ne portait pas moins le deuil de ceux qui succombaient ; mais enfin c’était loin, et les questions qui s’agitaient n’étaient pas toujours de celles que la plupart des hommes comprennent. On allait se battre en Crimée, dans la Mer-Noire, pour cet équilibre de l’Europe livré aujourd’hui à de si étranges hasards ; on allait se battre en Italie pour une idée, pour la délivrance d’un peuple. Nous pouvions suivre ces conflits avec ardeur, avec une généreuse passion, sans que notre sécurité en fût atteinte. Cette fois il n’en est plus ainsi. C’est la frontière violée, la Lorraine menacée, l’Alsace envahie, l’intégrité nationale un moment mise en péril ; c’est l’irruption étrangère dans notre foyer, et le coup a été d’autant plus rude, la blessure a été d’autant plus vive, qu’on ne pouvait pas s’y attendre, que ces premiers événemens, éclatant à l’improviste, ont eu le caractère d’un véritable et poignant mécompte, aggravé, envenimé par mille circonstances de détail. À voir la rapidité avec laquelle tout se précipitait, on ne pouvait douter que nos armées ne fussent prêtes à prendre l’offensive, à passer le Rhin ou à pénétrer dans le Palatinat ; tout au contraire, après une première et vaine démonstration dont on ne comprend plus même le sens, ce sont les Prussiens qui prennent le rôle offensif et débordent sur notre sol sans qu’on ait paru prévoir l’attaque. Par une faiblesse d’orgueil national à laquelle nous nous laissons trop facilement aller, si l’on veut, nous comptions sur des victoires, nous avions une confiance entière dans notre puissance, et la fortune nous a été infidèle, elle est allée un moment aux plus audacieux ; nous avons vu subitement deux de nos corps décimés, nos lignes percées, nos provinces ouvertes. On nous disait sans cesse que nous étions prêts, ce sont les Prussiens qui se sont trouvés prêts lorsque nous ne l’étions pas. On s’est trompé, on n’a pas bien évalué nos forces ou l’on n’a pas bien mesuré celles de l’ennemi, et de là cette entrée en campagne douloureuse, poignante, où notre armée s’est vue du premier coup exposée à des revers immérités, qui a provoqué instantanément en France une véritable explosion. Le rêve avait duré quelques jours, le réveil a été terrible. La veille, on vivait encore dans l’illusion ; le lendemain, il a fallu s’arrêter un moment devant la grandeur de la lutte, rappeler les chambres, faire appel à tous les patriotismes, multiplier les moyens de combat, mettre la nation tout entière sous les armes en la laissant en face de cette extrémité cruelle, — l’invasion. Et tout cela s’est passé en quelques jours, en quelques heures !

Comment donc cette situation, qui semblait si brillante il y a peu de temps encore, et qui le redeviendra bientôt, nous en avons la ferme espérance, comment cette situation s’est-elle trouvée un instant compromise ? Par quelle étrange fatalité cette campagne, qui semblait réunir tant de chances heureuses, a-t-elle si tristement commencé ? Bien des obscurités enveloppent encore les premiers événemens, et la vérité ne se fera jour que peu à peu. Nous ne savons pas tout, nous ne pouvons que pressentir, deviner, sans avoir le don d’expliquer ce qui jusqu’ici semble inexplicable. Une seule chose est certaine, et celle-là elle éclate à tous les yeux, elle a pour elle l’aveu même de nos ennemis, elle est écrite dans les bulletins prussiens : c’est que si ces malheurs avaient pu être conjurés, notre armée les eût détournés de la France. Tout ce qui était possible dans des conditions défavorables, elle l’a fait, elle s’est battue un contre trois, un contre cinq et même un contre dix ; elle a compensé le nombre par l’héroïsme, elle a réparé l’effet des surprises désastreuses par son ardent courage et sa fermeté. En un mot, dans cette campagne de quelques jours, soutenue sur une longue frontière, de Metz à Strasbourg, et signalée jusqu’ici par trois engagemens, l’armée française n’a point cessé un instant d’être égale à elle-même, laissant ses adversaires presque aussi épuisés qu’elle après la bataille.

