Chronique de la quinzaine - 31 juillet 1911

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Chronique no 1903
31 juillet 1911


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




La Chambre a fini la première année de la législature ; elle a fait beaucoup de bruit et peu de besogne. On chercherait en vain, dans toute la presse, un journal qui ait porté sur ses travaux un jugement favorable. Cette première année laissera cependant un souvenir dans notre histoire parlementaire, grâce à deux phénomènes qui s’y sont produits pour la première fois : on n’avait pas encore vu un budget voté avec sept douzièmes provisoires, et un second budget qui, présenté au milieu de juillet, et présenté pour la forme, c’est-à-dire en papier blanc, a mis la Chambre dans l’obligation d’élire une Commission dont les membres n’ont pu émettre aucune opinion sur un projet qu’ils ignoraient. C’est un signe manifeste de l’anarchie dans laquelle nous sommes. On comprend très bien que l’opinion soit déconcertée par des innovations aussi peu recommandables et qu’elle se montre sévère pour la Chambre qui les a inaugurées.

Cette Chambre a vu, en une année, se succéder quatre ministères : premier ministère Briand, second ministère Briand, ministère Monis, ministère Caillaux. Il y a quinze ou vingt ans, les ministères mouraient jeunes, mais ils se recrutaient dans le même personnel politique et se ressemblaient comme des frères. Puis sont venus des ministères de longue durée, qui généralement, lorsqu’ils se sentaient un peu vieillis et usés, aimaient mieux donner leur démission que d’être renversés. Allons-nous revenir aux ministères à court terme ? Nous n’y voyons pas d’inconvéniens lorsqu’il s’agit, par exemple, d’un ministère Monis ; mais le système contraire a de sérieux avantages, et nous avons regretté la disparition trop rapide de M. Briand. Il est vrai que la faute principale en revient à M. Briand lui-même, qui semble ne s’être pas très bien rendu compte de la situation qu’il s’était faite et qui, en tout cas, n’en a pas profité. Quant au Cabinet Monis, il n’a pas donné l’impression d’un gouvernement, mais bien de l’absence de tout gouvernement. Nous avons aujourd’hui un nouveau ministère dont nous avons dit que nous l’attendrions à l’œuvre. Il nous est effectivement difficile, étant donné son passé, d’avoir a priori confiance en M. Caillaux ; mais il est juste de reconnaître qu’il n’a pas mal débuté, qu’il a fait entendre des paroles opportunes, qu’il a fait mieux encore en mettant ses actes d’accord avec ses paroles, enfin que son entrée sur la scène politique comme président du Conseil n’a pas eu le caractère de banalité auquel plusieurs autres nous avaient habitués. Dans sa Déclaration, M. Caillaux avait annoncé l’intention de gouverner ; d’autres l’avaient fait avant lui, et il n’en était rien résulté, la faiblesse gouvernementale était restée la même : peut-être n’en sera-t-il pas de même avec M. Caillaux. Nous disons « peut-être, » parce qu’il ne faut pas trop s’avancer : nous avons eu déjà tant de déceptions ! Mais M. Caillaux est un homme intelligent et il n’est pas impossible que, éclairé par des symptômes divers, il ait senti dans le pays un désir, un besoin de plus en plus vifs d’avoir en effet un gouvernement qui gouverne. Quoi qu’il en soit, ses premiers actes l’ont amené à rompre nettement, résolument, et sans doute définitivement, avec les socialistes unifiés. Il fallait entendre de quel ton il a dit à M. Vaillant : « C’est votre opinion, par conséquent, ce n’est pas la mienne. » La cassure a été telle qu’elle ne paraît pas pouvoir se raccommoder. Les partisans du bloc peuvent en gémir. On a remarqué qu’à chaque ministère nouveau, M. Combes commençait par une bénédiction ; il n’a pas manqué d’esquisser ce geste sur le front de M. Caillaux, mais probablement il n’ira pas jusqu’à la confirmation.

