Chronique de la quinzaine - 14 août 1911

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Chronique no 1904
14 août 1911


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




Après des alternatives diverses, il semble bien que nous soyons aujourd’hui orientés vers une solution des difficultés germano-marocaines. Solution définitive ? Solution provisoire ? Qui pourrait le dire ? L’expérience nous a appris qu’avec l’Allemagne il n’y a rien de définitif, et la leçon qui restera pour nous, et sans doute aussi pour d’autres, de l’épreuve dont nous ne sommes pas encore sortis, est que, dans les relations avec elle, il est difficile, impossible peut-être, d’aboutir à un sentiment de pleine sécurité. L’Allemagne s’est-elle proposé consciemment de faire naître cette impression en France et ailleurs ? Non sans doute ; certains indices donnent même à croire qu’elle s’était proposé un but très différent ; mais les procédés qu’elle a employés, empruntés à une période historique que nous considérons comme close, ont eu des résultats opposés à ceux qu’elle poursuivait. Nous aurions tort de nous en plaindre ; le brusque réveil de l’opinion en France, en Europe, en Amérique, est un fait dont il faudra tenir compte désormais.

Ce changement, qui a été si manifeste, tient à des causes multiples : nous en avons indiqué quelques-unes, il y en a une sur laquelle nous insisterons davantage. Pendant longtemps, l’Allemagne s’est donnée en Europe comme la puissance conservatrice par excellence. Favorisée par la fortune dans des proportions inespérées, elle se déclarait satisfaite, et Bismarck disait volontiers qu’elle était rassasiée. Après ses conquêtes prodigieuses, que pouvait-elle ambitionner de plus ? Le génie audacieux, mais pratique et mesuré, de Bismarck, ne s’appliquait plus qu’à consolider et, pour le faire, il s’employait à assurer aux autres, à nous surtout, des satisfactions auxquelles il aurait aimé, lui aussi, à donner le nom de compensations. Il a dit un jour, dans son langage pittoresque : « On m’accuse d’être un poids qui oppresse l’Europe, et je suis l’éventail qui la fait respirer : » prétention qui peut à bon droit étonner, mais dont il pouvait croire qu’elle contenait une part de vérité. On sait qu’il nous a encouragés dans nos entreprises coloniales, où il voyait une occupation pour nous, une sécurité pour lui. Personnellement, il professait un désintéressement colonial absolu. Mais tout cela est changé, et l’Allemagne d’à présent, celle de M. de Kiderlen, ne ressemble pas à celle de Bismarck. Elle a un parti colonial et pangermaniste qui a réveillé et qui entretient chez elle les instincts primitifs de conquête et d’accaparement par la force. Certains journaux, auxquels nous nous garderons bien d’attacher plus d’importance qu’ils n’en ont, semblent rédigés par une bande de pirates ; on y lit quotidiennement que les besoins d’expansion de l’Allemagne lui créent des droits supérieurs à tous les autres. Il n’est pas sûr que Bismarck ait dit autrefois que la force primait le droit, mais plus d’un Allemand estime aujourd’hui qu’elle le supprime et le remplace avec avantage. Il ne viendrait pas à l’esprit de l’Allemagne actuelle de se déclarer rassasiée ; elle montre au contraire un appétit formidable qui est devenu une menace pour tout le monde, pour les plus grandes puissances, comme la France et l’Angleterre, et pour d’autres plus petites, mais non moins respectables dans leurs droits, comme la Belgique ou le Portugal. L’Allemagne n’est plus une puissance conservatrice du statu quo : si elle s’est appliquée autrefois à rassurer, aujourd’hui elle inquiète. On ne comprendrait rien aux événemens du jour si on ne tenait pas compte de ces élémens nouveaux.