Précisons les faits tels qu’ils apparaissent à travers cette fumée sanglante du combat. Il faut se souvenir toujours, — on l’oublierait presque, tant les événemens se sont précipités ! — il faut se souvenir que la déclaration de guerre date du 19 du mois dernier. Ce jour-là seulement, les grands mouvemens ont commencé ; de part et d’autre, on a couru vers le Rhin comme au rendez-vous suprême. Le 1er août, rien ne s’est encore passé ; jusque-là, il n’y a eu que des reconnaissances volantes, des escarmouches d’éclaireurs. Notre armée, divisée en sept corps, s’organise derrière cette ligne prolongée et irrégulière qui va du grand-duché de Luxembourg jusqu’à la frontière suisse, touchant à la fois aux provinces prussiennes, à la Bavière rhénane et à Bade. Du côté de Metz sont les corps du maréchal Bazaine, du général Frossard, du général Ladmirault ; du côté de Strasbourg, de Mulhouse et de Belfort à l’est, se trouvent le maréchal Mac-Mahon et le général Félix Douay, tandis que le général de Failly occupe une position intermédiaire vers Bitche. La ligne entière est surveillée et défendue par nos bataillons distribués en divers groupes qui sont tous placés sous le commandement supérieur de l’empereur, établi à Metz, et ayant lui-même pour major-général le maréchal Le Bœuf. En arrière, un dernier corps se forme sous le maréchal Canrobert, en avant de Châlons, et doit se diriger sur Nancy. Quel est l’objectif de ces forces disséminées, à quel plan général doivent-elles concourir ? On ne le sait pas encore, aucun signe apparent ne le dévoile. Où est de son côté à ce moment l’armée prussienne, et que fait-elle ? On croit l’entrevoir débouchant par Mayence et allant se masser vers Trêves, sous le prince Frédéric-Charles. Sur les autres parties du Rhin, en remontant vers Strasbourg, on n’aperçoit rien distinctement. En réalité cependant, une armée prussienne, grossie des contingens de l’Allemagne du sud et placée sous le commandement du prince royal de Prusse, se rassemble à Rastadt, à portée du fleuve, pour se diriger sur Landau, dans la Bavière rhénane, et menacer notre frontière par Wissembourg. Entre les deux armées allemandes habilement dissimulées derrière les bois qui couvrent ces contrées, les communications de chemins de fer sont ouvertes par Sarrebruck, point de jonction des lignes qui relient Trêves à Landau, Le roi de Prusse arrive à Mayence, où se trouve le général de Moltke, le grand tacticien qui, de son quartier-général, fait mouvoir ces forces comme il dirigeait les armées prussiennes vers la Bohême en 1866. C’est là ce qui apparaît au 1er août à travers le voile dont se couvrent toutes les opérations. Il est désormais évident qu’on ne peut rester longtemps en présence sans se heurter ; il faut que l’un des deux adversaires marche en avant.

Le lendemain en effet, le 2 août, le signal semble partir du camp français ; le général Frossard enlève avec ses divisions les hauteurs qui dominent immédiatement Sarrebruck. L’opération se fait vivement, lestement, sans rencontrer une résistance sérieuse. C’en est fait, la campagne est ouverte, on est en Prusse, on tient sous le canon français la ville de Sarrebruck, le cours de la Sarre, le chemin de fer qui met en communication Trêves et Landau. Il semble que ce ne soit là qu’un début de bon augure, le signal heureux d’une action plus générale ; mais aussitôt tout se tait de nouveau, on rentre dans l’observation et l’expectative. Pendant deux jours, on fait halte sur ces hauteurs qu’on vient d’occuper et qu’on abandonne même bientôt au risque d’avoir à les reconquérir par le fer et le feu. Qu’arrive-t-il alors ? Les Prussiens, voyant notre immobilité, soupçonnent que nous sommes moins prêts que nous ne le disions, et profitent du temps qui leur est laissé pour s’avancer rapidement avec toutes les forces dont ils disposent, pour préparer une double attaque qui peut déconcerter notre action. Leur plan paraît assez simple, ils veulent rétablir leur position sur la Sarre, autour de Sarrebruck, en essayant de rompre nos propres communications sur un autre point plus éloigné ? ils s’avancent en deux grandes masses invisibles sur notre frontière, et tandis que dans nos camps, du côté de Metz, on en est peut-être encore à chercher ce qui se passe vers Trêves et Mayence, ou au-delà du Rhin, l’orage se forme et se rapproche de nous. Le 4 août, le feu s’allume tout à coup à l’autre extrémité de notre ligne. Le général Abel Douay, le frère de celui qui commande encore le 7e corps, est surpris avec une partie de sa division en avant de Wissembourg. Une reconnaissance se transforme en combat meurtrier ; pendant cinq heures, trois régimens et une brigade de cavalerie légère tiennent tête à trois corps d’armée, et le chef de cette force héroïque, le général Douay lui-même, se fait tuer peut-être de désespoir de s’être laissé surprendre. C’était le commencement de cette lutte inégale qui allait s’engager. L’affaire de Wissembourg dénotait évidemment la présence de masses prussiennes contre lesquelles il y avait à se prémunir sans perdre un instant ; mais il était peut-être déjà trop tard pour que le maréchal Mac-Mahon, accoure au désastre de la division Douay, pût appeler du secours. Il était réduit à soutenir seul avec son corps d’armée le choc d’un ennemi formidable. Mac-Mahon attendait néanmoins de pied ferme, et le surlendemain de l’affaire de Wissembourg, le 6 au matin, s’engageait la lutte sanglante dans toutes ces positions de Wœrth, de Frœschviller, de Reischoffen, si souvent illustrées par la guerre, de nouveau consacrées aujourd’hui par d’éclatans faits d’armes. Ce n’était là d’ailleurs visiblement qu’une partie du plan prussien ; le même jour, par un effort combiné, tandis que le prince royal allait se heurter contre Mac-Mahon, l’autre armée prussienne, débouchant par Sarrebruck et se portant rapidement sur les positions abandonnées la veille au soir par nos soldats, attaquait avec toutes ses forces le général Frossard, pour le moment aussi exposé que le maréchal Mac-Mahon à rester sans secours, de sorte qu’à la même heure, sur ces deux points de notre frontière, un effort immense était tenté par les armées allemandes pour briser nos lignes en anéantissant les corps d’armée qu’elles trouveraient devant elles, et cet effort ne pouvait par malheur être victorieusement repoussé ; la tentative prussienne du 6 août contraignait nos soldats à la retraite, et notre frontière restait ouverte à l’irruption ennemie.