C’est à propos de l’affaire, laissée en suspens, de la réintégration des cheminots que la bataille a eu lieu entre M. Jaurès et M. Caillaux. D’autres orateurs y ont pris part, notamment M. Colly, l’orateur le plus tonitruant de la Chambre, mais on pourrait dire que, cette fois du moins, son intervention aurait été négligeable si elle n’avait pas produit un de ces tumultes qui obligent le président, après avoir épuisé toutes les sévérités du règlement, à reculer devant le scandale et à interrompre la séance. L’éloquence parlementaire a singulièrement évolué entre Royer-Collard et M. Colly ! Avec ce dernier, elle ne diffère pas sensiblement du coup de poing. Laissons de côté cet orateur modern-style : aussi bien M. Jaurès a dit les mêmes choses que lui, autrement bien entendu, à savoir que les socialistes unifiés ne laisseraient pas protester la promesse qui leur avait été faite de la réintégration des cheminots, et qu’ils emploieraient tous les moyens pour en assurer la réalisation. — Vous voulez donc brimer la Chambre ? a demandé un interrupteur. — Oui, oui, a crié l’extrême gauche : est-ce que vous n’avez pas brimé le peuple ? Est-ce que vous ne lui avez pas menti ? Qu’y a-t-il de plus criminel ? — On se rappelle à quoi cette accusation se rattache. À la veille des vacances de Pâques, un grand débat a eu lieu sur les cheminots qui, ayant abandonné leur poste au moment de la grève des chemins de fer, ont été aussitôt remplacés par les Compagnies. Remplacés, disons-nous, et non pas révoqués ; on abuse vraiment de ce dernier terme ; les Compagnies sont bien obligées de remplacer sans délai ceux de leurs agens qui désertent un service public dont le caractère spécial est de ne pouvoir pas être interrompu un seul jour, une seule heure. Mais la question est connue de nos lecteurs, et nous n’y reviendrons pas. M. Monis et M. Dumont, — ce dernier était alors ministre des Travaux publics, — ont adressé du haut de la tribune des sommations impérieuses aux Compagnies de chemins de fer d’avoir à reprendre leurs cheminots comme l’État avait repris les siens, faute de quoi, ils demanderaient au parlement des « armes » pour réduire leur résistance. Les Compagnies ne se sont nullement émues des menaces qui leur étaient adressées ; elles avaient déjà opéré spontanément un certain nombre de réintégrations ; elles ont déclaré qu’elles ne pouvaient pas en opérer davantage et se sont contentées, par mesure d’humanité, de donner des retraites proportionnelles ou des secours à ceux de leurs anciens agens qu’elles estimaient ne pas pouvoir reprendre : à presque tous d’ailleurs elles se sont entremises pour procurer une situation nouvelle et elles y ont réussi. Il est triste de le dire : quand MM. Monis et Dumont ont annoncé qu’ils demanderaient des « armes » contre les Compagnies, la Chambre les a couverts d’applaudissemens et leur a voté, à une majorité énorme, un ordre du jour de confiance et d’approbation : il y a eu là un de ces entraînemens auxquels les assemblées sont sujettes, sauf à les regretter le lendemain, et qui sont un des vices du parlementarisme à outrance, sans réflexion suffisante et sans contrepoids. Aux yeux des socialistes unifiés, le vote que la Chambre a émis dans ce jour de folie constitue un engagement sacré auquel on ne saurait manquer sans forfaiture, ou, comme s’exprime M. Colly, sans infamie. Est-ce l’avis de M. Caillaux ? La composition même de son ministère a montré le contraire : il a pris soin de ne pas y conserver M. Dumont, et M. Camille Pelletan ne s’est pas mépris sur le sens de cette omission, contre laquelle il a élevé aussitôt ses protestations et ses lamentations. Eh quoi ! On avait eu enfin la bonne fortune de trouver un ministre décidé à engager contre les Compagnies de chemins de fer une lutte à mort, et M. Caillaux congédiait cet homme rare ! À partir de ce moment, la guerre était déclarée contre lui : mais on ne désespérait pas de le faire capituler, soit par persuasion, soit par intimidation, soit même par violence. M. Colly se chargeait d’employer ce dernier moyen : il a échoué comme les autres. M. Caillaux est resté inébranlable sur les positions qu’il avait prises. Sans doute il a promis de continuer la conversation avec les Compagnies en vue d’obtenir d’elles les réintégrations raisonnables, mais c’est tout. Pour lui, les Compagnies de chemins de fer ne sont pas l’ennemi contre lequel il faut courir sus et contre lequel tout est permis. Elles ont avec l’État des contrats que celui-ci est tenu de respecter et qu’il violerait s’il leur imposait par voie législative des obligations qui n’y sont pas comprises. Les Compagnies sont d’ailleurs responsables de la sécurité des voyageurs ; ayant cette responsabilité, qui est lourde, aujourd’hui surtout, elles doivent avoir l’autorité correspondante ; le maintien de la discipline est à ce prix. M. Jaurès ayant alors proposé la création de conseils de discipline, composés par tiers de représentans de l’État, des ouvriers et des Compagnies, M. Caillaux a déclaré qu’un pareil projet était inacceptable, attendu qu’on ne pouvait pas donner aux Compagnies un tiers d’autorité en leur laissant toute la responsabilité. En entendant ces vérités de sens commun, les socialistes unifiés ne pouvaient pas en croire leurs oreilles. À un moment, M. Jaurès, s’adressant à M. Caillaux, s’est écrié : « Vous ne parliez pas ainsi au moment de la discussion de l’impôt sur le revenu ! » À quoi M. Caillaux a répliqué : « Nous pourrons nous trouver d’accord pour réaliser de grandes réformes démocratiques ; nous ne nous trouverons jamais d’accord pour la démagogie et pour le désordre. » Il n’y a pas eu, dans toute cette discussion, de mot plus important que celui-là. Et nous dirons, à notre tour, que nous pourrons cesser d’être d’accord avec M. Caillaux lorsqu’il voudra réaliser, d’accord avec M. Jaurès, certaines réformes prétendues démocratiques, mais que nous serons toujours avec lui contre la démagogie et le désordre.