C’est sur notre tête que la menace a plané tout d’abord. Nous l’avons sentie venir : des symptômes significatifs lui servaient d’avant-coureurs. Peut-être avions-nous le sentiment que certaines imprudences commises par nos gouvernans pouvaient être exploitées contre nous ; aussi nous étions-nous montrés disposés à causer avec l’Allemagne et cette conversation ne pouvait évidemment avoir pour objet que de lui concéder certains avantages. L’occasion était donc pour elle excellente ; elle avait devant elle la France conciliante, à côté d’elle l’Europe plutôt bienveillante ; mais elle a abusé de cette situation et l’opinion, qui lui était favorable la veille, s’est tournée brusquement contre elle le lendemain. Le coup d’Agadir a commencé de tout gâter : on l’a considéré en France comme une offense gratuite, absolument injustifiée après les dispositions qu’on y avait manifestées. Que penserait-on d’une personne qui, au moment d’engager une conversation à l’amiable, déposerait sur la table un revolver chargé ? Telle a été l’attitude de l’Allemagne envers nous : la nôtre, tout en restant conciliante, devait naturellement devenir plus froide, plus réservée, déjà défiante. Néanmoins, on s’est remis à causer ; mais presque aussitôt, par le fait d’une indiscrétion dont l’origine est restée ignorée, le bruit a couru sans être démenti que M. de Kiderlen nous avait demandé tout le Congo et le Gabon français et, par surcroît, la renonciation au profit du gouvernement impérial de notre droit de préemption sur le Congo belge, pour le cas où la Belgique renoncerait à sa colonie. Dans l’état actuel des choses, il est peu probable que cette éventualité se réalise, et la Belgique sait fort bien que la France ne fera rien pour y pousser ; mais le jour où l’Allemagne, avec ses allures actuelles, hériterait de notre droit, les choses changeraient de face et l’Allemagne, qui a déjà commencé à se créer des intérêts au Nord du Congo belge, userait des moyens dont elle dispose pour peser sur la Belgique, sa voisine en Europe et en Afrique, et la déterminer à des concessions qu’elle saurait rendre nécessaires. Que peut le faible contre le fort, le pot de terre contre le pot de fer ? La prétention allemande, aussitôt qu’elle a été connue, a produit une émotion bien naturelle en Belgique, en même temps qu’elle en produisait, pour d’autres motifs, une non moins profonde en Angleterre. L’opinion anglaise, jusque-là assez calme, a subitement aperçu, comme à la lueur d’un immense éclair, l’Allemagne, maîtresse du Congo français et du Congo belge, établissant un immense empire Colonial qui s’étendrait dans tout le centre de l’Afrique depuis l’Océan Atlantique jusqu’à l’Océan Indien, barrant la route du Cap au Caire et détruisant au profit d’une seule puissance, active et entreprenante, l’équilibre des forces dans le Continent noir. Instantanément l’opinion a pris feu : le gouvernement s’en est inspiré, et a tenu un langage qui rappelle, en vérité, les meilleurs temps de l’histoire politique de l’Angleterre.