Ce qu’ont été ces luttes sanglantes qui ont duré toute une journée, où se sont succédé les péripéties les plus émouvantes, on ne peut le dire bien exactement encore. Le rapport simple et sobre du maréchal Mac-Mahon se ressent de la hâte avec laquelle il est écrit, et peut-être aussi du deuil silencieux d’une âme fière. Les bulletins prussiens, sans déguiser les pertes des Allemands et l’énergie de la résistance opposée par nos soldats, dissimulent nécessairement une partie de la vérité. Les récits dramatiques publiés par les témoins de ces combats ne sont pas toujours des plus précis. Dès ce moment, il y a néanmoins un fait sur lequel ne plane aucun doute, que rien ne peut obscurcir : c’est la vigueur de notre armée, c’est cette vaillance rehaussée par l’inégalité de la lutte. Dans cette première affaire de Wissembourg, qui a été le signal de l’action, ils étaient 8,000 contre trois corps d’armée, contre plus de 60,000 combattans, et c’est pour la première fois peut-être qu’on voit une simple division tuer à l’ennemi plus d’hommes qu’elle n’en compte dans ses propres rangs. Dans l’affaire de Wœrth ou de Reischoffen, il y a 33,000 hommes engagés contre 140,000. À Sarrebruck, la proportion est la même, le correspondant du Times dit un contre trois, — et sans se laisser intimider par le nombre, par l’arrivée incessante de forces nouvelles, ces intrépides soldats ont tenu au feu du matin jusqu’au soir, si bien que chaque général prussien a cru avoir affaire à la plus grande partie de l’armée française. Le prince royal lui-même a cru avoir devant lui, avec le maréchal Mac-Mahon, le général de Failly, qui n’y était pas, qui n’est arrivé qu’après le combat, le maréchal Canrobert, qui était fort loin. C’est l’honneur de ce malheureux corps d’avoir fait croire à la présence de toute une armée, d’en avoir imposé à ce point par la fière contenance qu’il a gardée jusqu’à la dernière heure. Dans ce jour néfaste et glorieux à la fois, il y a eu certes des épisodes d’un merveilleux héroïsme, comme ces charges de cuirassiers qui ont enfoncé les bataillons prussiens, qui ont brisé toutes les résistances, et qui sont revenus sur l’ennemi tant qu’il est resté une poignée d’hommes. Chefs et soldats ont largement payé de leur personne, et beaucoup ont trouvé la mort, non cependant sans avoir fait des trouées profondes dans les masses sous le poids desquelles ils succombaient. Si le maréchal Mac-Mahon eût été victorieux, il eût trouvé sans doute bien des flatteurs ; vaincu, il n’est pas resté moins digne de lui-même, et jusque dans la retraite qu’il a soutenue avec le plus mâle héroïsme, il s’est fait respecter ; il n’a perdu que ce qu’il ne pouvait plus sauver. Ses soldats l’ont vu au feu comme un simple colonel, tenant tête à l’ennemi, multipliant les efforts pour ramener les glorieux débris de ce corps mutilé, restant vingt-cinq heures à cheval au milieu de ces braves gens, attristés de n’avoir pu vaincre pour la France.

La conséquence de cette journée fatale à la fois près de Wissembourg et sur la Sarre, c’était notre ligne brusquement percée et la retraite obligée de Mac-Mahon sur Nancy, du général Frossard sur Metz ; c’était la frontière ouverte aux Prussiens, qui s’y sont précipités ; c’était en un mot l’invasion, et en effet, depuis ce moment, l’ennemi n’a pas tardé à déborder de toutes parts, à pénétrer dans les Vosges, tandis que, profitant de ce succès, une autre armée allemande passait le Rhin pour venir mettre le siège devant Strasbourg. Ainsi l’Alsace inondée, Strasbourg menacé, les Vosges entamées, les Prussiens se reliant sur notre territoire et poussant au loin leurs reconnaissances, notre armée obligée de rétablir ses communications et allant concentrer son action sous Metz en attendant l’occasion d’une éclatante revanche, voilà la vérité cruelle. Telle qu’elle est cependant, aussitôt qu’elle est apparue, cette vérité a eu un autre effet ; elle a soulevé la France, elle s’est imposée à tout le monde, elle a fait courir dans tous les cœurs un frisson électrique, elle a placé le pays en présence d’une situation qu’on ne soupçonnait pas, à laquelle on n’aurait pas cru la veille. Ce n’était plus le moment d’hésiter ou de se bercer d’illusions fatales. On a réuni immédiatement les chambres pour préparer avec elles une défense inexpugnable, pour organiser le déploiement de toutes nos forces, pour diriger cette explosion de patriotisme qui s’est manifestée au premier bruit de nos revers. En face de l’ennemi campé sur notre sol, la nation s’est levée tout entière, froissée dans son orgueil, menacée dans sa grandeur, troublée dans sa confiance, irritée d’une déception à laquelle elle n’était point préparée, et la première victime de ce mouvement a été le ministère lui-même, qui a disparu en un instant au souffle d’un orage parlementaire, qui trop évidemment n’a point été à la hauteur des circonstances qu’il avait créées par la manière dont il a conduit nos affaires.