La question des cheminots n’est pas la seule qui se soit présentée à la Chambre et que le gouvernement ait eu à traiter. Un député collectiviste, M. Sixte-Quenin, a cru le moment bien choisi pour déposer une demande d’amnistie : cette amnistie aurait été très large, elle se serait étendue à « tous les délits de presse et politiques et à toutes les infractions, quelle que soit leur qualification pénale, commises en matière de réunions, grèves, manifestations, et à l’occasion des événemens de la Champagne. » On nous dispensera d’indiquer les raisons qu’a données M. Sixte-Quenin pour justifier sa proposition ; tout le monde les devine, et la réponse de M. Caillaux est la seule chose qui importe. « L’heure, a-t-il dit, serait très inopportune pour la proclamation d’une amnistie… Peut-être la fréquence de certains accidens, — on compte 2 936 actes de sabotage depuis le mois d’octobre dernier jusqu’au moment présent, — doit-elle être attribuée en partie à cette circonstance qu’on a trop énervé la répression par de très fréquentes amnisties. À qui et à quoi s’applique la demande d’amnistie déposée par M. Sixte-Quenin ? Aux camelots du Roi, à ceux qui, dans des manuels, ont indiqué les meilleures méthodes de pratiquer le sabotage des voies ferrées, à ceux qui, constamment ou à de fréquens intervalles, ont fait ce qu’on appelle la chasse aux renards, aux antimilitaristes. Est-ce le moment, je le demande à tous les républicains et à tous les Français, est-ce le moment d’amnistier de pareils actes ? » Les discours de M. Caillaux sont brefs, mais chaque mot porte et rien ne manque dans l’énumération que nous venons de reproduire. Les camelots du Roi mis hors de cause, car ils se donnent pour le moment plus de mouvement qu’ils ne font de besogne, restent les saboteurs, les chasseurs de renards, les antimilitaristes : chacun méritait bien une mention spéciale, et chacun a eu la sienne.