On ne s’attendait certainement à rien de pareil en Allemagne. Avant de s’engager dans cette aventure, le gouvernement impérial avait calculé ses chances, mais il s’est trompé dans ses prévisions. Il a cru que l’Angleterre, en proie à des dissentimens intérieurs très graves, n’accorderait pas aux affaires extérieures la même attention qu’autrefois, et aussi que le gouvernement radical, non seulement pacifique, mais volontiers pacifiste, qui préside actuellement à ses destinées ne déploierait qu’une énergie d’action atténuée. Les dispositions de l’Angleterre à l’égard de l’Allemagne semblaient d’ailleurs modifiées, et ce n’était pas seulement une apparence ; sous l’influence directe de l’Empereur, dont le dernier voyage à Londres avait été un véritable succès, un rapprochement avait eu lieu entre les deux pays. L’Empereur avait su faire renaître la confiance et la sympathie. Ces sentimens n’avaient rien d’artificiel ; ils étaient sincères, mais pourtant fragiles ; ils avaient besoin d’être ménagés pendant encore quelque temps. On ne paraît pas l’avoir compris à Berlin : les ménagemens nécessaires n’ont pas été observés. Alors, du jour au lendemain, les esprits se sont retournés avec la soudaineté et l’unanimité qui caractérisent les soubresauts de l’opinion britannique lorsqu’elle aperçoit distinctement un péril pour un des intérêts essentiels du pays. Tous les journaux, les uns tout de suite, les autres un peu plus tard, ont fait entendre le même langage indigné. Le Times a mené la campagne dans des articles que nous ne citerons pas, parce qu’ils ont fait le tour du monde entier, mais qui indiquaient de la manière la plus précise l’intention très ferme de l’Angleterre de défendre ses intérêts par tous les moyens qui étaient en son pouvoir et aussi de rester fidèle à ses engagemens envers la France. Les journaux allemands ont été surpris, étonnés et, qu’on nous pardonne le mot, interloqués. Ils ont tourné leur mauvaise humeur contre nous avec un mauvais goût que nous leur pardonnons, parce que, sous la brutalité du ton, l’embarras et le désarroi étaient sensibles. Ils ont affecté envers nous une ironie pesante : nous avions, disaient-ils, réussi à faire intervenir « le grand frère » et à nous cacher derrière lui. Ce parti pris de nous traiter en petits garçons, inspiré par une irritation rageuse, restait d’ailleurs inefficace. C’est encore une des erreurs de la politique allemande de croire qu’elle peut agir sur nous par l’intimidation. De pareils procédés ont pu réussir autrefois ; encore ne l’ont-ils fait que par surprise ; ils ne réussiront plus désormais. Le sentiment public est changé chez nous, et nous le devons pour la plus grande partie à l’Allemagne elle-même qui a réveillé dans nos âmes des ardeurs qu’elle croyait éteintes et avec lesquelles elle a joué imprudemment. Napoléon Ier, il y a un siècle, lui a rendu un service analogue au milieu des malheurs qu’il lui a infligés et par le fait même de ces malheurs : c’est un prêté pour un rendu. Il y a là une leçon dont chacun fera bien de profiter. Sans remonter à plus de six semaines, l’Angleterre et la France ne sont plus tout à fait, depuis lors, ce qu’elles étaient avant ; les énergies qui chez elles étaient latentes s’y sont manifestées avec éclat. Amis de la paix, certes, elles le sont autant que jamais : toutefois, ni d’un côté ni de l’autre de la Manche, il ne viendrait à la pensée de personne que la paix soit le souverain bien et qu’elle doive être conservée à tout prix.