Eh bien ! oui, notre armée a eu des malheurs que rien ne faisait prévoir ; la conséquence de ces malheurs est cette invasion poignante pour toutes les âmes françaises, et ces douloureux événemens devaient avoir pour effet de réveiller tous les patriotismes, d’inspirer au pays de viriles résolutions en affaiblissant l’autorité de ceux qui nous ont conduits à cette extrémité. La plus dangereuse de toutes les politiques cependant serait de se méprendre sur les causes de ces malheurs, sur les ressources de la situation de la France, sur ce qui reste à faire. Sans doute il y a eu des revers pénibles pour notre fierté militaire ; mais ces revers jusqu’ici sont partiels, ils n’ont atteint que deux corps de notre armée ; la partie la plus considérable de nos forces est intacte, elle est concentrée sur le sol national, où elle retrouve sa force, comme le géant, en touchant la terre, et d’un autre côté, si orgueilleuse que la Prusse puisse être de ses premiers succès, elle n’est point sans avoir essuyé elle-même des pertes sensibles ; elle ne peut méconnaître qu’elle s’affaiblit à mesure qu’elle avance dans des contrées qui peuvent à chaque instant s’embraser sous ses pas, de sorte que les chances ne sont point inégales, et que rien n’est perdu certainement. L’armée française a pu subir une épreuve inattendue, elle n’est pas moins pleine d’énergie, solide et compacte autour de Metz, attendant d’heure en heure un choc qui de toute façon doit être terrible, mais qui n’est point au-dessus de son héroïsme. Non, on ne doute pas de l’armée, on sait bien que dans une guerre les échecs sont toujours possibles, et ce n’est pas là ce qui a ému si profondément la France. La vérité est que cette émotion soudaine, universelle, irrésistible, tient surtout au système qui a préparé ces revers, à la manière dont ils ont été présentés. De grandes fautes ont été commises, cela n’est pas douteux, on le voit maintenant, et la première de toutes a été de ne point apprécier exactement la situation des choses, de se faire des illusions qu’on expie bien cruellement aujourd’hui, dont les mécomptes de notre armée ont été la triste rançon.

Cette guerre avec la Prusse, elle était certainement inévitable, elle devait éclater un jour ou l’autre, et nous osons même dire que les derniers événemens ont rendu plus sensible encore ce qu’elle avait d’inévitable en nous réduisant si promptement à une défensive laborieuse, en mettant en relief la faiblesse de notre frontière, faiblesse déjà bien grande sous l’empire des traités de 1815, et bien plus grande encore depuis 1866, depuis que la Prusse pèse sur nous du poids de toute l’Allemagne, ramassée en faisceau militaire. Ces événemens ont montré avec une évidence sinistre où était la force agressive, la menace permanente. La guerre était donc une de ces redoutables éventualités qu’on devait prévoir, qu’on ne pouvait décliner à un moment donné ; mais il fallait avant tout savoir s’y préparer, et si on n’était pas prêt, il fallait savoir attendre, car en somme tout était là. Les résolutions qui ont été prises ne s’expliquent que si on était prêt, le pays n’est entré dans cette voie que sur les assurances qui lui ont été données, et qui ne se sont pas trouvées, par malheur, entièrement justifiées. On peut bien le dire aujourd’hui, puisque cela a été proclamé à la tribune par un des partisans du gouvernement ; on n’était pas prêt, on se faisait illusion, on croyait qu’il suffisait de faire partir en quelques jours pour la frontière tout ce qu’on avait sous la main. Voilà une première cause de nos insuccès, voilà ce qui a tout d’abord ému le pays dès qu’on s’est aperçu que nous ne disposions pas de suffisans moyens d’action dans une si grande lutte.

La guerre une fois engagée, il fallait au moins savoir exactement à quelle puissance on avait affaire ; on avait sous les yeux l’exemple encore si récent de la campagne de Bohême, La tactique, les ressources, les procédés de la Prusse étaient là tout entiers. On ne pouvait ignorer qu’en divisant ses forces sur une longue frontière, on s’exposait à ces marches en grandes masses d’armées ennemies se dirigeant sur un même point, à ces concentrations puissantes qui, presque à heure fixe, viennent écraser toutes les résistances, si on leur en laisse le temps, si on ne les déjoue pas à propos. Nos états-majors avaient leur plan, nous n’en doutons pas, et même on dit que ce plan, minutieusement étudié, n’était pas loin d’être exécuté, Malheureusement pendant qu’on étudiait, les Prussiens marchaient, un peu étonnés eux-mêmes de n’avoir pas été attaqués. La situation changeait à chaque instant. On croyait encore l’ennemi à Trêves ou sous Mayence, quand il était à Sarrebruck, on le voyait au-delà du Rhin, dans la Forêt-Noire, quand il était à Wissembourg. On était débordé tout à coup, et le plan, longuement médité pour l’offensive, ne servait plus à rien. On était pris au dépourvu. Les premiers faits de la campagne de Bohême se renouvelaient sur notre frontière dans des conditions moins favorables encore, il faut le dire ; de la part des Prussiens, c’est absolument la même stratégie qu’on n’a pas pu ou qu’on n’a pas su déjouer, L’insuffisance des préparatifs, la multiplicité des commandemens, l’extension de notre ligne, la confusion des marches et des mouvemens, une confiance pleine d’illusions devant un ennemi audacieux et habile, tout devait contribuer à ces premiers revers. L’héroïsme de l’armée n’y pouvait rien, il ne pouvait que défier la mort en faisant éclater plus vivement encore à tous les yeux ces premières causes d’un désastre immérité.