La Chambre a été frappée du chiffre de 2 936 actes de sabotage qui ont été commis depuis moins de dix mois : on n’aurait pas cru le mal aussi profond, ni aussi répandu. Sans doute tous ces actes n’ont pas la même importance, mais tous procèdent de la même intention, qui est détestable et qui ne rencontrerait dans aucun autre pays du monde la même tolérance que chez nous. Cette tolérance est-elle sur le point de cesser ? On peut l’espérer : il semble bien que M. Caillaux veuille entrer dans des voies nouvelles. La gravité, la multiplicité des attentats commis sur les lignes de chemins de fer, notamment sur celles de l’Ouest-État, ont fini par lasser la patience publique : elle est à bout. Le moment est venu de prendre des mesures décisives. On a parlé de lois à faire : commençons par appliquer les anciennes ; beaucoup de personnes croient qu’elles sont suffisantes, si on sait ou si on veut vraiment s’en servir. Il faut les appliquer notamment contre les chasseurs de renards, c’est-à-dire garantir rigoureusement et vigoureusement la liberté du travail. Les ouvriers du bâtiment se sont mis en grève en demandant la suppression du marchandage et la journée de neuf heures : au bout de huit jours, ils ont été obligés de reprendre le travail sans avoir rien obtenu. Les grévistes avaient commencé par faire une guerre impitoyable aux renards. Mal leur en a pris : un a montré les dents. Sous le déluge de coups dont on l’assaillait, il a tiré un couteau et blessé à mort un de ses agresseurs, ce qui est légitime sans doute, mais déplorable, et ce qui n’arriverait pas si le gouvernement assurait aux ouvriers travailleurs une protection qui les dispensât de se protéger eux-mêmes.

Nous avons parlé enfin, ou plutôt M. Caillaux a parlé des antimilitaristes, et des actes ont accompagné ses paroles. Il existe une institution nommée « le Sou du soldat, » qui a son siège à la Bourse du Travail de Paris : son but est de maintenir le contact entre les syndicats révolutionnaires et ceux de leurs adhérens qui sont sous les drapeaux. Le moyen employé est le versement entre les mains du soldat de petites sommes d’argent. En quoi, demandera-t-on, ce fait est-il délictueux ? Il ne le serait peut-être pas s’il s’arrêtait là, mais à la somme d’argent s’ajoutent des correspondances, qui introduisent et entretiennent dans les casernes la propagande de l’antimilitarisme, et c’est ce qui ne saurait être toléré. Les anciens gouvernemens ignoraient-ils l’existence du « Sou du soldat ? » Non certainement, mais ils y fermaient les yeux. Ignoraient-ils la propagande qu’il faisait dans l’armée ? Pas davantage, mais ils n’osaient pas s’en prendre à de puissans comités révolutionnaires. Le ministère nouveau a adopté une autre conduite. Une descente de police a eu lieu à la Bourse du Travail et trois révolutionnaires ont été arrêtés. On aurait pu s’attendre à ce que cet acte vigoureux produisît à la Chambre, parmi les socialistes unifiés, une émotion qui se serait traduite par ce qu’on appelle une séance mouvementée. Il n’en a rien été ; l’énergie des socialistes unifiés a été employée tout entière à demander la réintégration des cheminots ; elle s’y est épuisée et c’est seulement au Conseil municipal de Paris que M. le préfet de police a été mis en cause pour avoir violé le seuil de la Bourse du Travail. M. Lépine a répondu à son interpellateur comme il convenait ; il s’est même amusé de la prétention des révolutionnaires d’être à l’abri des lois à la Bourse du Travail, et, si c’est un sacrilège d’avoir forcé la porte de cette forteresse sacrée ; il s’est déclaré tout prêt à récidiver. Il a posé incidemment une question qu’il faudra bien un jour prochain aborder de front : ces syndicats, dont presque tous sont constitués irrégulièrement, et dont la plupart ont un caractère nettement révolutionnaire, sont logés et subventionnés à la Bourse du Travail par la Ville de Paris : cette situation est-elle admissible, peut-elle se prolonger, maintenant qu’on sait à quoi s’en tenir sur les opérations qui se font ou qui se préparent dans l’ombre propice de ce monument municipal ? On a découvert autrefois, ou cru découvrir des complots dont on a fait grand bruit et qui étaient beaucoup plus inoffensifs que ceux-ci. Une instruction est ouverte ; elle s’étend déjà à plusieurs villes de province et paraît devoir se développer encore ; elle nous réserve des révélations intéressantes et instructives, à en juger par ce que nous en savons déjà. La Bourse du Travail, la Confédération générale du Travail, la fameuse C. G. T., tout cela se tient et forme un bloc assez intime pour que l’on ne puisse pas toucher à une de ses parties sans atteindre les autres. Sachons gré à M. Caillaux d’avoir eu l’audace, puisque audace il y a, de porter la main sur cette arche sainte dont la sécurité était fondée tout entière sur la terreur qu’elle inspirait. Bien des choses seront changées le jour où cette terreur sera dissipée.