Ce n’est pourtant, pas, on peut le croire, le langage de la presse anglaise qui a produit le plus d’effet en Allemagne, mais bien celui du gouvernement, car il avait une tout autre autorité. Une première fois, à une question qui lui avait été posée à la Chambre des communes à l’occasion de l’envoi de la Panther à Agadir,. M. Asquith a répondu avec brièveté et gravité qu’il désirait « qu’il fût clairement compris, qu’aux yeux du gouvernement britannique une situation nouvelle avait surgi au Maroc et qu’il était possible que ses conséquences futures affectassent les intérêts britanniques plus directement qu’ils n’avaient été affectés jusque-là. » Pour le moment, une conversation avait été engagée entre le gouvernement allemand et le gouvernement français : il fallait en attendre les résultats. Ce langage a été compris à Berlin. L’Allemagne a senti que d’autres intérêts que les intérêts français étaient en cause et que si l’accord ne se produisait pas, la France ne serait pas isolée. On pouvait s’en tenir là ; dès son premier discours, M. Asquith avait dit très clairement tout ce qu’il était indispensable de dire. Mais, à mesure que les jours s’écoulaient sans amener de solution, au milieu des bruits contradictoires que la presse allemande lançait dans le monde, l’opinion britannique s’énervait davantage, et le gouvernement éprouvait lei besoin de lui donner de nouvelles satisfactions. C’est alors que M. Lloyd George a pris la parole dans un banquet. M. Lloyd George est le membre le plus radical d’un ministère radical ; il est connu pour être, non seulement un fervent ami de la paix, mais un pacifiste de doctrine ; il a fait, il y a peu de temps encore, auprès du gouvernement allemand, des démarches, qui ont d’ailleurs été malt accueillies, en vue d’une limitation commune à apporter aux armemens militaires ; il est de ceux qui trouvent que les dépenses faites pour la guerre sont les moins rémunératrices de toutes, et que l’argent qu’on emploie en fusils, en canons, en navires, serait beaucoup mieux utilisé dans des réformes sociales. Son discours, qui n’a pas manqué de panache, empruntait donc à sa personne même une signification plus grande : aussi le retentissement s’en est-il étendu dans le monde entier. « Si nous nous trouvions acculés, a-t-il dit, à une situation dans laquelle la paix ne pourrait être maintenue qu’en sacrifiant la grande, la bienveillante situation que la Grande-Bretagne s’est acquise par des siècles d’héroïsme et d’efforts, en permettant que la Grande-Bretagne, soit traitée, quand ses intérêts vitaux sont en jeu, comme si elle ne comptait pas dans le concert des nations, alors, je le dis avec force, la paix, à ce prix, serait une humiliation intolérable à endurer pour une grande nation comme la nôtre. »

C’est la première fois depuis longtemps que de pareilles paroles frappaient des oreilles allemandes. L’Allemagne aime fort à poser devant les autres l’hypothèse de la guerre, mais elle n’aime pas que les autres la posent devant elle et elle en était déshabituée. Qui se serait attendu à ce que cette tradition fût rompue par M. Lloyd George ? On voit que, lorsque les pacifistes s’y mettent, ils sont aussi guerriers que les autres, et cette constatation est rassurante. Les journaux allemands se sont appliqués à diminuer l’importance du discours, mais ils ont bientôt senti l’inutilité et la puérilité de cette tactique et, devant les applaudissemens de toute l’Angleterre, il a fallu qu’ils se rendissent à l’évidence. En fait ils ne revenaient pas de leur étonnement ; ils ne reconnaissaient plus l’Angleterre dont ils s’étaient forgé une image chimérique ; ils ne reconnaissaient plus M. Lloyd George, qu’ils croyaient en quelque sorte enseveli dans les détails scabreux de la politique intérieure ; enfin ils en appelaient du gouvernement anglais au gouvernement anglais lui-même, de M. Lloyd George à M. Asquith, annonçant que celui-ci prononcerait bientôt un discours qui dissiperait les malentendus et remettrait toutes choses au point. Quel que pût être ce discours, il semblait dès ce moment certain que les journaux allemands l’opposeraient à celui de M. Lloyd George et s’en déclareraient satisfaits. Ils n’ont point manqué de le faire, et cela est fort heureux, car, au point où la surexcitation des esprits était venue, tout pouvait arriver, même le pire, et, bien que personne ne voulût la guerre, ni en Angleterre, ni en France, ni en Allemagne, les fautes commises de part et d’autre risquaient de la déclancher comme une conséquence fatale. Il y a encore là une leçon à recueillir : si la guerre éclate un jour, ce sera sans doute par quelque surprise de ce genre ; on la subira sans l’avoir voulue. Au moment le plus aigu de la crise, nous avons toujours espéré que les bonnes volontés qu’on sentait partout agissantes seraient finalement les plus fortes et nous sauveraient de la guerre une fois encore ; mais jamais peut-être nous n’en avons été plus près, et peut-être aussi la France n’est-elle pas le pays où on en aurait le plus difficilement pris son parti.