Assurément, dans tous les cas, on se serait ému d’une défaite essuyée à nos portes, sur notre sol, on en aurait cherché les raisons, on aurait pu même, dans un moment d’anxiété patriotique, être injuste pour ceux qui auraient eu l’infortune de céder le terrain devant l’ennemi ; mais ici, il faut bien l’avouer, comme si ce n’était pas assez de la vérité elle-même, le gouvernement sans le vouloir a fait ce qu’il a pu pour ajouter à l’émotion publique. Depuis que cette guerre est commencée, le gouvernement a employé le système le plus infaillible pour entretenir l’agitation, pour fatiguer, déconcerter, irriter l’opinion, Ah ! nous le savons bien, il y a des circonstances où il n’est pas facile de se conduire, et quand deux armées sont aux prises, quand on est en pleine action, on ne peut publier tout ce qu’on fait et répondre à toutes les curiosités impatientes. Encore faut-il savoir faire accepter cette réserve inévitable et exercer use autorité morale par la décision, par une virile confiance dans le pays. Le gouvernement a commencé par imposer le silence à tout le monde, par assumer une sorte de dictature peut-être nécessaire, et il n’a rien fait pour diriger ce feu de patriotisme éclatant partout, pour éclairer l’opinion en la contenant. Il n’a su en vérité ni agir, ni parler, ni se taire à propos. Ces échecs mêmes qui sont venus nous surprendre, il a trouvé le moyen de les rendre plus cuisans par la manière dont il les a représentés, de les aggraver par son trouble. On a pu le voir au lendemain de la première affaire de Wissembourg ; on n’a su à demi ce qui s’était passé que plus de vingt-quatre heures après, lorsque la nouvelle était déjà arrivée par l’Angleterre, et, chose plus étonnante encore, la dépêche française laissait tout craindre par ses obscurités, par ses réticences inquiétantes ; il a fallu la dépêche prussienne, publiée à Londres, et revenant à Paris pour éclaircir les faits, pour rassurer, autant qu’on pouvait être rassuré, en montrant ce qu’une poignée de soldats avait dû déployer d’héroïsme dans ce combat inégal. Il en a été à peu près de même pour l’affaire du maréchal Mac-Mahon, qui était, il est vrai, bien plus sérieuse. Assurément on ne peut pas songer, par un patriotisme mal entendu, à pallier une défaite ; mais il n’est pas douteux que le gouvernement est venu ajouter à la gravité du fait par l’effarement qu’il a montré. Tranchons le mot, on n’a pas su préparer la guerre, on n’a pas su commander, on n’a pas su faire face aux difficultés d’une immense entreprise, et on a perdu la tête à la première épreuve. L’instinct public, éclatant aussitôt, a pris le dessus, il s’est imposé de toute sa puissance, et il en est résulté cette situation où le ministère a été emporté du premier coup, où il a fallu changer le commandement, où l’opinion, mise soudainement en présence du plus grand de tous les périls, ne demande qu’à être dirigée pour soutenir la lutte patriotique qui s’impose à la France. Aujourd’hui c’est le maréchal Bazaine qui est le généralissime de l’armée à Metz, c’est un ministère formé par le général Cousin-Montauban, comte de Palikao, qui est à Paris, et la nation est debout prête à la défense et à l’action.

La première question pour tous en effet, c’est le combat contre l’invasion. Le cabinet nouveau s’est formé pour cela ; on lui a donné le nom de ministère de la défense nationale, et, s’il justifie ce titre, il aura certes rendu au pays le plus éclatant des services. Nous ne recherchons plus même ce que peuvent représenter politiquement les hommes d’opinions diverses qui entrent ensemble au pouvoir, le prince de Latour d’Auvergne, M. Jérôme David, M. Clément Duvernois, M. Jules Brame, M. Grandperret, M. Henri Chevreau. Il est trop visible que pour aujourd’hui il y a surtout deux choses essentielles, la guerre et les finances. C’est le général Montauban qui est naturellement ministre de la guerre ; c’est M. Magne, un homme dès longtemps expérimenté, qui est ministre des finances, et, malgré le tumulte des premières séances du corps législatif, malgré les réserves d’opinion qu’on peut faire, il faut dire que ce cabinet a été accueilli avec la meilleure volonté. On ne lui a rien marchandé dès qu’il s’est présenté devant les chambres. Le général de Palikao a cette fortune, heureuse pour lui et pour nous, d’inspirer de la confiance ; il passe pour un homme résolu et calme, sachant se débrouiller à la guerre et difficile à déconcerter. Il est certain que le corps législatif n’a pas laissé que d’être ému et gagné en entendant ce vieux soldat s’excuser de ne pouvoir parler très haut parce que, depuis vingt-cinq ans, il avait une balle dans la poitrine, et il a été encore plus entraîné lorsque le nouveau ministre de la guerre est venu lui dire avant-hier que dans quatre jours deux corps de 35,000 hommes seront prêts à marcher à l’ennemi. Dès son arrivée au pouvoir en effet, le général de Palikao s’est mis à l’œuvre, et aujourd’hui les lois qui ont été immédiatement votées sont en pleine exécution. À vrai dire, c’est l’armement de la nation tout entière. Tous les hommes de vingt-cinq à trente-cinq ans, ceux qui ont été militaires surtout, sont rappelés à l’armée active ; ce qui reste forme la garde mobile, cette jeune réserve qui, à défaut de l’expérience qu’elle acquerra bientôt, a du moins l’entrain patriotique et la bonne volonté de servir le pays. C’est le maréchal Bazaine, disions-nous, qui commande désormais l’armée à Metz ; le général Trochu va commander à Châlons, le général Vinoy commande un corps d’armée organisé sous Paris. Le général Changarnier, qui à la première nouvelle de nos échecs est accouru à Metz, aura sans doute aussi un commandement. En un mot, tout va être sous le drapeau pour défendre le sol du pays, tandis que la garde nationale défendra ses foyers. De son côté, M. le ministre des finances n’est point resté inactif. Il a demandé aux chambres de porter à 1 milliard l’emprunt de 500 millions qui avait été voté, il a réclamé le cours forcé pour les billets de banque ; à des circonstances extraordinaires, il fait face par des moyens extraordinaires. Après le ministre de la guerre et presque autant que lui, c’est le ministre des finances qui peut le mieux organiser la victoire en sachant régulariser l’emploi de toutes les ressources de la France, en suffisant à cette colossale dépense d’une nation en campagne.