Mais la Chambre, demandera-t-on, la Chambre qui soutenait hier M. Monis et M. Dumont, que dit-elle de ces nouveautés ? La Chambre applaudit M. Caillaux comme elle applaudissait M. Monis et M. Dumont, et ce sont souvent les mêmes hommes qui applaudissent les ministres d’aujourd’hui après avoir applaudi ceux d’hier. Il ne faut pas essayer de comprendre ces mystères de l’âme parlementaire, ou, si on veut le faire, il faut admettre qu’une Chambre est courageuse avec un ministère courageux et défaillante avec un ministère défaillant. Jamais ministre n’a eu de majorités plus fortes que celles qui ont accueilli les déclarations de M. Caillaux. Réduits à eux-mêmes, les socialistes plus ou moins unifiés n’atteignent pas 100 voix dans leurs meilleurs jours : tout le reste, pas loin de 500 voix, appartient au gouvernement : la question est de savoir s’il saura les garder. Il doit s’attendre à subir de rudes assauts à la rentrée d’octobre ; mais, comme les députés sont pour le moment dispersés dans leurs arrondissemens, et qu’ils y passeront trois mois, ils constateront le sentiment du pays. Or le pays veut précisément ce que M. Caillaux lui a promis : un gouvernement qui gouverne contre la démagogie et le désordre. Les réformes viendront ensuite. La Chambre n’a pu jusqu’ici en faire aucune, pas même la réforme électorale, qui était toute prête, mais dans laquelle elle s’est pitoyablement empêtrée. Néanmoins on peut dire que le scrutin d’arrondissement a vécu : il a été condamné par des votes successifs qui lui ont porté le coup de grâce : reste à savoir par quoi et comment il sera remplacé. La Chambre a témoigné de l’intérêt qu’elle portait à la réforme, ou peut-être seulement que ses électeurs y portaient, en refusant de l’ajourner jusqu’après les vacances. M. Caillaux lui demandait de le faire pour donner au gouvernement le temps de préparer des textes qu’il lui soumettrait à la rentrée ; mais la Chambre s’est obstinée à continuer le débat, et c’est le seul échec que M. Caillaux ait éprouvé. Il n’est pas bien grave. Pourquoi la Chambre aurait-elle interrompu la discussion de la réforme ? Ne savait-elle pas que le décret de clôture de la session allait lui épargner de prendre cette responsabilité. Le décret est intervenu, en effet, aussitôt que le budget, après avoir fait plusieurs fois la navette entre les deux Chambres, a été définitivement voté. Et on s’est séparé à bout de forces, sans avoir d’ailleurs rien fait. La stérilité parlementaire donne beau jeu au gouvernement s’il veut, vraiment gouverner, c’est-à-dire agir.