Le discours de M. Asquith a répondu à l’attente universelle : il nous a été rarement donné l’occasion d’entendre une parole plus opportune. M. Asquith n’a rien abandonné de ce qu’il avait dit lui-même, ni de ce qu’avait dit M. Lloyd George, mais, en le rappelant et le précisant, il a mis tant de modération dans la forme que, bien que le fond n’eût rien perdu en énergie, la détente a été immédiate. « Je me bornerai, a-t-il dit en substance, à exposer la situation actuelle. Des conversations sont en cours entre la France et l’Allemagne ; nous n’y participons pas. Elles portent sur un sujet qui peut ne pas affecter les intérêts britanniques ; nous ne pouvons pas, avant d’en connaître l’issue, exprimer d’avis définitif sur ce point. Mais nous désirons que ces conversations aboutissent à une solution honorable et satisfaisante pour les deux parties, à une solution qui, le gouvernement de Sa Majesté peut le dire cordialement, ne porte en rien préjudice aux intérêts britanniques. Nous croyons que cela est parfaitement possible ; nous souhaitons vivement, sincèrement, qu’il en soit ainsi. Au Maroc même, la situation est hérissée de difficultés, mais hors du Maroc, sur d’autres points de l’Ouest africain, nous ne penserions pas d’intervenir dans des arrangemens territoriaux considérés comme raisonnables par ceux qui y sont le plus directement intéressés. Nous avons estimé qu’il était bon de faire nettement savoir dès le début que, si on n’aboutissait pas à une solution répondant aux desiderata que j’ai indiqués, il nous faudrait prendre une part active à la discussion de la situation. Ce sera notre devoir comme signataire de l’Acte d’Algésiras, et ce pourrait être notre obligation en conformité de notre accord de 1904 avec la France : ce pourrait être aussi notre devoir pour la défense des intérêts britanniques qui seraient immédiatement affectés par les événemens subséquens. À certains momens, nous n’étions pas sûrs qu’on eût bien compris cela, mais, je suis heureux de le dire, nous savons pertinemment aujourd’hui qu’il n’en est plus ainsi. La déclaration que j’ai faite ici, il y a plus de trois semaines, le discours que prononça ensuite ailleurs le chancelier de l’Échiquier ont, je l’espère et je le crois, établi d’une façon tout à fait claire que nous ne revendiquons ni prééminance ni prédominance, mais que nous réclamons la position d’une partie intéressée aux événemens qui peuvent se produire, une partie intéressée à voir se résoudre les difficultés actuelles. À notre sens, c’eût été une grande erreur que de laisser les événemens aller à la dérive et de permettre que l’affirmation des intérêts que nous y avons pût, survenant après notre silence, causer de la surprise et du ressentiment au moment même où cette affirmation serait devenue on ne peut plus impérieusement nécessaire. J’ai confiance que nous avons suffisamment paré à cela par les déclarations déjà faites. »