Maintenant c’est au gouvernement d’agir, c’est au pays de soutenir le gouvernement, de concourir avec lui à l’œuvre commune ; mais, qu’on ne s’y trompe pas, cette œuvre ne peut s’accomplir d’une manière efficace dans la confusion, dans les agitations intempestives, dans le choc perpétuel de récriminations violentes, et à ce point de vue, on ne peut le dissimuler, le corps législatif s’est singulièrement oublié le premier jour où il s’est réuni ; il a donné un attristant spectacle qui aurait pu devenir dangereux, s’il s’était prolongé. Heureusement les journées qui ont suivi ont été mieux employées par le corps législatif ; on est bientôt revenu de ces effervescences de la première heure, on n’a pas tardé à s’apercevoir que les défis, les violences, les divisions, les scènes théâtrales, n’étaient qu’un affaiblissement pour la France, et c’est d’une voix unanime que les mesures de défense ont été sanctionnées, qu’on a voulu envoyer à notre armée le témoignage ardent des sympathies du pays, témoignage inscrit par une exception éclatante dans la loi même qui organise nos forces. Cette fois il n’y a pas eu une dissidence, il ne s’est pas trouvé un seul vote contraire ; droite et gauche se sont confondues pour donner sans compter au ministère les moyens dont il a besoin,

C’est qu’en effet pour le moment il n’y a plus de question politique, il n’y a plus de question de gouvernement, tout se résume dans la sauvegarde de l’unité de la patrie. Griefs, antipathies, préférences, ne sont plus rien, et ce serait une sorte d’indignité de perdre son temps dans des luttes énervantes, dans des débats tardifs ou prématurés, lorsque le sentiment national remplit seul les âmes, et les princes d’Orléans eux-mêmes viennent de donner l’exemple de l’abnégation patriotique en demandant du service, Tout ce qu’on peut et ce qu’on doit demander au gouvernement, c’est de ne point se laisser embarrasser par les lenteurs, les formalités ou les ménagemens inopportuns, c’est de s’inspirer de la grandeur de la situation, et, s’il se conforme à cette pensée, il est bien certain qu’on ne lui disputera pas les moyens qu’il réclamera. Croit-on par hasard que le moment fût bien choisi pour agiter des questions qui ne feraient que suspendre l’action nationale ? pense-t-on même qu’il y ait quelque utilité à proposer, comme on l’a fait, la création d’un comité de défense ? Qui composerait ce comité ? Nous ne supposons pas que M. Jules Favre ait une vocation particulière pour la stratégie, et qu’il aspire à compter parmi les organisateurs de la victoire. Ce seraient donc des généraux qui entreraient nécessairement dans ce comité ; mais les généraux sont justement occupés aujourd’hui à préparer cette défense ou à combattre. Ce comité serait une dictature ou ne serait qu’un rouage inutile. Il faut bien se dire qu’il s’agit moins de multiplier les complications que de se servir de ce qu’on a, de mettre en œuvre les forces de la France avec suite, avec ordre, sans tomber dans une confusion où l’on en viendrait bientôt à ne plus se reconnaître.

Bien des fois depuis quelques jours on a parlé du mouvement patriotique de 1792 ; le danger est le même sans doute, l’élan qui s’est emparé de la France n’est point indigne de ces premiers temps de la révolution ; il y a heureusement aussi des différences qui sont à notre avantage. En 1792, tout était désorganisé, tout était à créer ; on n’avait plus les ressources du régime qui tombait, et on n’avait pas encore les ressources du régime nouveau. Aujourd’hui nous pouvons disposer d’un tout-puissant ressort d’organisation pour régulariser et féconder le mouvement patriotique. Autrefois, en face de l’Europe qui l’attaquait, la France était divisée, et la chevalerie militaire avait émigré dans les camps étrangers ; aujourd’hui toutes les classes, tous les partis s’unissent dans le même sentiment, comme ils se confondent sous le même drapeau, et, M, de Forcade l’a dit avec une véritable éloquence, les pères n’ont aucune peine à se rapprocher dans le conseil quand leurs fils combattent ensemble. C’est cet esprit, devenu l’essence de notre société et de notre civilisation, qui constitue aujourd’hui notre force et qui fera notre pays invincible, si l’on sait se préserver des divisions funestes, qui ne profiteraient pas même à ceux qui les fomenteraient. La guerre a sans doute ses hasards dont on n’est pas maître. Dans une si grande lutte, des revers peuvent survenir ; ils sont à moitié réparés quand on en connaît les causes, ils cessent d’être un motif de découragement pour devenir au contraire un énergique stimulant, et désormais la France, retrempée dans l’épreuve d’un jour, peut combattre devant l’Europe qui la regarde ; elle peut marcher à la lutte avec une confiance virile parce qu’elle sent sa force, parce qu’elle sait que son drapeau est celui de la civilisation et de la liberté des peuples.