Nous ne dirons peu de chose aujourd’hui des négociations qui se poursuivent à Berlin entre M. de Kiderlen-Waechter et M. Jules Cambon. M. le ministre des Affaires étrangères, interpellé à ce sujet par M. Jaurès, a demandé à la Chambre de remettre l’interpellation à plus tard et s’il jugeait qu’une discussion prématurée pouvait avoir des inconvéniens à la Chambre, elle pourrait en avoir aussi dans la presse. M. de Selves s’est contenté d’assurer, et cela a paru pour le moment suffisant, que la négociation engagée serait continuée avec le souci que commandent les intérêts et la dignité de la France, et aussi avec celui de maintenir avec la nation, avec laquelle nous causons, des rapports de bonne entente et de haute loyauté. Ces paroles, qui ont été accueillies favorablement chez nous, et qui devaient l’être, ont produit aussi une bonne impression en Allemagne. Il semble donc que la conversation se soit ouverte dans une atmosphère apaisée.

Mais cette atmosphère est encombrée de nuages, et ce ne sont certainement pas les articles de journaux allemands qui les dissiperont. L’un dit blanc, l’autre dit noir, ils se contredisent les uns les autres, soit qu’ils veuillent par là égarer ou énerver l’opinion, soit que le gouvernement impérial n’ait pas encore arrêté ses vues définitives. Cette seconde impression est la plus vraisemblable. Personne en effet n’a regardé comme sérieuses les premières demandes que M. de Kiderlen a, paraît-il, adressées à M. Cambon, et qui portaient sur la moitié du Congo français confinant à l’Océan, que nous aurions à céder à l’Allemagne, en y joignant notre droit d’option éventuelle sur le Congo belge. La presse française a traité comme elles méritaient de l’être ces visées exorbitantes ; elles ont fait naître en Angleterre une irritation extrêmement vive et ont inquiété d’autres nations, qui y ont senti une menace future pour leurs possessions africaines. Si l’Allemagne désire vraiment que les négociations aboutissent, elle devra proportionner plus exactement ses demandes au sacrifice qu’elle fait et au bénéfice qu’elle concède : or le sacrifice est nul et le bénéfice très hypothétique. Le mot de compensation, on ne sait trop pourquoi, a été prononcé dans cette affaire, et y revient souvent ; il n’y en a pourtant pas qui soit moins en situation. L’Allemagne n’a droit à aucune compensation ; elle n’y a pas plus de droit qu’une puissance quelconque ; mais les habiletés de sa diplomatie et les maladresses de nos entreprises l’ont mise à même de placer la question sur ce terrain où elle a pris peu à peu une position dont elle s’exagère la solidité. Loin de perdre quoi que ce soit à ce qui se passe au Maroc, l’Allemagne en profitera plus que personne sans qu’il lui en coûte rien. Nous lui donnerons néanmoins une compensation et elle ne nous cédera en échange rien qui lui appartienne ; mais peut-être, après cela, — et c’est tout ce que nous pouvons espérer de sa part, — nous laissera-t-elle quelque temps tranquilles au Maroc, heureuse de nous y voir occupés pour de longues années et de nous y laisser vis-à-vis de l’Espagne dans une situation qui n’est pas encore éclaircie. Une des habiletés de M. de Bismarck, autrefois, a été de nous encourager à aller en Tunisie pour nous brouiller avec les Italiens ; en quoi, il a sur le moment fort bien réussi ; mais du moins nous étions maîtres de la Régence, et nous avions pu nous y installer sans coup férir. Quand nous serons enfin d’accord avec l’Allemagne, il est à craindre que nous ne trouvions pas les mêmes facilités au Maroc.