L’importance de ce discours nous a amené à en reproduire le principal passage ; mais il faudrait publier le compte rendu de toute la séance pour montrer à quel point les Anglais, lorsqu’ils sentent qu’un grand intérêt national est en jeu, oublient leurs dissentimens sur d’autres points, même sur les plus graves, pour se rallier autour de leur gouvernement et faire cause commune avec lui. À peine M. Asquith s’était-il rassis au milieu d’applaudissemens unanimes que M. Balfour s’est levé et a fait entendre, au nom de l’opposition unioniste, des paroles d’adhésion absolue aux déclarations qui venaient d’être faites. « Ces déclarations, a-t-il dit, n’appellent de ma part que peu de commentaires et aucune critique. Le premier ministre, avec une parfaite connaissance de toutes les difficultés de la situation et avec le sens, des responsabilités qui s’attachent à la conduite des Affaires étrangères dans une crise comme celle-ci, a adressé un appel à la Chambre pour qu’elle évitât d’aborder les sujets irritans et de soulever des controverses inutiles… Nous avons souvent dit des deux côtés de cette assemblée, que nous ne permettons pas à nos dissensions de partis, si aiguës qu’elles puissent être, de troubler l’unité de notre action quand les intérêts du pays tout entier sont en jeu. En ce qui concerne mes amis et moi-même, les déclarations que nous avons faites à ce sujet n’étaient pas des paroles prononcées à la légère dans des jours de calme ; cette doctrine était l’expression d’une pensée profonde et elle sera fidèlement appliquée. S’il y a, au dehors de ces murs, des observateurs ou des critiques qui ont compté sur nos divisions et qui ont cru que nos disputes intérieures du moment pourraient rendre facile une politique à laquelle, en d’autres circonstances, ils savent bien que ce pays s’opposerait ; s’il y en a qui supposent que nous sommes rayés de la carte de l’Europe parce que nous avons des difficultés intérieures, il est peut-être bon de dire à leur adresse qu’ils se sont entièrement trompés sur le caractère du peuple britannique et sur le patriotisme de l’opposition, que cette opposition se trouve d’un côté de cette Chambre ou de l’autre. « Enfin M. Ramsay Macdonald, président du « Labour party, » s’est exprimé comme il suit : « Aussi longtemps qu’il y aura un « Labour party » en Allemagne, en France et en Angleterre, il cherchera à assurer la paix et à la poursuivre instamment. Si la barque de la paix doit chavirer tout à l’heure, nous resterons debout près d’elle, même lorsqu’elle aura sombré. Mais, en disant cela, je ne vais nullement à l’encontre des déclarations du premier ministre et de M. Balfour : j’espère qu’aucune nation européenne ne voudra croire un seul instant que nos divisions intestines soient susceptibles d’affaiblir l’esprit britannique ou notre unité nationale. » De pareilles paroles venant du chef, du gouvernement, du chef de l’opposition, du chef du parti ouvrier honorent une assemblée et une nation. La force de l’Angleterre est dans sa flotte sans doute, mais elle est aussi dans l’unité morale dont elle vient de donner une nouvelle preuve. Il y a là un grand exemple que nous devons tous méditer, que nous devrions tous imiter.