CH. DE MAZADE




LA POPULATION ALLEMANDE DE PARIS.

Si la guerre a ses horreurs qui lui sont propres et dont elle ne se dégagera jamais, celles des champs de bataille, la civilisation reprend ses droits vis-à-vis d’elle en la cantonnant et en réduisant son domaine. Le soldat est l’ennemi du soldat qui est en face de lui, et cherche à détruire son adversaire ; mais la loi de la guerre moderne, c’est que le soldat français, par exemple, ne traite pas comme un ennemi le sujet prussien qui n’est pas militaire et qui reste inoffensif, que de même le soldat prussien ménage le citoyen français qui n’est pas partie active dans la guerre. Le respect de ce qui n’est pas militaire chez la nation avec laquelle on est en lutte s’étend au-delà des personnes ; il s’applique à la propriété, aux biens de toute espèce. Le pillage et la destruction gratuite sont réputés des actes déshonorans pour qui les commet.

Ces observations philosophiques trouvent leur application en ce moment à cause de deux faits. Le premier consiste dans le refus de la France de renoncer à saisir par ses navires de guerre les bâtimens marchands de l’Allemagne après que la Prusse a déclaré que non-seulement elle ne délivrerait pas des lettres de marque, mais que sa marine militaire s’abstiendrait de faire aucune prise. En cela, notre adversaire a donné un exemple qu’il est regrettable que nous n’ayons pas suivi, nous qui avions si honorablement pris les devans, lors du traité de Paris en 1856, pour libéraliser le droit maritime et inaugurer le respect de la propriété privée sur mer. Le ministre de la marine, auquel on attribue cette mesure, a pensé que par là il porterait préjudice à l’ennemi, qu’il empêcherait l’Allemagne de commercer au dehors. Dans la chaleur de son patriotisme, le ministre s’est mépris, il n’a fait que paralyser la marine marchande de l’Allemagne du nord au profit des neutres, qui, tant que durera la guerre, feront les exportations et les importations maritimes en Allemagne. Le vaillant amiral pensait que la Prusse, n’ayant eu jusqu’à ce jour qu’une marine militaire très peu nombreuse, et celle-ci restant enfermée dans les ports, la marine marchande de la France conserverait son essor accoutumé ; il n’en a point été ainsi. Les commerçans des ports ont l’esprit fait de telle sorte qu’ils ne seront parfaitement convaincus de la sûreté de leurs marchandises à bord des bâtimens français qu’après que la France aura adopté la même règle que la Prusse. Qu’il veuille bien s’informer auprès des chambres de commerce du Havre, de Bordeaux, de Dunkerque, de Marseille même : il apprendra si la conséquence du refus de la France n’a pas été que le commerce de nos ports préfère autant que possible expédier ses marchandises sous pavillon étranger, et notamment sous pavillon anglais, au grand dommage du pavillon français, qui est délaissé.

Un autre fait plus grave, en ce sens qu’il tend, contre la volonté de ceux qui en sont les auteurs, à provoquer des violences, consiste dans l’explosion d’accusations que depuis quelques jours un certain nombre de journaux font pleuvoir sur les Allemands établis à Paris : on sait que beaucoup d’entre eux y sont depuis vingt ans, trente ans et plus. On les accuse d’espionnage, on les représente comme des ennemis qui ne cherchent qu’une occasion de nuire à la France et de fournir à l’état-major prussien des renseignemens utiles pour lui, funestes pour nous. Les imaginations en travail leur attribuent toute sorte de méfaits. Ceux-ci lèvent le plan des fortifications de Paris pour l’expédier à Berlin, comme si, depuis vingt ans que les fortifications de Paris sont achevées, tous les états-majors de l’Europe n’avaient pas trouvé le moyen d’en connaître les dispositions, de même que notre ministère de la guerre a le plan de la plupart des places de l’Europe. Ceux-là enclouent les canons dont on garnit les bastions ; il est vrai que le journal qui avait révélé cet attentat contre nos pièces d’artillerie a eu la bonne foi de déclarer le lendemain qu’il avait été dupe d’un faux renseignement.

Que l’ennemi ait cherché à entretenir des espions en France, c’est plus que possible et même plus que probable. C’est l’usage constant à la guerre, chacun s’en sert comme il sait et comme il peut. Seulement ce n’est pas à Paris que les Prussiens ont besoin d’avoir des espions, c’est sur le théâtre des hostilités, où chacun s’applique à découvrir la position des différens corps de l’adversaire ; mais à Paris, à quoi bon ? Tout ce qui s’y fait et même ne s’y fait pas, tout ce qui s’y dit et même ne s’y dit pas, toutes les nouvelles vraies ou fausses qui s’y débitent, tout cela les journaux le reproduisent. Chaque journal, par profession, court après les nouvelles pour les divulguer urbi et orbi, dans l’univers et dans mille autres lieux. On ne voit guère ce que des espions à Paris pourraient ajouter à ce débordement de publicité.