Pour ce qui est de l’Espagne, nous continuons d’espérer que l’entente se fera entre elle et nous cordialement et loyalement : le règlement de l’affaire Boisset nous en est une preuve. Nous avons fait tout ce qui dépendait de nous pour conserver des rapports bons et amicaux avec l’Espagne : nous la considérons, on le sait, comme ayant, à côté de nous, une part dans l’œuvre de civilisation à accomplir au Maroc. Ici même, à mainte reprise, nous avons affirmé ces intentions, qui sont celles de notre gouvernement. L’opinion publique, chez nous, y est favorable. Mais l’Espagne ne nous a pas toujours aidés dans nos efforts pour faciliter le succès de cette politique. La manière dont elle est allée à El-Ksar a été peu correcte, sinon vis-à-vis du Maroc, au moins vis-à-vis de nous. Le prétexte qu’elle a mis en avant, à savoir l’obligation où elle se trouvait de protéger des nationaux menacés, pouvait être bon pour le Maghzen, — qui cependant ne l’a pas jugé tel ; — mais les engagemens qu’elle a pris envers nous, pour le cas où elle serait amenée à intervenir dans sa zone d’influence, n’ont pas été respectés comme ils auraient dû l’être, et ni la gravité, ni l’urgence d’un péril imaginaire n’autorisaient un pareil oubli. Malgré cela, nous avons laissé l’intrusion espagnole se produire. Quelques-uns de nos journaux l’ont reproché au gouvernement ; la majorité de l’opinion a été moins sévère. Toutefois des appréhensions sont nées dans les esprits. On a cru d’abord que l’Espagne voulait faire au Maroc ce que nous y faisions nous-mêmes, sans avoir les mêmes raisons de le faire et sans y avoir été invitée à le faire par le Sultan. Il a été bientôt évident qu’elle n’entendait pas se contenter de faire comme nous ; qu’elle faisait davantage et qu’elle s’installait au Maroc en maîtresse et en conquérante. Elle s’est conduite à El-Ksar comme si toute la région lui appartenait définitivement ; elle y a proclamé l’état de siège ; elle a interdit à tout autre qu’elle d’y porter les armes. Une pareille attitude devait faire naître et n’a pas manqué de provoquer en effet un certain nombre d’incidens dont nos nationaux ont été victimes et qui, par une sorte de crescendo, ont pris de jour en jour un caractère plus inquiétant. Est survenu alors l’incident Boisset, cet agent consulaire de France à El-Ksar, qui, bravant tous les dangers, est parti pour ravitailler une de nos colonnes, menacée de manquer de vivres et de munitions : on se demandait alors avec anxiété s’il arriverait à temps et les agences télégraphiques rendaient compte, au jour le jour, des détails de son entreprise. C’est ce même homme qui, sur le point d’entrer à El-Ksar avec une faible escorte, a été arrêté par une patrouille espagnole et sommé de remettre le fusil dont un de ses hommes était armé. Il s’y est refusé, naturellement ; il a excipé de sa qualité ; alors, entouré de soldats espagnols, il a été conduit à un poste voisin où l’officier qui le commandait, se contentant de dire qu’il y avait eu erreur, a rendu la liberté à M. Boisset, mais n’a exprimé ni regrets, ni excuses de ce qui s’était passé. Nous ne voulons pas exagérer l’importance de l’incident. Malentendu, a-t-on dit, et certainement il n’y a pas eu autre chose. L’opinion française ne s’en serait pas émue si le fait avait été isolé ; malheureusement il a été le couronnement de plusieurs autres faits du même genre qui ont pu donner à croire à un parti pris, et alors, il faut le reconnaître, l’émotion chez nous a été très vive ; le gouvernement espagnol a senti qu’elle était sincère et profonde, et il s’est appliqué à la calmer tout de suite, en quoi, il a fait preuve à notre égard de bonne politique et de bonne amitié. Il a exprimé des regrets de ce qui s’était passé, en promettant d’autres satisfactions quand il aurait reçu les rapports doses agens. L’opinion, en France, s’apaise aussi vite qu’elle se monte ; elle est surtout sensible aux procédés chevaleresques et courtois ; ses sympathies traditionnelles pour l’Espagne lui sont revenues au cœur. Mais, presque aussitôt, un nouvel incident est survenu, celui du lieutenant Thiriet, et la situation, qui s’était détendue, est redevenue délicate. Ces incidens seraient peu de chose s’ils se produisaient dans une situation ordinaire : ce qui est grave, c’est la cause permanente d’où ils découlent. Leur fréquence montre que nous sommes en présence d’un mal auquel il faut porter un remède immédiat, faute de quoi, nous sommes et nous resterons à la merci du hasard : encore le mot de hasard n’est-il pas juste, car ce n’est pas le hasard qui est ici coupable, mais bien le malentendu fondamental que les circonstances ont fait naître entre l’Espagne et nous et qu’il appartient à la diplomatie de dissiper. S’il persiste, les incidens se succéderont, se multiplieront, et la bonne volonté des deux gouvernemens ne suffira peut-être plus pour en arrêter les conséquences.