Pour en revenir au discours de M. Asquith, il définit d’une manière très nette l’attitude que l’Angleterre a adoptée dans cette crise. La thèse du gouvernement anglais a d’ailleurs toujours été la nôtre : il est très désirable que la France et l’Allemagne arrivent à se mettre d’accord ; si elles le font, l’Angleterre aura avoir si ses intérêts ne sont pas atteints par les termes de cet accord, réserve de pure forme d’ailleurs puisque l’Angleterre est tenue au courant des négociations et que nous ne conclurons pas sans elle ; mais si l’accord ne se fait pas, toutes les puissances, — elles sont au nombre de 13, — qui ont signé l’Acte d’Algésiras auront le même droit à prendre part à la négociation qui sera devenue nécessaire : en parlant pour elle, l’Angleterre a parlé pour toutes les autres. Alors, une conférence nouvelle s’imposera. Nous ne la souhaitons pas, mais nous ne la redoutons pas. Nous ne la souhaitons pas, parce qu’elle serait la manifestation, entre la France et l’Allemagne, d’un dissentiment irréductible par leurs seuls moyens ; nous ne la redoutons pas, parce que la première nous ayant été favorable, il n’y a aucune raison pour qu’une seconde ne le soit pas. Nous nous y présenterions avec de bons amis et de bons argumens. Mais M. Asquith est d’avis que l’entente est possible, et il a raison de le croire, si l’Allemagne enferme ses prétentions dans des limites raisonnables. Nous avons déjà dit que, ne nous donnant rien que son abstention, elle ne peut pas nous demander grand’chose : cependant nous sommes disposés à traiter largement avec elle pourvu qu’elle nous garantisse vraiment une abstention durable au Maroc. En sommes-nous là ? Nous nous y acheminons sans doute. Bien que les conversations de Berlin restent enveloppées de mystère, on sait, on croit savoir que l’Allemagne a sensiblement réduit ses prétentions : on peut même considérer, le fait comme certain, car s’il ne l’était pas, il ne serait déjà plus question d’entente possible, mais de rupture et de conférence. Le retour de l’Empereur de sa croisière du Nord, suivi de l’audience qu’il a accordée à Swinemunde au chancelier de l’Empire et au ministre des Affaires étrangères paraît avoir exercé une influence heureuse sur la marche des négociations : non pas que l’Empereur ait été en désaccord avec ses ministres, on a affirmé qu’il ne l’était pas et il n’y a aucune raison de croire le contraire ; il est bien sûr que la Panther n’a pas été envoyée à Agadir sans son adhésion formelle ; mais, en toutes choses, il y a la manière, et celle qui a suivi le retour de l’Empereur a paru plus conciliante que celle qui l’avait précédé. Que l’on s’achemine vers une entente finale, la fureur des pangermanistes donne à l’espérer : ils ne ménagent même pas dans les journaux la personne de Guillaume II. Ces querelles nous laissent spectateurs indifférens : nous n’avons affaire qu’au gouvernement. Autant qu’on en puisse juger par la lecture attentive des journaux, les négociations portent aujourd’hui sur l’Hinterland du Congo français : on discute entre l’Oubangui et la Shanga ; les Allemands ont renoncé à émettre des prétentions sur le rivage de l’Océan, ou ils les ont réduites à peu de chose ; ils se tournent plutôt du côté du grand fleuve. Sur tous ces points, l’accord sera laborieux et lent ; il reste difficile, mais il n’est pas irréalisable : nous attendons qu’il soit réalisé et devenu public pour pouvoir l’apprécier. Alors le gros nuage qui a pesé sur nous pendant quelques jours sera dissipé, mais nous n’oserions pas dire qu’il ne se reformera plus. L’Allemagne aura beaucoup à faire pour effacer les impressions que ces dernières affaires ont produites, et qui l’ont présentée au monde comme une puissance avec laquelle on est obligé d’être toujours sur le qui-vive. L’art patient qu’elle avait déployé pour amener des rapprochemens entre elle et l’Angleterre, la Russie et nous-mêmes, donne cependant à croire que tel n’est pas le but qu’elle-s’était proposé.

Il nous resterait à parler de l’Espagne : la place nous manque pour le faire d’une manière aussi complète que nous le voudrions. Les derniers incidens n’ont d’ailleurs pas modifié notre opinion que l’Espagne doit être notre amie au Maroc, et que l’œuvre que nous y accomplissons, elle et nous, doit être une œuvre commune. Il n’y aurait rien de pire pour elle, pour nous, pour le Maroc, pour la civilisation, qu’un dissentiment durable entre les deux pays. Il est heureux qu’on le comprenne également bien à Madrid et à Paris et qu’on s’y applique à dissiper des malentendus créés par des agens qui ne sont peut-être pas assez intelligens et qui sont certainement trop zélés : c’est ici que le fameux mot de Talleyrand trouverait toute son application. Soyons justes pourtant : la situation est délicate et les agens des deux pays auraient besoin d’un tact bien rare pour éviter toujours, au début d’une période nouvelle, les frottemens plus ou moins durs que le voisinage amène presque inévitablement entre eux. Il n’y avait sans doute qu’un moyen de supprimer ces frottemens, qui était de supprimer le voisinage immédiat lui-même, en mettant entre Français et Espagnols une ligne de démarcation qu’ils ne dépasseraient ni les uns ni les autres, ou qu’ils ne franchiraient que dans des conditions et avec des précautions bien définies. Tel est le principe essentiel de l’arrangement qui a été conclu entre les deux gouvernemens ; le reste est accessoire. Nous ne voulons pas dire par là que ce reste n’ait pas aussi son importance ; ainsi, par exemple, les enrôlemens de déserteurs marocains que faisaient les Espagnols étaient un abus inadmissible ; mais il fallait surtout, et avant tout, empêcher la pénétration réciproque de la zone espagnole et de la zone française. Nous savons bien que ce mot de zone est inexact, nous ne l’employons que pour la commodité du discours. L’arrangement franco-espagnol est d’ailleurs provisoire, comme tant d’autres choses le sont aujourd’hui au Maroc. L’Acte d’Algésiras reste notre Charte et il faut, comme nous le disions il y a quinze jours, en sauver tout ce qui peut en être sauvé. Mais comment ne pas s’avouer à soi-même qu’il a subi de nombreuses atteintes et qu’il a grandement besoin d’être restauré ou même retourné. Comment le sera-t-il ? C’est le secret de l’avenir. L’installation de l’Espagne à El-Ksar sera une grande difficulté, mais il n’y en a pas d’insoluble entre deux nations que la force des situations a rendues solidaires. Le Maroc est grand : plusieurs combinaisons sont possibles pour y associer la France et l’Espagne dans un effort dont le but est commun, bien qu’il puisse s’exercer sur des points différens. Mais la solution de ces problèmes n’est pas encore mûre : il n’y a de certain que la nécessité pour les deux pays d’éviter entre eux, avec le plus grand soin, des dissentimens qui, s’il faisait le jeu des autres, ne ferait pas le leur. L’arrangement conclu entre notre ambassadeur à Madrid, M. Geoffray, et le ministre des Affaires étrangères d’Espagne, M. Garcia Prieto, a pourvu au plus pressé, c’est-à-dire aux nécessités du jour, laissant au lendemain ce qui lui appartient.