Que la police, si elle le juge utile, surveille les nouveaux débarqués pour expulser ceux qui lui sembleraient dangereux ; que parmi les anciens résidens ceux qui donneraient lieu à des soupçons reçoivent leur passeport, c’est de la légitime défense, c’est le droit du gouvernement. Avec l’état de siège, il peut renvoyer de Paris les Français eux-mêmes qui l’inquiéteraient ; mais, à l’égard des 40,000 Allemands qui s’étaient fixés dans notre capitale et occupaient des situations aux différens étages de la société, riches commerçans et petits boutiquiers, grands manufacturiers ou simples ouvriers, pour la plupart mariés, pères de famille, désireux de demeurer au milieu de nous parce qu’ils y ont fait leur nid et qu’ils y ont des intérêts et des affections, — à l’égard de cette population laborieuse et méritante la seule chose à faire, c’est de la protéger contre les menaces de personnes exaltées et contre les dénonciations irréfléchies d’écrivains que leur patriotisme abuse et égare, c’est de faire en leur faveur un appel à quiconque s’honore de professer des sentimens d’humanité, à ces écrivains eux-mêmes, qui, en honnêtes gens, ne sauraient persévérer après un moment d’examen.

Ne perdons pas de vue non plus qu’il est resté en Allemagne beaucoup de nos compatriotes placés dans de semblables conditions, et jusqu’à présent, malgré les nouvelles contraires qu’on s’était trop pressé de mettre en circulation, il ne paraît pas qu’ils aient été molestés. Si nous maltraitions les Allemands restés parmi nous, ou bien les autorités allemandes nous laisseraient le monopole des procédés inhumains : alors nous jouerions un rôle peu flatteur, et la réputation de notre nation en serait atteinte, ou bien, cédant à un penchant qui est prononcé chez la plupart des hommes, ils feraient subir à nos compatriotes la loi du talion, et c’est à nous que ceux-ci en seraient redevables.

Dans les temps critiques, la partie la moins éclairée de la population devient irritable. Il y a tel mot ou tel nom avec lequel on est certain d’exciter en elle une colère prompte à éclater en violences. C’est ainsi que les aristocrates et les ci-devant virent se soulever subitement contre eux, au commencement de l’automne de 1792, l’orage des journées de septembre, une des souillures de la révolution française. On dit à la multitude que les infortunés prisonniers conspiraient en faveur des Prussiens, et il n’en fallut pas davantage pour qu’on les égorgeât, sans qu’il fût possible à la convention de mettre un terme au massacre. Aujourd’hui on monte les Parisiens contre les espions, et on étend ce nom a 40,000 personnes de tout âge, de tout sexe et de toute condition, — 40,000 personnes, dont 99 sur 100 sont dévorées d’inquiétude pour les soupçons dont elles sont l’objet, et regrettent la sécurité dont elles s’étaient flattées de jouir toujours dans cette grande et glorieuse capitale, devenue pour elles une autre patrie !

Ces 40,000 Allemands sont des membres utiles de la communauté industrieuse de la capitale. S’ils font leurs affaires, ils nous aident fort à faire les nôtres. Les ouvriers allemands de Paris sont estimés, parce qu’ils sont rangés ; mais ils n’empêchent personne de s’assurer le même titre d’estime. Comme employés de commerce, les Allemands sont excellens et recherchés à Paris comme partout. Comme banquiers, ils attirent chez nous et administrent habilement les capitaux dont s’alimente le travail national. Si Paris perdait l’élément germain de sa population, il faudrait dix ou vingt ans pour réparer cette perte.

En 1808, les troupes françaises avaient envahi l’Espagne. Sans s’exposer à passer pour un Prussien, il est permis de faire remarquer que l’entrée de l’armée allemande sur notre territoire diffère quelque peu de celle de l’armée française dans la Péninsule. Le conquérant qui régnait en France avait usé d’une fourberie indigne de son génie, indigne du nom français. Il avait fait pénétrer ses régimens dans les forteresses de l’Espagne comme des alliés ; puis levant le masque, il s’était érigé en maître. De même qu’aujourd’hui à Paris il y a des Allemands adonnés à l’industrie et au négoce, de même alors il y avait en Espagne beaucoup de Français fixés dans les villes pour se livrer aux arts utiles. Les exaltés de l’insurrection enflammèrent contre eux la passion des Espagnols. De là des scènes affreuses. Les massacres de Valence, commis à l’instigation d’un homme que M. Thiers appelle « le chanoine Calvo, scélérat venu de Madrid, » épouvantèrent alors le monde, et on serait en droit de dire que l’insurrection espagnole en a été déshonorée, si, grâce à l’activité généreuse d’un autre prêtre, le père Rico, Calvo n’avait été presque aussitôt incarcéré, jugé, condamné à mort et exécuté. Nous sommes loin de dire que ceux qui sèment aujourd’hui l’irritation contre les Allemands fixés à Paris nourrissent les mêmes desseins que l’atroce Calvo, — le mot est encore de M. Thiers ; — ils seraient au désespoir, nous en avons la conviction, qu’il arrivât des malheurs ; mais, qu’on ne l’oublie pas, rien n’est plus dangereux que d’exciter les passions populaires, alors surtout que les imaginations sont échauffées et les esprits aigris par des revers si inattendus. Une fois déchaînées, il n’y a aucun moyen de les retenir ; elles vont aux extrêmes.


MICHEL CHEVALIER.


C. BULOZ.