Quelques journaux ont demandé, au plus fort de la crise produite par l’arrestation de M. Boisset, que nous dénoncions nos accords avec l’Espagne : ce sont d’ailleurs les mêmes qui se plaignaient de l’Acte d’Algésiras et soupiraient après sa suppression. On a vu ce qui est arrivé le jour où l’Allemagne, leur donnant satisfaction, a cru pouvoir déclarer que l’Acte d’Algésiras n’existait plus : savons-nous ce qui arriverait le jour où nos arrangemens avec l’Espagne subiraient le même sort ? Certes, le droit public européen est aujourd’hui bien menacé, bien affaibli dans les documens qui le constituent : chacun en prend à son aise avec les conventions et les traités ; ils sont cependant notre sauvegarde, en attendant que nous soyons en état de les remplacer par quelque chose de mieux. L’Acte d’Algésiras, qui nous a rendu déjà des services très appréciables, peut nous en rendre encore de très utiles. Le peu que nous savons des négociations de Berlin n’est pas de nature à nous inspirer une confiance absolue dans leur succès. Le retour de l’Empereur va sans doute leur donner une orientation décisive ; mais, si elles avortent, si l’entente à deux n’aboutit pas, il faudra bien élargir le cercle et y faire entrer, sous une forme ou sous une autre, toutes les puissances qui, ayant été représentées à Algésiras, sont sorties de la Conférence avec des droits égaux, à l’exception de la France et de l’Espagne, à qui elles ont reconnu des droits spéciaux. Quelques-unes d’ailleurs, comme l’Angleterre, ne sauraient se désintéresser de la situation nouvelle qu’ont fait naître les prétentions allemandes. Après le discours de M. Asquith à la Chambre des Communes, celui que vient de prononcer M. Lloyd George à Mansion-House en est une preuve nouvelle. M. Lloyd George est un pacifiste ; il y a peu de temps encore, il multipliait les démarches auprès de l’Allemagne pour l’amener à prendre part à une diminution des arméniens, et ses suggestions étaient d’ailleurs mal reçues à Berlin. Depuis, l’expérience l’a éclairé. « Si nous nous trouvions acculés, a-t-il dit, à une situation dans laquelle la paix ne pourrait être maintenue qu’en sacrifiant la grande, la bienfaisante situation que la Grande-Bretagne s’est acquise par des siècles d’héroïsme et d’efforts, en permettant que la Grande-Bretagne soit traitée, — quand ses intérêts sont en jeu, — comme si elle ne comptait pas dans le concert des nations, alors, — je le dis avec force, — la paix, à ce prix, serait une humiliation impossible à tolérer pour une grande nation comme la nôtre. » Un tel langage se passe de commentaires. Quelques journaux officieux allemands affectent de croire qu’il ne s’adresse pas à leur pays et que M. Lloyd George, en bon rhétoricien, s’est donné seulement le plaisir de développer un bleu commun d’ordre général ; mais le plus grand nombre ne se trompent pas sur les intentions du ministre anglais. À nos yeux, la situation est grave, et elle ne peut cesser de l’être que par un retour aux conventions et aux traités. Tâchons donc d’en rajuster les morceaux et d’en faire revivre l’esprit. C’est le but que nous devons nous proposer, et ce serait, de la part de nos journaux, une souveraine imprudence, après toutes celles qu’ils ont commises, d’émettre des prétentions nouvelles, même sous le prétexte d’assurer au Sultan l’exercice de sa pleine souveraineté dans tout son empire, au moment où nous causons difficultueusement à Berlin et où nous sommes sans doute à la veille de le faire également à Madrid.


FRANCIS CHARMES.

Le Directeur-Gérant, FRANCIS CHARMES.

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