L’importance exceptionnelle que les incidens récens ont donnée à la question marocaine nous a amené à lui consacrer toute la place dont nous disposions aujourd’hui, malgré l’intérêt que d’autres événemens présentent aussi, à un moindre degré, il est vrai. Nous nous sommes borné à raconter des faits, comme il convient dans une chronique, mais les faits parlent d’eux-mêmes et il en ressort pour tout le monde des avertissemens presque également utiles. L’Allemagne, par exemple, fera bien de se rendre compte que les procédés d’intimidation ne sont plus de mise aujourd’hui : ils sont inopérans à moins qu’ils n’opèrent dans un sens inverse à celui qu’ils se proposent ; de plus, même lorsqu’ils sont dirigés contre une seule nation, plusieurs en prennent une part pour elles et agissent en conséquence. Quant à nous, nous sommes allés trop vite et trop loin au Maroc ; nous n’avons pas fait entrer assez de temps dans notre jeu, et si nous n’en disons pas davantage à ce sujet, c’est que nous l’avons fait à mesure que les événemens se déroulaient et que, en ce moment surtout, ce n’est pas à nous à faire notre procès : soyons sûrs d’ailleurs que d’autres le feront toujours quand nous leur en fournirons des motifs ou des prétextes. Le lendemain de notre arrangement avec l’Allemagne, si cet arrangement se conclut, ne croyons pas avoir partie gagnée au Maroc : le morceau restera dur et résistant et c’est par une œuvre de longue haleine, mesurée, méthodique, éloignée de toute idée de conquête ou même de protectorat, que nous en viendrons à bout au meilleur compte, sans affaiblir ou sans compromettre la liberté de notre action en Europe. N’oublions pas enfin qu’à côté des nôtres, l’Espagne a au Maroc des droits qui lui ont été reconnus à Algésiras par les puissances, et qui l’avaient déjà été par nous dans des conditions à la fois plus précises et plus larges. Notre œuvre future est entourée de conditions que nous devons respecter. L’abstention de l’Allemagne, si elle se produit et se maintient, sera pour nous une difficulté de moins, mais toutes les autres subsisteront. Le seul moyen de les vaincre est île les bien connaître toutes et d’appliquer patiemment à chacune d’elles le meilleur moyen de la tourner ou de la réduire. Nous aurons à en reparler plus d’une fois.


FRANCIS CHARMES.


Le Directeur-Gérant,

FRANCIS CHARMES.